El libro de Suenos : who is the dreamer ?

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LIBRO DE SUENOS

Jorge Luis Borges



19 octobre 2004

« Joseph Addison a remarqué que l'âme humaine, lorsqu'elle rêve,
débarrassée du corps, est à la fois le théâtre, les acteurs et l'auditoire.
Nous pouvons ajouter qu'elle est également l'auteur de la fable à laquelle
elle assiste.

Une lecture littérale de la métaphore de Addison pourrait nous conduire à
la thèse, dangereusement séduisante, que les rêves constituent le plus
ancien et néanmoins complexe des genres littéraires. Cette thèse curieuse,
qu'il ne nous coûte rien de soutenir pour la bonne exécution de cette
introduction et pour la lecture du texte, pourrait justifier la composition
d'une histoire générale des rêves et de son influence sur les lettres. Ce
volume hétéroclite, compilé pour l'agrément du lecteur curieux, offrirait
quelques matériaux. Cette histoire hypothétique explorerait l'évolution et
les ramifications de ce très ancien genre, depuis les rêves prophétiques de
l'Orient jusqu'aux allégories et satyres du Moyen Age et les simples jeux
de Carroll et de Franz Kafka. Il distinguerait sans doute les rêves
inventés par le sommeil des rêves inventés par l'état de veille. »

Tel est le projet du Livre de rêves ainsi ingénument présenté par Borges.
Le propos paraît simple à première vue. Comme indiqué, il s'agit d'une
compilation qui commence avec la Bible et l'histoire de Gilgamesh va
jusqu'à nos jours, dans le désordre chronologique, en la personne même de
l'auteur, Borges qui raconte ses rêves et de son complice, Roy Bartholomew,
qui ajoute les siens. Ainsi par la vertu du rêve notre humble auteur se
trouve côte à côte avec l'impressionnante galerie de personnages issus de
l'imaginaire de tous pays, jusqu'à la lointaine Chine. Les textes
rassemblés sont issus des grands mythes, des récits historiques classiques,
tirés de romans et de livres de poèmes, ou d'ouvrages philosophiques. Les
auteurs peuvent être relativement obscurs, ou au contraire célèbres, mais
très peu sont hispanophones – pour donner une idée on voit dans la table
des matières, Tsao Hsue-King, la Genèse, l'Ecclésiaste, les actes des
apôtres, Coleridge, Baudelaire, Aloysius Bertrand, Alfonse le sage, Jorge
Luis Borges, Gottfried Keller, Hérodote, Frazer, Rabi Nisim etc. etc. –
donc la compilation est essentiellement une suite de traductions, de récits
d'auteurs qui renvoient à d'autres récits, et la première impression est
effectivement un bric-à-brac de citations – certaines très courtes,
d'autres prenant plusieurs pages – sorties de leur contexte et d'une
« collection d'objets en tous genres » aussi arbitraires que les images
sans liens qui rendent les rêves incompréhensibles et irrationnels.

Mais regardons de plus près. Au-delà des auteurs, qui sont les rêveurs ? Ce
sont des personnages mythiques, historiques, de roman, des hommes de
guerre, des héros, des moines, voire des fous. Mais ce ne sont jamais des
personnes ordinaires, et encore moins les « patients » de la psychanalyse.
Ce sont des êtres légendaires, souvent des figures du pouvoir ou des
méditants. Et quels sont les types de rêves : des rêves prophétiques,
prémonitoires annonçant la victoire pour le chef de guerre ou la mort, des
rêves religieux où le dormeur revoit des scènes du paradis ou de l'enfer,
des récits de rêves de crucifixion, du voyage des morts, des récits de
réincarnation, et surtout des rêves qui brouillent les identités, jouent
avec les paradoxes de l'illusion et la mise en abyme – tel le rêve de Pao
Yu qui est un jeu de miroir, la veille le renvoyant au rêve qui le renvoie
à la veille etc. – et font chatoyer l'énigme fondamentale qui intéresse
Borges à savoir : « qui est le sujet du rêve ». Et tous les récits
convergent vers cette conclusion que nous sommes nés de nos rêves.

Tout cela laisse rêveur, justement, et on se demande ce qui a guidé Borges
à faire ces choix. La signature de l'auteur compilateur n'a de sens que si
le lecteur peut faire un début de réponse à cette question. Dis-moi ce que
tu rêves – ce que tu rêves d'écrire peut-être – et je te dirai qui tu es.
Les sujets de ces rêves ont quand même ce quelque chose en commun qui est
d'être des figures. On peut les représenter comme des masques, l'étymologie
du mot personne ; ce sont des personnes-masques vaguement situées dans de
lointains confins : frontières géographiques éloignées dans le temps et
l'espace, limites du savoir et de la foi, mystère de la mort. Les rêves
permettent de traverser ces frontières interdites par la condition humaine
elle-même et l'imprudent qui s'y hasarde se trouve confronté à ses
monstres.

Borges lui-même a fait l'expérience de ces rêves qui semblent envoyés par
un messager mystérieux au-delà du temps et de l'espace et l'exprime dans un
de ses poèmes :

Je rêve d'un ancien roi. De fer
Est sa couronne et mort son regard
Il n'est plus de visage pareil. Tenu en respect
Par l'épée ferme, loyale comme son chien.
Je ne sais pas s'il est de Norvège ou de Northumbrie
Je sais qu'il est du Nord. Sa barbe épaisse et rouge
Lui couvre la poitrine. Il ne me lance aucun
Regard de son regard aveugle.
De quel miroir sans tain, de quel navire
Des mers qui furent son aventure
Pourrait avoir surgi l'homme gris et grave
Qui m'impose son passé et son amertume ?
Je sais que, dressé, il me rêve et me juge.
Le jour entre dans la nuit. Il n'est pas parti.

Ces rêves n'ont rien de freudien. Il n'y a pratiquement aucun rêve
érotique, les textes de commentaires sur la signification des rêves datent
d'avant la psychanalyse ou s'en écartent, et il y a une absence quasi-
totale de féminin. La femme est triplement absente de ces textes, en tant
qu'auteur, en tant que personnage qui rêve et en tant qu'objet du rêve. Des
saints, pas de saintes, des rois et pas de reines, des poètes et pas de
poétesses. Dans le choix des rêves on ne trouve pas les visions chrétiennes
de Sainte Thérèse d'Avila, pas de sorcières possédées vomissant leurs
diables, pas de dame à sa fenêtre rêvant de son chevalier. Seule la moitié
de l'humanité rêve devant le sphinx qui ne pose de questions qu'aux mâles.
Ce manque pourrait découler de l'essence épique du projet Borgésien et ce
sont des personnages des grandes sagas qui le font rêver et non les
« jeunes filles en fleur», ce sont les masques énigmatiques à la proue des
Drakkars et non les voix que Jeanne entendit en rêve. Et on peut voir ainsi
un rêve de filiation spirituelle qui circule de l'écrivain, au personnage,
au lecteur qui lui-même rêvera devant l'inconnu et la mort. Telle est la
marée des songes qui procède par vagues où s'échouent les rêves des
puissants, ceux des poètes comme Coleridge rêvant du Kubla Khan où
Baudelaire du Beau idéal, et les cauchemars des agonisants et des morts qui
rêvent de résurrection, la grande nuit où scintillent les étincelles de
l'autre monde qui traversent notre inconscient en messages hermétiques
depuis la nuit des temps.

Contrairement à Freud, dans cette compilation, Borges ne cherche pas à
expliquer le rêve mais au contraire à épaissir son mystère en ajoutant à
son étrangeté naturelle le recul des époques et la distance des cultures et
des langues. Ainsi ces rêves sont le dépaysement même pour le lecteur
enchanté, et le personnage caché derrière tant de figures est l'étranger.
Le rêve restitue notre étrangeté essentielle. Argentin, Borges se reconnaît
dans des patries imaginaires, et se taille un royaume personnel dans des
littératures et des traditions autres, enseignant ainsi une forme
paradoxale et absurde d'universalité.

Mais on n'évacue pas l'inconscient aussi facilement en parlant de rêves. La
suite de petits textes est une ingénieuse machine, typiquement borgésienne.
Mis en abyme, le sujet du rêve est un mythe, et son objet un autre rêve. Le
mythe n'a pas d'auteur et l'écrivain cherche à prendre à son compte le
grand imaginaire collectif. C'est ainsi que Cervantes rêve Quijana, qui
rêve Don Quichotte qui rêve de moulins à vents. Filiation masculine
toujours qui semble nécessaire pour qu'il y ait réflexion à l'infini dans
une grande tautologie où le Phallus ne rêve que du Phallus. Pas d'une femme
mais de ce qui peut menacer sa puissance (la mort, la défaite, la folie,
l'inconnu) ou de ce qui la fonde et l'augmente (la victoire, l'extase
mystique et esthétique). Sa jouissance n'est pas une sublimation de
l'érotique – même homosexuel – mais la nature même du Phallus qui est de
jouir de lui-même et de sa propre puissance.

Celui qui dit « je suis », dont tout le désir n'est que désir d'être,
d'être absolument et sans Autre – sans femme - serait donc un rêve qui
rêve qu'il rêve ? Est-ce que Borges en plongeant dans l'abîme du doute
interdirait la sortie cartésienne, que devient donc la rationalité chassée
par le sommeil ? Bien sûr il y a des textes sur la tromperie des rêves, le
rêve de d'Alembert, le mépris de l'Ecclésiaste mais la grande question
toujours sans réponse est bien celle du critère de la vérité : le livre des
songes est profondément philosophique.

Mais il est aussi l'œuvre personnelle d'un écrivain, ce qui est très
étonnant puisque la grande majorité des textes ne sont pas de l'auteur qui
ne fait que compiler dans son entreprise de retrouver le grand anonymat des
mythes. Quand on pense que Borges était aveugle le livre devient
bouleversant. En particulier un de ses textes où un personnage se vit comme
un rêve incarné, et sa vie comme une parcelle de l'illusion cosmique, où on
vient lui dire « tu es un rêve et l'éveil de celui qui te rêve signifie ta
mort » et – ajoute le mystique – l'union et l'identification du rêveur et
de son rêve, telle est l'éternité. Mais si toute la création n'est que le
sommeil de Brahma, l'éveil du dieu signifie l'extinction de l'existence.
Tel est le vertige du rêve et on pense parfois que la nuit mystique de
Saint Jean de Lacroix était aussi celle d'un immense lecteur et poète,
condamné à l'obscurité. Ceci éloigne encore de Freud et peut-être
l'introduction du féminin serait-elle dans ce cas un retour brutal à la
réalité du corps et à sa terrible souffrance qui signe l'échec de l'évasion
du rêveur hors du cycle de la naissance et de la mort. Rejet ascétique de
la femme, donc, métaphysique, mais impossible et toujours cette souffrance
qui se répand en cauchemars, en tourments d'enfer, en passion christique :
la « pesadilla » qui veut dire cauchemar, angoisse, étouffement, obsession.
Cette souffrance bannit l'idylle, la grâce des nymphes, la beauté des êtres
poétiques, l'homme arpente le labyrinthe de sa solitude, face à la mort. Et
ainsi il est possible que le seul féminin de la compilation soit la nuit
elle-même, la nuit qui engendre songes et cauchemars et personnages sortis
directement de cet antre sombre, le renversement symbolique aboutissant
ainsi à l'aporie de la Mort fertile et les abominables cauchemars du
fantastique.

En négatif on pourrait imaginer un portrait de femme, telle qu'exclue ou
forclose par le grand rêve de l'au-delà – chassée du paradis ou de l'enfer
phallique – elle serait le désir qui « distrait » barre la route du salut,
de l'évasion. Celle qui ramène vers la terre l'homme qui s'est voué au
ciel. La femme est absente comme le bon sens de la veille, alors que les
femmes sont habituellement jugées vaines et irrationnelles.

Marlène Dietrich est fascinante parce que, à sa manière, elle est la figure
d'un rêve incarné – le rêve des hommes, sujet aisément trouvable. A son
tour l'homme se vit comme le rêve de Dieu, sujet introuvable. Et pourtant
le Prince Genji est bien le rêve de la grande romancière classique de la
littérature japonaise, qui rêve de la femme idéale. Le rapport entre les
femmes est essentiellement onirique.

Je me demande donc en conclusion ce que donnerait une compilation écrite au
féminin, peut-être que la mise en abyme y serait plus difficile et que le
tout serait plus franchement érotique, mais je n'ai pas essayé. J'ai
seulement trouvé un début avec ce poème d'une lointaine chinoise de
l'époque des Tang nommée Hsüeh T'ao qui a sûrement connu Borges et lui a
dédié un poème.

A mon ami

Au royaume des Eaux
lorsque tombe la nuit,
les tiges des roseaux
de givre sont vêtues
et la lune blafarde
a gelé la montagne …

Je sais qu'à mille lieues
ta nuit n'est que la mienne
un rêve solitaire
lointain comme la route
qui mène à la frontière.

H'suëh T'ao
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