L’esthétique de Fumito Ueda

June 15, 2017 | Autor: David Jérôme | Categoria: Game studies, Video Games, Esthetics, ÉThique Du Care, Théorie Du Jeu
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Pour citer cet article : JEROME David, « L’esthétique de Fumito Ueda », in Nouvelle revue d’esthétique, n°11/2013 sous la direction de Carole Talon-Hugon, Paris, Presses Universitaires de France, pp. 63-72.



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L’esthétique de Fumito Ueda David JEROME Université Jean Moulin Lyon 3

Qu’est-ce qu’un concepteur de jeu vidéo ? Au sens strict, une œuvre vidéoludique n’est pas un concept et ne crée pas de concepts ; la création de concepts est la tâche de la philosophie. Ce qui ne signifie pas que le jeu vidéo ne pense pas ou ne donne pas à penser, bien au contraire, mais c’est de façon inexacte que l’on parle de « concepteur » de jeu vidéo. Il existe des créateurs de jeu vidéo, qui contribuent peu à peu au devenir du support vidéoludique. Pour ne prendre que trois noms représentatifs des domaines européen, américain et japonais : Eric Chahi (Another World, Heart of darkness), Warren Spector (Ultima Underworld, System Shock)), Hironobu Sakaguchi (Chrono Trigger, Final Fantasy). Mais qu’estce que crée au juste un « créateur » de jeu vidéo dès lors que celui-ci prétend au statut d’œuvre ? La même chose que ce qui est créé dans une peinture, une composition musicale, un roman ou une œuvre cinématographique, à savoir des expériences affectives et perceptives, des affects et des percepts au sens de blocs de sensations et de perceptions devenues autonomes, indépendants de la faculté sensorielle de celui qui les crée. L’expérience affective et perceptive propre à la création artistique est toujours signée, elle appartient en propre à son créateur et se décline selon des composantes déterminées relatives à chaque support. Les trois composantes qui forment la singularité du support vidéoludique sont le visuel (le graphisme et son mouvement : l’animation), l’auditif (le fond sonore, le bruitage) et le tactile (le rapport de l’œil à la main, la médiation de la manette). C’est lorsqu’il dépasse sa dimension de pure production – ou, sur le modèle du cinéma hollywoodien, de superproduction – de divertissement (du passe-temps du joueur occasionnel au « scoring » et à la compétition du joueur professionnel) pour entrer dans celle de la création d’affects et de percepts que le jeu vidéo devient art. Le jeu vidéo n’échappe pas à la règle de l’art qui est celle de l’événement en tant que création d’effets locaux, c’est pourquoi il est peut-être vain de se demander abstraitement si le jeu vidéo est un support susceptible de faire art sans examiner dans le détail telle expérience singulière proposée par tel créateur. C’est ce que nous souhaitons faire ici en donnant quelques pistes de réflexion sur les deux œuvres principales du créateur japonais Fumito Ueda : Ico (2001) et Shadow of the colossus (2005). Ce choix assume son absence d’originalité. Ces deux références n’ont pas cessé d’apparaître dans la controverse déjà largement développée autour de la question « le jeu vidéo est-il un art ? » Lorsque le célèbre critique de cinéma américain Roger Ebert affirma en 2005 que le jeu vidéo, de par « la nature même du médium », n’était pas et ne pouvait être une œuvre d’art1, la communauté des joueurs a immédiatement réagi 1

« I am prepared to believe that video games can be elegant, subtle, sophisticated, challenging and visually wonderful. But I believe the nature of the medium prevents it from moving beyond craftsmanship to the stature of art. To my knowledge, no one in or out of the field has ever been able to cite a game worthy of comparison with



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en citant une liste de contre-exemples parmi lesquels apparaissaient au premier chef les œuvres du créateur japonais. A tel point qu’est apparue, dans un curieux phénomène de renversement, ce que l’on pourrait nommer une forme de dogme visant à affirmer, tout aussi péremptoirement que ses contempteurs, que le jeu vidéo est un art parce qu’existent des créations comme Ico et Shadow of the colossus. Ce sont toujours les mêmes qualificatifs qui reviennent pour louer les deux œuvres, on évoque leur poésie, leur onirisme, leur profondeur métaphysique etc. En soi ces termes relèvent d’une intuition juste et intéressante lorsqu’elle est développée, mais leur répétition incessante peut aussi les faire accéder au statut de ce que combat l’analyse esthétique, à savoir celui de clichés. L’œuvre d’art authentique n’est pas pourvoyeuse de clichés, mais créatrice d’expériences affectives et perceptives signée par un auteur. Elle apparaît toujours dans son imprévisible nouveauté comme un événement, et c’est en ce sens qu’il faut se demander quelle est la singularité de l’événement-Ueda. Giorgio di Chir(Ico) Parmi les signes indiquant la volonté explicite d’inscrire d’emblée une œuvre vidéoludique dans le champ d’une expérience esthétique, le plus évident et tout à la fois le plus inattendu est certainement l’illustration de couverture du jeu Ico, réalisée par Fumito Ueda lui-même. Au premier abord, cette image apparaît comme un simple résumé du contenu du jeu : deux silhouettes minuscules, à peine identifiables, presque deux ombres, courent en se tenant par la main pour s’échapper d’un lieu inquiétant composé de structures architecturales énigmatiques : des piliers et des arcs étrangement superposés auxquels donne accès une échelle au premier plan, projetant leurs ombres gigantesques sur un sol en à-plat jaune ; en arrière-plan, une structure rectangulaire haute, pourvue de piliers dans sa moitié inférieure et, dans sa moitié supérieure des ailes d’un moulin à vent. La composition d’ensemble fait bien plus qu’évoquer le tableau de Giorgio di Chirico, Mystère et mélancolie d’une rue. Il s’agit d’une véritable reprise de l’œuvre du peintre italien par le créateur japonais. Même nuance jaune du sol, même présence des ombres, des arcs des bâtiments qui composent une géométrie architecturale dérèglant la perspective. La posture de Yorda (pied droit au sol et jambe gauche relevée dans le mouvement de la course) est le calque quasi exact de celle de la jeune fille au cerceau de Chirico. Avec Ueda, l’expérience perceptive commence avant même la prise en main de la manette. L’illustration du jeu ne se fait pas accroche publicitaire mais définition d’une tonalité mêlant la solitude (deux êtres minuscules écrasés par les éléments qui les environnent), le mystère (où sont-ils exactement ? pourquoi s’échappent-ils ?) et l’inquiétante étrangeté d’un rêve sans fantaisie, un rêve abstrait. Il s’agit là juste d’une introduction dans l’expérience esthétique propre aux créations d’Ueda. Reste à déterminer le contenu de cette expérience. Celle-ci se décline selon deux percepts (le monumental et le colossal) et deux affects (l’épique et le care) rendus possibles par une conception novatrice de l’instrument de jeu, la manette.

the great dramatists, poets, filmmakers, novelists and composers ». « Why did the chicken cross genders ? », rogerebert.com, 27 novembre 2005.



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La manette – la main Car la main devient griffe, serre, corne, ou lance ou épée ou tout autre arme ou outil. Elle peut être tout cela, parce qu’elle est capable de tout saisir et de tout tenir2.

Pour désigner l’instrument de médiation entre le joueur et le jeu, la langue anglaise dispose d’un terme insistant, de façon pragmatique, sur la fonction de l’objet : control pad. Le français met lui l’accent sur l’organe qui l’utilise : la manette. L’expérience proposée par les créations de Fumito Ueda est une expérience esthétique dans la mesure où elle accorde à la manette et à la dimension tactile du vidéoludique un rôle tout aussi essentiel que celui des éléments visuels et sonores. Dans Ico comme dans Shadow of the Colossus, la manette n’est précisément pas réduite à sa simple fonction de contrôle du personnage principal. Les deux œuvres vont exploiter toutes les ressources de cet instrument de médiation et le porter même au-delà de son statut utilitaire. Premier point commun : l’utilisation du bouton R1 correspondant dans l’un et l’autre jeu au geste de prise, de saisie. C’est en appuyant sur R1 qu’ Ico peut se saisir d’une chaîne, que Wanda peut s’accrocher au lierre qui lui permettra d’escalader telle paroi, de se suspendre à telle corniche, de grimper dans une ascension vertigineuse le long des gigantesques corps en mouvement des colosses qu’il doit affronter. Il ne s’agit pas seulement d’appuyer pour déclencher l’action, mais de maintenir la pression tant que la jauge de « grip » (de saisie) du héros n’est pas épuisée. Le cas échéant, le héros perd prise et chute. Le sens déterminé qui est donné au geste de prise chez Ueda n’est pas celui de ramasser (tel ou objet ou « item » pour thésauriser comme il est d’usage dans la majorité des jeux d’aventure) mais de saisir et d’inscrire cette saisie dans une sorte de battement ou de rythme impliquant une durée (saisir, progresser, relâcher, trouver une nouvelle prise etc.). Il n’y a que bien peu de choses à « ramasser » dans le monde délibérément pauvre en objets de Shadow of the Colossus, et si c’est le cas, il ne s’agit que d’éléments optionnels qui se subordonnent au geste de saisie : ainsi des queues de salamandre qui permettent d’augmenter la jauge de « grip » et facilitent le jeu, comme une ultime concession de Ueda au gameplay traditionnel. La proposition d’Ueda est de placer le geste de prise non pas comme un élément parmi d’autres du gameplay (sauter, courir, chevaucher, déclencher un interrupteur, tirer à l’arc etc.) mais comme sa dimension essentielle. Non content d’accorder à la manette et à un de ses éléments (le bouton) une fonction identique et fondamentale dans ses deux créations, Ueda va en exploiter une autre ressource : la vibration. Quel intérêt de ce qui ne se présente de prime abord que comme une forme de gagdet ? La réponse peut sembler évidente : augmenter le sentiment d’immersion du joueur en soulignant la dimension tactile de l’expérience vidéoludique. Dans la plupart des jeux, la vibration s’identifie, comme le nom de la manette présentant cette fonctionnalité l’indique, au choc : collision de deux véhicules, déflagration d’un élément du décor, staccato d’une arme à feu, secousses d’un tremblement de terre etc. Dans ces cas de figures, l’utilisation de la vibration ne renvoie ni plus ni moins qu’à une forme d’illustration s’ajoutant aux éléments visuels et sonores. En somme, ce qu’on pourrait nommer des bruitages tactiles. Certains jeux, comme Project zero, ont pu proposer des utilisations plus élaborées, en faisant par exemple vibrer la manette pour reproduire les frissons de peur du personnage contrôlé. Ueda va pousser à l’extrême cette logique de complexification d’utilisation de la vibration – de la signification 2



Aristote, Parties des animaux, 687a7-687b9, livre IV, trad. Pierre Louis, Les Belles Lettres, 1956, pp. 136-137.

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d’un événement arrivant dans l’extériorité (déflagration d’un élément du décor) à celle d’un événement intérieur (montée d’un sentiment de peur), de la sensation brute au sentiment – pour toucher à l’émotion en la liant à la dimension essentielle du geste de prise. La vibration n’est plus liée au choc mais à la saisie. Ainsi, dans Shadow of the Colossus, des variations d’intensité de la vibration lorsque Wanda effectue son ascension des colosses, tantôt continue tantôt discontinue, tantôt faible tantôt forte. De ce point de vue, et bien qu’antérieur, Ico propose une expérience perceptive peut-être encore plus élaborée. Là encore, le vibration est liée au geste de prise mais ce qui est saisi est ici la main du second personnage du jeu : Yorda. Ce qui est frappant, c’est la variété et la finesse des variations d’intensité proposées : une vibration forte lorsqu’Ico se saisit de la main de Yorda, une vibration continue lorsque ceux-ci se mettent courir, qui s’intensifie avec la vitesse de la course, s’atténue lorsque le pas ralentit, retranscrivant de façon étonnante la force d’inertie de deux corps en mouvement. Lorsque les créatures en forme d’ombres apparaissent pour capturer Yorda, les vibrations se font intermittentes pour reproduire des battements de cœur, pulsations qui s’accélèrent et deviennent plus fortes à mesure que la menace se rapproche. Peut-on encore parler d’un « jeu » lorsqu’une expérience aussi fine et rare que l’expérience du pouls est rendue possible ? Résoudre des énigmes, combattre des ennemis relève en propre de l’expérience classique de jeu et, comme telle, ne relève pas de l’esthétique. Ico parvient à dépasser cette dimension ludique et à la muer en une authentique et singulière expérience esthétique : tenir quelqu’un par la main dans l’urgence de la fuite. C’est là un percept, c’est en ce sens qu’il y a création de percept chez Ueda. Et cette création est rendue possible par une nouvelle conception de la composante matérielle du jeu vidéo qu’est la manette. Avec Ueda, la manette n’est plus simplement médiation, élément extérieur au jeu, instrument au service de la main, elle devient la main ou plutôt une main, la main de l’autre. Ce n’est plus, comme dans la formule d’Aristote, la main qui devient l’outil ou l’instrument (l’outil qui est en même temps tous les outils, saisi dans son devenir-griffe, serre ou corne), mais l’instrument qui devient la main. Aux antipodes des slogans publicitaires récents promouvant les dispositifs qui font disparaître la manette (Kinect) : la manette ce n’est pas « vous », c’est elle, cette jeune fille ou cette créature dantesque, c’est la main de Yorda ou l’échine d’un colosse. Le monumental et le colossal Outre le fil narratif qui relie les deux jeux et laisse entendre que leur protagoniste, Ico et Wanda, sont en réalité le même personnage, on peut indiquer le premier élément d’ordre esthétique qu’ils partagent. On a souvent parlé du « sentiment de solitude » qui se dégageait des deux créations de Fumito Ueda mais il s’agit plus là de l’effet sur le joueur d’une tonalité de fond que d’un principe voulu par le créateur. Ce qui conditionne cette impression d’esseulement d’Ico et Yorda dans leur fuite du château où ils ont été enfermés, de Wanda dans sa quête errante des colosses qu’il doit abattre pour réveiller Mono, c’est l’expérience du gigantesque et cette expérience se décline sur deux modes : le gigantesque statique de l’architectural ou monumental et le gigantesque dynamique des créatures ou colossal. Tout apparaît chez Ueda sur la toile de fond du démesuré. La petitesse et la fragilité des personnages, déjà manifeste en soi (Ico est un garçon de sept ou huit ans qui se défend avec un bout de bois, Yorda semble à peine plus âgée) éclate par contraste avec des paysages de plaines immenses à la verdeur étrange, des gouffres, des éléments architecturaux aux proportions cyclopéennes, recouverts de lierre et



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évoquant les ruines d’une civilisation disparue mêlant dans un syncrétisme unique l’Occident médiéval (tours, chemins de ronde, créneaux du château d’Ico), l’art aztèque (statues représentant les colosses dans la crypte initiale de Shadow of the Colossus) et la création originale dont le pont composé de majestueux demi-arcs superposés (un motif récurrent chez Ueda) qui conduit Wanda au « Forbidden land » dans la scène introductive est certainement l’exemple le plus représentatif. Ce monumental est exprimé tout autant par les graphismes que par la dimension sonore du jeu. Le principe qui anime l’expérience auditive dans Ico et Shadow of the Colossus est celui de la sobriété : peu ou pas de musique si ce n’est dans certaines phases de jeu spécifiques. On n’entend que le bruit du vent, le galop d’Agro et le bruit du faisceau de l’épée de Wanda dans la plus grande partie de Shadow of the Colossus. Dans Ico, l’immensité de l’espace que constitue le dédale du château est suggérée par l’effet de réverbération qui accompagne les bruitages : le crépitement d’une torche, le cliquetis d’une chaîne suspendue au plafond, la voix d’enfant d’Ico hélant d’un simple cri Yorda, leurs bruits de pas solitaires. C’est dans cette atmosphère de dénuement que s’inscrit la logique de récit d’Ueda. En ce sens, l’esthétique monumentale chez Ueda n’est pas un décor sur fond duquel viendrait se greffer l’aventure mais la raison suffisante de son mouvement. Le caractère écrasant, oppressant des lieux donne immédiatement un sens à la fuite ou la quête des héros. Le monumental est le premier percept expérimenté par le joueur, il est celui qui apparaît d’emblée, avec la plus grande prégnance, et rend possible l’apparition de ce « sentiment de solitude » si souvent évoqué. La seconde forme du gigantesque n’apparaît que dans Shadow of the Colossus. Ueda avait placé le joueur d’Ico dans la situation d’expérimentation d’un monumental statique, celui d’un lieu. L’innovation de Shadow of the Colossus va consister à mettre en mouvement cette esthétique du gigantesque, comme si le château hostile d’Ico prenait vie, de donner au monumental la forme d’un corps, un corps monstrueux et colossal. Les colosses qu’affronte Wanda se présentent comme des créatures à michemin de l’animal (les pans de fourrure auquel s’accroche Wanda) et de l’inorganique (couleur grisâtre de la pierre) évoquant la mythologie classique (Valus, le premier colosse, est un minotaure ; Cenobia évoque le sanglier d’Erymanthe terrassé par Héraclès) ou le cinéma fantastique (la forme simiesque d’Argus évoque King Kong). Le colossal dans Shadow of the Colossus ne relève pas d’une surenchère dans la logique classique du jeu d’action (le « boss » de fin de niveau se devant d’être toujours plus démesuré) mais devient le support d’une synthèse de trois types de jeu : la confrontation propre au jeu d’action (il s’agit bien de terrasser le colosse), la progression propre au jeu de plate-forme (pour y parvenir, Wanda doit grimper, sauter, arpenter le corps du colosse) et l’énigme propre au jeu de réflexion (par quel moyen approcher le colosse, comment accéder à ses points faibles et dans quel ordre). De la même façon que pour le percept du monumental, l’expérience du colossal proposée par Ueda est donc autre chose qu’un artifice de spectacle, un thème du jeu parmi d’autres, mais bien plutôt un motif qui en traverse la création et l’anime de part en part. Le sens de l’épique : Shadow of the Colossus Shadow of the colossus est un jeu « épique ». Voici un autre qualificatif (aux côtés de ceux citées précédemment : « onirisme », « poésie » etc.) qui oscille entre le cliché et la détermination juste. Que veut-on dire lorsqu’on qualifie cette création d’épique ? Qu’il relève de la forme artistique de l’épopée ? Ce sera alors en un sens



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assurément différent de celui de la tradition si l’on entend par épopée le récit censé exalter la gloire nationale, la gloire d’un peuple à travers les hauts faits d’un ou de plusieurs héros (l’Iliade, l’Enéide, la Jérusalem délivrée etc.) L’épique de Fumito Ueda se déploie dans le récit d’une pure individualité, du héros d’un monde désert, où d’un peuple ne subsistent que les ruines comme témoignage d’une splendeur passée. Comme son nom l’indique, Wanda est bien l’errant (le « wanderer ») dont le désir est de retrouver Mono, il se rapproche plus en cela du héros solitaire qu’est Ulysse voulant rejoindre Pénélope que des héros nationaux que sont Hector, Enée ou Godefroy. Mais l’épique n’est pas simplement le récit poétique qui fait surgir la figure du héros en tant qu’individualité se distinguant de la masse (Achille et les Myrmidons), il implique aussi la dimension du haut fait ou de l’exploit qui prend sa forme achevée dans la confrontation avec un adversaire qui est à la fois le tout autre (le Grec contre le Troyen, le chrétien contre le sarrasin, l’humain contre le colosse) et une image de soi (l’égal ou le double). De ce point de vue, le combat (où surgit une riche orchestration contrastant avec le silence des phases de recherche) et la mise à mort de chaque colosse correspondent bien au souffle épique. Cependant, dans la répétition de ces confrontations surgit une autre dimension qui vient fissurer peu à peu le sentiment de triomphe qui accompagne la victoire du héros. La mise à mort de ces colosses apparaît progressivement dans son arbitraire et naît alors une forme de compassion à leur égard qui oriente l’expérience de jeu vers une autre tonalité : celle du tragique. Wanda n’est pas juste le guerrier épique mais aussi le héros de la transgression (vol de l’épée sacrée, entrée dans le « Forbidden land ») qui finit par être châtié pour sa faute. Dans la séquence finale du jeu, après la mort du seizième colosse, Wanda se transforme lui-même en colosse que le joueur peut contrôler pour quelques instants. L’expérience perceptive proposée par Shadow of the colossus n’est donc pas exactement celle de l’épique mais, de façon plus complexe, de l’expérience du passage de la volonté épique à une conscience tragique, de la force et du triomphe à la malédiction et à la faiblesse, du héros à l’homme. Une esthétique du care : Ico Bien que sorti quatre années auparavant, Ico constitue, du point de vue du récit, la suite de Shadow of the Colossus. L’enfant à cornes que Mono prend dans ses bras dans les derniers instants du jeu est le petit garçon qui conduira Yorda hors du château d’Ico. Mais il s’agit aussi d’une suite du point de vue de l’expérience esthétique. On a vu que Shadow of the Colossus retraçait le passage du stade épique au stade tragique, du héros conquérant à l’homme vulnérable. Récit d’un prince qui, au terme de ses luttes et de sa transgression, devient enfant. A l’exultation de la victoire sur les colosses se substitue un sentiment de compassion, à savoir une compréhension du caractère absurde et injustifiable de la souffrance de l’autre. Ico poursuit ce mouvement en plaçant l’empathie au commencement et comme trame de l’expérience vidéoludique. Tout le mécanisme du jeu repose sur le couple formé par Ico et Yorda à travers une suite de séquences où le petit garçon doit trouver un moyen d’amener la jeune fille devant une barrière que seuls ses pouvoirs lui permettent d’ouvrir. Dans un premier temps, ce gameplay paraît donner la part belle au personnage contrôlé par le joueur et Yorda y apparaît comme un simple moyen, une clé nécessaire mais contraignante à la progression. La jeune fille, moins agile que son petit compagnon, ne peut atteindre certaines plateformes en sautant, court moins vite, chute. Elle impose un rythme spécifique, une durée propre qui semble freiner l’action. C’est précisément que la logique d’Ico n’est pas une logique d’accélération-augmentation



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de l’action mais celle de l’établissement d’un rythme commun fondé sur une alternance de vitesses et de lenteurs, d’unions et de séparations, de sécurité et de dangers. Tantôt Ico et Yorda devront avancer communément, liés par le seul geste de prise (les deux personnages ne parlent pas la même langue, la main remplace le langage comme médiation), tantôt ils devront se séparer pour qu’Ico puisse avancer et déclencher tel mécanisme permettant de poursuivre la progression. Durant ces séquences, des ombres tentent, au bout d’un certain temps, aléatoire et imprévisible, de s’emparer de Yorda, le joueur se trouve ainsi dans un état d’alerte permanent où ce n’est plus la nécessité de résoudre l’énigme qui prime mais le souci à l’égard de la jeune femme. Il lui faut parfois interrompre brusquement une progression souvent longue et difficile pour revenir en arrière à toute vitesse et chasser les créatures qui tentent de capturer Yorda, reprendre depuis le départ et repartir en s’exposant à nouveau au même risque. A travers Ico, l’expérience esthétique que propose Ueda est l’expérience pure du care au sens de souci et de soin pour l’autre. Le joueur ne se préoccupe plus tant de la vulnérabilité du personnage qu’il contrôle que de celle du personnage de Yorda. A tel point qu’entre urgence et patience, il expérimente un décentrement où il n’est plus le personnage principal. Ce n’est qu’en apparence que le care se présente à sens unique dans Ico. Le sort du garçon est entièrement lié à celui de la jeune fille, la vulnérabilité de l’un est celle de l’autre. Il n’y a pas de héros dans Ico mais un duo ou un couple improbable, un agencement singulier dans lequel vient se couler le care et où l’on ne peut jamais déterminer, en dernière instance, qui donne et qui reçoit ce care. La séquence de l’ouverture des portes du château et l’apparition du pont mobile, alors que les deux protagonistes n’ont jamais été aussi proches de s’enfuir, est à ce titre décisive. Lorsque Yorda saisit in extremis la main d’Ico alors que celui-ci manque de chuter dans l’abîme, ce n’est pas un renversement de la logique du jeu qui s’opère mais une prise de sens rétrospective de toute l’aventure, où le care apparaît en toute clarté comme ce qu’il est : un agencement de réciprocité essentielle. Il faut peut-être ici laisser les derniers mots à une joueuse anonyme, décrivant le sentiment qui l’a habitée au moment de cette séquence : Too overwhelming for words to tell. Am I the only one who – from this point on – finished the game in just one session? I was caring, I was feeling on a mission like I never did before in my gaming life. This is the best love story ever. And yes, I usually hate how the "best ever" card is overplayed, but here I do mean it. This is the most touching story I've ever seen, bar none3.





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« Ico : The Gate opens », http://www.youtube.com/watch?v=D_rrxu-oU2Ua. (Nous soulignons)

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