Revu de Mauss no36

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La Découverte • M|A|U|S|S

SEMESTRIELLE • SECOND SEMESTRE 2010

R E V U E D U M A U S S N° 3 6

Marcel Mauss

vivant

REVUE DU M|A|U|S|S S N° 36

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SECOND SEMESTRE 2010

Marcel Mauss vivant

Publié avec le concours financier de

Soϕapol

SOPHI(A)POL, E.A. 3932 Sociologie, philosophie et anthropologie politiques

Université Paris Ouest Nanterre La Défense

REVUE DU M|A|U|S|S S E M E S T R I E L L E Mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales Indépendante de toute chapelle comme de tout pouvoir financier, bureaucratique ou idéologique, La Revue du MAUSS, revue de recherche et de débat, œuvre au développement d’une science sociale respectueuse de la pluralité de ses entrées (par l’anthropologie, l’économie, la philosophie, la sociologie, l’histoire, etc.) et soucieuse, notamment dans le sillage de Marcel Mauss, d’assumer tous ses enjeux éthiques et politiques. Directeur de la publication : Alain Caillé. Secrétaire de rédaction : Philippe Chanial. Secrétariat d’édition : Sylvie Malsan. Conseillers de la direction : Gérald Berthoud, François Fourquet, Jacques T. Godbout, Ahmet Insel, Serge Latouche. Conseil de publication : Jean Baudrillard (✝), Hubert Brochier, Giovanni Busino, Cornelius Castoriadis (✝), Henri Denis, Vincent Descombes, François Eymard-Duvernay, Mary Douglas (✝), Jean-Pierre Dupuy, Michel Freitag (✝), Roger Frydman, Jean Gadrey, Marcel Gauchet, André Gorz (✝), Chris Gregory, Marc Guillaume, Philippe d’Iribarne, Stephen Kalberg, Pierre Lantz, Bruno Latour, Claude Lefort, Robert Misrahi, Edgar Morin, Thierry Paquot, René Passet, Jean-Claude Perrot, Jacques Robin, Paulette Taïeb, Philippe Van Parijs, Annette Weiner (✝). Anthropologie : Marc Abélès, Catherine Alès, Mark Anspach, Cécile Barraud, David Graeber, Roberte Hamayon, André Itéanu, Paul Jorion, Philippe Rospabé, Gilles Séraphin, Lucien Scubla, Michaël Singleton, Camille Tarot, Shmuel Trigano. Économie, histoire et science sociale : Geneviève Azam, Arnaud Berthoud, Éric Bidet, Genauto Carvalho, Pascal Combemale, Annie L. Cot, Alain Guéry, Marc Humbert, Jérôme Lallement, Jean-Louis Laville, Vincent Lhuillier, Jérôme Maucourant, Gilles Raveaud, Jean-Michel Servet. Écologie, environnement, ruralité : Pierre Alphandéry, Marcel Djama, Jocelyne Porcher, Éric Sabourin, Wolfgang Sachs. Paradigme du don : Dominique Bourgeon, Mireille Chabal, Sylvain Dzimira, Anne-Marie Fixot, Pascal Lardelier, Paulo Henrique Martins, Henri Raynal, Julien Rémy, Dominique Temple, Bruno Viard. Philosophie : Jean-Michel Besnier, Francesco Fistetti, Marcel Hénaff, Michel Kaïl, Philippe de Lara, Christian Lazzeri, Pascal Michon, Chantal Mouffe. Débats politiques : Cengiz Aktar, Antoine Bevort, Pierre Bitoun, Jean-Claude Michéa, Jean-Louis Prat, Joël Roucloux, Alfredo Salsano (✝), Patrick Viveret. Sociologie : Norbert Alter, David Alves da Silva, Rigas Arvanitis, Yolande Bennarrosh, Michel Dion, Denis Duclos, Françoise Gollain, Aldo Haesler, Annie Jacob, Michel Lallement, Christian Laval, David Le Breton, Louis Moreau de Bellaing, Sylvain Pasquier, Ilana Silber, Roger Sue, Frédéric Vandenberghe, François Vatin. Les manuscrits sont à adresser à : MAUSS, 3 avenue du Maine, 75015 Paris.

Revue à comité de lecture international, publiée avec le concours du Centre national du Livre. Ce numéro a bénéficié du concours de la Région BasseNormandie et des universités Paris-Ouest Nanterre La Défense et ParisDauphine (IRISSO-CNRS). ISBN : 978-2-7071-6655-5 ISSN : 1247-4819

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Mauss vivant A. CAILLÉ, P. CHANIAL, K. HART CAMILLE TAROT ALAIN CAILLÉ KEITH HART

5 Présentation 21 Un inconnu célébrissime : Marcel Mauss 25 Ouverture maussienne 34 Mauss et sa vision de l’économie dans les années 1920-1925

I. Réciprocité, fait social total, sacré, symbolisme. Retour sur quelques notions sacrées 1° RÉCIPROCITÉ DAVID GRAEBER

51 Les fondements moraux des relations économiques. Une approche maussienne

MARCEL HÉNAFF

71 Mauss et l’invention de la réciprocité

2° LE « FAIT SOCIAL TOTAL » THIERRY WENDLING

87 Us et abus de la notion de fait social total. Turbulences critiques

NAOKI KASUGA 101 Total Social Fact : Structuring, Partially Connecting, and Reassembling

3° LE SYMBOLIQUE ET LE SACRÉ FRANÇOIS GAUTHIER 111 Mauss et la religion. L’héritage de Mauss chez LéviStrauss et Bataille (et leur dépassement par Mauss) CAMILLE TAROT 124 La difficile actualité de la religiologie de Marcel Mauss JACQUES PIERRE 139 Le langage et le don

II. Anthropologie 1° L’AGÔN CATHERINE ALÈS 155 Les Yanomami à la lumière de Mauss et réciproquement ROBERTE HAMAYON 171 Le « don amoureux » de la proie est l’autre face de la « chance » du chasseur sibérien

2° LES DONS DOMINIQUE BOURGEON 183 Le cadeau empoisonné : séduction et amours clandestines SOPHIE CHEVALIER

197 De la marchandise au cadeau

HEONIK KWON

211 L’esprit dans l’œuvre de Durkheim, Mauss et Hertz

KAREN SYKES

223 Adopting an Obligation

JANE I. GUYER

238 The True Gift: Thoughts on L’Année Sociologique Edition of 1923-4

WENDY JAMES

254 Mauss as an ally in current debates over “neoDarwinism:” “Sociality” as Maussian drama

3° LE RYTHME ANNE-MARIE FIXOT

271 Le don est un rythme… À la rencontre de Marcel Mauss et d’Henri Lefebvre

III. De quelques enjeux politiques BRUNO KARSENTI JEAN-LOUIS LAVILLE ELENA PULCINI PAULO HENRIQUE MARTINS ALEXANDRE GOFMAN

283 Une autre approche de la nation : Marcel Mauss 295 Histoire et actualité de l’associationnisme : l’apport de Marcel Mauss 308 Le don à l’âge de la mondialisation 317 Don, religion et eurocentrisme dans l’aventure coloniale 331 Deux interprétations du bolchevisme : Marcel Mauss et Nikolaï Berdiaev

IV. Le paradigme du don à l’œuvre (le travail, le corps, la psyché, le droit, l’art) NORBERT ALTER

347 Coopération, sentiments et engagement dans les organisations

DAVID LE BRETON

371 Mauss et la naissance de la sociologie du corps

GÉRARD POMMIER

385 Existe-t-il une pulsion de donner ? Une remarque sur la place de l’obligation dans le paradigme de Marcel Mauss

CARINA BASUALDO

391

La structure quaternaire du don

RICHARD HYLAND

401

Gift, Law, and Political Reform

RICHARD HYLAND

409

« Mauss et moi… ». Sur le droit des dons

RAYMOND VERDIER

418

Sacralité, droit et justices : sur les traces de Mauss

ROGER SANSI

427

Marcel Mauss et le don dans l’art contemporain

RUBEN GEORGE OLIVEN

437

Mauss in the tropics : love, money and reciprocity in brazilian popular music

V. Passé et avenir de Mauss. Le sens d’une œuvre JEAN-FRANÇOIS BERT

447

Mauss en Angleterre (1898). Trois lettres à Henri Hubert

NICK. J. ALLEN

463

L’interdisciplinarité de Mauss : la fécondité de l’indologie

MARCEL FOURNIER

473

Durkheim, Mauss et Bourdieu : une filiation ?

PHILIPPE CHANIAL

483

Bourdieu, un « héritier » paradoxal

JACQUES T. GODBOUT

493

En finir avec le don ?

GÉRALD BERTHOUD

503

Homo maussianus : totalité ou dissociation ?

PHILIPPE CHANIAL

521

« L’instant fugitif ou la société prend ». Le don, la partie et le tout Mauss, Weber et les trajectoires historiques du don

ILANA SILBER

539

RÉSUMÉS & ABSTRACTS

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LES AUTEURS

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Présentation Alain Caillé, Keith Hart, Philippe Chanial

Les lecteurs habituels de la Revue du MAUSS, et même, de plus en plus, ceux qui ne la connaissent que par ouï-dire, savent toute l’importance que nous attachons à l’œuvre de Marcel Mauss – et plus particulièrement à l’Essai sur le don – dont nous n’avons pas repris le nom par hasard. Pour le dire simplement et brutalement : nous (nous, ceux qui participent régulièrement, d’une manière ou d’une autre, à la production de la revue) considérons qu’elle représente le moment le plus important de l’histoire des sciences sociales et que, corrélativement, elle a des implications philosophiques, psychologiques, politiques et éthiques essentielles. C’est ce que nous essayons d’établir, numéro après numéro, non par un quelconque souci de nous inscrire dans une lignée croyante ou de nous mettre à l’ombre d’un grand nom, mais, simplement, parce que ce que nous avons trouvé dans la lecture de Mauss nous semble toujours aussi actuel et singulièrement éclairant. C’est peu dire qu’une telle position théorique et épistémologique ne va pas de soi. Si les sciences sociales doivent être des sciences, alors ne doivent-elles pas produire des savoirs toujours nouveaux et plus assurés que ceux d’hier ? La référence aux grands ancêtres, c’est bon pour les cours d’initiation, mais la vraie science se fait ailleurs, dans leur oubli ou leur dépassement. Voilà en tout cas ce qu’on laisse entendre aux jeunes chercheurs, comme aux moins jeunes désormais. En ethnologie ou en anthropologie, déjà Claude Lévi-Strauss, dans sa fameuse introduction au recueil de textes de

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Mauss, Sociologie et Anthropologie, qui passe pour l’acte de naissance du structuralisme, affirmait avoir dépassé Mauss de manière décisive1, et comme tous les anthropologues actuels pensent avoir dépassé Lévi-Strauss, à quoi bon s’intéresser encore à Mauss ? En sociologie, de toute façon, quoique héritier spirituel et institutionnel d’Émile Durkheim, Mauss ne fait pas partie du corpus des auteurs canoniques. En quoi un auteur qui s’est intéressé presque exclusivement aux sociétés archaïques pourrait-il concerner des sociologues ? D’ailleurs, même les historiens, spécialistes du passé, le regardent avec la plus grande méfiance. Quoi ? Il y aurait eu encore des échanges régis par la triple obligation de donner, recevoir et rendre dans la France des XVIe2, XVIIe ou XVIIIe siècles ? Non, même au Moyen Âge, si les textes parlent de don, ce doit être au prix d’une illusion. Au mieux, il ne s’agit que d’une idéologie du don. Les philosophes, en tout état de cause, surenchérissent : il ne peut, nous affirment un certain nombre d’entre eux, exister de don que dégagé de toute attente de retour. Le don du donner-recevoirrendre ne peut donc être qu’impossible et illusoire. Et Jacques Derrida, dans son Donner le temps, de conclure que l’Essai sur le don de Mauss « parle de tout sauf du don » puisque ce dernier ne saurait exister qu’à n’exister pas. Et ne parlons évidemment pas des économistes. Qui n’ont aucun usage possible de la découverte centrale de Mauss, à savoir que l’homme n’a pas toujours été (et n’est donc pas) un animal économique. C’est contre cette avalanche d’arguments et de tendances actuelles du monde du savoir, diamétralement opposées à celle que nous tentons de développer, que nous tenons bon sur l’hypothèse – un peu plus qu’une intuition – qu’on ne verra véritablement clair en anthropologie, en sociologie, en philosophie, en psychologie et même, et surtout peut-être en politique, qu’en prenant la pleine mesure de ce que Mauss nous incite à penser. Ni facilement, ni exclusivement. Pas facilement puisque Mauss n’a pas laissé de système conceptuel général et explicite et qu’il ne présente jamais ses théorisations indépendamment du matériau empirique le plus 1. Mais il est revenu sur cette position dans un entretien avec Marcel Hénaff, in Esprit, janvier 2004. 2. Pour se convaincre de l’omniprésence des relations de don dans la France de la Renaissance, cf. le livre de Natalie Zemon Davis, Essai sur le don dans la France du XVIe siècle, Paris, Seuil, 2003.

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concret, si bien qu’on a souvent du mal à les percevoir comme telles et à les rendre visibles. Et pas de manière exclusive bien sûr. Rien ne serait plus absurde en effet que de prétendre que Mauss aurait tout vu et tout compris, tout seul, et contre tous les autres ou indépendamment d’eux. Reste qu’il a dégagé des dimensions anthropologiques et sociologiques essentielles, ignorées des autres grands noms des sciences humaines et sociales, et que leurs œuvres ne prendront toute leur portée qu’une fois relues et reformulées à la lumière des découvertes de Mauss. En sociologie, par exemple, ce n’est pas seulement son oncle, Durkheim, qui doit être revisité à travers Mauss, mais tout autant Marx ou Max Weber3. Vu sous cet angle, il n’y a pas en fait d’auteur plus actuel et contemporain que Mauss. Il existe encore une sociologie contemporaine d’inspiration durkheimienne (dans une veine holiste, comme chez Jeffrey Alexander ou Ann Rawls par exemple), ou wébérienne (via, souvent, l’usage un peu stéréotypé et mécanique de quelques notions comme celles de charisme ou de bureaucratie), mais le plus vivant est sans doute à attendre d’analyses contemporaines proprement maussiennes qui montrent comment la chair du social reste irriguée par la triple obligation de donner, recevoir et rendre. Et la même chose est vraie ailleurs qu’en sociologie. Maussophiles du monde entier… Que Mauss soit notre contemporain, toujours vivant, et pas seulement en France, c’est ce dont nous avons voulu nous assurer en organisant en juin 2009, à Cerisy-la-Salle, une rencontre internationale qui n’entendait nullement faire de la maussologie, déployer toute l’érudition possible sur l’histoire de l’œuvre de Mauss mais bien dégager son actualité. C’est ce que formulait, le plus clairement possible, l’argumentaire de l’invitation ainsi rédigée, sous le titre Mauss vivant/The living Mauss, et signée par Alain Caillé et Keith Hart : « Marcel Mauss, bien sûr, est largement reconnu à travers le monde comme un auteur important pour la science sociale, principalement en 3. Cf. en ce sens la préface de Alain Caillé et Philippe Chanial au livre de Stephen Kalberg (Les valeurs, les idées et les intérêts. Introduction à la sociologie de Max Weber, Paris, La Découverte, 2010), « Comment peut-on (ne pas) être wébérien ? ». Cf. aussi, à la fin de ce numéro, l’article d’Ilana Silber.

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MARCEL MAUSS VIVANT ethnologie. Un travail non négligeable a été consacré au commentaire savant de ses principaux textes et à sa biographie. Mais cette réception courante de son œuvre en sous-estime considérablement l’importance. Elle ne s’attarde pas autant qu’il conviendrait sur la manière dont Mauss reprend et prolonge l’héritage de son oncle, Durkheim, et, à travers lui, de toute la tradition du positivisme français depuis Saint-Simon et Comte, ce qui en fait un auteur majeur non seulement pour l’anthropologie mais aussi pour la sociologie ; Négligeant le lien étroit qui existe entre son œuvre scientifique et ses engagements politiques (auprès de Jaurès puis de Blum, et auprès du socialisme des coopératives), elle ne voit pas son importance pour la philosophie sociale et politique ; Ne retenant d’elle pour l’essentiel que l’étude des sociétés anciennes ou exotiques, elle ignore tout ce que, une fois actualisée, elle peut apporter à la compréhension des sociétés contemporaines ; Dans le monde anglo-saxon, Mauss n’est perçu que comme un anthropologue et les contresens sur son œuvre abondent. De plus, même chez les ethnologues, on affecte souvent de croire que ses analyses seraient intéressantes mais hautement critiquables et largement dépassées par l’état actuel de la science. Bref, Mauss aurait été supplanté par l’éclat de ses disciples ou héritiers, savants (Lévi-Strauss), littéraires avantgardistes (Bataille) voire psychanalytiques (Lacan) ou réfuté par ses critiques philosophiques (Derrida). Voilà pourquoi il reste en grande part, selon l’expression de Camille Tarot, un “inconnu illustrissime”. À rebours de ces lectures paresseuses, ce colloque vise à affirmer le rôle crucial de l’œuvre de Mauss pour l’ensemble des sciences sociales (philosophie sociale et politique incluse) en réunissant tous ceux qui s’en inspirent encore activement tant en sociologie qu’en anthropologie ou en philosophie et dans d’autres domaines encore. Bref, tous ceux pour qui Mauss est encore vivant4. »

4. « Colloque international », 13-20 juin 2009, Cerisy-la-Salle. Et dans sa version anglaise : « International Conference », 13-20 June 2009, Cerisy-la-Salle. « Marcel Mauss is of course recognized around the world as a significant social thinker, especially in anthropology. Substantial scholarship has been devoted to his principal texts and biography. But contemporary perceptions of his work considerably underestimate its importance. We do not pay enough attention to how Mauss reproduced and extended the heritage of his uncle, Émile Durkheim, and through him the whole French positivist tradition since Saint-Simon and Comte, thereby making him a major author in sociology as well as anthropology. By missing the close link he made between his scientific work and his political commitments (in the line of Jaurès, Blum and cooperative socialism), we have neglected his social and political philosophy. By focusing exclusively on his studies of ancient and exotic societies, we have failed to bring the whole range of his thought up-to-date as a means of understanding contemporary society. In the Anglophone world, Mauss is seen narrowly as an anthropologist and often grossly misrepresented at that. Even in anthropology, his analyses are often considered to be interesting, but outmoded by the standards of today’s discipline. In short, Mauss

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Il ne nous paraît pas exagéré de dire que cette rencontre fut, pour tous ceux qui y participèrent, un moment exceptionnel. D’abord, peut-être, par son côté étonnamment amical. Dès les premières secondes de la présentation entre chercheurs, venus du monde entier et qui, pour nombre d’entre eux, ne se connaissaient pas, on sentit régner cette atmosphère « vieux jeu », comme le disait Mauss, de la caritas ou de la philia. Même le soleil, fait rarissime en Normandie, eut à cœur de briller sans relâche. Et les parties de ping-pong et de pétanque, nombreuses, dissuadèrent quiconque en aurait eu le souhait de se prendre trop au sérieux, attestant ainsi de la coextensivité du jeu, du don et de l’amitié. Le deuxième facteur de réussite de cette rencontre fut la quantité et la diversité des participants. Grâce notamment au réseau anglophone mobilisé par Keith Hart, il y eut quelque soixante-dix à quatre-vingts participants venus de quinze pays différents5. Mais, surtout, la quarantaine de communications qui y furent données se révéla d’une qualité tout à fait exceptionnelle. On pourra en juger puisque ce sont-elles, plus ou moins identiques ou retravaillées, qui sont reprises ici dans ce qu’on peut considérer comme un numéro double de la Revue du MAUSS, qui devait bien ça à ses héritiers. Il nous a paru important, en effet, de rassembler dans un même numéro toutes les contributions afin de ne pas rompre l’esprit de partage et de mise en commun qui s’était instauré6. La décision has been put in the shade by the brilliance of his disciples and heirs – in the academy (Lévi-Strauss), avant-garde literature (Bataille) or psychoanalysis (Lacan) – or refuted by his philosopher critics (Derrida). This is why he remains in Camille Tarot’s words, “a famous unknown”. In contrast to such lazy interpretations, this conference intends to affirm the crucial role of Mauss’s work for all the social sciences, including social philosophy and politics. We hope to bring together all those, whatever their discipline, for whom Mauss remains an active inspiration – for whom he is still alive. » 5. Il nous faut évidemment remercier ici Édith Heurgon et Catherine de Gandillac, inlassables animatrices et hôtesses de Cerisy-la-Salle, vivantes incarnations de l’esprit du don et notamment de l’obligation de recevoir. Quand on constate qu’une bonne part de ce qui se produit d’intelligent en France dans les sciences humaines et sociales passe, est passé ou passera par Cerisy, et qu’elles assistent à la plus grande part des séances, on se dit qu’elles en sont les réceptrices et destinataires privilégiées et donc, également, celles qui incarnent ce moment de la demande sans lequel le cycle maussien du donner-recevoir-rendre ne pourrait pas être enclenché. 6. Manquent malheureusement à l’appel les textes de Luis Cardoso, Sylvain Dzimira, Jonathan Parry et Irène Théry.

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a été d’autant plus facile à prendre que, répétons-le, toutes les contributions sont remarquables, à la différence de ce qui se passe dans la plupart des colloques où, il faut bien le dire, il n’y a pas de sens à vouloir tout publier. Le lecteur a ainsi sous la main une véritable somme des études d’inspiration maussienne. La rançon de ce choix est, évidemment, un volume imposant7, qui serait trop lourd si tout était publié dans la version papier. L’habitude que nous avons prise, depuis trois ans, de publier sous format numérique la version intégrale du numéro en ne gardant pour la version papier que les textes les plus facilement lisibles par le grand public éclairé, non spécialiste, nous vient ici clairement en aide en nous permettant notamment de conserver l’ensemble des textes anglais ; que nous n’avons pas eu le temps ni les moyens financiers de faire traduire8. La présentation des numéros ordinaires de la Revue du MAUSS est généralement très détaillée et substantielle puisqu’il s’agit pour 7. Qu’il n’aurait pas été possible d’obtenir sans le soutien financier à la fois du SOPHIAPOL, Laboratoire de sociologie, philosophie et anthropologie politiques de l’université Paris-Ouest La Défense, de l’université Paris-Dauphine et de son laboratoire de sciences sociales (IRISSO-CNRS) et du Centre Régional des Lettres (et du Conseil Régional) de Basse-Normandie. Ce dernier point mérite une explication. Le Centre Régional de Basse-Normandie ne peut évidemment pas contribuer au financement de tout ce qui se dit et se publie à la suite des colloques de Cerisy-laSalle au motif que Cerisy est en Basse-Normandie. Ce qui a motivé son engagement, c’est le fait qu’il a existé et existe encore à l’université de Caen ce qu’il est possible de considérer comme une école maussienne de science sociale, caractérisée par le choix d’une véritable interdisciplinarité, si rare ailleurs. Cette tradition remonte à l’arrivée à Caen, en 1966-67, comme professeur de sociologie, de Claude Lefort, héritier intellectuel de Maurice Merleau-Ponty, et auteur entre autres, outre son œuvre générale bien connue, de la première critique du structuralisme lévi-straussien, dans son article « L’échange et la lutte des hommes » qui revendiquait une approche proprement maussienne (et hégéliano-kojévienne…), i.e. agonistique de l’échange contre sa version structuraliste vidée de contenu. Lefort qui avait comme élève et disciple Marcel Gauchet (et qui forma bien d’autres futurs sociologues, comme JeanPierre Le Goff) prit comme assistant en mars 1967 Alain Caillé, qui allait enseigner à Caen jusqu’en 1994 où il dirigea assez longtemps l’Institut de sociologie. Aujourd’hui encore, Camille Tarot, professeur de sociologie, perpétue à sa manière cette tradition, ainsi qu’Anne-Marie Fixot, professeur de géographie, longtemps directrice de l’UFR géographie. C’est elle qui réussit à convaincre les instances régionales de nous accorder un soutien à ce titre. Qu’elle en soit chaudement remerciée. 8. Rappel : les articles marqués d’un @ ne sont disponibles qu’en version numérique. Voir le formulaire d’abonnement à la fin de ce numéro.

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nous, sur un thème donné, de présenter les différentes lignes d’argumentation ou d’analyse possibles, parfois opposées, que nous avons eu à cœur de rassembler – c’est le moment du pluralisme – pour dégager un point de vue spécifiquement maussien, antiutilitariste. Impossible de procéder de la sorte ici. Non seulement les textes sont trop nombreux pour qu’on puisse raisonnablement entreprendre de les présenter tous, mais ils portent sur des sujets et des thèmes si variés qu’il faudrait, pour faire ressortir toute leur portée, montrer comment ils s’inscrivent respectivement dans les champs de l’anthropologie, de la sociologie, de la philosophie politique, du droit, de la psychanalyse etc. Bornons-nous donc à présenter brièvement la structure générale de ce numéro et l’ordre de regroupement et de présentation qui nous a paru être le moins mauvais en laissant ensuite le lecteur butiner à sa guise. Ouverture Le numéro s’ouvre par les contributions des deux organisateurs du colloque. Dans la première, qui reprend son allocution d’ouverture en en conservant largement le style oral et improvisé, Alain Caillé expose, principalement à l’usage des intervenants étrangers qui l’ignoraient presque totalement, une petite histoire du Mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales ainsi que les grands traits du « paradigme du don » qui s’y élabore. Keith Hart, de son côté, à partir d’une relecture des textes peu connus que Mauss a consacrés à l’analyse de la conjoncture économique et financière, fait apparaître tout l’engagement proprement politique, socialiste, de Mauss. Cet engagement, essentiel à la compréhension de son œuvre, peu connu en France, est totalement ignoré dans les pays anglo-saxons où, en fonction d’un parfait contresens, Mauss est vu comme le thuriféraire d’une économie du don opposée à l’économie de marché alors que son Essai sur le don visait précisément à dépasser cette dichotomie bourgeoise entre don et marché. Première partie. Réciprocité, fait social total, sacré, symbolisme. Retour sur quelques notions sacrées C’est ce que montre bien, notamment, David Graeber, en insistant sur le fait que, chez Mauss, la notion même de don est composite

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et que pour lui les différentes logiques de circulation des biens sont présentes dans toute société bien que différemment actualisées et hiérarchisées. D. Graeber pour sa part en distingue trois : le communisme, l’échange et la hiérarchie. Seule la seconde, écrit-il, relève de la réciprocité. Réciprocité ? On touche là à un des concepts centraux chez Mauss et chez son héritier, Lévi-Strauss. De même que le nom de Marx évoque aussitôt les concepts de capital, travail, plus-value, exploitation etc., de même que celui de Weber appelle ceux de charisme, de Beruf, d’autorité rationnelle-légale, de bureaucratie etc., de même celui de Mauss renvoie à quelques notions centrales. Et, notamment, celle de réciprocité, même si, dans le texte qu’il lui consacre ici, Marcel Hénaff note que : « On ne s’est peut-être pas suffisamment avisé de ce fait singulier : hormis une seule occurrence Mauss ne recourt jamais au terme de réciprocité dans le texte où il en est le plus constamment question : l’Essai sur le don ». Avec les textes de D. Graeber et M. Hénaff, voici donc un énorme chantier théorique rouvert autour du concept de réciprocité9. Comme en attestent les textes de Thierry Wendling et @ Naoki Kasuga10, c’est un même travail qu’il convient d’opérer sur le concept de Mauss sans doute le plus connu, celui de « fait social total ». Mais, bien sûr, c’est de la claire compréhension des concepts de sacré et de symbolique, ici réexaminés par François Gauthier – situant Mauss par rapport à Bataille et à Lévi Strauss –, @Jacques Pierre – le plaçant dans la perspective de la linguistique – et Camille Tarot – dont ne saurait trop rappeler l’importance des ouvrages qu’il a consacrés à Mauss comme à ceux qui l’ont précédé ou suivi11 –, que dépendra en dernière instance la juste appréciation de l’apport de l’école française d’anthropologie et de sociologie créée par É. Durkheim et prolongée par Mauss.

9. Il serait intéressant et nécessaire, sur ce thème de la réciprocité, d’opérer un travail de comparaison entre les articles de D. Graeber et M. Hénaff avec celui de Luigino Bruni, « Eros, philia et agapè. Pour une théorie de la réciprocité plurielle et pluraliste », paru dans le dernier numéro de la Revue du MAUSS semestrielle, 2010, n° 35, 1er semestre, « La gratuité. Éloge de l’inestimable ». 10. Rappelons que les articles précédés d’un @ ne sont disponibles que dans la version numérique de la Revue. Voir le bon de commande p. 399. 11. Cf. notamment, De Durkheim à Mauss, l’invention du symbolique, La Découverte/MAUSS, 1999, et Le symbolique et le sacré. Théories de la religion, La Découverte/MAUSS, 2008.

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Deuxième partie. Anthropologie C’est, bien sûr, de toute évidence, d’abord dans le champ de l’anthropologie (même si Mauss parlait pour sa part d’ethnographie et d’ethnologie) qu’il faut attester de la pertinence des analyses de Mauss. Ici, magnifiquement illustrée par la complémentarité des textes de Roberte Hamayon, qui fait autorité dans le domaine des études sibériennes et du chamanisme, et de Catherine Alès, spécialiste incontestée des indiens Yanomami et référence incontournable sur les Amérindiens. Notons simplement qu’il était surprenant que dans son beau livre sur les Yanomamis, L’ire et la colère12, C. Alès ne mentionne guère Mauss, sans doute parce qu’il était évident que chaque page l’évoquait directement. De même, R. Hamayon se demandait-elle dans son intervention à Cerisy si ses analyses allaient dans le sens du MAUSS puisque, note-t-elle, dans les sociétés sibériennes, il n’y a pas subjectivement de don des hommes entre eux ou de don aux esprits. Les hommes se voient non comme donateurs mais comme des preneurs, preneurs de femmes et de gibier. Mais ce n’est pas là une objection au paradigme du don puisque celui-ci pose, d’une part, que le don originel est agonistique13 et, de l’autre, que le cycle du donner-recevoir-rendre ne prend sens que par contraposition à celui du prendre-refuser-garder. On en a ici une très belle illustration puisque si les chasseurs sont des preneurs, ils ne peuvent l’être que pour autant qu’ils savent inciter le gibier, pensent-ils, à se donner à eux par amour. Quoi qu’il en soit, en continuant la lecture on trouvera l’article somme toute très complémentaire de Dominique Bourgeon sur les rapports entre don, poison et vénusté (où l’on retrouve la question de l’amour et de la relation entre hommes et femmes). Alors que @ Sophie Chevalier, pour sa part, s’intéresse au devenir-cadeau des marchandises et au possible devenir-marchandise des cadeaux dans deux sociétés européennes. 12. Éditions Karthala, 2006. 13. Et difficilement dissociable de la vengeance comme en attestent tous les articles rassemblés par Raymond Verdier dans l’indispensable recueil en quatre tomes qu’il a dirigé aux éditions Cujas sous le titre La vengeance (1982). On pourrait lire dans cette même partie intitulée « Anthropologie » l’article de R. Verdier que nous avons placé plus loin pour qu’il fasse la paire avec celui de Richard Hyland dans l’étude de l’articulation entre don et droit.

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Il est intéressant d’observer qu’une grande partie des contributions maussiennes de nos amis anglophones concerne également le thème du don, qu’ils déploient dans des champs très divers. @ Wendy James tire de son livre sur le « don cérémoniel » une argumentation en faveur de l’idée que la vision qu’a Mauss de la vie sociale comme une sorte de scène dramaturgique est particulièrement pertinente dans les débats sur le statut du néo-darwinisme. @ Jane Guyer repère dans le numéro de L’Année sociologique où est paru pour la première fois l’Essai sur le don des échos du vrai don, du « true gift » selon la tradition hébraïque, le don de la parure des défunts. @ Heonik Kwon s’appuie sur les travaux de Durkheim, Hertz et Mauss pour montrer comment l’esprit de solidarité est manifesté et alimenté au Vietnam par les offrandes aux fantômes des victimes de la guerre. @ Karen Sykes, à travers une étude ethnographique de l’adoption en Papouasie NouvelleGuinée, à l’époque où le tout nouvel État se trouvait affaibli par la guerre, attire l’attention sur le caractère central de l’obligation de rendre dans l’Essai de Mauss. Mais qu’est-ce qui est donné en définitive dans le don et à travers lui ? Qu’est-ce qui fait « le vrai don » quand il n’est pas adressé aux morts ? L’énergie, sans doute, le mana, autre concept central de Durkheim et Mauss. Comment cette énergie s’obtient-elle ? À travers le rythme, suggère Anne-Marie Fixot, qui montre que le don est affaire de rythme (à trois temps ? ceux du donner-recevoirrendre ?), et que ce qui fait que le don est perçu comme tel, c’est qu’il obéit au bon rythme, qu’il est eurythmique, et qu’il devient au contraire poison, gift-gift, lorsqu’il est arythmique14. Troisième partie. De quelques enjeux politiques C’est peut-être sur la question des enjeux politiques de la pensée de Mauss que les lecteurs du présent volume risquent d’avoir le plus de surprises. Peu nombreux, en effet, sont ceux qui connaissent 14. On a là les bases d’une théorie générale du rythme dans son rapport au don et au souffle vital qui fait écho aux recherches menées depuis longtemps déjà par Pascal Michon, qui insiste sur le rôle central tenu par le rythme chez Mauss. Aussi central, selon lui, que celui de symbole. Cf. Les rythmes du politique. Démocratie et capitalisme mondialisé, Paris, Les Prairies Ordinaires, 2007, et ses articles dans la Revue du MAUSS (www.revuedumauss.com).

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l’engagement de Mauss auprès de Jaurès, dont il était un des principaux collaborateurs et amis (puis de Léon Blum) et dans le socialisme coopérativiste sur un mode proche du socialisme fabien anglais des époux Webb. Relativement peu nombreux également ceux qui connaissent son extraordinaire critique du bolchévisme soviétique15, contemporaine de l’écriture de l’Essai sur le don (1924) et complémentaire (critique ici mise en perspective par @ Alexandre Gofman avec celle de Nikolaï Berdiaev). Mais tout ceci, quand bien même le saurait-on, laisse une représentation assez brouillée et obscure de la politique de Mauss. On en trouvera grâce aux textes de cette partie une solide esquisse qui permet de comprendre toute sa richesse et sa complexité. La relecture par Bruno Karsenti de l’article de Mauss sur la nation, texte qui, comme beaucoup de textes de Mauss, peut sembler assez anodin à une première lecture, en montre l’étonnante puissance. La nation est l’organe par excellence de la démocratie moderne, celui qui incarne le moment de la solidarité. Alors, républicaniste, Mauss ? Certainement pas jacobin, en tout cas, puisque pour lui c’est dans la myriade des associations que se déploie en acte l’investissement démocratique et que s’actualise ce que Mauss nomme « la délicate essence de la cité ». Jean-Louis Laville montre comment l’économie solidaire, dont il est un des principaux théoriciens à l’échelle mondiale, peut être perçue comme l’héritière de cette conception. Mauss nationaliste, alors ? Assurément pas. S’il met en lumière toute la puissance politique et démocratique de la nation, c’est pour mieux penser ce qu’il appelle l’internation, autrement dit la solidarité politique des peuples étendue à l’échelle du globe. Comment penser l’internation aujourd’hui, à une époque écartelée entre l’explosion d’individualisme d’une part et de communautarisme de l’autre ? Seule une logique de don, montre Elena Pulcini, « permet de reconstruire le lien social rongé par l’individualisme sans tomber dans le gouffre régressif du communautarisme ». Mais pour que le don puisse effectivement servir d’opérateur politique efficace, soutient Paulo Henrique Martins à partir de l’expérience du Brésil, il faut parvenir à traduire le paradigme du don dans 15. M. Mauss, « Analyse sociologique du bolchévisme » in Marcel Fournier, Mauss. Écrits politiques, Paris, Seuil, 1997.

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le langage du postcolonialisme et du post-occidentalisme16. Et réciproquement ? À lire tous ces commentaires et développements de la pensée de Mauss on se dit que c’est dans son sillage qu’il faut chercher les principaux éléments d’un jaurèssisme du XXIe siècle, autrement dit d’un socialisme démocratique radical et universalisé, seul à même d’éviter les catastrophes qui nous menacent17. Quatrième partie. Le paradigme du don à l’œuvre. Le travail, le corps, la psyché, le droit, l’art La quatrième partie de ce recueil est sans doute celle qui montre le mieux la plasticité et la multiplicité des usages qu’il est possible de faire du paradigme du don. En sociologie, @ Norbert Alter nous donne une sorte de modèle réduit des thèses qu’il développe dans Donner et prendre. La coopération en entreprise, livre qui fait du bruit dans le monde de la gestion : où il est montré que l’efficacité des organisations résulte de leur capacité à mobiliser les réseaux de don/contre-don et l’envie de donner de leurs membres. David Le Breton pour sa part montre comment, pour Mauss, « il n’est aucun geste, aucun mouvement, aucune posture, aucune émotion […] qui ne s’enracine dans le symbolisme ». Désir de donner (ou de prendre), désir de reconnaissance, n’estce pas ce que les psychanalystes trouvent au cœur de leur pratique ? Gérard Pommier et @ Carina Basualdo jettent ici des ponts prometteurs entre la psychanalyse – lacanienne en l’occurrence – et le paradigme du don18. Dans une tout autre direction, Raymond Verdier recherche, sur les traces de Mauss, l’origine du Droit et de la justice dans l’univers

16. Cf. Francesco Fistetti, Théories du multiculturalisme, Un parcours entre philosophie et sciences sociales, traduit de l’italien par Philippe Chanial, Marilisa Preziosi, Paris, La Découverte, 2009. 17. Cf. A. Caillé, « Du convivialisme vu comme un socialisme radicalisé et universalisé (et réciproquement) », in A. Caillé, M. Humbert, S. Latouche, P. Viveret, De la convivialité. Dialogues sur la société conviviale à venir, Paris, La Découverte, à paraître janvier 2011. 18. Ponts que l’on tentera de consolider avec eux dans le prochain numéro de la Revue du MAUSS, qui s’intitulera probablement « Psychanalyse, philosophie et science sociale. Vers un paradigme partagé ? ».

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du don agonistique et de la vengeance, tandis que Richard Hyland19, probablement le meilleur connaisseur du droit comparé du don et de la donation à l’échelle mondiale, montre son extraordinaire variabilité : comme si on ne savait pas trop quoi faire avec le don, cet insaisissable, cet informulable qui risque à tout instant de faire éclater tous les cadres sociaux formels. De ce point de vue, comme le montre Roger Sansi, le don entretient un rapport étroit avec l’art, bien attesté par l’histoire de l’art contemporain. Pour sa part, @ Ruben Oliven étudie l’entrecroisement de l’amour de l’argent et de la réciprocité dans la musique populaire brésilienne. Cinquième partie. Passé et avenir de Mauss. Le sens d’une œuvre La dernière partie de cet ensemble boucle en quelque sorte la boucle. Une fois seulement l’actualité profonde des analyses maussiennes mise en lumière, il y a du sens à regarder un peu en arrière. On trouvera dans la restitution, par @ Jean-Paul Bert, de la relation épistolaire entre Mauss et son ami et constant collaborateur Henri Hubert, d’intéressants échantillons de leur correspondance : pour reprendre une autre formule de Mauss, les deux amis savaient « s’opposer sans se massacrer ». Nick Allen montre tout ce que l’œuvre de Mauss doit à l’indologie qu’il a su maîtriser grâce aux cours et à l’aide de Sylvain Lévi, et inscrit dans ce cadre les prolongements apportés par Georges Dumézil. Marcel Fournier, de loin le meilleur connaisseur mondial de Mauss, à qui nous devons de mieux comprendre sa trajectoire, tente de situer la place de Mauss entre Durkheim et Bourdieu : « En d’autres mots, demande-t-il, Mauss est-il durkheimien ? Bourdieu est-il maussien ? ». Bonne question. Après quelques piques amicales au MAUSS, il conclut que Mauss est plus durkheimien et plus bourdieusien que le MAUSS ne le pense (ce qui ferait de Bourdieu un durkheimien sans trop le savoir… A. C.), mais admet qu’il y a plusieurs entrées dans la maison du père. Pour lui répondre, il ne nous a pas paru inutile de reprendre le texte très clair consacré par Philippe Chanial, dans son introduction à La société vue du don, à 19. Auteur de Gifts : A study in comparative law, Oxford, Oxford University Press, 2009.

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notre rapport à Lévi-Strauss et à Bourdieu20. De même, on lira ici la réponse de Jacques Godbout à la préface à la réédition récente de l’Essai sur le don rédigée par Florence Weber, disciple de Bourdieu, qui concluait qu’il faut « en finir avec le don ». Curieuse manière de célébrer une œuvre que de conclure qu’il faut se débarrasser de ce dont elle traite ! Le don n’en finit décidément pas de gêner. Il ne s’agit pourtant pas, bien évidemment, de tout conserver religieusement de ce que Mauss a pu écrire ou dire. Gérald Berthoud, cofondateur du MAUSS, dresse un bilan très équilibré de ce qui a vieilli et de ce qui reste fécond chez Mauss. Fécond pour quoi faire ? Eh bien, pour mettre enfin les sciences sociales sur de bons rails. Disons-le sans ménagements : voilà qui implique de ne pas se contenter de la situation actuelle, encore indépassée, qui voit la coexistence d’une anthropologie et d’une théorie de l’action particulièrement sommaires mais efficaces, celles des économistes, d’une part, et de multiples fragments d’anthropologies et de théories alternatives, philosophiques ou sociologiques, plus sophistiquées mais dispersées et non synthétisées, de l’autre, ce qui alimente de multiples chapelles ou fragments de disciplines. L’ambition du paradigme du don est de rendre explicite a minima l’anthropologie commune, le plus petit commun dénominateur de ces multiples fragments de pensée disjoints, condition indispensable à une lutte pas trop désespérée contre l’économisme dans lequel notre planète se noie. Philippe Chanial rappelle ici, à sa manière, certains des linéaments de ce paradigme du don. Mais, répétons-le, l’objectif n’est nullement dans l’esprit des Maussiens de substituer le paradigme du don aux autres grandes approches sociologiques ou anthropologiques, mais de les éclairer par la prise en compte de ce continent du don, du politique, du symbolique et de la reconnaissance, et de montrer que c’est sur ce terrain qu’elles se révéleront compatibles et complémentaires. Le paradigme du don doit agir ainsi comme une sorte de révélateur. Qu’un tel bilan de ce qu’ont produit les grandes œuvres de la science sociale soit non seulement nécessaire mais possible, c’est ce qu’atteste la comparaison systématique esquissée 20. Sur le rapport de Bourdieu à Mauss, il faut absolument lire l’article d’Ilana Silber : « Bourdieu’s Gift to Gift Theory: An Unacknowledged Trajectory », Sociological Theory, vol. 27, issue 2, juin 2009 : 173-190.

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par Ilana Silber entre Mauss et Weber21, qui déblaie le terrain pour une sociologie (alias une science sociale, a social theory) générale22. Bonne esquisse de ce travail de synthèse qu’il nous faut absolument mener si nous voulons éviter que les sciences sociales ne sombrent dans l’insignifiance par prolifération de micro-disciplines hyper spécialisées et jargonnantes, ne sachant plus ce dont elles parlent et n’assumant plus leurs responsabilités dans la survie du monde et de la démocratie. C’est pour assumer ces responsabilités que nous avons besoin, plus que jamais, d’un Mauss vivant. D’un living Mauss.

21. Qui va dans le même sens que celle esquissée par A. Caillé et Ph. Chanial, dans leur préface du livre de Kalberg sur Weber, op. cit., mais en mettant en lumière des aspects différents. 22. On ne peut qu’inciter ceux qui ne désespèrent pas de la possibilité d’une sociologie générale à se reporter au n° 24 de la Revue du MAUSS semestrielle, « Une théorie sociologique générale est-elle pensable ? De la science sociale », 2004, 2e semestre.

D. R.

Un inconnu célébrissime : Marcel Mauss1 Camille Tarot

Qui n’a entendu parler de Marcel Mauss, neveu du « fondateur » de la sociologie française, Émile Durkheim, son collaborateur le plus proche pendant vingt ans, puis son successeur après la Première Guerre mondiale, l’auteur enfin de quelques textes célèbres, dont le très fameux Essai sur le don, dont l’intérêt et l’importance sont universellement reconnus par les ethnologues et les sociologues ? Pourtant, malgré ou à cause de sa célébrité, Mauss est quasiment un inconnu. C’est à peine si l’homme, en particulier grâce à une volumineuse biographie récente [Marcel Fournier, 1994, Marcel Mauss, Fayard], commence à être vu sous les multiples facettes de sa personnalité et de son activité. Quant à l’œuvre [Sociologie et anthropologie, PUF ; Œuvres, 3 tomes, Éditions de Minuit], même si elle a été tenue en haute estime par les plus grands, même si elle est présentement l’objet d’un évident regain d’intérêt, si elle est célèbre et célébrée, c’est pour quelques textes hautement programmatiques, alors que sa situation historique charnière, les raisons de son originalité puissante et surtout les ressorts de ses contradictions comme de sa fécondité n’ont pas été vraiment expliqués. Mauss est né le 10 mai 1872 à Épinal dans une famille juive. Il est le fils de la sœur d’É. Durkheim qui, très vite, surveillera de 1. Ce texte a été initialement publié dans le n° 8 de La Revue du MAUSS semestrielle, second semestre 1996.

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près la formation intellectuelle de son neveu. Ce dernier choisit les études philosophiques et rejoindra, comme étudiant pour la licence, l’université de Bordeaux où son oncle enseigne. Il passe l’agrégation de philosophie, préparée en Sorbonne et, en 1895, s’inscrit à la cinquième section de l’École pratique des Hautes Études, celle des sciences religieuses que dirige Sylvain Lévi, sous la direction duquel il étudie le sanscrit et l’indologie. Mauss héritera en 1901 de la chaire de Marillier consacrée à « l’histoire des religions des peuples non civilisés ». Dès lors, pendant quarante ans, l’essentiel de la carrière de Mauss sera lié à ce milieu riche et divers des Hautes Études où s’inventaient les sciences des religions et les sciences sociales, qu’il enrichira de son lien privilégié avec Durkheim, de son appartenance à l’équipe de l’Année sociologique et de ses critiques de sociologue. L’année 1896 voit la première publication de Mauss sous la forme d’une longue recension pour la Revue d’histoire des religions. Aux Hautes Études il rencontre Hubert, qui deviendra un durkheimien important et avec qui il publiera dans le deuxième numéro de l’Année sociologique l’« Essai sur la nature et la fonction du sacrifice » (1899), puis l’« Esquisse d’une théorie générale de la magie » (1904) et l’« Introduction à l’analyse de quelques phénomènes religieux » (1908). Mauss publie avec Paul Fauconnet un important article « Sociologie » (1901), avec Durkheim « De quelques formes primitives de classification » (1901), avec Beuchat l’« Essai sur les variations saisonnières des sociétés eskimo » (1906). En 1909 paraît une première version, inachevée, d’une partie de sa thèse sur la prière. Après une dure guerre où il est officier de liaison et interprète auprès d’unités britanniques, Mauss revient à son enseignement et essaiera de relancer l’Année sociologique. Dans le premier numéro de cette deuxième série de 1925, il donnera son œuvre la plus célèbre et la plus importante, l’« Essai sur le don ». Dans les années trente, Mauss poursuit ses recherches sur le don et repense les rapports de la psychologie et de la sociologie [« Les techniques du corps » (1935), « Une catégorie de l’esprit humain, la notion de personne, celle de moi » (1938)]. L’œuvre de Mauss est immense et difficilement saisissable parce que ventilée en une quantité de courts textes, dont des centaines de recensions, résumés de cours, interventions. Mais

UN INCONNU CÉLÉBRISSIME : MARCEL MAUSS

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elle est fondamentale dans le domaine de l’ethnologie et de l’ethnographie. Non seulement Mauss a assuré la célébrité de la chaire que reprendront Maurice Leenhardt et, en 1950, Claude Lévi-Strauss qui en changera le titre, mais il a systématisé le travail ethnographique en en formulant la méthode, il a formé directement la plupart des ethnologues français du milieu du siècle, il a contribué à la professionnalisation de la discipline et à la mise en place d’un cursus d’études complet en créant avec Paul Rivet, en 1928, l’Institut d’ethnologie de la Sorbonne. Fondamentale aussi dans celui de la sociologie générale. Par sa découverte de l’importance des prestations totales, du don agonistique, Mauss a pu élaborer l’idée des faits sociaux totaux qui ouvre la voie à une autre compréhension des phénomènes sociaux, de la nature du social, et conséquemment de la pluridisciplinarité nécessaire pour tenter d’en rendre compte. Enfin si Mauss fut un ethnologue sans terrain, il ne fut pas un sociologue coupé de la vie sociale. En particulier, il fut un très proche puis toute sa vie un admirateur de Jaurès. Il demeura militant socialiste engagé dans le mouvement coopératif et critique impitoyable des dérives totalitaires. Cette riche expérience politique, loin de faire dévier la sociologie maussienne vers l’idéologie partisane, a au contraire nourri constamment une réflexion critique et distanciée comme on peut le voir dans des textes — aussi importants pour la pensée politique de Mauss que pour la pensée politique tout court — comme « L’appréciation sociologique du bolchévisme » (1924) ou « La nation » (publication posthume, 1956). Mauss sera nommé professeur au Collège de France en 1931, ce qui signifiait une reconnaissance aussi bien de son œuvre personnelle que de l’apport du durkheimisme, même si le mouvement était décimé et déclinant. Mauss quittera son poste de professeur à l’École pratique en 1939, puis la présidence de la cinquième section en 1940, puis le Collège de France à la suite des lois antijuives de Vichy. La guerre et l’occupation seront une longue épreuve précédant la longue nuit de la fin de sa vie. Il est mort en 1950. Peu soucieux de paraître en première place, Mauss fut fondamentalement et toute sa vie un chercheur et un explorateur d’idées, de méthodes, un penseur et un formateur non systéma-

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tique, un esprit très libre, sinueux, original, non conformiste, novateur. Savant étonnant qui savait rapprocher ce que nos habitudes culturelles séparent, qui avait une vue personnelle de toutes les sciences humaines de son temps et qui pouvait s’intéresser aux « Arts indigènes » (1931) et donc écrire un « Hommage à Picasso » (1930). Douée d’une richesse d’intuitions peu commune, son œuvre offre une profusion d’idées, mais livrées par touches, et qui restent largement à découvrir et à penser.

Ouverture maussienne1 Alain Caillé

En ouverture de cette rencontre de Cerisy2, il me revient la tâche difficile de respecter le quart d’heure que j’essaye d’imposer à tout le monde. Outre le plaisir que j’ai à nous voir réunis ici, il y a bien sûr beaucoup de choses à dire en bien peu de temps. Ilana Silber, notre présidente de séance, vient de le dire et je ne peux que le souligner : c’est effectivement très émouvant de voir que nous sommes tous rassemblés ici, dans ce rapport d’entrée de jeu si amical, par le souvenir vivant de Marcel Mauss. Il me semble que la seule chose que je puisse faire, puisque c’est la Revue du MAUSS qui est à l’origine de cette réunion, c’est de raconter brièvement l’histoire pratique intellectuelle du MAUSS, que tout le monde ne connaît pas. Quelques éléments, donc. Tout a commencé en 1981, lors d’un colloque sur le don. Moi qui ne me rendais jamais dans ce type de rencontres, j’avais été intéressé par un colloque sur le don organisé à l’Arbresle, un autre grand lieu de colloques en France, mais un endroit nettement moins agréable que Cerisy, conçu par Le Corbusier, tout en béton. C’est, disons, plus austère qu’ici. Dans ce colloque sur le don, il y avait principalement des économistes,

1. Ce texte est la retranscription de l’allocution d’ouverture de la rencontre de Cerisy, qui a eu lieu en juin 2009. On a conservé le style oral en en corrigeant les inévitables scories. 2. Centre culturel international de Cerisy-la-Salle, dans le département de la Manche (France).

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quelques anthropologues, des psychanalystes, et nous avions été très surpris, avec quelques-uns, dont mon ami Gérald Berthoud, professeur d’anthropologie à Lausanne, de constater que psychanalystes et économistes, et une partie des anthropologues qui étaient là, disaient la même chose, qui se résume ainsi : le don est une illusion, nous savons bien que le don n’existe pas, il n’y a que les calculs d’intérêt des sujets individuels, plus ou moins conscients, plus ou moins inconscients. L’autre surprise, c’était que, dans ce colloque sur le don, tout se passait comme si personne n’avait jamais lu l’Essai sur le don de Marcel Mauss, lequel pourtant, quelques années encore auparavant, entrait dans toutes les formations de philosophie en France, de sociologie, d’anthropologie. Il avait déjà complètement disparu. Ne comprenant donc pas du tout ce qui se passait, se disait ou, surtout, ne se disait pas, nous avons décidé de créer un petit réseau amical d’échange de papiers, de working papers. Et nous avons ainsi lancé la première forme de la Revue du MAUSS qui s’est appelée le Bulletin du MAUSS, très artisanal, fait par quelques amis, réunis pour cela une fois par trimestre. Les pages tenaient à peine ensemble, c’était tapé sur de vieilles machines à écrire et les couvertures étaient faites avec des décalcomanies.

Un « Bulletin » en hommage à Marcel Mauss et à son anti-utilitarisme

Il y avait donc à l’origine un anthropologue, Gérald Berthoud, quelques jeunes économistes, notamment deux jeunes Turcs, Cengiz Aktar et Ahmet Insel, et un jeune Grec, Rigas Arvanitis. C’était une période très amicale, très amusante, sympathique, où nous fabriquions avec des bouts de ficelle ce Bulletin du MAUSS que nous allions déposer en librairie, et notamment à la librairie des Presses Universitaires de France, dont le chef du rayon sciences sociales et philosophie, Monsieur Thorel, nous avait pris en amitié et, du coup, exposait très bien le Bulletin du MAUSS, ce travail d’étudiants attardés, à côté de la caisse, endroit stratégique s’il en est. Cela nous a permis d’être connus dans le monde entier par les universitaires étrangers qui passaient à la librairie des PUF, quand le Quartier Latin existait encore comme tel.

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Pourquoi le Bulletin du MAUSS s’est-il appelé ainsi ? Je ne sais plus très bien, en tout cas cela a été le résultat d’un coup de pouce du destin, parce que ce double sens – « Mouvement Anti-Utilitariste dans les Sciences Sociales », autrement dit mouvement anti-économiciste en sciences sociales, et hommage à Marcel Mauss – nous a servi de guide, de source d’inspiration et d’obligation, presque, au sens maussien du terme. Il nous a imposé, plus précisément, une double obligation. La première était expliquer ce que voulait dire « anti-utilitariste ». Car finalement nous ne le savions pas du tout. Nous savions bien que Durkheim et Mauss étaient contre l’utilitarisme, mais qu’est-ce que cela voulait dire ? Cela n’était pas très clair. Et puis, par ailleurs, il fallait effectivement rendre hommage à Marcel Mauss. Et donc tout le travail de la Revue du MAUSS, pendant les dix premières années, a été un travail d’exploration de certaines des implications de ce signifiant.

L’économisme généralisé des années 1960-1970

Premier travail : sur le signifiant « utilitarisme ». Au début, pour nous, l’utilitarisme, c’était une autre manière de désigner l’économisme, et le travail du MAUSS a été alors, pendant dix ans, principalement un travail critique sur la mutation intellectuelle et politique qui était survenue en Occident dans les années 1970-1980. Ce que nous comprenions, progressivement – c’est ce que nous avions vu au colloque de l’Arbresle, sans bien le comprendre –, c’était que cet économisme à la fois des économistes, des psychanalystes et des sociologues de l’époque était le résultat d’un mouvement de pensée beaucoup plus général. Jusque vers les années 1960-1970, et depuis deux siècles, les économistes avaient considéré que ce qu’on peut appeler le modèle économique, reposant sur la figure de l’Homo œconomicus, était utile pour expliquer ce qui se passe dans l’économie, sur le marché des biens et services. Or, à partir des années 1960-1970, les économistes avaient commencé à généraliser leur modèle et à dire : en fin de compte, le modèle de l’Homo œconomicus n’explique pas seulement ce qui se passe sur le marché des biens et services, il n’explique pas seulement les relations sociales médiatisées par l’achat, la vente

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et la monnaie mais aussi ce qui se passe dans l’ensemble de la société. On peut donc, on doit donc faire une théorie économique de l’amour, une théorie économique du crime, une théorie économique du rapport à l’éducation etc. On peut faire une théorie économique de la croyance. Croire en Dieu, est-ce rentable ou n’est-ce pas rentable ? Est-ce qu’aimer, tuer… c’est rentable ou ce n’est pas rentable ? Et le plus surprenant, c’est que presque toutes les sciences sociales donnaient raison à cette hégémonie inédite de la pensée économique. La sociologie de l’époque en France, soit du côté libéral avec Raymond Boudon ou Michel Crozier, soit du côté post-marxiste avec Pierre Bourdieu, considérait également la sociologie comme une sorte – je reprends la formulation de Pierre Bourdieu – d’« économie générale de la pratique », une économie généralisée. La sociologie de cette époque se considérait donc comme une forme de généralisation du modèle économique. Et la même chose était vraie pour la philosophie politique. L’année 1971 est la date de parution de La théorie de la justice de John Rawls, qui écrivait une théorie de la justice du point de vue de « l’homme économique ordinaire », comme le dit Rawls lui-même. Comment des hommes économiques ordinaires peuvent-ils fabriquer une société juste ? Voilà la question qui va agiter les esprits pendant trente ans. Même chose, même réductionnisme économiciste en psychanalyse, en biologie, en sociobiologie, partiellement en linguistique, etc. Il y avait donc une forme d’économisme triomphant, dans la pensée, qui allait peu à peu devenir un économisme triomphant dans toute la société, et à l’échelle mondiale (avec la généralisation du marché) et, plus spécifiquement, du marché financier. Comment expliquer ce triomphe de l’économisme ? Progressivement, nous en sommes venus à l’idée qu’il fallait le considérer comme une sorte d’apothéose de l’utilitarisme. Mais qu’est-ce que l’utilitarisme ? Vaste question d’histoire des idées sur laquelle nous avons pas mal travaillé. Bizarrement, c’est nous qui avons en France contribué à faire connaître de nouveau l’utilitarisme : puisque nous étions contre, il fallait bien savoir ce que c’était. Et nous avons essayé de le découvrir. Nous n’allons pas entrer ce matin dans cette discussion, sauf si vous le désirez, mais progressivement nous sommes arrivés, en tout cas pour ma part, à l’idée que cet utilitarisme est en fait une histoire très ancienne, qui

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ne commence pas seulement au XVIIIe siècle, contrairement à ce que j’ai cru très longtemps, avec Jeremy Bentham (fin XVIIIe, début XIXe), mais avec la philosophie grecque, avec la philosophie chinoise des légistes, etc. Nous avons publié ainsi une épaisse histoire de la philosophie morale et politique, qui considère toute l’histoire de la philosophie occidentale (on s’est limité à l’Occident), comme l’histoire d’une confrontation et d’un débat permanents entre des thèses utilitaristes d’une part et des thèses anti-utilitaristes d’autre part [Caillé, Lazzeri, Senellart, 2007].

L’hommage à Marcel Mauss

Mais je laisse de côté cette discussion sur le statut et la signification de l’utilitarisme pour aborder le deuxième aspect de notre travail, qui a consisté à rendre hommage à Marcel Mauss en prolongeant l’œuvre. Là encore, pendant les dix premières années de la revue, nous ne savions pas très bien où nous allions. Nous avions simplement en tête le point essentiel : la certitude que Mauss (c’est pour cela que la revue a choisi ce nom) est celui qui nous offre la principale ressource théorique pour contrer cet économisme généralisé. Cette ressource, on peut la résumer à partir d’une citation de l’Essai sur le don que vous connaissez tous : « L’homme », écrit Marcel Mauss, « n’a pas toujours été un animal économique ». Voilà – je crois – la formule principale. L’homme n’a pas toujours été un animal économique, il n’y a que très peu de temps qu’il l’est devenu. L’homme économique, ajoutait Mauss, n’est pas derrière nous, il est devant nous. Il avait raison, il écrivait cela en 1924, et l’homme économique était bien devant lui. Il est désormais présent, il est plutôt, c’est cela la véritable nouveauté, omniprésent, mais il n’est pas naturellement présent. C’est le point fondamental. Mais que faire de cette affirmation de Mauss ? Que faire de l’énorme matériau ethnologique rassemblé dans l’Essai sur le don ? Une approche théorique-empirique de l’Homo donator Pendant dix ans, nous n’avons fait, en fin de compte, que raviver la tradition ethnologique, ou anthropologique, et donner la place, la

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parole aux ethnologues, aux anthropologues ; nous avons repris la vieille discussion sur la signification du hau des Maoris, etc. Mais cela restait un travail un peu ethnologique, un peu folklorisant. Il me semble que nous n’avons vraiment avancé qu’à partir des années 1990, et ce dans une double direction : une direction je dirais théorique-empirique, d’une part, et une direction théorique métathéorique, d’autre part. Je vais essayer d’expliquer ce que j’entends par ces deux choses. La direction théorique-empirique est celle que nous avons suivie notamment avec l’arrivée au MAUSS de Jacques Godbout et avec le travail qu’il a fait, auquel j’ai participé, qui a donné le premier livre amorçant la formation et la formulation de ce que nous appelons à présent le paradigme du don : L’esprit du don [Godbout, 1992]. L’intuition fondamentale peut se résumer très simplement. Je vais faire un symétrique avec Marcel Mauss : ce que Jacques Godbout appelle l’Homo donator : l’homme qui donne, l’homme qui est obligé par le don, qui est mû par cette obligation de donner, celui qui cède à l’appât du don et pas seulement à l’appât du gain, l’Homo donator a toujours existé. Il n’est pas seulement derrière nous, il est toujours présent. Voilà l’intuition fondamentale de L’esprit du don. Elle permet d’alimenter un vaste travail sociologique, à la fois théorique et empirique. Je crois que la meilleure manière de préciser, de présenter l’idée centrale, est de dire : la société moderne est double. Il y a la société proprement moderne, la société impersonnelle, ce que j’appelle la socialité secondaire, celle pour laquelle ce qui compte c’est l’efficacité fonctionnelle, dans le marché, dans les administrations, dans la science. Mais nous vivons aussi dans une autre société : la société primaire, la socialité de la famille, du voisinage, de la camaraderie, de l’amitié, des associations. Cette socialité, cette société primaire, elle, reste mutatis mutandis organisée par la triple obligation de donner, recevoir et rendre, découverte par Marcel Mauss. Et, dans le sillage des premiers travaux de Jacques Godbout, ont été réalisés tout un ensemble de travaux dans différents domaines. (Après moi interviendra Norbert Alter qui est un des principaux sociologues français des organisations, et qui montre remarquablement, dans son dernier livre [Alter, 2009], comment ce paradigme du don permet de comprendre ce qui se passe dans les organisations.) Ce paradigme du don, à la fois théorique et empirique, permet de jeter, je crois, des lumières intéressantes sur

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tout un ensemble d’aspects de la vie sociale, comme le montrent les différentes études réunies par Philippe Chanial dans son livre La société vue du don [Chanial, 2008]. Les leçons théoriques ou métathéoriques de l’Essai sur le don Et nous avons accompli par ailleurs un autre travail, que je qualifierai de théorique et de métathéorique à la fois, qui vise à tirer toutes les leçons proprement théoriques de l’Essai sur le don de Marcel Mauss ; puisque c’est bien sûr principalement l’Essai sur le don qui nous a inspiré, plus que d’autres travaux de Mauss. Quelles leçons ? Je vais simplement donner des têtes de chapitres pour finir. Première orientation théorique, la plus difficile, vous le savez tous : le mot don est extraordinairement difficile à manier. Depuis le début, il crée des contresens systématiques sur la portée et la signification du travail du MAUSS. Systématiquement, on nous dit : puisque vous critiquez l’Homo œconomicus, puisque vous parlez du don, c’est donc que vous pensez que les hommes sont charitables et qu’ils sont animés uniquement par des sentiments altruistes et philanthropiques. Ce n’est évidemment pas ce que dit Mauss et ce n’est pas ce que nous disons. Mais le malentendu est permanent. Il faut sans cesse rappeler que le don dont il est question, c’est un don agonistique, c’est une forme de guerre, de guerre par le don, un don qui ne prend de sens que par rapport à son symétrique. Il ne s’agit pas seulement de montrer que nous existons en entrant dans le cycle du donner, recevoir et rendre, mais aussi dans le cycle symétrique du prendre, refuser, garder. Et que c’est l’alternance des deux cycles qui fait toute la richesse des activités humaines. Première dimension du travail, à la fois contre les lectures économicistes du don, du style Bourdieu, ou contre les lectures hyperboliques du don, du style Derrida ou, en partie, Lévinas. Deuxième axe proprement théorique : comment lutter contre la théorie économique généralisée qui inspire toutes les sciences sociales et une partie de la philosophie politique ? Eh bien, je crois, en luttant contre le monisme de ce que j’appelle l’axiomatique de l’intérêt et en montrant que, bien sûr, dans les affaires humaines,

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il y a de l’intérêt pour soi, mais aussi de l’intérêt pour autrui, et qu’il y a également de l’obligation et de la liberté. Troisième axe théorique : il fallait trouver une voie moyenne entre l’individualisme méthodologique triomphant depuis trente, quarante ans et les courants holistes. Cette voie moyenne, je l’appellerai brièvement la voie du politique. Nous avons essayé de réhabiliter une pensée du politique. Et qu’est-ce que le politique ? Dans cette optique maussienne, c’est l’idée que la société, si tant est qu’il existe quelque chose comme la société, ce qui est un autre débat, la société doit se concevoir comme l’intégrale des dons et des contre-dons et l’intégrale des prises, l’intégrale des rivalités, l’intégrale des conflits, l’intégrale des alliances. Voilà une voie moyenne, entre holisme et individualisme, qui est une pensée du politique. Quatrième idée : le don, le paradigme du don, permet également de penser ce mot mystérieux de la pensée sociale française : le symbolique. Le symbolique, on le voit partout, chez Lacan, chez Lévi-Strauss etc. Qu’est-ce que le symbolique ? Eh bien, là encore, il nous semble que le symbolique doit être compris dans l’espace du don, que les symboles sont fondamentalement des manières de signifier ces relations de don, de contre-don ou, au contraire, de guerre, et de guerres non réglées, comme dirait Lévi-Strauss. Dernière idée, enfin, fondamentale : il faut surtout, par rapport au débat sociologique et philosophique contemporain le plus prégnant, faire le lien entre le paradigme du don et ce qu’on pourrait appeler le paradigme de la reconnaissance, tel que le développe par exemple Axel Honneth. Or, ce lien se fait tout naturellement, puisque, bien évidemment, l’Essai sur le don ne parle que de reconnaissance. Il est juste de dire que les êtres humains rivalisent pour être reconnus, mais il faut ajouter qu’ils veulent être reconnus comme des donateurs, comme des sujets qui ont su entrer dans ce cycle du donner, recevoir et rendre. Voilà donc tout un ensemble de pistes théoriques et métathéoriques que je n’ai pu indiquer que comme des têtes de chapitres. Vous le voyez bien, ce projet est extraordinairement ambitieux. Il s’agit d’essayer de rassembler les fils de la tradition sociologique et anthropologique, d’expliciter le message théorique et les implications sociologiques empiriques de Mauss, sans oublier que

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Mauss est l’héritier de Durkheim ; de montrer ses liens avec Marx d’une part, avec Max Weber d’autre part, de reconsidérer la science sociale en général et la philosophie politique du point de vue de ce paradigme du don. C’est un projet que nous essayons de mener de la manière la plus modeste possible, et la plus ludique également, si possible. Je dirais volontiers, en reprenant une expression de mon ami Patrick Viveret, que c’est un projet mégalodeste, à la fois mégalomaniaque et modeste. J’espère bien que nous serons beaucoup de mégalodestes à échanger amicalement ici.

Références citées ALTER N., 2009, Donner et prendre. La coopération en entreprise, Paris, La Découverte/MAUSS. CAILLÉ A., LAZZERI C., SENNELART M. (dir.), 2007, Le bonheur et l’utile. Histoire raisonnée de la philosophie morale et politique, Paris, Flammarion, « Champs » (1ère édition par La Découverte en 2000). CHANIAL P. (dir.), 2008, La société vue du Don. Manuel de sociologie antiutilitariste appliquée, Paris, La Découverte. GODBOUT J. T., en collaboration avec Alain Caillé, 1992, L’esprit du don, Paris, La Découverte.

Mauss et sa vision de l’économie dans les années 1920-19251 Keith Hart

La Première Guerre mondiale a été plus qu’un simple moment décisif de l’histoire moderne européenne, elle a créé une véritable fracture. Durant la guerre, l’État a concentré des pouvoirs inimaginables pour mobiliser d’immenses armées et les exterminer, contrôler la production économique et la distribution, et s’assurer du monopole de la propagande. Dès lors, on a assisté à une lutte entre des formes rivales d’État pour la domination du monde. La prétention des sociétés occidentales à diriger le reste de l’humanité, en invoquant la raison et la civilisation, fut sérieusement foulée aux pieds par l’absurdité de l’hécatombe des tranchées. La vie d’après-guerre en fut transformée, et elle ne ressemblait en rien à celle d’avant-guerre. Marcel Mauss, s’il avait vu d’abord la guerre comme une façon d’échapper au poids de ses obligations, prend ensuite son temps pour renouer avec ses activités académiques et politiques. Le décès d’Émile Durkheim et de nombreux collègues durant la guerre exige de lui une certaine adaptation tandis que ses amis proches l’encouragent à prendre enfin ses responsabilités. Ainsi, en plus de sa double vie de professeur de l’histoire des religions des peuples non civilisés à l’École pratique des hautes études – institution somme 1. Cet article est la reprise d’un texte publié sur le même sujet [Hart, 2007] mais dans une perspective différente.

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toute assez marginale –, et de militant-dilettante politique, il finit par prendre la responsabilité du mouvement lancé par son oncle, alors que la sociologie est encore un projet assez fragile. Pourtant, les années 1920-25 sont riches et productives. Le parti politique auquel Mauss appartient et la gauche en général ont de réelles chances de gagner en France, et c’est ce qui se passe en 1924 : les deux tiers des textes contenus dans ses Écrits politiques [édités par Marcel Fournier, 1997] ont été rédigés durant cette période. Il reprend son enseignement de la religion à l’École pratique et il peut relancer L’Année sociologique à la fin de cette période en y contribuant par son fameux Essai sur le don, par un In memoriam : l’œuvre inédite de Durkheim et de ses collaborateurs [Guyer, 2010], ainsi que par la quantité de son travail éditorial et ses comptes rendus. Il subit aussi quelques échecs, y compris de sérieux ennuis de santé, mais il reste optimiste quant au possible renouveau politique et intellectuel d’un projet qui prend peu à peu une dimension internationale. Il se lance dans des tâches sérieuses, notamment l’écriture d’un livre qui aurait dû traiter des principaux courants politiques du moment, du nationalisme et du socialisme. Son intérêt pour le potlatch américain se développe, grâce à la publication en 1922 par Malinowski [1989] des Argonautes du Pacifique occidental. Ce texte le conforte dans sa conviction que l’échange de don compétitif est endémique en Mélanésie et Polynésie, ainsi qu’ailleurs. Enfin, en 1925, il crée avec Rivet et Lévy-Bruhl l’Institut d’ethnologie, et les trois hommes en prennent ensemble la charge. À la fin des années 1920, cependant, les choses commencent à se défaire de tous côtés. Le statut personnel de Mauss comme savant grandit inexorablement, mais son parti subit des revers politiques, son journal et sa revue cessent de paraître, le mouvement coopératif s’effondre et la seconde série de L’Année sociologique s’arrête après la parution d’un demi-volume. Son ami le plus proche, Henri Hubert, meurt en 1927. Peut-être aussi l’exemple de Mussolini entame-t-il la confiance de Mauss dans le futur d’une possible nationalisation du socialisme. Par conséquent, les années 1920-25 prennent une signification particulière par l’énergie et la satisfaction qu’elles lui ont apportées. Mauss lui-même maintient une sorte de muraille de Chine entre ses intérêts politiques et universitaires. Il n’est donc pas surprenant que ces deux domaines

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soient séparés, en particulier dans le monde anglo-saxon où ses écrits politiques sont quasiment inconnus [mais voir Graeber, 2001]. Mauss lui-même ne s’autorise qu’une tentative publique, dans la conclusion de l’Essai sur le don, d’associer ses deux centres d’intérêt. L’Essai en lui-même n’apporte pas d’éléments intellectuels décisifs qui permettraient de relier les deux « compartiments » de la vie de Mauss. Dans ce texte, Mauss considère que l’évolution des échanges entre les hommes passe par trois étapes : d’un échange général de services comme dans les systèmes à moitiés, à un échange de don compétitif qui implique des chefs politiques, pour finir par un contrat individuel, dont l’analyse – « l’élément non contractuel du contrat » – était l’objectif de Durkheim dans De la division du travail social, inspiration principale de Mauss pour son propre essai. Jusqu’ici, toute réflexion sur la nature réelle du marché capitaliste, ou du moins une récapitulation des arguments principaux de Durkheim, fait largement défaut. La conséquence en est que les conclusions programmatiques de l’essai ne paraissent pas intégrées en son cœur, et ses successeurs ont été amenés à penser que cette partie n’y était présente que pour exposer l’économie du don dans une perspective érudite. Mauss lui-même est responsable des interprétations contrastées auxquelles son essai a donné lieu. Hubert ne l’a d’ailleurs pas épargné en son temps : « C’est souvent assez brumeux… Es-tu bien sûr que l’on puisse rattacher à ton “roc humain”, comme tu le dis, le développement des assurances sociales ? » [Fournier, 1994 : 524]. Pourquoi donc prendre au sérieux la relation entre la sociologie de Mauss et ses idées politiques [Dzimira, 2007] ? Alors qu’il s’occupe de l’héritage de son oncle, Mauss, par son ouverture à la psychologie et aux humanités, réalise une rupture profonde avec le réductionnisme sociologique de ces années-là. En même temps, il adopte la méthode du fait social total qui étaye l’Essai sur le don et figure de manière prééminente dans ses mêmes conclusions. Cela constitue une de ses façons de réagir à la guerre. L’autre est de déplacer son objet d’étude dans le cadre de la politique contemporaine, incarné par son projet – abandonné par la suite – sur la « nation ». On pourrait du reste considérer Mauss lui-même comme un fait social total ! Je ne prétends pas que son œuvre forme un tout sans faille mais seulement que cela vaudrait la peine de jux-

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taposer ses efforts disparates, durant cette période extraordinaire, de manière à jeter, pour nous aujourd’hui, une nouvelle lumière sur la signification de son grand essai. Ainsi, je me propose, ici, d’examiner ses écrits journalistiques de ces années 1920-1925, dans l’idée d’analyser son approche de l’économie à cette période. En procédant de cette manière, je voudrais offrir une interprétation de l’Essai sur le don, particulièrement en ce qui concerne les marchés et la monnaie mais aussi les suggestions faites par Mauss au sujet de l’organisation sociale. Mon propos est de construire une vision plus intégrée de son approche de l’économie, qui entrerait en résonance avec notre propre situation de crise. La question monétaire : du cercle de la kula à la crise financière des années 1920 L’Angleterre participe pour beaucoup de l’histoire personnelle de Mauss. Il a reçu une distinction pour son rôle pendant la guerre, en tant que traducteur des troupes britanniques et australiennes qui étaient au front. Il s’est beaucoup inspiré des sources anglaises pour son socialisme coopératif, des pionniers de Rochdale, du couple Webb et leur Fabian Society, du parti travailliste de Keir Hardie. Il a admiré aussi les anthropologues britanniques comme Rivers, Seligman, Frazer, Malinowski et Marrett. Il s’est rendu souvent en Grande-Bretagne pour donner des séminaires, assister à des conférences et rencontrer ses amis. Alors que Durkheim avait écrit De la division du travail social contre le courant utilitariste anglais personnifié par Hubert Spencer, Mauss s’est intéressé à la tradition socialiste de ce pays comme source d’inspiration pour ses propres idées politiques. Si Paris est en effervescence durant l’immédiat après-guerre, ses avant-gardes artistiques, américaines autant que françaises, poursuivent leur réflexion commencée avant la guerre mais dans un contexte complètement différent ; en Angleterre aussi, la scène artistique et littéraire est très active. En 1922, l’année de la publication par Bronislaw Malinowski des Argonautes du Pacifique occidental, T. S. Eliot publie The Waste Land (La terre vaine), James Joyce Ulysse, et Wittgenstein son Tractatus ; tandis que le film de l’année est Nanouk l’Esquimau, de Robert Flaherty, un conte sur la résilience d’un Esquimau

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face à des difficultés personnelles et à un environnement hostile. La vieille histoire impérialiste sur notre « mission civilisatrice » tombe en loques. Tout le monde est démoralisé, en particulier les intellectuels. Ainsi, lorsque Malinowski publie sa description des aventuriers indigènes du Pacifique occidental, derniers héritiers de la tradition archaïque des nobles héros, son histoire rencontre un lectorat réceptif. Le circuit de la kula des insulaires trobriandais et de leurs voisins mélanésiens offre une allégorie pour l’économie mondiale. On a là une civilisation qui couvre une série de petites îles dispersées, aucune cependant n’étant capable d’offrir par ellemême une vie décente à ses habitants, et qui doit donc entrer en relation par le biais d’un commerce international consistant dans des échanges d’ornements précieux. Il n’y a pas d’État, pas de monnaie ni de capitalistes et, au lieu d’acheter à bon prix et de revendre plus cher, les échanges s’inscrivent dans une éthique de la générosité. Homo œconomicus n’est pas seulement absent mais, par comparaison, il se révèle le successeur pitoyable et borné des Trobriandais, qui appartiennent encore à un monde que l’Occident a perdu. Marcel Mauss est très intéressé par tout cela, mais il considère que l’analyse de Malinowski va trop loin. L’Essai sur le don est en définitive un dialogue avec les Argonautes dont les points les plus importants figurent, comme souvent, dans une longue note de bas de page. Avant d’examiner cet aspect de l’analyse de Mauss, nous devons la replacer dans son contexte, tel qu’il apparaît dans son journalisme politique. En particulier, Mauss écrit une série d’articles en 1922-24 dans le journal du parti, Le Populaire, sur la crise des taux de change. Ces écrits ont la plupart du temps été considérés comme superficiels, voire ennuyeux, sans rapport avec son travail universitaire. Pourtant, je considère, quant à moi, qu’ils nous permettent de mieux saisir de l’intérieur, en quelque sorte, les idées maussiennes, et d’où viennent les arguments, à la fois analytiques et programmatiques, de l’Essai sur le don. La crise financière, prédite par Keynes [1920], survient bientôt, comme une des conséquences du Traité de Versailles. La stabilité du franc est l’objet d’une préoccupation générale, puisqu’elle marque le rang international de la France, et toute dévaluation du franc provoque une panique politique. La Gauche attribue la responsabilité de la dévaluation à quelques riches familles. Mauss écrit

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sept articles sur la crise des taux de change dans Le Populaire – le premier en décembre 1922 –, il revient sur le sujet l’année suivante et il rédige finalement un article par jour pendant deux semaines en mars 1924 [Mauss 1997 : 477-504 ; 571-691 ; 150 pages sur 700 pages, plus d’un cinquième de l’ouvrage !]. Le style de son journalisme financier est remarquable sous plusieurs aspects. Mauss commence en exposant ses propos sur un ton alarmiste, puis il pose les problèmes en faisant appel à la raison, en cherchant à montrer par un discours pragmatique que son parti pourrait apporter la stabilité, dans l’intérêt national. Il lui semble en effet vital d’être capable de prendre position en économie pour son engagement politique : « Un socialiste se doit d’avoir des notions d’économie politique ou de sociologie économique, comme on dit aujourd’hui » [27 février 1924, Mauss, 1997 : 596]. Les problèmes sont à la fois urgents et complexes. Le plus étonnant est le ton que Mauss adopte, pour discuter de ce que nous nommons « les marchés », comme s’il était lui-même un spéculateur expert. Après avoir étudié la courbe des prix, les taux de change et la réserve monétaire depuis la fin de la guerre, il prévoit en conclusion que « le franc va se rétablir autour de 20 à 25 francs le dollar, comme est sa valeur réelle » [18 mars 1924, Mauss, 1997 : 651]. Le taux de change avec le dollar a été de 11 francs en 1921. Il analyse l’inflation fiduciaire et parvient à la conclusion que ce n’est pas la dépréciation des taux de change qui est en cause mais plutôt la panique des marchés, qu’il accuse. Les tempêtes se lèvent de tous côtés : « Mais tout cela forme des tourbillons en tous sens. Même, comme ce sont là des phénomènes humains, de psychologie collective, des impondérables, des croyances, des créances, des confiances qui agissent, tout s’affole » [29 février 1924, Mauss, 1997 : 601]. Un autre élément marquant, dans ces articles, ce sont les attaques personnelles qu’il lance. Clémenceau, notamment, est sa cible, mais Mauss garde ses invectives les plus vives pour Lucien Klotz, « un individu qui n’est pas grande chose… Ce n’est même pas sa faute si M. Clémenceau, peut-être par satanisme, choisit un Juif incompétent pour le mettre aux Finances » [3 mars 1924, Mauss, 1997 : 608]. Il traite Poincaré avec plus de respect, mais il insiste toujours pour montrer du doigt des personnes réelles en évitant de tomber dans les abstractions faciles dans lesquelles se complaisent les théoriciens du complot de la gauche.

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Un texte non publié, intitulé Un moyen de refonte sociale : la manipulation des monnaies, nous permet de mettre en relation ces réflexions sur l’économie politique nationale avec les analyses substantielles et les conclusions programmatiques de l’Essai sur le don : « Son idée principale, qu’il emprunte à son ami, François Simiand, est la suivante : les grandes révolutions économiques ont été “de nature monétaire” ; la manipulation des monnaies et des crédits peut être “un moyen de révolution social”, “un moyen sans peine ni douleur”. Au socialisme juridique […] qui demeure à ses yeux “beaucoup trop politique, législatif, formel, Mauss entend donc donner un “contenu économique”. “Il suffit d’abord, écrit-il, de créer dans les limites les plus sûres, les plus étroites de la prudence des règles d’économie pour les faire fructifier par les nouveaux ayants droit. Et cela est une révolution”. L’importance de cette “découverte” est, selon Mauss, d’autant plus grande qu’elle permet aux peuples de savoir “comment – sans se servir de mots, de formules et mythes – ils peuvent agir sur eux-mêmes”. » [Fournier, 1994 : 485].

Je reviendrai sur ce point lorsque j’examinerai les interprétations de l’Essai sur le don. Auparavant, il convient de remarquer que Mauss est très confiant dans la victoire électorale de la Gauche, quand il écrit, à propos de la crise des taux de change : « La démocratie socialiste est en marche… L’avenir est à nous… Nous vivons une grande époque » [6 mai 1924, Mauss, 1997 : 689]. Et sa confiance se trouve justifiée le mois suivant. Le même mois, les éditeurs signent un contrat pour la publication de la nouvelle série de L’Année sociologique ; et la seconde partie de l’année 1924 est consacrée à la préparation de cette publication ainsi qu’à celle de son fameux Essai sur don. La vision économique de Mauss, durant ces années, va bien au-delà de la question des taux de change. Il a épousé l’internationalisme et il est enchanté que la notion de division du travail, développée par son oncle, soit dorénavant utilisée de manière routinière pour expliquer l’interdépendance croissante entre les nations. Il commence à accumuler du matériel pour son ouvrage sur La nation [1953] en se concentrant sur la nationalisation du socialisme. Il écrit de manière très critique sur la révolution russe, en condamnant le recours à la violence des Bolcheviques, leur destruction de l’économie de marché et de la confiance qui l’accompagne. Il est en faveur d’un mouvement de transformation de

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l’économie qui viendrait de la base de la société, et qui reposerait sur le syndicalisme, sur le mouvement coopératif et les assurances mutuelles ; il partage la même vision que celle du couple Webb sur une « démocratie de consommateurs ». Mauss consacre beaucoup d’attention aux coopératives, qu’il considère comme un point fondamental du programme politique de son parti au début du XXe siècle ; mais le mouvement coopératif s’affaiblit considérablement durant la seconde partie des années 1920. La question de l’échange : des dons « libéraux » au marché « libre » L’idée du progrès économique grâce à la spécialisation était au cœur de l’économie britannique fondée par Adam Smith. Un siècle plus tard, l’individualisme économique était la pierre d’angle de la théorie sociale évolutionniste élaborée par Herbert Spencer et popularisée comme l’idéologie par excellence de la bourgeoisie occidentale triomphante. Durkheim cherche à montrer que la division du travail est un processus dialectique, de séparation et d’intégration, que la société se renforce par cette division du travail, dans laquelle l’action individuelle est majorée. L’accent mis sur la construction des contrats individuels fait passer dans l’ombre le lien social que constitue « l’élément non contractuel du contrat » ; c’est ce dernier qui rend possible l’activité économique, parce qu’il combine la loi, l’État, les coutumes, la moralité et une histoire commune. C’est la tâche du sociologue de le mettre en lumière. Le contrat individuel est le résultat d’un développement social et non pas, comme dans le mythe d’origine de Smith, le point de départ de celui-ci. L’Essai sur le don s’inscrit directement dans l’héritage de l’ouvrage de Durkheim publié, quant à lui, trente ans auparavant. Mauss règle son compte sommairement aux deux idéologies utilitaristes qui prétendent rendre compte de l’évolution des contrats. D’une part, celle de « l’économie naturelle », l’idée de Smith que le troc individuel (des marchés sans monnaie) est l’expression de la nature humaine ; et de l’autre, celle selon laquelle les communautés primitives seraient altruistes, alors que nous aurions sombré dans un égoïsme regrettable mais aussi dans un individualisme efficace. En opposition à la position de son époque qui était de

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remplacer les marchés par des États communistes, Mauss insiste sur l’articulation complexe entre liberté individuelle et obligation sociale, symptomatique de la condition humaine. Il montre aussi que les marchés et la monnaie sont des universaux, même s’ils ne se présentent pas sous la forme impersonnelle que nous leur connaissons. De cette manière, il donne chair à l’agenda social de son oncle, mais il s’interroge aussi sur la pertinence du dernier modèle de la solidarité mécanique des sociétés sans État. Il construit son argumentaire en cinq parties, de longueur égale. Dans l’introduction, il présente l’objectif de son essai : « Nous arriverons à des conclusions en quelque sorte archéologiques sur la nature des transactions humaines dans les sociétés qui nous entourent ou qui nous ont immédiatement précédées. Nous décrirons les phénomènes d’échange et de contrat dans ces sociétés qui ne sont pas privées de marchés économiques comme on l’a prétendu – car le Marché est un phénomène humain qui, selon nous, n’est étranger à aucune société connue –, mais dont le régime d’échange est différent du nôtre » [Mauss, 1950 : 148]. Le marché de son Essai n’a pas de traders, la monnaie n’est pas impersonnelle et il n’existe pas de contrats de vente modernes. Mais nous pouvons voir que « cette morale et cette économie fonctionnent encore dans nos sociétés de façon constante et pour ainsi dire sous-jacente, comme nous croyons avoir ici trouvé un des rocs humains sur lesquels sont bâties nos sociétés, nous pourrons en déduire quelques conclusions morales sur quelques problèmes que pose la crise de notre droit et la crise de notre économie et nous nous arrêterons là » [ibidem]. Ce double objectif ne peut être plus clair, mais la décision de Mauss de ne pas discuter plus en détail l’éthique et l’organisation économique des sociétés capitalistes est une des raisons principales qui explique les interprétations très divergentes de son travail. Ce n’est pas parce qu’il manque d’arguments pour en discuter, comme nous l’avons vu, mais plutôt qu’il choisit, à nouveau, de séparer ses écrits universitaires de ses écrits politiques ; il réserve ces derniers pour le chapitre de conclusion, à demi séparé du reste de l’Essai. Le terme clé que Mauss utilise pour désigner la sélection de contrats archaïques qu’il veut analyser est intraduisible en anglais et constitue une sorte de relique féodale en français.

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Prestation est un service rendu par obligation, un peu comme un « service communautaire », une alternative à l’emprisonnement, en Grande-Bretagne. Son usage contemporain est celui de désigner une garantie d’obligation de service en cas de pannes, par exemple. Selon Mauss, les premières formes d’échange prenaient place entre des groupes sociaux dans leur entité, et incluaient toute une sélection de services que les gens pouvaient se rendre les uns aux autres, un moment qu’il qualifiait de « système des prestations totales » [Chapitre I, 11 pages]. Il s’intéressait cependant surtout au « potlatch », une forme d’échanges de don qui inclut des rapports de compétition agressive entre des chefs de groupes (prestations totales de type agonistique). Le deuxième chapitre constitue le cœur substantiel de son essai. Son titre est important : « Extension de ce système : libéralité, honneur et monnaie ». Une des transformations-clés menées par Mauss, par rapport à l’héritage de son oncle, a été de concevoir la société comme un projet historique de l’humanité, dont l’extension des limites lui permet d’être encore plus inclusive. La société selon l’Essai sur le don ne peut pas être prise comme allant de soi, comme une forme préexistante. Elle est toujours re-créée, parfois en partant de rien. Comment se comporte-t-on lors d’un premier rendez-vous amoureux ou lors d’une mission diplomatique ? Nous offrons des cadeaux. Les systèmes à moitiés tels qu’ils sont décrits dans le premier chapitre atteignent rapidement leurs limites. Mais l’échange de dons archaïque est conçu pour étendre les limites de la société. Ces dons sont « libéraux » dans un sens proche du « marché libre », sauf que c’est la générosité qui nourrit cet échange, aussi bien que l’intérêt bien pensé, mais pas dans le sens où il pourrait être associé à un Homo œconomicus. La description du circuit de la kula par Malinowski est l’origine de la discussion de Mauss. « D’ailleurs, tout le kula intertribal n’est à notre sens que le cas exagéré, le plus solennel et le plus dramatique d’un système plus général. Il sort la tribu elle-même tout entière du cercle étroit de ses frontières, même de ses intérêts et de ses droits » [ibidem : 187]. Aucune société ne se suffit économiquement à elle-même, et les sociétés des îles mélanésiennes encore moins. Ainsi, la nécessité d’établir des limites locales à l’action sociale va toujours de pair avec celle d’étendre la portée d’une communauté à l’extérieur. C’est la raison pour laquelle les marchés et la monnaie, sous une

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forme ou une autre, sont des universaux, et les abolir conduit à une catastrophe. Malinowski [dans Economic Journal, 1921] maintenait catégoriquement que les objets précieux trobriandais qui circulaient lors de la kula n’étaient pas de la monnaie dans la mesure où ils ne fonctionnaient pas comme moyen d’échange et ne servaient pas non plus comme mesure de valeur. Mais, dans une longue note de bas de page, Mauss se fait l’avocat d’une conception plus large : « À ce compte, il n’y a eu valeur économique que quand il y a eu monnaie et il n’y a eu monnaie que quand les choses précieuses, richesses condensées elles-mêmes et signes de richesses, ont été réellement monnayées, c’est-à-dire titrées, impersonnalisées, détachées de toute relation avec toute personne morale, collective ou individuelle autre que l’autorité de l’État qui les frappe… À mon avis, on ne définit ainsi qu’un second type de monnaie : le nôtre ». Il suggère que ces choses précieuses primitives sont comme de la monnaie dans la mesure où « elles ont un pouvoir d’achat et ce pouvoir est nombré » [ibidem : 178]. Il prend aussi Malinowski à partie en l’accusant de reproduire l’opposition bourgeoise entre l’échange commercial intéressé et le don libre, une dichotomie que de nombreux anthropologues anglophones ont par la suite attribuée à Mauss lui-même [Hart, 2007]. Dans l’Essai sur le don, Mauss reconnaît la pertinence des critiques, faites par les historiens et par d’autres, aux chercheurs en sciences sociales qui se réfugieraient trop dans des abstractions, et il propose, au contraire, de prendre en compte la complexité de « toutes les personnalités, tous les individus dans leur intégrité morale, sociale, mentale, et, surtout, corporelle ou matérielle » [Fournier, 1994 : 303]. Son essai a comme objectif « d’opposer à l’image (durkeimienne) d’une société fonctionnant comme une masse homogène l’image d’une société plus complexe, avec des groupes et des sous-groupes qui s’imbriquent, s’entrecroisent et se soudent » [idem : 526]. Mauss prétend qu’il a étudié les sociétés archaïques en les prenant en compte pleinement comme des entités dynamiques : « Nous ne les avons pas étudiées comme si elles étaient figées, dans un état statique ou plutôt cadavérique, et encore moins les avons-nous décomposées et disséquées en règles de droit, en mythes, en valeurs et en prix. C’est en considérant le tout ensemble que nous avons pu percevoir l’essentiel, le mouvement

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du tout, l’aspect vivant, l’instant fugitif où la société prend, où les hommes prennent conscience sentimentale d’eux-mêmes et de leur situation vis-à-vis d’autrui. Il y a, dans cette observation concrète de la vie sociale, le moyen de trouver des faits nouveaux que nous commençons seulement à entrevoir. Rien à notre avis n’est plus urgent ni fructueux que cette étude des faits sociaux » [Mauss, 1950 : 275-276]. Le chapitre trois porte sur les « Survivances de ces principes dans les droits anciens et les économies anciennes » des sociétés dans lesquelles le commerce, la monnaie et le contrat prennent une forme moderne. Mauss s’inspire ici de sa profonde connaissance des langues et des textes anciens ; nous ne nous y attarderons pas. Son chapitre de conclusion interroge la pertinence de son analyse ethnographique pour les sociétés contemporaines. Il s’organise en trois sous-parties : 1. Conclusions de morale ; 2. Conclusions de sociologie économique et d’économie politique ; et 3. Conclusion de sociologie générale et de morale. Morale est un terme difficile car il réfère à la fois à l’éthique scientifique, à la moralité, aux coutumes et à l’esprit – du moins dans la version anglaise de son texte. La principale conclusion morale à laquelle Mauss parvient est que la tentative de créer un marché libre fondé sur des contrats privés est utopique et simplement irréalisable. De même, d’ailleurs, que son antithèse, un collectif organisé, fondé seulement sur l’altruisme. Le capitalisme moderne repose sur un attachement intenable à l’un de ces deux pôles, et il faudrait une révolution sociale pour retrouver un équilibre respectueux de l’humain. Si nous n’étions pas aveuglés par une idéologie, nous serions à même de constater que le système de prestations survit dans nos sociétés – au moment des mariages et de Noël, dans les sociétés d’entraide et dans les formes plus bureaucratiques des assurances, même dans les contrats salariés et dans l’État providence. En ce qui concerne l’économie, Mauss qui, nous l’avons vu, a toujours considéré les choses précieuses de la kula comme de la monnaie, a critiqué Malinowski pour avoir reproduit, dans sa typologie des transactions, l’opposition idéologique entre l’intérêt commercial et le don libre. Il existe deux conditions préalables à l’être humain : nous devons apprendre d’une part à ne compter que sur nous-mêmes et à être indépendants, et de l’autre, à faire partie d’un groupe

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avec d’autres ; et nos identités se mélangent dans une incroyable confusion de relations sociales. Une partie importante de l’idéologie moderne met l’accent sur combien il est problématique de suivre à la fois son propre intérêt et de rester solidaire. Pourtant, ces deux facettes sont souvent inséparables dans la pratique, et quelques sociétés les ont intégrées bien mieux que les nôtres, en encourageant les intérêts privés et publics à se rejoindre. Partout les institutions humaines s’appuient sur l’unité de l’individu et de la société, sur la liberté et l’obligation, sur l’intérêt pour soi et pour les autres. Les types idéaux purs d’une action économique, soit seulement pour son intérêt propre, soit altruiste, cachent l’imbrication complexe entre nos personnes individuelles et nos appartenances qui se construisent dans des liens subtils aux autres. Pour conclure Le mouvement de transformation économique qui vient de la base de la société, qu’il défend dans ses écrits de journalisme économique, le syndicalisme, les coopératives, l’assurance mutualiste, est une version profane de ce qu’on peut trouver dans les sociétés archaïques. L’échange de don et le mouvement pour un socialisme coopératif ont tous les deux engendré des « faits sociaux totaux » dans le sens où ils mettent en jeu la société dans sa totalité avec toutes les autres institutions, juridiques, économiques, religieuses et esthétiques. C’est un défi qui se pose pour la méthode sociologique, mais aussi pour le politique. L’Essai sur le don ne peut certainement pas être lu comme un texte qui conduirait à contraster une paire d’idéaux types, « l’économie du don » et « l’économie de marché ou marchande ». Quelles que soient les différences entre prestations et contrats qui impliquent achat et vente, Mauss a pris la peine de souligner que les bases des échanges humains sont des universaux. Le capitalisme a élaboré une version des échanges qui est extrême et intenable. L’existence d’autres mécanismes économiques dans nos sociétés a été masquée, et la forme dominante les a marginalisés. Ainsi, c’est un devoir à la fois intellectuel et politique de faire apparaître au grand jour ces autres mécanismes et de leur donner une nouvelle importance morale dans la vie économique et juridique.

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Alors que l’Essai sur le don reste le seul exercice intellectuel de son genre, lorsqu’il l’écrivait Marcel Mauss était très engagé sur tous les fronts, universitaire et politique, dans une période qui sera finalement la plus intense de son engagement social, le début des années 1920. Peut-être n’est-il pas indispensable de lire ses textes de journalisme financier, écrits et publiés au même moment, pour comprendre son plus grand essai. J’affirmerais cependant que les deux sont indispensables pour appréhender effectivement l’homme qu’il a été. Son analyse dynamique de la crise des taux de change m’a certainement aidé à comprendre pourquoi il a été à la fois emballé et critique vis-à-vis de la description de la kula de Malinowski. Est-ce que tout cela nous conduit à une vision cohérente de l’économie, qui ferait de Mauss l’égal de Keynes ou même de Polanyi, deux auteurs avec lesquels il a beaucoup en commun ? Peut-être pas. En revanche, si nous nous demandons ce qu’il peut nous apporter pour comprendre ces temps de crise économique, une relecture attentive de son essai en le replaçant dans le contexte de la vie de son auteur, et de son époque, enrichira assurément notre compréhension de la nôtre. Et c’est dans ce sens que Mauss est toujours vivant. (Traduction par Sophie Chevalier.)

Références bibliographiques DURKHEIM E., 1991 [1893], La division du travail social, Paris, PUF. DZIMIRA S., 2007, Marcel Mauss, savant et politique, Paris, La Découverte. FOURNIER M., 1994, Marcel Mauss, Paris, Fayard. GRAEBER D., 2001, « Marcel Mauss revisited », in Toward an Anthropological Theory of Value: The False Coin of Our Own Dreams, New York, Palgrave :151-228. GUYER J., 2010, « The true gift : Thoughts on L’Année sociologique, edition of 1923/4 », Revue du MAUSS semestrielle n° 36 (version électronique). HART K., 2007, « Marcel Mauss : In pursuit of the whole. A review essay », Comparative Studies in Society and History, 49 (2) : 473-485. KEYNES J. M., 1920, The Economic Consequences of the Peace, New York, Harcourt, Brace and Howe.

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MALINOWSKI B., 1921, « The primitive economics of the Trobriand Islanders », The Economic Journal, 3 : 11-16. – 1989 [1922], Les Argonautes du Pacifique occidental, Paris, Gallimard, « Tel ». MAUSS M., 1950 [1925], « Essai sur le don : Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques », in Sociologie et anthropologie, Paris, PUF : 143–279. – 1953 [1920], « La nation », L’Année sociologique, (3e série) 3 : 7-68. – 1967 [1947], Manuel d’ethnographie, Paris, Payot. – 1997, Écrits politiques, édités par Marcel Fournier, Paris, Fayard.

I. Réciprocité, fait social total, sacré, symbolisme. Retour sur quelques notions sacrées

1. Réciprocité

Les fondements moraux des relations économiques. Une approche maussienne David Graeber

Dans la vaste littérature consacrée au don, il est frappant d’observer combien le concept lui-même est si peu théorisé. Comme si toutes les transactions qui ne reposent sur aucun paiement ou aucune promesse de paiement étaient une seule et même chose, ce que, justement, nous appelons « don ». Qu’il soit conçu comme une affaire de générosité, d’absence de calcul, de création de liens sociaux ou comme l’expression d’un refus de distinguer entre générosité et intérêt personnel, la possibilité même que le don, ou plutôt les « dons », s’effectuent selon des logiques de transaction différentes est rarement prise en compte. En suggérant dans ce texte de mettre en cause cette unité conceptuelle du don, je ne fais que mettre mes pas dans ceux de Marcel Mauss. Sa contribution essentielle à la théorie sociale n’at-elle pas en effet consisté non seulement à souligner la diversité des « transactions économiques » dans les sociétés humaines, mais plus encore à reconnaître que dans chacune d’elles toutes les formes significatives possibles de relations morales et économiques étaient présentes. Alors que nous sommes tentés d’opposer « économies du don » et « économies de marché », Mauss ne voyait pas les choses ainsi. Comme il le soulignait à la fin de l’Essai sur le don : « Le mot même d’intérêt est récent, d’origine technique comptable : interest, latin, qu’on écrivait sur les livres de comptes, en face des rentes à percevoir […] Il a fallu la victoire du rationalisme et du mercantilisme pour que soient mises en vigueur, et élevées à la

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MARCEL MAUSS VIVANT hauteur de principes, les notions de profit et d’individu […] Ce sont nos sociétés d’Occident qui ont, très récemment, fait de l’homme un “animal économique” » [1989 : 271].

Mauss pointait ainsi comment, dans un ordre social donné, les hommes s’appuient sur certaines pratiques pour en déduire une conception générale de la nature humaine. Notre conception de l’homme comme un « animal économique » est indissociable de certaines techniques spécifiques (monnaie, registre comptable, calcul mathématique des intérêts etc.) que nous tendons à généraliser pour dévoiler la vérité cachée derrière toutes choses. Pour autant, l’existence de ces techniques ne prouve rien. Et d’ailleurs, précisait-il, de tels calculs n’ont rien de nouveau. En fait, Mauss va souvent plus loin encore. Dans son Manuel d’ethnographie, il insiste sur le fait que la monnaie, au sens le plus large du terme, a existé dans toutes les sociétés qu’il nous est possible de connaître [1967 : 131-133] et que les marchés sont apparus dans la plupart d’entre elles (avec quelques exceptions, comme le monde celtique). Il en est de même, selon lui, du communisme [ibidem, 129-130]. Néanmoins, une forte tension est perceptible dans l’Essai sur le don. D’un côté, Mauss affirme que même des institutions comme le paiement des intérêts ne remontent pas seulement aux civilisations romaines voire mésopotamiennes, mais ont existé dans certaines sociétés « archaïques » – notamment chez les Kwakiutl –, des sociétés qui ne pratiquaient même pas l’agriculture. D’autre part, il n’hésite pas à d’autres occasions à développer un argument quasi-évolutionniste selon lequel les sociétés humaines seraient passées des « prestations totales » au « potlatch » aristocratique puis aux marchés modernes. Néanmoins, sauf dans le cas des sociétés les plus primitives, quand il évoque de telles « étapes », il s’agit avant tout pour lui de mettre l’accent sur des institutions dominantes. Nous pouvons bien, nous, penser, abstraitement, comme des « machines à calculer » dans la mesure où nous agissons ainsi dans des situations bien spécifiques. Mais dans la vie courante, c’est davantage la logique de la « dépense pure » ou de la « dépense noble » [1967 : 131 ; 1989 : 262] qui prévaut, notamment dans les relations entre riches et pauvres. Quant aux classes moyennes, il serait à l’évidence outrancier de considérer qu’elles ne suivent d’autres règles que celle de l’utilitarisme et de la rationalité instrumentale [1989 : 272].

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On doit à Georges Bataille [1967] de s’être emparé de cette notion de dépense et il est aujourd’hui courant de lire Mauss à la lumière de son œuvre. Or la notion de dépense s’identifie chez lui à une conception de la liberté comme consumation (elle-même conçue comme destruction ritualisée) à partir de laquelle il vise davantage à dévoiler la logique cachée du capitalisme qu’une vérité d’importance sur l’humanité. L’argumentation de Mauss est bien plus subtile. Elle est d’ailleurs assez proche de celle développée par Antonio Gramsci à la même époque. Pour le philosophe italien, la bourgeoisie projette bien certains aspects de la réalité présente pour en déduire une théorie de la nature humaine et de la société – la vie est un marché, nous sommes tous des individus isolés, liés les uns autres aux autres par des relations exclusivement contractuelles etc. – mais cette représentation est fragile, car elle est sans cesse démentie par l’expérience quotidienne, et cela même du point de vue de l’expérience bourgeoise. C’est la raison pour laquelle, conclut-il, les idées socialistes font, intuitivement, tellement sens : nous avons tous fait l’expérience du communisme. Il est clair, à lire le Manuel d’ethnographie, que Mauss considère qu’il en a toujours été ainsi. Dans tous les systèmes suffisamment complexes de relation humaine – bref, comme il le suggère, « à peu près partout » – toutes les possibilités sociales sont déjà présentes, simultanément. Du moins sous une forme embryonnaire. Il y aura toujours de l’individualisme et du communisme ; des choses comparables à de l’argent et au calcul qu’il rend possible, mais aussi toutes les formes de don. Ce qui importe alors est de définir quelles sont les institutions dominantes qui modèlent notre conception de l’humanité. Pour prendre un exemple, les sociétés aristocratiques, comme celles des Kwakiutl ou des anciens Celtes, étaient dominées par la figure du don héroïque, avec ses jeux sans fin où l’on rivalisait de munificence et de libéralité pour surpasser les autres. De tels jeux étaient réservés à l’élite, les gens ordinaires menant leurs affaires quotidiennes d’une tout autre façon. Néanmoins, ils représentaient un certain idéal, voire accomplissaient une fonction cosmologique : ces jeux étaient devenus les modèles à partir duquel les êtres humains définissaient les traits fondamentaux de leur identité, leurs désirs et leurs aspirations, les moyens et les fins de l’existence humaine. D’ailleurs le marché ne joue-t-il pas le même rôle dans les sociétés capitalistes ? Mauss souligne que ces valeurs

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aristocratiques sont restées dominantes dans l’Antiquité, en dépit du développement du commerce. Or, de la même manière que le commerce permettait d’imaginer la vie humaine en termes très différents, la permanence effective du communisme et des relations de don nous autorisait également selon lui à concevoir aujourd’hui la vie tout autrement. Pour cela, une révolution politique – et tel était l’objectif de Mauss – était nécessaire. En tant que coopérativiste révolutionnaire, il voulait encourager le développement de nouvelles institutions fondées sur ces pratiques économiques alternatives, au point où elles pourraient déloger le capitalisme [Fournier, 1994 ; Graeber, 2001]. La perspective générale adoptée par Mauss est en ce sens extrêmement précieuse. Son idée selon laquelle la société constitue un amalgame souvent confus de principes souvent contradictoires, chacun d’entre eux impliquant différentes conceptions du sens de la vie, ne constitue pas seulement un correctif particulièrement utile face aux tendances totalisantes du marxisme et du structuralisme. Elle se révèle également essentielle pour imaginer une voie de sortie du capitalisme, comme l’ont reconnu des penseurs féministes comme J. K. Gibson-Graham [1996, 2006] ou un théoricien postopéraïste italien, Massimo de Angelis [2007]. Cette perspective doit donc être maintenue sans pour autant tomber dans l’anachronisme, comme Mauss a pu parfois le faire. Je proposerai dans ce texte de distinguer trois logiques morales sous-jacentes derrière ce phénomène que nous désignons, d’un bloc, sous le terme de don. Sous les formes et les articulations les plus diverses, elles se retrouvent partout. Ainsi, dans toute situation donnée, différentes sortes de raisonnement moral peuvent être mobilisées par les acteurs. Mais à la différence de Lévi-Strauss [1989], j’affirme que seule l’une d’entre elles relève du principe de réciprocité. Je nommerai ces trois logiques : « communisme », « échange » et « hiérarchie ». Communisme Je définis le communisme comme toute forme de relation humaine qui repose sur le principe : « de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins ». J’aurais pu choisir un terme plus neutre, comme « solidarité », « entraide » ou « convivialité », par exemple. Mais, sous l’inspiration de Mauss, je suggère de nous

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débarrasser une fois pour toute de cette idée vieillotte selon laquelle le « communisme » serait essentiellement une affaire de propriété, évoquant ces temps lointains où toutes choses étaient partagées en commun et ce scénario messianique d’un retour à la communauté de propriété – ce qu’on pourrait appeler le « communisme mythique ». Au contraire, je propose de considérer le communisme comme un principe immanent à la vie quotidienne. Même s’il ne s’agit que d’une simple relation entre deux personnes, chaque fois que notre action procède de la maxime « de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins », nous sommes en présence du « communisme de tous les jours » (everyday communism). Chacun, ou presque, se comporte ainsi lorsqu’il coopère avec autrui sur un projet commun. Si quelqu’un répare une fuite d’eau et demande à son acolyte : « Passe-moi la clé anglaise ! », il est peu vraisemblable que ce dernier lui répondra : « Et qu’est-ce que je gagne si je le fais ? ». Même s’ils travaillent pour Exxon-Mobil, Burger King ou la Royal Bank of Scotland… La raison en est tout simplement l’efficacité, ce qui est assez amusant au regard du préjugé courant selon lequel « le communisme, ça ne marche pas ». Bref, si vous voulez que quelque chose soit fait, la meilleure façon de procéder consiste à répartir les tâches selon les capacités de chacun et à donner aux gens ce dont ils ont besoin pour accomplir ce travail. De ce point de vue, le capitalisme a bel et bien quelque chose de scandaleux : la plupart des entreprises fonctionnent, à l’interne, selon les principes du communisme. Certes, elles n’ont rien de démocratique. Elles sont même le plus souvent organisées selon des chaînes de commandement dans le plus pur style militaire. Or, justement, de tels dispositifs « top-down » ne sont guère efficaces. Ils tendent à favoriser la stupidité au sommet et le ressentiment à la base. C’est la raison pour laquelle plus la coopération dépend de capacités d’improvisation, plus elle tend à devenir démocratique. Les inventeurs l’ont toujours su, comme les capitalistes d’aujourd’hui dans le monde des start-up. Et les informaticiens ont récemment redécouvert ce principe, non seulement avec les logiciels libres (freeware), mais aussi dans l’organisation même de leurs affaires. C’est pour les mêmes raisons qu’à la suite de catastrophes ou de bouleversements soudains – une grave inondation, une panne d’électricité générale, une révolution ou une sévère crise économique – les

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gens tendent à se comporter tous de la même façon et à renouer avec une sorte de « communisme prêt à l’emploi » (rough and ready communism). Les hiérarchies, les marchés et consorts apparaissent alors comme des articles de luxe que personne ne peut s’offrir. Quiconque a vécu de tels moments peut témoigner de la facilité avec laquelle les étrangers sont alors traités comme des frères et sœurs, et en quoi la société humaine elle-même semble naître à nouveau. Il ne s’agit pas ici seulement de coopération. Le communisme est le fondement de toute sociabilité humaine. Il rend la société possible. Chacun est en droit d’attendre de toute personne, si elle n’est pas considérée comme un ennemi, qu’elle respecte, du moins dans une certaine mesure, le principe « de chacun selon ses capacités… ». Si, par exemple, une personne peut vous indiquer votre chemin, elle le fera. Nous considérons cela tellement évident que les exceptions sont elles-mêmes très révélatrices. EvansPritchard rapportait en ces termes sa déconfiture lorsque quelqu’un lui indiqua intentionnellement la mauvaise direction : « Il m’arriva une fois de demander mon chemin et d’être délibérément abusé. Je retournai au campement, l’air chagrin, et demandai à ceux qui m’avaient trompé les raisons pour lesquelles ils m’avaient indiqué la mauvaise direction. L’un d’eux me répondit : “Tu es un étranger, pourquoi veux-tu que nous t’indiquions le bon chemin ? Même si un Nuer que nous ne connaissons pas nous demandait sa route, nous lui dirions : “Tu continues tout droit jusqu’au bout de ce chemin”. Mais nous ne lui dirions pas que ce chemin bifurque un peu plus loin. Pourquoi devrions-nous lui dire ? Mais maintenant que tu es membre de notre campement et que tu es gentil avec les enfants, nous te donnerons le bon chemin dans l’avenir » [Evans-Pritchard, 1940 : 182].

Les Nuer sont constamment à couteaux tirés. Tout étranger est un ennemi en puissance, à l’affût d’une bonne occasion pour dresser une embuscade. Il est donc imprudent de lui livrer de bonnes informations. La mésaventure d’Evans-Pritchard s’explique facilement. Les habitants du premier campement où il s’était installé suivaient un prophète récemment assassiné par le gouvernement britannique qui avait envoyé l’armée bombarder leur camp. Comme quoi l’anthropologue avait été traité de façon bien généreuse. La conversation est particulièrement bien adaptée au communisme. Il ne s’agit certes pas de faire comme si les mensonges, insultes et dénigrements n’existaient pas, mais ils restent exceptionnels. Il est d’ailleurs assez significatif que la meilleure façon

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de mettre fin à une relation amicale avec une personne consiste à ne plus lui adresser la parole. Il en est de même pour ces civilités les plus ordinaires : demander du feu, voire une cigarette, ouvrir la porte à un étranger. Il semble en effet beaucoup plus approprié de demander à un étranger une cigarette plutôt qu’une somme d’argent équivalente et, de fait, il est bien difficile pour un fumeur de refuser de satisfaire une telle demande. Son coût est en général jugé minimal. Cela est vrai également dans les situations où les besoins d’autrui – même s’il s’agit d’un étranger – sont particulièrement frappants ou urgents, comme dans le cas d’une noyade. Si un enfant tombe sur les voies d’un train, nous considérons que toute personne capable de l’aider le fera. J’appelle cela le « communisme de base ». À l’exclusion des ennemis, lorsque le besoin est suffisamment important et le coût suffisamment raisonnable, le principe sera appliqué. Les communautés ont bien sûr chacune des critères différents du raisonnable. Dans les communautés les plus étendues et les plus impersonnelles, il est vraisemblable qu’il serait déraisonnable de demander davantage que du feu ou son chemin. Cela peut sembler dérisoire, mais s’ouvre ainsi une possibilité de relations sociales plus larges. Dans des communautés plus réduites, moins impersonnelles – tout particulièrement dans celles qui ne sont pas divisées en classes –, ce même principe s’étend en général au-delà. Il est par exemple souvent difficile de refuser une demande non seulement de tabac mais de nourriture – parfois même pour un étranger et sans exception pour toute personne dont on considère qu’elle appartient à la communauté. Evans-Pritchard observait également que, pour les Nuer, il est impossible de refuser à toute personne acceptée comme membre du campement un bien de consommation courante, au point que ceux dont on savait qu’ils disposaient d’un surplus de céréales, de tabac etc. voyaient leur stock disparaître presque immédiatement [Evans-Pritchard, ibid. : 183]. Néanmoins, cette logique de partage et de générosité ne s’étend jamais à tout. Les choses librement et gratuitement partagées sont considérées comme des choses sans importance. Or les vaches, par exemple, sont de la plus haute importance pour les Nuer. Personne ne partagera son cheptel de la sorte. Les jeunes garçons apprennent au contraire à le défendre au péril de leur vie. C’est la raison pour laquelle les vaches ne sont également jamais achetées ni vendues.

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L’obligation de partager la nourriture et d’autres nécessités de bases est intrinsèque à la morale ordinaire des sociétés égalitaires, celles qui ne sont pas divisées en différentes catégories de personnes. Audrey Richards décrit ainsi comment les mères Bemba, « si laxistes par ailleurs en toutes choses » réprimandent avec sévérité leurs enfants lorsqu’ils ne proposent pas à leurs amis de partager une orange ou tout autre festin [1939 : 197]. Mais partager est aussi une source essentielle de plaisirs. Le besoin de partager est tout aussi vif dans les périodes difficiles que dans les moments fastes. Les tout premiers témoignages consacrés aux Indiens d’Amérique du Nord rapportent de très nombreux exemples de manifestations de générosité en période de disette, même au profit d’étrangers. Plus une fête est élaborée, plus on peut y distinguer le libre partage de certains biens (nourriture et boisson principalement) et la distribution minutieuse, selon des protocoles sophistiqués ou des échanges de dons, d’autres types de biens : par exemple, de mets de valeurs dans le cadre de jeux ou de sacrifices. De tels échanges manifestent souvent un aspect ludique, indissociable d’une dimension agonistique, spectaculaire et dramaturgique, qui sont autant de marques de fabrique caractéristiques d’une fête populaire. Cette convivialité partagée peut être conçue comme une forme de communisme de base, sur le socle duquel tout le reste est bâti. Partager n’est donc pas simplement une affaire de moralité, c’est aussi une affaire de plaisir. Les plaisirs solitaires existeront toujours mais les activités les plus plaisantes impliquent en général de partager quelque chose : musique, nourriture, drogue, rumeur, spectacle, chambre à coucher. Il y a un communisme des sens à la racine de la plupart des choses que nous jugeons agréables. Dans ces relations communistes, faire les comptes est considéré choquant d’un point de vue moral, ou au moins étrange et déplacé. De telles relations sont en effet perçues comme éternelles, et traitées comme telles. Nous agissons comme si nos mères étaient immortelles, même si nous savons que tel n’est pas le cas. D’où le caractère absurde de tout calcul des prestations réciproques dans les relations que nous entretenons avec elles. Au-delà de ce communisme de base, certaines personnes et certaines institutions sont désignées comme des instances ou des espaces privilégiés de solidarité et d’aide mutuelle. Qu’il s’agisse des liens que nous nouons avec

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nos mères, épouses et époux, amoureux et amoureuses ou nos plus proches amis, avec ces personnes, nous partageons tout. Ou du moins nous pouvons nous tourner vers elles en cas de besoin. Tel est d’ailleurs le sens de l’amitié véritable partout dans le monde. De telles relations d’amitié sont parfois formalisées par divers rituels. On devient « frères de sang » ou bond-friends, et l’on ne peut alors mutuellement rien se refuser. Ainsi toute communauté est tressée de relations de « communisme individualiste », de relations duelles et personnalisées qui, à divers degrés, sont régies par le principe « de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins » [Graeber, 2001 ; Mauss, 1967 : 130]. Une telle logique ne se limite pas à la coopération au sein des groupes de travail et peut s’étendre au sein de tout groupe. Chaque groupe de référence (in-group) se définit et se distingue des autres en créant son propre communisme de base. Certaines choses sont partagées au sein du groupe ou rendues disponibles gratuitement : un coup de main pour réparer un filet dans un groupe de pêcheurs, des fournitures dans un bureau, des informations commerciales parmi des négociants etc. À certaines occasions, certaines personnes peuvent toujours être sollicitées : au moment des moissons, lors d’un déménagement, pour construire ou réparer un bateau. En définitive, il existe une infinité de biens communs (« commons ») et de formes collective de gestion des ressources communes (« the commons »). La sociologie du communisme de tous les jours constitue un champ d’investigation immense face auquel nos œillères idéologiques nous ont comme frappés de cécité. Le communisme en tant que principe moral – et non comme forme de propriété – intervient dans toutes les transactions, même les transactions commerciales. Si l’on entretient des relations de sociabilité avec une personne, il est difficile d’ignorer sa situation personnelle. C’est l’une des raisons pour lesquelles les commerces dans les quartiers pauvres sont rarement tenus par des individus appartenant au même groupe ethnique que leurs clients. L’inverse est tout aussi vrai. Une anthropologue menant ses recherches dans les régions rurales de Java voulait perfectionner ses talents dans l’art du marchandage dans un bazar local. Elle s’aperçut bien vite qu’elle ne pouvait parvenir à faire baisser les prix autant que les clients locaux. Un ami javanais lui en fournit l’explication : « Tu sais, ils chargent également les Javanais les plus riches ».

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À moins que les besoins soient dramatiquement élevés – comme dans les situations de misère noire –, les capacités par trop insuffisantes – il faudrait des ressources qui dépassent l’imagination – ou que toute forme de sociabilité soit absente, la morale communiste entre toujours en jeu dans la manière dont les gens font les comptes. Un conte populaire turc racontant les fabuleuses aventures du soufi Nasrudin Hodja en donne une excellente illustration : « Nasrudin tenait un salon de thé quand, un jour, il reçut la visite du roi et de sa suite. Ils rentraient de la chasse et s’arrêtaient pour prendre un petit-déjeuner. “As-tu des œufs de caille ?” demanda le roi. “Je suis sûr de pouvoir en trouver » lui répondit Nasrudin. Le roi commanda une omelette d’une douzaine d’œufs de caille et Nasrudin s’empressa d’aller en trouver. Une fois que le roi eut terminé son repas, il lui réclama cent pièces d’or. Le roi était stupéfait : “Les œufs de caille sont donc si rares dans cette contrée ?” Nasrudin répondit : “Ce ne sont pas les œufs de caille qui sont rares ici, mais les visites de rois” ».

Échange L’échange est fondé sur une tout autre logique morale. Ici, tout est affaire d’équivalence. Chaque partie donne autant de « biens » qu’elle en reçoit. On échange des mots mais aussi des coups, voire des coups de feu. Il ne s’agit pas pour autant d’une équivalence exacte – même lorsqu’il est possible de la mesurer – mais d’un processus qui, par aller et retour, tend à l’équivalence. Chaque partenaire tente de l’emporter sur l’autre, mais il est souvent plus simple d’arrêter les frais pour s’en tenir à une situation où chacun considère qu’il en tire un avantage plus ou moins comparable. Une tension comparable se retrouve dans les échanges de biens matériels. Ils manifestent souvent une dimension de compétition, mais chacun fait les comptes et, à la différence du communisme et de son idée d’éternité, peut siffler la fin de la partie. Dans le cadre du marchandage ou de l’échange commercial où seul importent les biens en jeu, les deux parties, comme y insistent les économistes, tentent de tirer le plus grand bénéfice de la transaction. Néanmoins, comme les anthropologues l’ont montré depuis longtemps déjà, dans le cas des échanges de don, c’est-àdire d’échanges où les objets qui passent de main en main reflètent et modèlent les relations entre les personnes, la compétition peut

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prendre une forme diamétralement opposée : on rivalise alors de générosité, chacun jouant, en quelque sorte, à « qui perd gagne ». L’échange commercial est de nature « impersonnelle » au sens où la personne de l’acheteur et du vendeur ne sont pas pertinentes. Tout ce que nous faisons, c’est comparer la valeur de deux objets. Pour autant, aucune transaction ne saurait s’effectuer sans une confiance minimale et, à moins d’avoir affaire à une machine, de tels échanges supposent en général des signes extérieurs de sociabilité. Même dans les centres commerciaux ou les supermarchés, on est en droit d’attendre des employés qu’ils simulent une certaine chaleur humaine, manifestent un peu de patience et d’autres qualités rassurantes. Dans les bazars du Moyen-Orient, avant d’engager la bataille sur les prix, tout un rituel très sophistiqué permet d’établir des relations de sociabilité avec les clients. Il se manifeste sous la forme d’un communisme de base consistant à partager thé, nourriture ou tabac. Acheteur et vendeur sont, à ce moment, des amis, et, à ce titre, en droit de s’indigner si les demandes de l’autre s’avèrent déraisonnables. Mais il s’agit ici d’une comédie. Une fois que les objets ont changé de main, les deux parties n’ont plus rien à faire ensemble. L’échange permet également de solder nos dettes. Alors que le communisme peut être conçu comme un régime d’endettement mutuel permanent, l’échange autorise à décréter que les prestations mutuelles sont comparables et ainsi à mettre fin à la relation. Avec des vendeurs, il s’agit le plus souvent seulement de faire « comme si » l’on s’engageait dans une relation. Avec des voisins, et pour cette raison même, on peut préférer ne pas payer ses dettes. Laura Bohannan, décrivant son arrivée dans une communauté rurale au Niger, racontait comment ses habitants vinrent au-devant d’elle avec de petits dons : « Deux épis de maïs, une courgette, un poulet, cinq tomates, une poignée de cacahuètes » [Bohannan, 1964 : 47]. Elle les remercia et nota sur un carnet leurs noms et ce qu’ils lui avaient donné. Par la suite, deux femmes l’adoptèrent et lui expliquèrent que de tels dons devaient être retournés. Il ne serait en effet pas convenable d’accepter trois œufs d’un voisin sans lui apporter en retour quelque chose de valeur à peu près équivalente. Par exemple, donner en plusieurs fois une certaine somme d’argent, à condition qu’elle ne couvre pas exactement le prix des œufs. En effet, si ne rien apporter en retour serait considéré comme une attitude digne

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d’un exploiteur ou d’un parasite, rendre l’exact équivalent pourrait suggérer que l’on veut mettre fin à la relation. Ainsi, les femmes Tiv peuvent parcourir des kilomètres pour atteindre des villages éloignés dans le seul but de retourner une poignée d’okra (un condiment) ou quelques menues pièces de monnaie. Et c’est en se prévalant d’une telle excuse pour se rendre mutuellement visite qu’une société plus large se crée. On peut ici déceler une trace de communisme – plus on est en bons termes avec ses voisins, plus on pourra compter sur eux en cas d’urgence –, mais à la différence des relations communistes que l’on considère permanentes, ces formes de relation de voisinage doivent être sans cesse créées et recréées car de tels liens peuvent être rompus à tout moment. Il existe d’infinies variations sur la gamme des échanges de dons en mode « donnant-donnant ». L’échange de présents est le plus familier : je te paie une bière, tu paies la suivante. L’équivalence implique l’égalité. Si j’invite un ami à dîner dans un restaurant chic, après un certain laps de temps, il fera de même. L’existence même de telles coutumes – et donc de ce sentiment que nous sommes dans l’obligation de rendre une faveur – ne saurait être expliquée par le principe élémentaire de la théorie économique selon laquelle chacun cherche le plus grand profit pour le moindre coût. Mais ce sentiment est si vif qu’il n’est pas sans imposer de lourdes contraintes chez tous ceux qui, en dépit de leurs maigres moyens, tentent malgré tout de sauver les apparences. Si j’invite un économiste partisan du libre-marché à un dîner très onéreux, se sentira-t-il de quelque façon diminué – mal à l’aise en raison de la dette que mon invitation faire peser sur ses épaules – jusqu’au moment où il pourra rendre cette invitation ? Pour quelles raisons serait-il tenté de m’inviter dans un restaurant plus cher encore ? Rappelons-nous les fêtes évoquées plus haut. Ici aussi se mêle à la convivialité et au partage un élément, souvent ludique, de compétition. Le plaisir de chacun s’accroît d’autant : qui voudrait déguster tout seul un délicieux repas dans un restaurant français ? Bien sûr, ces fêtes peuvent dériver vers des jeux où la volonté de surpasser autrui confine à l’obsession et attise la colère ou l’humiliation, ou pire encore. Dans certaines sociétés, de tels jeux sont formalisés, mais n’y prennent part que des personnes ou des groupes qui se reconnaissent égaux en statut. Pour revenir à notre économiste imaginaire, si Bill Gates ou George Soros l’invitait à dîner, il en

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conclurait vraisemblablement qu’il a ainsi reçu quelque chose contre rien et en resterait là. Si un jeune collègue ou un étudiant de troisième cycle plein d’ambition essayaient de l’impressionner en agissant de même, il penserait qu’il leur fait déjà une faveur en acceptant leur invitation. Dans l’échange, les objets sont donc dans une certaine mesure équivalents. Par conséquent, les personnes le sont également, du moins lorsque le don suscite le contre-don ou quand l’argent passe d’une main à l’autre et qu’il n’y plus de dette ou d’obligation en cours. Chaque partenaire est désormais libre de passer son chemin. Cela implique donc une certaine autonomie, celle-là même qui sied mal aux monarques qui, en général, ont en horreur toute forme d’échange. Cette perspective d’une équivalence toujours possible et d’une sortie de la relation ouvre une gamme infinie de jeux. On peut ainsi demander quelque chose à quelqu’un en sachant qu’en retour, il sera en droit d’exiger quelque chose d’équivalent. Marquer son admiration pour le bien d’autrui peut parfois être interprété comme une requête de ce type. Au XVIIIe siècle en Nouvelle-Zélande, les colons britanniques ont vite appris que ce n’est pas une bonne idée d’admirer le magnifique collier de jade d’un guerrier Maori. Ce dernier insistera pour qu’ils le prennent, considérant qu’il ne saurait leur refuser. Mais, immanquablement, il reviendra plus tard auprès d’eux en chantant les louanges de leurs manteaux ou de leurs fusils. La seule façon d’éviter une telle situation aurait consisté à lui offrir un premier cadeau avant qu’il n’en réclame un. Certains dons sont quelquefois offerts pour autoriser une telle demande. Dès lors, accepter un tel présent revient à reconnaître tacitement au donateur le droit d’exiger tout ce qu’il jugera équivalent. Tout cela peut se fondre dans une sorte de marchandage où une chose est troquée contre une autre. De fait, ce type de troc est très fréquent, même au sein des économies fondées sur le commerce. Néanmoins, en l’absence de marché formel et en raison de la présence de ce que Mauss nomme l’« échange-don », les gens en général ne troquent pas directement un objet contre un autre, sauf lorsqu’ils traitent avec des étrangers vis-à-vis desquels ils n’ont aucun intérêt à maintenir des relations sociales durables. Au sein des communautés, comme le montre l’exemple des Tiv, on répugne à clore les relations. C’est la raison pour laquelle, si la monnaie est d’usage courant, on refuse souvent d’y avoir recours

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entre amis ou entre proches (ce qui, dans une société villageoise, veut dire avec qui que ce soit) ou on l’utilise d’une façon radicalement différente. Hiérarchie Les relations explicitement hiérarchiques, celles qui se nouent entre des partenaires dont l’un est socialement supérieur à l’autre, ne reposent absolument pas sur la réciprocité. Bien qu’elles soient souvent justifiées en ces termes – « les paysans procurent la nourriture, les seigneurs la protection… » –, elles sont régies par une tout autre logique : la logique du précédent, qui s’oppose en tout point à celle de la réciprocité. Imaginez un continuum de relations sociales, allant des plus prédatrices aux plus bienveillantes. Soit, à l’une des extrémités, le vol et le pillage et, à l’autre, la charité la plus désintéressée. Les interactions qui engagent de véritables relations sociales se situent entre ces deux extrêmes. Seul un fou est susceptible de casser la figure à son voisin de palier. De même, dans de nombreuses traditions religieuses, le seul geste authentiquement charitable est celui qui reste anonyme ou, pour le dire autrement, celui qui ne place jamais son bénéficiaire en situation de dette vis-à-vis du donateur. On peut donner ici l’exemple d’un don fait en catimini. Il s’agit en quelque sorte d’un cambriolage inversé : vous vous introduisez en pleine nuit dans la maison du bénéficiaire pour y déposer un présent de telle façon qu’il ne pourra jamais savoir qui est le généreux donateur. Observons ce qui se passe entre ces deux extrêmes. En Biélorussie, les gangs dépouillent les touristes d’une façon si systématique qu’ils ont pris l’habitude de donner des sortes de bons à leurs victimes pour confirmer qu’ils ont déjà été détroussés. Une théorie assez courante de l’origine des États fait écho à de telles pratiques. Il fut un temps où, dans certaines sociétés, la conquête et le déchaînement de la force furent progressivement redéfinis et systématisés non plus comme des relations de prédation mais comme des relations morales. Les seigneurs prétendaient assurer la protection des villageois qui, eux, assuraient leurs moyens de subsistance. De part et d’autre, chacun considérait agir selon un code moral commun qui, à ce titre, imposait certaines limites aux

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seigneurs et même aux rois. Néanmoins si ce code permettait aux paysans de discuter de la part de récolte que les agents des seigneurs étaient en droit de prélever, ils ne calculaient pas pour autant la qualité et la quantité de protection qui leur avait été récemment accordée. Il est plus vraisemblable qu’ils s’appuyaient alors sur la coutume et les précédents : combien avons-nous payé l’année dernière ? Combien nos ancêtres devaient-ils acquitter ? Et cela est également vrai à l’autre extrémité. Pour que les dons charitables puissent nourrir des relations sociales, même minimales, elles ne sauraient être fondées sur la réciprocité. Si vous donnez une pièce à une personne qui fait la manche et qu’elle vous reconnaît un peu plus tard, elle ne vous rendra pas l’équivalent de ce que vous lui avez donné. Elle attendra plutôt que vous lui redonniez à nouveau quelque chose de comparable. Ce n’est guère différent pour les dons à des associations caritatives. De tels gestes unilatéraux de générosité sont traités comme des précédents en fonction desquels les dons futurs sont attendus. N’est-ce pas la même chose lorsqu’on offre un bonbon à un enfant ? La logique de la hiérarchie s’oppose donc à celle de la réciprocité. Dans la mesure où les frontières qui séparent le supérieur de l’inférieur sont clairement tracées et acceptées des deux côtés, et dès lors que les liens ainsi noués ne reposent pas seulement sur l’arbitraire de la force, ces relations seront réglées par tout un ensemble de coutumes et de précédents. De telles situations ont parfois pour origine un acte de conquête. Mais elles peuvent aussi être considérées comme une coutume ancestrale qui n’exige aucune explication particulière. Xénophon rappelait ainsi qu’aux débuts de l’Empire perse, toutes les provinces rivalisaient les unes avec les autres pour faire don au « Roi des Rois » des biens les plus précieux de leurs pays. C’est sur cette base que s’est constitué un système de tribut, ces « mêmes dons » étant attendus chaque année [Xénophon, Cyropédie, VIII.6 ; voir Briant, 2006 : 193194, 394-404]. En d’autres termes, dans le monde féodal, tout don à un supérieur tendait à être considéré comme un précédent et prenait place dans un entrelacement de coutumes au point où il devait être réitéré chaque année et à tout jamais. D’une façon plus générale, les relations sociales marquées par l’inégalité s’initient et se maintiennent souvent par cette logique analogique ne fut-ce parce que, dans le cas de relations reposant sur la « coutume »,

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la seule façon d’établir une obligation ou un devoir consiste à rappeler que cela a été fait dans le passé. Tout se passe donc ainsi : une action, répétée, devient une coutume et vient définir l’identité de l’acteur, sa nature la plus profonde. Elle peut aussi refléter comment les autres ont agi dans le passé. Un noble, par exemple, insistera pour être traité ès qualité, comme les gens de son rang l’ont toujours été. L’art d’être ce genre de personne consiste à se traiter soi-même comme on voudrait être traité par autrui : un roi se couvrira d’or afin que les autres fassent de même avec lui. À l’autre extrémité, cela permet d’expliquer comment certains crimes peuvent être justifiés. Aux États-Unis, si une jeune fille des classes moyennes de treize ans est kidnappée, violée et assassinée, ce crime fera la une des journaux télévisés et provoquera un émoi considérable au sein de la population. Si, par contre, il s’agit d’une jeune fille d’origine populaire, le traitement identique qu’elle aura subi passera inaperçu. Comme si l’on pouvait s’y attendre. Lorsque les partenaires appartiennent à des classes distinctes, différentes sortes de biens, incommensurables, sont donnés de part et d’autre. Une exception apparente mérite d’être notée : la redistribution hiérarchique. Il est possible d’évaluer le caractère égalitaire d’une société à partir du critère suivant : ceux qui occupent les positions d’autorité mettent-ils en œuvre une redistribution juste ou accumulent-ils des biens pour leur propre compte, comme dans les sociétés aristocratiques fondées sur la guerre et le pillage ? Toute personne qui détient une richesse considérable finira par en abandonner une partie, souvent d’une façon grandiose et au profit d’un grand nombre de gens. Plus cette richesse a été obtenue par le pillage ou la prédation, plus les formes par lesquelles elle est donnée, voire dilapidée, sont spectaculaires et vouées à manifester la grandeur du donateur. Les guerriers de l’aristocratie n’ont pas pour autant le monopole de ces gestes. Dans les premiers États, les dirigeants se présentaient toujours comme les protecteurs des personnes dans le besoin, au service de la veuve et de l’orphelin, champions des pauvres. En ce sens, la généalogie de l’État providence moderne peut être ramenée non au « communisme primitif » mais, ultimement, à la violence et à la guerre.

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Pour conclure Les différents principes que je viens d’évoquer ont toujours coexisté. Comment imaginer une société au sein de laquelle nous ne serions pas communistes avec nos amis proches et seigneurs féodaux avec les jeunes enfants ? Bref, nous ne cessons de passer de l’un de ces registres à l’autre. Pourquoi ce fait d’évidence passe-t-il inaperçu ? Peut-être parce que, lorsque nous pensons de façon abstraite à « la société », et particulièrement lorsque nous tentons de justifier les institutions sociales, nous retombons presque inévitablement dans une rhétorique de la réciprocité. Les sociétés médiévales ont fonctionné selon des principes différents, principalement hiérarchiques. Néanmoins, lorsque les ecclésiastiques dissertaient sur elles, ils avaient tendance à réduire ses rangs et ses ordres à un modèle tripartite très simple suivant lequel chacun d’entre eux offrait aux autres une contribution égale : « ceux-là prient, ceux-là combattent, d’autres travaillent ». De la même façon, les anthropologues nous rappellent, comme il se doit, que « c’est ainsi que nous remboursons nos mères du prix de leurs efforts pour nous avoir élevés », ou s’échinent à formaliser des modèles sophistiqués de parenté qui ne correspondent jamais à ce que les gens font effectivement. Lorsqu’on tente d’imaginer une société juste, il est difficile de se passer d’images évoquant l’équilibre, la symétrie, de figures géométriques élégantes où tout s’annule. Le « marché » est un spécimen de ce type : une totalité purement imaginaire et abstraite où les contributions de chacun finissent toujours par s’équilibrer. Dans la pratique, ces principes ne cessent de glisser les uns vers les autres. Les relations hiérarchiques incorporent souvent quelques éléments communistes : pensons par exemple au patronage. De même, lorsque les « capacités » et les « besoins » s’avèrent hors de proportion, des formes de relations communistes peuvent facilement glisser vers des relations inégalitaires. Les sociétés authentiquement égalitaristes ont toujours développé des stratégies afin de se prémunir contre tous ceux qui, à l’instar d’un (trop) bon chasseur dans une société de chasse, menacent de s’élever au-dessus des autres, comme elles se méfient de tout ce qui pourrait conduire à rendre un membre de la communauté débiteur d’un autre. Ceux qui se donnent trop d’importance et

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tentent d’attirer l’attention sur leurs performances sont l’objet de moqueries. La politesse consiste au contraire à se moquer de soi-même. Peter Freuchen, qui vécut parmi les Inuit au Groenland, a parfaitement décrit combien la délicatesse à l’égard des hôtes consiste à déprécier le plus possible son propre mérite. Lorsqu’un chasseur habile lui offrit une grande quantité de viande de morse, il découvrit que l’on ne doit jamais, chez les Inuit, remercier quiconque pour de la nourriture : « Dans notre pays, nous sommes humains ! dit le chasseur. Et comme nous sommes humains, nous nous aidons les uns les autres. Nous n’aimons pas entendre quelqu’un nous dire merci pour cela. Ce que j’ai attrapé aujourd’hui, tu peux très bien l’attraper demain. Ici, on dit que les dons font les esclaves et que les fouets font les chiens » [Freuchen, 1961 : 154].

Remercier quelqu’un, c’est lui signifier qu’il aurait pu ne pas agir de la sorte, bref imposer au bénéficiaire une obligation, une dette, donc une forme de supériorité. Les collectifs égalitaires et les organisations politiques en Amérique ont elles aussi à se protéger contre les hiérarchies rampantes qui les menacent. Pour autant, le communisme ne s’abîme pas toujours en hiérarchie. Les Inuit sont parvenus à conjurer de tels périls depuis des milliers d’années. Mais il faut néanmoins toujours rester sur ses gardes. À l’inverse, il est particulièrement difficile de passer de relations fondées sur le partage à des relations d’échange. C’est ce que nous observons constamment avec nos amis. Si l’un d’eux tire avantage de notre générosité, il est plus simple de rompre la relation que de demander d’être remboursé. Un tel dilemme est tout à fait courant. Un Maori racontait à Firth l’histoire d’un glouton notoire qui agaçait les pêcheurs en réclamant toujours les meilleures prises. Dans la mesure où il était impossible de refuser quelque demande de nourriture que ce soit, ils lui donnaient ce qu’il exigeait. Jusqu’au jour où, trop c’est trop, se forma un groupe de guerriers (war party) qui lui tendit une embuscade et le tua [Firth, 1959 : 411-412]. Créer un socle de sociabilité entre deux étrangers – ce que j’ai appelé le « communisme de base » – peut parfois exiger de tester les limites de son partenaire. À Madagascar, lorsque deux marchands sont liés par un pacte de sang, ils font le serment de ne jamais refuser aucune demande de l’autre. En pratique, c’est la

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circonspection qui règne. Pour mettre à l’épreuve ce serment, l’un peut alors demander que l’autre lui donne sa maison, sa chemise ou – c’est l’exemple préféré pour beaucoup – le droit de passer la nuit avec sa compagne. La seule contrainte est que cette requête puisse être réciproque. Il s’agit là d’une étape dans le processus qui conduit à la mise en place de relations de confiance. Le don héroïque, quant à lui, n’apparaît que lorsque des relations d’échange menacent de se renverser en hiérarchie, soit lorsque deux partenaires se traitent en égaux, échangent des dons, des coups ou des marchandises, mais que l’un d’eux provoque un changement radical d’échelle. De telles « luttes de richesse » (Mauss) sont typiques des sociétés guerrières aristocratiques. Elles sont marquées par la « vaine gloire », des fanfaronnades ritualisées durant lesquelles ces héros se glorifiant eux-mêmes autant que les chasseurs Inuit minimisent leurs propres mérites. Néanmoins, il ne faut pas prendre ses vantardises trop au sérieux, comme Mauss le fait dans l’Essai [1989 : 212] lorsqu’il en conclut que les perdants, lors d’un potlatch Kwakiutl, ont de fortes chances d’être réduits en esclavage pour dette. Cependant, les conséquences peuvent parfois être terribles. Mauss [1925] cite la description par Posidonius de fêtes celtiques où les nobles, incapables de rendre un don d’une magnificence suffisante, se suicidaient. William Miller [1993 : 15-16] fournit un autre exemple, tiré des Eddas, où un Viking, refusant de composer un poème à la gloire de la générosité d’un ami qui lui avait laissé un trésor d’une valeur incomparable, partit à sa recherche et le tua. Les dons, dans la pluralité de leurs formes, constituent donc les points d’intersection où différents ordres moraux s’entrecroisent, se fondent les uns dans les autres et autour desquels ils ne cessent de tourner. C’est la raison pour laquelle cette matière, si riche et si complexe, a pu faire l’objet de réflexions philosophiques sans fin. Néanmoins, comme j’ai tenté de le montrer dans ce texte, à trop rabattre ces dons sur une catégorie conceptuelle unique, le risque est grand de passer à côté des principes moraux qui sont effectivement à l’œuvre. (Traduit par Philippe Chanial.)

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Mauss et l’invention de la réciprocité Marcel Hénaff

On ne s’est peut-être pas suffisamment avisé de ce fait singulier : hormis une seule occurrence, Mauss ne recourt jamais au terme de réciprocité dans le texte où il en est le plus constamment question : l’Essai sur le don1. Passé cette surprise, on pourra se dire : qu’importe, puisque la réalité décrite est bien celle qui correspond au mot. Il se pourrait cependant que cette absence ne soit pas anodine ; qu’elle soit même un bon indicateur des étapes du travail conceptuel opéré par Mauss dans sa réflexion sur les faits abordés dans l’Essai. Il se trouve en effet que pour lui, comme pour tant d’autres, ce n’est pas à propos du don que s’imposait l’idée de réciprocité mais à propos du contrat. Nous le savons par Mauss lui-même [et nous le savons mieux par les travaux de Fournier, 1994 et Karsenti, 1997] : c’est d’abord dans le cadre d’un programme de recherche portant sur la formation de l’idée de contrat dans le droit européen que Mauss a commencé à s’intéresser aux échanges publics de dons. G. Davy, son élève, collaborateur de ce projet qui, à la suggestion de Mauss, avait orienté ses recherches sur le potlatch de la côte nord-ouest de l’Amérique, s’était empressé de publier ses résultats dans son ouvrage de 1922, La foi jurée. Il y présentait les pratiques d’échanges somptuaires entre tribus comme une forme primitive de contrat. Ce faisant, il « grillait » en quelque sorte le travail 1. Ce non-usage est confirmé par une interrogation électronique de la version PDF de l’Essai ; le terme apparaît une seule fois (p. 230) tandis que l’adjectif « réciproque » est utilisé quatre fois seulement. En revanche, il y a près de deux-cents occurrences pour le terme « échange/s » ou « échanger ».

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d’enquête inachevé conduit par Mauss qui s’abstint de relever cette inélégance et ce d’autant plus que, la même année, paraissait un ouvrage qui changeait la donne : Les Argonautes du Pacifique occidental de Bronislav Malinowski. Cette enquête corroborait de manière essentielle certaines intuitions encore inchoatives de Mauss qui se trouva définitivement poussé vers une tout autre voie que Davy : à savoir que ces pratiques collectives et rituelles de dons, loin d’être des faits simplement juridiques et marginaux dans la vie des sociétés concernées, constituaient au contraire le cœur de leur activité communautaire, et intégraient en elles toutes les dimensions de la vie du groupe : bref, il s’agissait d’un « fait social total ». Cela, du coup, inversait la vision des échanges par rapport au contrat : celui-ci n’apparaissait plus que comme un aspect limité de ce phénomène dominant et intégrateur. Mauss, dès sa lecture admirative de l’ouvrage de Malinowski, manifeste le tournant en train de s’opérer dans sa pensée, tournant qui devient plus explicite encore dans un bref texte de 1923 consacré à L’obligation de rendre les présents [1969a : 44-45]. La terminologie du contrat – mais compris dans un sens large – subsiste encore dans ces textes. Reste la question reprise dès le début de l’Essai : qu’est-ce qui fait que, dans ces sociétés dites « archaïques », il faille rendre le présent reçu ? Mauss aurait pu formuler la question ainsi : pourquoi ces dons doivent-ils être réciproques ? Mais cela aurait sans doute été compris comme : pourquoi ces échanges sont des sortes de contrats au sens moderne du terme ? Tel était sans doute l’obstacle. Il fallait donc repenser le concept de réciprocité. En ne le faisant pas explicitement, Mauss s’exposait à ne pas rendre compte du type d’obligation propre à l’échange de présents. Cette impasse, on va le voir, apparaît nettement dans l’Essai. Il fallait pousser plus loin. Précisément, dans un texte de 1931, un pas est franchi : le problème de la réciprocité est abordé directement hors de tout présupposé contractuel classique. Mieux, ce texte, qui ne porte pas directement sur les échanges de dons mais sur les rapports entre générations, éclaire rétrospectivement l’Essai, et annonce certaines des meilleures intuitions de Lévi-Strauss ; mais surtout, il ouvre sur une autre perspective autour d’une idée qui, elle aussi, reste innommée et pourtant travaille toute cette interrogation : celle de mutualité. C’est ce parcours que je vais tenter brièvement de présenter ici.

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L’énigme de l’obligation de rendre

Dans le texte de 1923 déjà cité (« L’obligation de rendre les présents »), s’annonce la question qui ouvre l’Essai. Y apparaît déjà l’expression décisive de « prestations totales ». Ce qui nous intéresse cependant, c’est la formule paradoxale concernant le cadeau polynésien décrit comme « obligatoirement et volontairement donné et obligatoirement et volontairement reçu » [1969a : 44]. Il s’agit de penser ensemble contrainte et liberté autant dans l’acte de donner que celui de rendre. Le texte continue en passant au hau maori – qui reviendra dans l’Essai – et s’oriente prioritairement vers cette question : pourquoi l’obligation de rendre ? Celle-ci apparaît déjà comme le vrai problème au point de donner son titre à ce texte. Ce qui préoccupe Mauss, c’est la nature même de l’obligation et son rapport à la liberté. C’est donc l’héritage de Durkheim qui est ici soumis à débat. Mauss envisage lucidement cette divergence. En revanche, ce qui reste inaperçu chez lui, c’est la possible polysémie du concept de don. Elle reste à exhumer. Nous devons nous demander en effet : est-ce par choix de méthode, c’est-à-dire comme angle d’approche favorable, que Mauss se demande non pas pourquoi il faut donner mais bien pourquoi il faut rendre2 ? La raison semble venir de plus loin ; elle s’enracine dans un héritage qui offre l’assise d’une conviction. On peut en effet avancer ceci : pour Mauss – comme pour nous encore du reste, légataires de toute une tradition morale et religieuse –, l’exigence de donner ne fait pas réellement problème : nous l’acceptons comme belle, comme relevant d’une générosité admise comme morale et noble. Donner fait partie de nos évidences normatives. Si Mauss ne le dit pas, c’est parce qu’il ne le voit pas ; mais il est clair qu’il le suppose. Chez lui comme chez nous, il y a une oblativité non questionnée, voire difficilement questionnable. Au fond, son problème (comme celui de beaucoup de ses lecteurs), c’est que le geste inaugural de donner est supposé relever de la gratuité ou en tout cas d’une générosité inconditionnelle ; il est présumé totalement libre (ce que reprend à son compte 2. « Quelle est la règle de droit et d’intérêt qui, dans les sociétés de type arriéré ou archaïque, fait que le présent reçu est obligatoirement rendu ? Quelle force y a-t-il dans la chose qu’on donne qui fait que le donataire la rend ? » [1950b : 148].

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un de ses meilleurs commentateurs, B. Karsenti3). Du coup, le geste de donner en retour devient énigmatique et même incompréhensible. Le considérer comme obligatoire semble détruire la gratuité qui l’a suscité ; ce qui annulerait du même coup la liberté qu’il suppose. Or, dans le cas du don rituel, il faudrait concevoir la réciprocité comme inhérente au geste initial de donner sans quoi on ne comprend rien non seulement à l’obligation de rendre mais déjà à celle de recevoir. C’est ce que Mauss a perçu mais a eu le plus grand mal à argumenter. Il nous faudra tenter ce pas supplémentaire. L’hypothèse du contrat Voilà sans doute pourquoi, dans un premier temps, Mauss a choisi de faire appel au concept de contrat comme pouvant offrir la solution attendue. Ce concept semble correspondre au mieux à la définition du fait social en termes durkheimiens : il possède un caractère à la fois institutionnel et contraignant ; comme acte public d’engagement, décidé librement par deux partenaires, il devrait être à même de rendre compte des échanges somptuaires observés par les ethnographes. On ne s’étonne donc pas que Mauss fasse un large usage du terme. C’est déjà le cas dans son étude de 1899 – cosignée avec H. Hubert – sur le sacrifice [Mauss et Hubert, 1968] pour expliquer l’accord contraignant passé avec la divinité : « Au fond, il n’est peut-être pas de sacrifice qui n’ait quelque chose de contractuel » (p. 305). – On le constate encore dans le titre d’une étude philologique de 1921 : « Une forme ancienne de contrat chez les Thraces » [Mauss, 1969a] qui met en évidence, dans l’Anabase de Xénophon, une cérémonie d’échanges 3. Bruno Karsenti ouvre ainsi son chapitre intitulé « Le don, entre contrainte et liberté » : « Tout don enferme explicitement une dimension de gratuité à travers laquelle s’exprime une forme de liberté individuelle que le sociologue […] ne pourra négliger complètement » [1997 : 332] ou encore : « Le don n’est don qu’en tant qu’il n’est pas l’échange, c’est-à-dire en tant qu’il affirme, dans son effectuation même, le refus ou le dédain d’une éventuelle prestation en retour – bref, en tant qu’il se manifeste essentiellement sous la forme d’un acte gratuit » (p. 347). – Dire que le don n’est pas l’échange est problématique du point de vue de Mauss lui-même qui utilise ce terme dans son titre (« forme et raison de l’échange… ») et le reprend presque à toutes les pages de l’Essai.

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de présents entre les chefs de l’armée grecque et le roi thrace. Le terme revient souvent dans l’Essai ; non pour y traquer sa forme « primitive » de contrat (comme le tentait Davy) mais comme moyen de traduire au mieux (ou faute de mieux) l’idée d’alliance ou de pacte ; et donc celle d’engagement à la fois public et personnel associé à l’idée d’obligation. Il est clair que Mauss ne se sent plus à l’aise avec ce concept. Bien qu’il n’ait pas explicitement formulé ses réserves, il n’est pas difficile de les identifier. Le contrat moderne (aux formes déjà nettement dessinées dans l’ancien droit grec et surtout dans le droit romain) présente un ensemble de caractères qui sont largement débordés voire exclus par les « prestations totales ». Tout d’abord ce contrat proprement juridique vise : 1) à établir une stricte symétrie des partenaires sur l’objet de l’accord ou de l’échange ; il implique donc une réciprocité fondée sur l’équivalence ; 2) il vise aussi à quantifier exactement (ex. en poids, unités) les biens échangés ; 3) l’accord porte sur ces biens seulement et pour une période définie ; 4) la valeur de ces biens est d’abord marchande ; 5) leur usage est fonctionnel ; 6) les partenaires ne considèrent pas le bien comme une expression de leur personne ; 7) la sanction en cas de non-respect des clauses est d’ordre juridique – donc souvent pénale. Or, sur chacun de ces points, l’échange de présents implique une conception opposée : il se situe au-delà de la simple symétrie et de la quantification stricte ; il ne se soumet pas à des limites de temps ; il vise une valeur symbolique et festive ; il vaut comme engagement de soi ; et finalement il affronte comme sanction possible la perte d’estime du groupe et donc d’honneur ou de prestige. Il s’agit bien d’un autre univers qui a trait à des relations sociales plus larges et plus fondamentales. Cela demandait d’admettre que le contrat ne pouvait maintenir ses titres à rendre compte ni du type d’obligation ni de la réciprocité propre aux « prestations totales », celles des échanges de présents. Mauss l’admet : nos concepts modernes et occidentaux sont en défaut devant des faits que nous ne pouvons plus vraiment constater dans nos pratiques collectives. La solution pourrait être alors de s’en remettre aux interprétations indigènes, méthode que Mauss encourage explicitement [Mauss, 1969b : 97] et à laquelle il recourt, on le sait, dans le cas du hau maori.

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L’hypothèse de la force de la chose donnée On a beaucoup commenté les pages de l’Essai où est rapporté le discours d’un vieux sage Maori – Ranaipiri – expliquant à son interlocuteur occidental – Elsdon Best – la raison du don en retour ; c’est l’histoire du hau, suffisamment connue pour qu’il ne soit pas utile de la rappeler ici. Sauf deux détails essentiels à ce débat : a) la chose donnée en retour n’est pas matériellement la même que celle offerte au départ (Ranaipiri est explicite sur ce point) ; il faut le rappeler car quasi tous les commentateurs – à commencer par Mauss – laissent entendre que c’est la chose originairement offerte qui, comme telle, veut revenir à son premier donateur ; or ce qui revient ce n’est pas l’objet, c’est l’esprit de la chose donnée lequel habite le geste, et traverse le mouvement du don ; b) le discours du sage maori ne vise pas non plus à dire qu’à cause du hau, il faut rendre sous peine de sanction, mais que le don que A fait à B a rendu possible un don de B à C ou de C à D (ou à d’autres encore) et qu’en conséquence le dernier donataire doit assurer un retour du don vers le premier donateur donc vers A. Bref, ce que Ranaipiri veut expliquer, c’est que la réciprocité peut bien se déplacer vers des tiers, elle n’en reste pas moins présente dans les esprits et doit activement se boucler en faveur du donateur initial. Bref, la réciprocité se répercute sur la chaîne des partenaires et (pour utiliser une métaphore électrique) sans déperdition de son énergie initiale, bref de sa force. Malheureusement, ce ne semble pas celle que Mauss a en vue dans sa question qui ouvre l’Essai : « Quelle force y a-t-il dans la chose qu’on donne qui fait que le donataire la rend ? » [Mauss, 1950b : 148]. S’agirait-il de restituer la chose ? La formulation, à l’évidence, est inadéquate. Car de quoi s’agit-il ici ? On ne nous le dit pas. La réponse est pourtant claire : on a exactement l’équivalent de ce que Lévi-Strauss appelle l’échange généralisé dans les rapports exogamiques. Cet échange est différé, échelonné dans la durée, souvent sur des générations. Plus que la réciprocité simple et directe (A B) immédiatement rassurante, il implique un pari sur le temps (A => B => C => n... => A) donc suppose et appelle la confiance [Lévi-Strauss, 1967 : 505-524]. Il est donc surprenant que, dans ses remarques sur le hau tel qu’il est présenté par Mauss, Lévi-Strauss ait totalement manqué cet argument [Lévi-Strauss, 1950 : XXXVII sqq.] dont il a

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le plus brillamment fait la théorie. Mauss lui-même a si peu compris cette logique du passage à des tiers, c’est-à-dire cette réciprocité temporellement distribuée, qu’il se demande explicitement pourquoi un troisième partenaire intervient dans cet échange ; le discours de Ranaipiri, dit-il, « n’offre qu’une obscurité : l’intervention d’une tierce personne » [Mauss, 1950b : 159] : nous savons au contraire qu’il s’agit du point essentiel4. Si Lévi-Strauss ne l’a pas vu non plus, il a eu cependant raison d’affirmer que la tâche de l’ethnologue est de mettre en évidence la logique qui, au-delà des cas singuliers, sous-tend des pratiques comparables ; cela ne diminue en rien le discours indigène ; mais prétendre ne pas le questionner, c’est renoncer au projet d’un savoir anthropologique. Arrivé à ce point, il nous faut admettre deux choses : Mauss ne nous a pas fait avancer sur la question de l’obligation sauf à s’en remettre à la force de la chose donnée. Du même coup, nous ne comprenons pas comment la réciprocité joue dans l’échange des présents un tout autre rôle que dans l’échange strictement contractuel. On peut alors se demander ce que peut apporter à ce débat la réponse de Lévi-Strauss puisqu’il n’a lui-même pas vu la fonction de la tierce personne. Il fait cependant crédit à Mauss d’avoir compris que « l’échange est le commun dénominateur d’un grand nombre d’activités sociales en apparence hétérogènes entre elles. Mais, cet échange, il ne parvient pas à le voir dans les faits. L’observation empirique ne lui fournit pas l’échange, mais seulement – comme il le dit lui-même – “trois obligations : donner, recevoir, rendre”. Toute la théorie réclame ainsi l’existence d’une structure, dont l’expérience n’offre que les fragments, les membres épars, ou plutôt les éléments » [Lévi-Strauss, 1950, XXXVIII]. Mauss, en quelque sorte, indique la place de l’explication manquante. La réponse pour LéviStrauss tient en ce que « c’est l’échange qui constitue le phénomène primitif et non les opérations discrètes en lesquelles la vie sociale se décompose » [ibidem]. Pour comprendre l’intérêt de cette assertion (critiquée par de nombreux commentateurs comme étant abstraite, ou pire encore, comme soumise à un modèle d’échange marchand), il faut se référer aux Structures élémentaires de la parenté (1949) où est affirmé dans toute sa force un « principe de réciprocité » 4. Un des rares commentateurs à l’avoir compris est Dominique Casajus [1982] dans : « L’énigme de la troisième personne ».

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(titre du chapitre V) qui est au fondement de l’interdit de l’inceste et ainsi au cœur des relations exogamiques comprises comme rapports d’alliance entre des groupes [Lévi-Strauss, 1967]. C’est une telle réciprocité impliquant une reconnaissance de l’altérité de tout groupe considéré comme partenaire d’alliance, qu’il faut avoir en vue quand Lévi-Strauss parle d’échange. Échange veut dire chez lui : relation d’emblée réciproque entre alliés ; donc impliquant l’obligation de donner et de rendre ; c’est ce qu’il appelle « le caractère synthétique du don » [ibidem : 98]. Cela peut paraître encore obscur. On comprendra mieux ce caractère intégrateur de l’échange ainsi défini en faisant un détour par un auteur en apparence très éloigné de ce débat : Charles S. Peirce. De la triade selon Peirce à l’échange selon Lévi-Strauss Pour mieux théoriser et définir le rapport entre partenaires, la notion de triade développée par Peirce peut nous être précieuse : il la distingue de la monade et de la dyade. Il s’agit de trois types de propositions. Le premier type est ce qu’il nomme la monade (ainsi : le mur est blanc), il correspond à l’énoncé qui attribue une qualité ou définit un statut ; on a un seul sujet logique (ou actant propositionnel). – Le deuxième type de relation est nommé dyade tout d’abord parce qu’elle implique deux sujets logiques (ainsi « Caïn a tué Abel »), elle suppose des verbes transitifs, elle supporte donc la transformation de l’actif en passif, elle indique une action au moins potentiellement intentionnelle. – Avec le troisième type de relation, que Peirce appelle triade, on a affaire à un changement de niveau qui est même un changement d’ordre : l’intentionnalité y est explicite et concerne une action ; la proposition contient trois sujets logiques (« Pierre apporte le livre à Paul »). Les meilleurs exemples en sont fournis par les verbes à double complément : direct et indirect, verbes que les grammairiens appellent trivalents et qui sont soit des verbes de dire (comme affirmer, annoncer, apprendre), soit des verbes de don (comme apporter, accorder, fournir, conférer, décerner, confier, céder, proposer, octroyer ; ces verbes sont dits de don dans un sens très large car leur liste contient aussi prêter, payer ou vendre). Si, avec le type de proposition du genre triade, il y a un changement d’ordre (au sens pascalien), c’est que la triade ne peut

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absolument par se constituer par ajout d’un terme à la dyade. Les dyades restent encore des constats. Mais la triade d’emblée indique un rapport final entre les termes : « Aucune description de faits bruts dyadiques ne peut rendre compte d’un fait intentionnel triadique », commente Descombes [1996 : 236], qui propose un parallèle éloquent avec les positions de Russell à ce sujet. Russell se propose de réduire des propositions complexes (telles celles que les verbes trivalents permettent de formuler) en propositions atomiques ; ainsi l’énoncé « A donne un livre B à C » peut se décomposer en deux unités : « A donne B » ; « C reçoit B ». – Cela revient à présenter l’action comme l’addition de deux faits physiques d’où toute intention a disparu. Bref cela revient à « déterminer les rapports des personnes aux objets sans mentionner les relations des personnes entre elles. On pourrait faire de la relation de donateur à donataire une simple conséquence logique de la succession de deux rapports à l’objet » [Descombes, 1996 : 239]. On est donc, avec Russell, à l’opposé des positions de Peirce. Pour ce dernier, aucune addition de faits bruts ne peut rendre compte de l’intentionnalité qui habite l’expression : « A donne B à C », comme il l’explique dans une lettre à Lady Welby (pionnière de la sémiotique). « Qu’est-ce en effet que donner ? Cela ne consiste pas dans le fait que A se décharge de B et qu’ensuite C prenne B […] Donner consiste en ceci que A fait de C le possesseur de B selon la Loi. Avant qu’il puisse être question d’un don quel qu’il soit, il faut qu’il y ait d’une façon ou d’une autre une loi » [Peirce, 1958 : 225-226]. Ce texte est remarquable non seulement en ce qu’il énonce un réquisit fondamental de toute relation de don, mais en ce qu’il révèle une logique inhérente à toute relation humaine comprise comme relation sociale. Reste cependant à comprendre correctement ce que Peirce énonce quand il parle de Loi. Cela veut d’abord dire que la relation de don est intentionnelle, non l’addition de deux gestes physiques ; bref, qu’il y a un élément englobant qui est le rapport final entre les termes de la triade. Loi signifie ici qu’il y a une liaison nécessaire entre les trois termes ; chaque terme (qu’on le dise sujet ou actant) est médiateur des deux autres selon sa position ; les relations des personnes entre elles sont inséparables de leurs relations avec des choses. Revenons à Lévi-Strauss ; lorsqu’il écrit que « c’est l’échange qui constitue le phénomène primitif et non les opérations discrètes

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en lesquelles la vie sociale se décompose » [Lévi-Strauss, 1950 : XXXVIII], il offre une formulation qui correspond précisément à la différence des faits dyadiques et des faits triadiques. Ce que Lévi-Strauss appelle échange, c’est la totalité d’une relation qui doit d’emblée être comprise comme intégrant les moments et les éléments qui la composent. En cela, il s’agit bien d’une structure ou, pour parler comme Peirce, d’une relation selon une loi. Mais avec ce concept d’échange, Lévi-Strauss va plus loin que Peirce. Il ne s’agit pas simplement de comprendre le rapport intentionnel donateur-donataire-chose donnée comme formant une triade. Il s’agit, à un second niveau, de comprendre une intentionnalité d’un autre type qui consiste à accepter ce qui est offert comme impliquant l’action de donner en retour. De même que la triade est insécable, de même, à un niveau plus complexe, l’échange comme mouvement réciproque l’est aussi. Il est constitué de ses trois moments : donner, recevoir, rendre et en cela il a une structure analogue à celle d’un jeu à deux partenaires (individuels ou collectifs). La question est capitale car cela permet de comprendre l’obligation : quand on reçoit la balle, si on se doit de la renvoyer, c’est non parce qu’il serait moral de le faire, ou illégal de ne pas le faire mais, tout simplement, pour rester dans le jeu. En cela, la réciprocité relève d’abord d’une logique interne propre à l’acceptation d’une règle ou d’un dispositif de règles (incontestablement telle est la logique du hau maori et de toutes les procédures rituelles dites prestations totales). Or un rituel, comme toute procédure publique admise et acceptée, est un tel dispositif de règles et constitue donc une convention (ou un accord) impliquant d’emblée l’interaction de deux parties : l’action de l’une présuppose, dans sa définition, la réaction de l’autre. La force – si force il y a – réside dans cette relation interne de l’offre et de la réplique ; en quoi liberté et obligation ne sont plus liées selon un nœud paradoxal mais présupposées selon une structure d’implication logique parfaitement régulière. C’est ce que Lévi-Strauss entendait par échange ; il lui a manqué de savoir l’expliciter.

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Obligation et réciprocité. Les trois formes majeures du don On pressent donc que le conflit théorique auquel Mauss a dû faire face peut et doit être résolu en prenant en compte le fait que le don rituel, compris comme prestation totale, est par définition réciproque et par conséquent n’a pas à être référé – comme à sa norme – au don gratuit qui de son côté n’a pas à être réciproque. Il semble donc urgent d’établir une typologie des formes du don. On devrait même parler d’ordres au sens pascalien. Il me semble clair qu’il est possible voire nécessaire d’en distinguer au moins trois : 1) Les dons cérémoniels des sociétés traditionnelles qui sont en effet toujours réciproques parce que leur but est de s’accepter les uns les autres, de se reconnaître publiquement entre groupes, de faire alliance et ainsi d’assurer la paix, non d’échanger ou de fournir des ressources ; les biens choisis sont d’abord des choses précieuses et non utilitaires ; ce sont d’abord des symboles de la relation, des témoignages du lien public établi entre groupes ; l’échange exogamique en est la forme la plus fondamentale et la plus complète. Ici, la réciprocité est indispensable puisqu’elle est le rapport entre une offre et une réponse ; elle suppose une alliance à instituer ou à renforcer entre deux partenaires5. 2) Les dons gracieux que l’on offre d’abord pour faire plaisir, pour rendre heureux ; ainsi des parents aux enfants, des amis aux amis, des amants aux amants ; ce sont des gestes qui n’attendent rien en retour et qui ne sont pas non plus liés à la pénurie. C’est le don unilatéral qui ne vise à satisfaire aucun besoin ; il s’agit de témoigner de son affection ou de son estime et, dans ce cas encore, les biens sont de caractère précieux et festif (bijoux, fleurs, objets d’art ou encore vêtements nourritures et boissons de prestige ou de fête). Telle est la gratia latine ou la charis qui en grec veut dire simultanément joie et grâce. 3) Les dons de solidarité pour ceux qui sont dans le besoin (personnes victimes d’une pauvreté chronique ou d’une catastrophe naturelle ou sociale). Ici il y a pénurie, et le don vise à soutenir les démunis (ce qui n’entre pas en jeu dans les cas 1 et 2). Ici les 5. Je me permets de renvoyer sur ce point à divers travaux : Le Prix de la vérité. Le don, l’argent, la philosophie [2002] ; « Anthropologie du don : genèse du politique et sphères de reconnaissance » [2009a] ; « Sur la norme de réciprocité » [2009b].

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biens offerts sont utiles parce qu’ils sont d’abord des moyens de survie ; mais ils ne sont pas pour autant des éléments de business ; c’est le type même du don charitable ou de l’aide humanitaire. La générosité ici prend une dimension morale évidente de compassion et de soutien. Ce soutien peut être soit unilatéral soit se réaliser par l’entraide mutuelle des membres d’une communauté ou de plusieurs groupes qui se connaissent ou non.

Mauss : la « réciprocité alternative indirecte »

On peut donc dire que désormais la voie est libre pour comprendre pleinement le don maussien selon sa catégorie propre, celle du don cérémoniel, donc relevant d’une procédure par définition réciproque où don et contre-don appartiennent d’emblée à une même structure d’interaction ; ce qui en explique le caractère à la fois libre et obligatoire. Dans les années qui ont suivi la publication de l’Essai, Mauss recourt de plus en plus fréquemment (et, apparemment, sans mesurer le tournant pris) au concept de réciprocité parce que probablement celui-ci s’impose de lui-même dans ses recherches sur la cohésion sociale et se voit très vite conférer toute l’ampleur nécessaire. Vers une réciprocité complexe À l’occasion d’un débat organisé en 1931 avec P. Janet et J. Piaget sur les rapports entre psychologie et sociologie [1969a : 298-302], Mauss, répondant à ce dernier qui insistait sur la ressemblance naturelle entre la mentalité de l’enfant et celle des primitifs, pointe la tache aveugle d’une telle vision : « M. Piaget a fait, à mon avis, non pas la psychologie de l’enfant en général mais la psychologie de l’enfant civilisé » [ibidem : 300]. Ce qui nous intéresse ici particulièrement, c’est qu’un des arguments-clés avancés par Piaget porte sur la réciprocité ; elle ne survient comme sens moral – celui de la gratitude, estime-t-il – qu’assez tard chez l’enfant, comme assez tard dans les civilisations. Une telle assertion suscite une réplique ferme de Mauss : l’exigence de réciprocité, proteste-t-il, est justement celle qui anime les comportements les plus répandus chez les « primitifs », y compris dans les populations

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considérées comme les plus « archaïques » (Australie, Mélanésie). Sous-entendu : leur sens moral n’est en rien inférieur au nôtre. L’enjeu se situe pourtant au-delà de ce débat, car Mauss ajoute : « la réciprocité n’est pas toujours l’égalité » [ibid. : 301]. Or celle-ci est ce que notre morale requiert entre personnes. Ce qui revient à dire : la réciprocité ne se ramène pas à une morale, surtout pas à notre morale. Mauss perçoit bien dans la réciprocité une logique d’abord sociale (un « mécanisme », dit-il, en bon durkheimien) et résiste à présupposer une sorte de progrès qui nous aurait fait passer au fil des siècles d’un égoïsme sauvage à une générosité civilisée. Cette vue, Mauss la complète en évoquant le cas d’une réciprocité complexe entre générations : « De la génération 1 à la génération 2, comme de celle-ci à la génération 3, il y a réciprocité mais non égalité ; de même qu’entre l’homme et la femme. Voyez à ce propos les études des sociologues français sur les formes de la donation » [ibid.]. Cette réciprocité intergénérationnelle est un phénomène remarquable : elle est très différente de la réciprocité immédiate ; elle engage le temps, et surtout – telle est l’énigme – elle rend réversible l’irréversible. Comment y parvient-elle ? L’alternance diachronique : rendre à qui n’a pas encore donné Ce point devient d’autant plus intéressant et même décisif que Mauss théorise admirablement ici ce qu’il n’a pas su repérer à propos de la chaîne du hau maori : la transmission au tiers, c’est-à-dire la réciprocité différée. Précisément, au cours de cette même année 1931 mais un peu plus tard, il publie une étude sur « La cohésion sociale dans les sociétés polysegmentaires » [1969a : 11-27], texte majeur où il revient sur la question de la réciprocité. Il en distingue une première forme qui est directe, symétrique et simultanée (entre classes d’âge, clans, moitiés, beaux-frères – selon les sociétés – avec accès assuré aux épouses, à l’hospitalité, à l’aide militaire etc.) ; cette réciprocité peut parfois sembler directe même entre générations : par exemple entre grands-parents et petits-enfants qui sont liés par des noms identiques et des prestations équivalentes : le rapport reste duel [ibidem : 19]. Mais très différente – c’est la deuxième forme – est la réciprocité qui me fait rendre à C ce que j’ai reçu de A, et que C rendra à D et ainsi de suite sans retour au

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précédent. Cela se constate couramment dans nos sociétés, dit Mauss : on transmet ainsi des manières, des savoirs, des vertus, des représentations, des croyances, des brimades, des biens. Je rétribue ceux qui m’ont précédé et légué tout cela en le transférant à ceux qui viennent après moi. Réciprocité paradoxale en ce qu’on ne rend pas à ceux de qui l’on a reçu mais à ceux qui n’ont pas encore donné. Cela paraît quasi absurde ; mais cela cesse de l’être si on comprend les membres de la génération qui vient comme les substituts ou des revenants de celle qui m’a précédé et quelquefois de la génération antérieure à mes parents et postérieure à mes enfants (soit problème classique de la réciprocité de la cinquième génération). Dispositif étonnant capable de rendre le temps même réversible. Mauss propose ici un concept remarquable pour décrire ces faits : celui de « réciprocité alternative indirecte » [ibid. : 19]. Concept quasi paradoxal dans la mesure où le don en retour se fait en faveur de ceux qui viennent. Comme si chacun répliquait à la génération précédente en la reconnaissant dans la génération suivante. Les petits-enfants apparaissent alors comme les substituts des grandsparents (on sait que cette équivalence est au cœur de la fête de Halloween ; elle permet aussi de comprendre l’institution dite des parentés à plaisanterie6). C’est ainsi que le temps qui efface et détruit peut se muer en moyen de la transmission et en instrument du lien de ce qu’il sépare ; un lien qui fait du mouvement irréversible le vecteur même de ce qui revient. Ainsi cette réciprocité non duelliste, non antagoniste, institue une solidarité qui dure à travers les générations. Ceux qui viennent après moi valent pour ceux qui étaient avant moi. En donnant à ceux qui viennent, je rends à ceux qui partent. Par cette réciprocité sans cesse différée, la cohésion fragile qui est celle des dons/contre-dons simultanés se transforme en lien fort qui capte, enrôle ou enroule la durée dans sa logique. Par ce stratagème le temps devient un allié ; il oblige à la confiance ; il requiert de parier sur le ne-pas-encore. Mécanisme purement social 6. « Parentés à plaisanteries » [Mauss, 1969b : 109-125]. L’expression joking relationships vient de deux américanistes des années 1920, R. Lowie et P. Radin, qui avaient étudié les attitudes particulièrement libres voire grivoises existant chez certaines populations entre parents et alliés qui se considéraient comme des conjoints possibles et donc comme détenant, dit Mauss, des « droits réciproques » [1968 : 122] ; cela pouvait aussi porter sur des relations intergénérationnelles.

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qui comporte pourtant une attitude de responsabilité sur le monde qui vient, comme on garde les graines pour les semailles futures, comme on préserve certaines bêtes du troupeau pour son renouvellement incessant. La logique de cette réciprocité alternative indirecte peut être lue comme riche d’une morale du respect des choses à naître. Les mythes le disent ; les contes nous en avertissent. On en retrouve la sagesse dans les anciennes doxographies comme celle du Fragment IX d’Anaximandre décrivant les êtres comme se cédant leur place à tour de rôle et se rendant mutuellement justice « selon l’ordre du temps ».

Pour conclure : vers la mutualité

Ce mouvement de report, déport et retour qui fait passer du face-à-face agonistique et de l’échange duel immédiat au tressage social complexe des relations dans la durée est le mouvement même de transformation de la réciprocité en mutualité. Ce mouvement s’affirme ainsi comme la possibilité du passage d’une logique de la réplique à une éthique du partage ; celle-ci fait émerger la fonction essentielle du tiers qui est présente comme arbitre – et seulement à l’état inchoatif – dans le rapport de face-à-face de la réciprocité immédiate. Affirmer ce tiers face aux revendications des groupes et des lignages sera le processus de genèse de la figure du souverain (telle celle du « Roi de Justice »), et plus généralement de l’institution de l’État régulateur. Mais c’est là une autre histoire dans laquelle nous sommes encore parties prenantes.

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2. Le « fait social total »

Us et abus de la notion de fait social total. Turbulences critiques Thierry Wendling

Portant un intérêt privilégié aux pratiques ludiques et sportives et aux concepts qui permettent de les appréhender, ma réflexion trouve son origine dans le constat que des auteurs d’horizons très divers abondent dans l’affirmation que le sport serait un « fait social total »1. Passant du générique au particulier, la formule s’applique en priorité au plus populaire d’entre eux, le football. De Marc Augé à Philippe Lespine, président du club picard de Roye, du critique marxiste des sports Jean-Marie Brohm au phénoménologue Michel Bouet, tous s’accordent à reconnaître dans le football un fait social total. Augé a ainsi pu dire : « Le football constitue un fait social total parce qu’il concerne, à peu de chose près, tous les éléments de la société mais aussi parce qu’il se laisse envisager de différents points de vue » [1998 : 75]. Plus récemment, Christian Pociello justifie l’usage de ce concept en rappelant que ce sport « peut mettre en branle la totalité de la société et de ses institutions ; qu’il engage toutes ces dimensions (politiques, économiques, culturelles, sociales, technologiques) et qu’il façonne, en même temps, les diverses formes de la vie quotidienne des individus qui la composent » [2004 : 106]. 1. Je mets ici à jour une réflexion débutée dans « Football ne rime pas toujours avec fait social total » in Poli [2005]. Pour leurs remarques éclairées, je remercie Patrick Plattet, Philippe Geslin, Grégoire Mayor, Olivier Schinz ainsi que tous les participants des journées du Mauss à Cerisy-la-Salle (colloque international « Mauss vivant/ The living Mauss », juin 2009).

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Les mêmes arguments reviennent dans le « mot du président » de l’US Roye : « Le football n’est pas seulement un jeu : il constitue désormais un fait social total où sont identifiées les valeurs fondamentales et les contradictions qui façonnent notre monde. Il faut que Roye montre sa vitalité et son dynamisme dans toutes ses composantes ludiques, économiques, culturelles et technologiques. Le football est un sport, une école, un spectacle. C’est aussi un phénomène de société, capable de mobiliser sur un but un nombre important de personnes ». Les milieux politiques n’ignorent pas la formule et un sénateur, Bernard Plasait, déclare ainsi lors de la séance du 3 décembre 1996, au Parlement : « Sport de haut niveau ou sport de masse, le sport est un fait social total qui, d’une part, est le reflet de la société et qui, d’autre part, participe à l’évolution et à la transformation de celle-ci ». Ainsi reprise dans la presse sportive, dans les discours politiques ou encore dans les propos des afficionados cultivés du football, l’usage récurrent de cette expression exprime à sa manière cette « réflexivité » que certains attribuent à la postmodernité et qui manifeste, en tout cas, comment « les acteurs sociaux procèdent à une révision permanente de leurs propres pratiques en s’appropriant et intériorisant de nouvelles connaissances sur ces mêmes pratiques produites par les sciences sociales » [Sonntag, 2008 : 203]. Dans ces diverses citations, se retrouvent les principales caractéristiques que sociologues et anthropologues accordent généralement à la notion de fait social total [cf. par ex. Géraud et al., 1998]. De fait, à l’appui des usages habituels, et en donnant seulement quelques exemples tirés du Mondial de 19982, il faut relever que le football rive devant l’écran TV d’immenses populations – pas moins de trois milliards de téléspectateurs suivirent la finale –, que l’organisation des grandes compétitions a des incidences énormes sur le développement de l’infrastructure – la construction du Stade de France à Saint-Denis s’est accompagnée de l’extension d’une ligne de RER et d’un vaste programme immobilier –, que les grands matchs déplacent des foules considérables – 80 000 spectateurs 2. Sonntag remarque que cette Coupe du monde (remportée par l’équipe de France) entraîna un changement de regard car, à partir de 1998, le football suscita « un intérêt accru » [2008 : 193] dans les milieux académiques français. Aux habituelles définitions du fait social total, peut-être faudrait-il ajouter qu’un phénomène devient vraiment total quand il mobilise aussi la réflexion universitaire…

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au Stade de France –, que des salaires faramineux sont versés aux meilleurs buteurs, que les sphères politique et économique s’impliquent par des subventions, des sponsorings et des gestes symboliques – le président de la République, Jacques Chirac, ne pouvait manquer d’être présent lors de la finale –, que les pratiques de recrutement ne sont pas sans conséquence sur la représentation de l’identité nationale – ce fut l’occasion de célébrer quelques heures la France black-blanc-beur –, etc. Le foot apparaît bien comme le fait social total de notre époque. Apothéose maussienne En existe-t-il d’autres ? Si, pour élargir la réflexion, on feuillette quelques pages internet grâce à un moteur de recherche, on découvre alors rapidement que le fait social total est revendiqué – par des sociologues, des économistes, des historiens ou des ethnologues – comme caractéristique d’un nombre phénoménal de faits : la monnaie, le corps, la chasse à courre, le travail, l’alcool, le barrio, l’alimentation, le bal en Béarn, la lecture, la construction du genre, le ramadan, la grande pauvreté, le fait technique, le système de crédit afghan, la conduite automobile, la récolte du miel chez les Pygmées Aka, la mousson, la lecture, les événements du 11 septembre, le vêtement, le néomanagérialisme, Mozart… Véritable liste à la Prévert dont le charme surréaliste ne peut manquer de réveiller un certain scepticisme épistémologique (tout en gardant à l’esprit que l’usage parfois inconsidéré d’un concept ne saurait en soi condamner celui-ci). Plus précisément, en comparant les différentes occurrences de cette expression dans la littérature sociologique et ethnologique, celle-ci apparaît perdre une large part de sa valeur conceptuelle. Qualifier n’importe quel phénomène social de fait social total semble en effet, assez souvent, participer moins d’une entreprise définitionnelle, que d’un souci de valorisation de l’objet étudié3. 3. À l’opposé, exceptionnels semblent être les auteurs qui ont l’audace de poser que l’objet de leur recherche ne saurait être un fait social total, à l’exemple de Beaudevin, qui nuance ainsi l’application du terme : « Si les souks féminins [où les hommes sont donc absents] ne sont pas un fait social total, ils permettent toutefois de donner “un éclairage de la totalité” » [2004]. Une variante d’utilisation consiste à dire que tel phénomène social est « devenu » un fait total, signalant ainsi l’importance qu’il a pris

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Concrètement, dire du sport en général ou d’un sport en particulier qu’il constitue un fait social total « selon l’expression de Marcel Mauss » – comme l’ajoutent volontiers les auteurs – donne ses lettres de noblesse à une pratique sociale dont on sait à quel point elle a longtemps été dédaignée par les intellectuels en titre. Plus largement, cette revalorisation par le concept s’associe volontiers à une tendance vers l’abstraction (le sport, le travail, la pauvreté, le fait technique…) dont nous verrons qu’elle s’écarte de l’idée de morphologie que Mauss mettait fortement en avant dans le fait social total. Dépassant l’argument rhétorique, invoquer le fait social total a aussi et surtout la vertu de revendiquer une approche proprement anthropologique : les trois mots de ce concept agissent dès lors comme les rapides prolégomènes d’une observation ou d’une réflexion soucieuse de considérer tous les aspects et toutes les dimensions de l’objet étudié. Tarot précise ainsi que « le fait social total, c’est une curiosité bien maussienne pour les zones de pénombre non fréquentées entre les disciplines, pour les interstices négligés ; c’est aussi le refus des hiérarchies prématurées dans l’explication de phénomènes qu’on ne sait pas encore décrire intégralement » [Tarot, 1996 : 78]. Dans la perspective des luttes entre champs scientifiques, on comprend aussi pourquoi Gutwirth insiste encore récemment sur l’importance du fait social total ; en substance, on peut inférer de son article que le fait social total (en plus de toutes les qualités qui lui sont habituellement prêtées) présente le grand intérêt de fournir un concept majeur (en langage imagé, je dirais un gros concept) à une discipline (l’ethnologie) qui pourrait sinon paraître particulièrement désuète et pointilliste par « ses pratiques artisanales d’un autre temps » [2003 : 181] que sont l’observation participante et l’entretien. Et dans son « introduction à l’œuvre de Marcel Mauss », Claude Lévi-Strauss en tire même, dans une interprétation dont on sait à quel point elle pouvait être personnelle, une règle essentielle pour la méthode ethnographique : « que le fait social soit total ne signifie pas seulement que tout ce qui est observé fait partie de l’observation ; mais aussi, et surtout, que dans une science où l’observateur dans la société ; là aussi, la validité du concept demanderait qu’on puisse l’utiliser négativement (depuis quand le flipper n’est-il plus un fait social total ?).

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est de même nature que son objet, l’observateur est lui-même une partie de son observation » [1950 : XXVII]. Relire Mauss : morphologie et effervescence sociale À travers le succès de cette idée, se manifeste donc l’influence de la pensée de Marcel Mauss sur le développement de la réflexion en science humaine et sociale. C’est en effet dans son texte le plus connu, l’Essai sur le don, paru dans le numéro de 1923-1924 de L’Année sociologique et repris dans le recueil composé par Lévi-Strauss en 1950, que le fondateur de l’ethnologie française met en avant la notion de fait social total afin de mieux appréhender des systèmes d’échange complexes observés dans des sociétés que l’on qualifiait alors d’archaïques. Analysant en particulier les potlatchs des Indiens de la Côte Nord-Ouest et la kula des îles Trobriand – à l’est de la Nouvelle-Guinée –, Mauss y montre à quel point l’échange, et plus particulièrement le don, constitue un fondement universel de la vie sociale. Mais, dans son élaboration théorique, Mauss souligne également que comprendre pleinement ces distributions de cadeaux et de nourriture, ces destructions ostentatoires d’objets de valeur, ces « jeux » et ces « épreuves » [1950 : 207], implique de dépasser une perspective purement économique ou purement juridique. D’où cet énoncé explicatif de Mauss, qui a été repris par beaucoup d’auteurs – en en simplifiant souvent la formulation un peu alambiquée – comme la définition du fait social total : « Dans ces phénomènes sociaux “totaux”, comme nous proposons de les appeler, s’expriment à la fois et d’un coup toutes sortes d’institutions : religieuses, juridiques et morales – et celles-ci politiques et familiales en même temps ; économiques et celles-ci supposent des formes particulières de la production et de la consommation, ou plutôt de la prestation et de la distribution ; sans compter les phénomènes esthétiques auxquels aboutissent ces faits et les phénomènes morphologiques que manifestent ces institutions » [1950 : 147]. Si un accord général s’est fait sur la multiplicité des dimensions – à la fois juridique, économique, religieuse, etc. – impliquées dans tout fait social total, il apparaît que les différentes lectures habituellement faites de l’Essai sur le don semblent en revanche négliger l’idée de morphologie sociale que Mauss avait retenu de l’héritage

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durkheimien [Tarot, 1996 : 95] et dont nous verrons qu’elle était centrale dans sa conception du fait total. Sous le terme aujourd’hui oublié de « morphologie », Mauss considérait notamment les phénomènes démographiques au sens large. Ainsi, dans une autre de ses grandes monographies, l’« Essai sur les variations saisonnières des sociétés eskimos », justement sous-titré « Étude de morphologie sociale » [1904-1905, également repris dans Sociologie et anthropologie à partir de l’édition de 1966], Mauss met en avant comment les transformations de la forme du groupe – l’hiver, les populations eskimos se rassemblent, l’été elles se dispersent – se traduisent par des modifications essentielles dans la vie sociale, les mœurs, les pratiques et les croyances. Or, c’est cette idée de rassemblement, et même de concentration sociale, qu’il faut peut-être remettre au premier plan pour comprendre ce que Mauss entendait vraiment par fait social total. Ne réaffirme-t-il pas dans sa conclusion que « ce sont clairement des phénomènes morphologiques. Tout s’y passe au cours d’assemblées, de foires et de marchés, ou tout au moins de fêtes qui en tiennent lieu » [1950 : 275]. Dans un autre texte – daté de 1934, ce « Fragment d’un plan de sociologie générale descriptive » entend fournir une « méthode d’observation […] de la vie sociale » [1969 : 303] –, Mauss synthétise sa pensée en insistant encore sur ce critère : les faits sociaux totaux « assemblent tous les hommes d’une société et même les choses de la société à tous points de vue et pour toujours. Ainsi la fête, la feria latine, le moussem berbère, sont à la fois, dans grand nombre de cas : des marchés, des foires, des assemblées hospitalières, des faits de droit national et international, des faits de culte, des faits économiques et politiques, esthétiques, techniques, sérieux, des jeux. C’est le cas du potlatch nord-ouest américain, du hakari, c’est-à-dire des grandes distributions de “monts” de vivres que l’on retrouve depuis les îles Nicobar jusqu’au fond de la Polynésie. À ces moments, sociétés, groupes et sous-groupes, ensemble et séparément, reprennent vie, forme, force ; c’est à ce moment qu’ils repartent sur de nouveaux frais ; c’est alors qu’on rajeunit telles institutions, qu’on en épure d’autres, qu’on les remplace ou les oublie ; c’est pendant ce temps que s’établissent et se créent et se transmettent toutes les traditions, même les littéraires, même celles qui seront aussi passagères que le sont les modes chez nous : les grandes assemblées australiennes

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se tiennent surtout pour se transmettre des œuvres d’art dramatique et quelques objets » [Mauss, 1969 : 329]. La portée culturelle de ces rassemblements collectifs s’explique dès lors par l’effervescence sociale qui y règne et le fait social total permet d’articuler ensemble production culturelle et interaction sociale. Ainsi, le fait social total théorise l’idée chère à Durkheim, décédé en 1917, d’une « effervescence créatrice » [1912 : 403] propre aux moments de concentration collective. Dans les années 1950, alors que la pensée de Mauss sort des cercles restreints de l’Institut d’ethnologie et se diffuse grâce à la parution de son « premier » livre rassemblant six articles fondamentaux, cette dimension morphologique sera diversement appréciée. Si Claude Lévi-Strauss dans son « Introduction » à Sociologie et anthropologie semble éluder totalement la question de la focalisation sociale sous forme de fête ou autre manifestation de masse au profit d’une analyse sur le rapport « entre le psychique et le social » [1950 : XXVI], Georges Gurvitch affirme en revanche clairement que « les conduites collectives effervescentes, novatrices et créatrices […] participent comme élément constitutif à chaque phénomène social total » [1968 : 103]. Le style de Mauss favorisait assurément ces diverses lectures et il n’est pas étonnant que son ami et complice intellectuel, Henri Hubert, lui annonce dans un courrier de 1925 trouver « assez brumeux » le terme de « prestations totales » [Fournier, 1994 : 524]. Dans son Introduction à la traduction en hébreu de l’Essai sur le don, Ilana Silber remarque au passage que la multiplicité des sens prêtés par Mauss à l’expression « fait social total » a dû contribuer à sa réception, et elle en répertorie ainsi pas moins de huit différents (auxquels il faudrait donc ajouter un neuvième4, celui de totalité morphologique associée à un moment spécifique, dont je ne saurais dire s’il subsume ou au contraire exemplifie les précédents) [cf. Silber, 2006 : 42, note 8]. Cette hésitation entre le fait social total focalisé sur le morphologique, et le phénomène total pensé comme principe de méthode

4. À quoi il faudrait ajouter aussi l’archéologie de l’expression car dans « fait social total » se retrouve le concept fondateur de la sociologie durkheimienne. Mais Mauss complexifie au passage la leçon du fait social comme contrainte puisqu’il combine intimement le principe du don obligatoire à celui de la liberté de l’acteur social [cf., entre autres, Tarot, 1996].

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(et lié à l’idée d’homme total) a d’ailleurs été relevée par Tarot qui en note toute l’« ambiguïté théorique » [1996 : 95]. Cependant, préciser le domaine d’application du fait social total en le limitant – ainsi que le faisait, à certains endroits, Mauss – aux « moments » rassemblant « tous les hommes d’une société », ou du moins une partie signifiante d’entre eux, évite de tomber dans l’aporie que tout fait social possède nécessairement des implications économiques, politiques, esthétiques… ; ne serait-ce que par défaut puisqu’on peut toujours prétendre que le footballeur amateur qui « perd son temps » à taper dans un ballon effectue un acte anti-productif et que cela concerne donc l’économique. À partir de ce critère d’un rassemblement concret, il devient dès lors possible de réévaluer la pertinence d’emploi du concept. Si les 80 000 spectateurs d’un match de football au Stade de France à Saint-Denis ou, mieux encore, les centaines de milliers de personnes dans l’avenue des Champs-Elysées constituent, indiscutablement, la morphologie sociale nécessaire à un fait social total, il me semble que seule une dérivation quelque peu abusive du concept permet de l’étendre au football voire même au sport en général. Un insensible glissement conceptuel fait passer : 1) du constat que telle fête locale agit comme un fait total pour le groupe social en question à : 2) la généralisation reconnaissant par exemple dans le potlatch un fait social total, et aboutit enfin à : 3) la systématisation affirmant que l’échange, le travail, la monnaie, etc., sont des faits sociaux totaux. Du total au global sans oublier le fractal ou le banal Reprendre le fait social total dans la perspective originelle de Mauss ne résout cependant pas tous les problèmes. Le développement des nouvelles technologies de l’information, et principalement la diffusion des matchs de foot à la télévision, pose évidemment la question de la population concernée. Mais dans une perspective plus théorique et non réduite à la société contemporaine, le point le plus délicat est peut-être celui du « tout » mis en branle par le fait social total. De nombreux exégètes de l’Essai sur le don ont noté à quel point l’idée de totalité y est omniprésente ; la réflexion que le philosophe Bruno Karsenti [1994] a consacré aux écrits de Mauss abonde notamment dans ce sens – mais sa perspective par

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trop abstraite ne fournit guère d’éléments permettant d’analyser des phénomènes concrets. Dans le texte de Mauss, il est question de « phénomènes sociaux totaux »5, mais aussi de « prestations totales », de « la totalité de la vie économique et civile des Trobriand », de « comportement humain total », d’« êtres totaux »… En substance, prédomine l’idée que chaque société forme un tout : « Ce sont des “touts”, des systèmes sociaux entiers dont nous avons essayé de décrire le fonctionnement » [1950 : 275]. Mauss reconnaissait certes l’existence de « sociétés composites », rassemblant des sociétés diverses et caractérisées par la multiplicité des langues, la division sociale en castes ou classes, ainsi que « la relative indépendance des sociétés membres qui les composent » [1969 : 317], mais il restait avec l’idée, incontestée à son époque, qu’une société est un ensemble clairement identifiable d’individus. Il supposait ainsi acquise cette définition : « Une société est un groupe d’hommes suffisamment permanent et suffisamment grand pour rassembler d’assez nombreux sous-groupes et d’assez nombreuses générations vivant – d’ordinaire – sur un territoire déterminé » [1969 : 306-307]. Dans sa façade programmatique, l’Essai sur le don affirme d’ailleurs que « le principe et la fin de la sociologie, c’est d’apercevoir le groupe entier et son comportement tout entier » [1950 : 276]. Cette perspective – où se ressent l’empreinte de Durkheim qui décelait dans la société l’origine même de la notion de totalité – est certes prometteuse par l’attention qu’elle fait porter à la spécificité de chaque société, mais elle n’est pas exempte de difficultés. Poser ainsi le Tout, sans en affirmer le caractère construit, revient à le réifier, le naturaliser et l’intemporaliser. On sait que, depuis les années 1960, en particulier grâce aux travaux de Fredrick Barth [1969], cette conception figée des sociétés a été radicalement contestée. Plutôt que de la considérer comme un donné, l’identité ethnique est aujourd’hui considérée en fonction de perspectives dynamiques qui intègrent notamment les stratégies discursives et politiques des différents acteurs sociaux. Au-delà de l’identité ethnique ou nationale, le fait social total – en renvoyant 5. On notera accessoirement que, dans l’Essai sur le don, l’expression reste toujours (sauf inattention de ma part) dans un générique pluriel (« phénomènes [ou faits] sociaux totaux »), témoignage d’une forme d’indistinction originelle.

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à une société abstraite pensée comme un tout – ne prend de plus pas en compte la diversité des appartenances sociales que chacun d’entre nous expérimente et manifeste au quotidien. Se comprend mieux ici pourquoi Christian Bromberger délaisse ce concept dans ses travaux sur le football puisqu’une part essentielle de son ethnologie consiste justement à décrire la variété des mécanismes identitaires : quand il souligne que le match de foot est « un exceptionnel creuset d’identifications » [1998 : 306], on en regrette presque que la langue française ne prononce pas le « s » des formes plurielles. Que faire du fait social total et de la société pensée comme une totalité devant des phénomènes qui manifestent, selon les cas, des passions individuelles, des chauvinismes nationaux, des affiliations religieuses, des pratiques partagées, des revendications autonomistes, des consciences de classe, des âges de la vie, etc. ? Ces quelques remarques soulignent à quel point la notion de fait social total est problématique dès lors qu’elle procède à la réification d’un niveau particulier de relations et de sentiments sociaux considéré comme englobant – c’est la conception durkheimienne selon laquelle l’idée de Totalité procède de la Société. En prenant en compte cette critique, le fait social total pourrait peut-être encore être sauvé du naufrage épistémologique en l’envisageant comme un concept à dimension variable : au regard de la multiplicité de nos affiliations sociales, un fait social total particulier est toujours à rapporter à un groupe social spécifique qui ne prend éventuellement corps qu’à l’occasion de cet événement. Telle était d’ailleurs la perspective de Gurvitch qui entendait « compléter Mauss en montrant […] que chaque groupement particulier peut être étudié comme phénomène total » [Marcel, 2001 : 104]. Dans cette optique, une simple cérémonie de mariage apparaît comme un fait social total dont le groupe est constitué par les parentèles et réseaux d’amis des deux époux. Dans le football anglais, un derby représente un fait total à l’échelle d’une ville partagée entre deux clubs. Relier ainsi le fait total à un groupe spécifique offre aussi un autre élément d’identification : par définition, quasiment aucun membre du groupe ne peut ignorer l’événement6. D’un point de vue historique, les mass media (presse puis télévision et maintenant 6. Que le fait social total soit apparu au cœur d’une réflexion sur l’échange montre bien le lien intime que ces deux notions entretiennent. Classiquement, la limite des

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internet) jouent à cet égard un rôle comparable à la fête locale en rendant possible cette connaissance « immédiate » de l’événement par les acteurs sociaux concernés. Les faits sociaux totaux mettent en scène « la fiction d’une entité monolithique », pour reprendre l’expression que Faure et Suaud [1994 : 4] emploient pour qualifier les projections que toute équipe de foot suscite. Or, la prise en compte de cette « fiction » est nécessaire pour comprendre comment se produisent des identifications sur le modèle de métonymies filées. À lire la presse sportive, ce n’est pas l’équipe de France, mais la France qui a gagné par trois à zéro contre le Brésil. Et à voir l’exaltation des supporters dans les lieux publics, on comprend que la France, c’est moi comme Français, moi comme beur de banlieue, voire même moi comme Brésilienne amoureuse d’un immigré polonais. Donné comme un concept étique, le fait social total traduit avant tout une fiction émique… Commentant Modernity at Large d’Appadurai, Assayag rappelle que « l’avènement de [l’écumène global] oblige l’anthropologie à penser désormais sans les catégories d’ethnie définie, de territoire délimité, d’identité fixée, mais aussi de culture conçue comme un tout homogène, consistant et autonome » [1998 : 206]. Le questionnement épistémologique du fait social total participe assurément de ce mouvement de remise en question conceptuelle contemporain mais il n’est pas certain que l’abandon définitif du concept suffise à résoudre tous les problèmes qu’il contribue à poser. Indépendamment de considérations post-modernes ou de réflexions sur l’hégémonie de la globalisation, le fait social total peine notamment à intégrer l’articulation des totalités non hiérarchisées que les acteurs sociaux imaginent et mettent très concrètement en œuvre dans des institutions. Mais, après tout, l’intérêt d’un concept ne réside pas uniquement dans sa pertinence explicative : il peut être utile pour apprendre à penser aux étudiants qui deviendront les futurs chercheurs, il peut servir d’étendard devant les autres disciplines ou face aux pouvoirs publics, et, par essence imparfait pour rendre compte du réel, il favorise enfin une certaine distanciation conceptuelle.

échanges (économiques, matrimoniaux, idéologiques, …) marque la frontière du groupe, de l’ethnie ou de l’aire culturelle.

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Total Social Fact: Structuring, Partially Connecting, and Reassembling

Naoki Kasuga

1.

“Total social fact,” a concept virtually synonymous with the name Marcel Mauss, has already inspired all manner of fine discussion. However, no matter how enigmatic and difficult to understand this concept may be, as long as heuristic possibilities remain concealed within it, there will be room for further meaningful debate. In particular, I would like to develop the discussion of this concept with the help of Mauss’s conviction that the social life of human beings must be elucidated scientifically, a conviction that led him to the concept in the first place. Before beginning the debate let us confirm that “total social fact” does not presuppose a parts-and-whole image of society along the lines of anthropology’s functionalism. As far as Mauss is concerned, social life should not be understood through functional associations in the realms of economy, law, politics, religion and so on; it manifests itself at its most condensed in specific situations where various economic, legal, political and religious relationships overlap. The greatest obstacle here is the suspicion that these relationships are merely projections of our social categories. That is to say, it raises the question, familiar to anthropology, of how to overcome cognitive differences between societies. The first clue Mauss offers us in this regard is his insight concerning

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scientific thought and magical thought. Whether primitive, ancient, or western, human social life is formed when science and magic exist simultaneously; the differences between the two mean only that their relative merits have changed. In our academic discipline a magical residue is still acknowledged “in our notions of force, causation, effect and substance.” [1972: 144] We are sufficiently close to the past to debate the past, and it is permitted to elucidate magical thought and practice by means of scientific thought (for which reason he asserts that gift-giving with its magical character acts as a guiding hand on this side, while homo œconomicus exists not in our past but in the future). On this point Mauss is extremely close not just to the past but to Claude Lévi-Strauss. Actually Lévi-Strauss searched for magical thought as the “gigantic variation on the theme of the principle of Causality” discussed by Hubert and Mauss and elucidated the logic of the concrete presented by the “totalitarian ambition of the savage mind.” [1966:10-1][1978:17] That is structuralism, which in lieu of explaining overly complex phenomena focuses on the relationships between phenomena: an endless process in which sensible factors fabricate a group of transformations while repeating homology, opposition, inversion and the like. Lévi-Strauss describes this thought as “a sort of metaphorical expression of science.” [ibidem: 13] It is true that from the point of view of science the method of replacing the relationship(s) of one sense with the relationship(s) of another sense can only be understood as a metaphor. Because it is possible to view the “symbolic correspondences” and “the system of sympathies and antipathies”, which Mauss indicated were important characteristics of magic, as also being metaphorical effects, a profounder understanding of gift-giving, sacrifice, self and so on, which he portrayed as magical thought and practice, becomes possible through analysis in the style of LéviStrauss. Take gift-giving. It is possible to understand the continually transforming relationships as a series of binary comparisons: group / individual; god / man; mind / matter; generosity / greed; and the various oppositions will be joined together while putting into operation as binary operators mediators such as “the individual who symbolizes the group,” “the chief who has become the incarnation of the god,” “the thing that contains spirit,” “squandering that defeats the recipient.” Gift-giving cannot be understood by

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considering individual relationships separately; one touches on its essence when seeing it as a chain of substitution with other sensual relationships. Accordingly, “total social fact” is a manifestation of “the totalitarian ambition of the savage mind” and a condition in which specific phenomena are contrasted and given relationships. The cognitive differences between societies can be overcome by scientific elucidation of “the savage mind” that exists ubiquitously across time and space. Lévi-Strauss declares that, as the owner of such a “mind,” he is himself a metaphorical place of transformation and continues with the work of elucidation. [1969:13] In sum, the fact that specific categories differ from one society to another is no more than a secondary problem. What is important are the sensibilities related to the categories, and the elements thereof and the ways in which they will be bound together. If so, is “total social fact” no more than a prelude to LéviStrauss’s analysis? Of course not. As far as Mauss is concerned, social life is always dynamic, and “total” is a concept for grasping “a perpetual state of becoming” and “the fleeting moment.” [2006:142] [1972:77] While it is not impossible to expect Lévi-Strauss-style transformation to play this role, the aspect that Mauss hopes for is different. The distance between the two men concerning this meaning manifests itself in Lévi-Strauss’s mysterious criticism of Mauss’s concept of mana. But we shall not go along with him when he proceeds to seek the origin of the notion of mana in an order of realities different from the relationships that it helps to construct … [1987: 56] Contrary to Lévi-Strauss’s indications, in A General Theory of Magic Mauss emphasizes the points that mana is “a milieu” that makes magic possible and an idea that manifests the essential character of magic. In other words, to borrow Lévi-Strauss’s expression, mana is a word that appeared in order to understand “the relationships that it helps construct,” and does not have its origins in “an order of realities different” therefrom. Mauss was cautious about bringing substantive concepts such as power, cause and effect into science. If this gives the impression that mana is not free from such concepts, that is because it is the destiny of the word to take on the work of portraying “a perpetual state of becoming” without reducing it to anything. While standing as a witness at the scene where things link together, mana continues to

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demand that evidence for itself be found. If one were to constrict the generation of relationships to the unconscious and symbolic thought, in the manner of Lévi-Strauss, although one might obtain that evidence one would have to abandon the real sense of being there that belongs to “the fleeting moment.”

2.

Focusing on the generation of relationships distances Mauss from Lévi-Strauss, but at the same time brings him closer to someone else: Mariyln Strathern, who—based on cases from Melanesia, which is the birthplace of mana—managed to give autonomy to the changes in the generation of relationships to such an extent that mana becomes unnecessary. Her success results from her construction of a unique method of “analysis as a kind of convenient or controlled fiction” [1988: 6] in order to deal with the cognitive differences between societies. Which means being steadfast in the position that “One culture is only to be seen from the perspective of another” [idem: 311], building up as if correspondences between “us” and “them” and setting one’s sights on the goal of enriching our internal dialogue. Mauss provisionally employed the word gift, while recognizing the necessity for reconsideration; however, Strathern uses this term to its utmost as an “artifact” that is an as if found object. When incorporating a wide-ranging perspective on gift, Melanesian social life also becomes an artifact and brings to the surface a dynamic form that transcends the divisions of the quotidian and the extraordinary, the political domain and the domestic domain, production and consumption. In Melanesia as portrayed by Strathern, the person is generated and given gender in the nodes of the various relationships that are mediated by gifts. Essentially a person exists as a potential androgyne by means of gifts from both father and mother, just as when the fetus is fed by the father, and the infant is raised on the milk from the mother that originates in her semen. Although the question of whether the person is male or female is fixed, females become masculine as members of clans that receive feminine property while males become feminine when being presented with masculine property. The object itself, which constitutes the gift, is neither a

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man nor a woman; however, it is made masculine when viewed as an extension of the activities of men and made feminine when recognized as being disposed of by a man and given as a gift. Or, if we begin not from the object but from the person, it is reasonable to think that because a part of the giver separates and adheres to the object, that object assumes the same gender as that of the giver. Whatever the case, the objectification and genderizing of the person and the personification and genderizing of the object continue to be generated through a wide variety of gifts. Melanesia’s “a perpetual state of becoming” that was proposed as an artifact is highly suggestive. Person, object and gender, which are supposed to be the basic constitutive elements of society, are each themselves ambiguous and situated in a process of perpetual transformation: from a comprehensive standpoint it is impossible to assign them the same old customary roles. All three are parts of social life, but it would be difficult to say that they compose the total system. They can only be observed in the chain where one part joins with another part, in exactly the same way that part of a person adheres to an object imbuing that object with gender. This “partial connections” point of view proposes methods for studying other societies and raises problems with regard to the concept of social life. [2004] As regards the former: it offers methods so that “we” can analyze “them” by bringing “our” categories into “them” and by building bridges between the two sides that originally should be incomparable, which shows the reasonableness of exploring partial connections, with “our” whole and “their” whole left indistinct. As regards the latter: it is a rejection of the pre-existing concept of “society.” In other words, the view that by undertaking fixed positions or roles indivisible persons constitute parts of a society that is a total system is nothing more or less than a reflection of the commodity economy in which persons and things obtain unified attributes and values via the market. Strathern’s discussions of this kind are helpful in gaining a deep understanding of the “total social fact” emphasized by Mauss. He too linked “us” and “them” on the assumption of the provisional nature of his analytical concept of “gift.” [idem: 70] However, what he expressed as “total social” was not “fiction”—he did not discard science and he further insisted on “fact” not “artifact”—but a circumstance in which one fact is linked to another fact and a

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hybrid situation is built up, without the total system’s being visible. Although this kind of life is social, perhaps because it does not readily call to mind the overall image of society, that research in the end goes on to become analysis of “total phenomena” covering all of biology and psychology as well. When these arguments concerning “gift” are placed side by side, Strathern’s appear to be more consistent and better organized; however, the matter is not simple. If the proposed “us” and “them” are a batch of artifacts, how are we to judge their workmanship? Strathern has no choice but to cite “aesthetic impact” and “resonances” as a standard for evaluating “fiction.” To be blunt: just how necessary is it to propose not “hypothesis” but “fiction” and not “fact” but “artifact”? The work to which she applies herself is searching out, selecting and logically connecting what other colleagues refer to as “facts.” As one undertaking the same work, Mauss continued to fix his eyes on the process in which all sorts and types of facts—on occasion some that directly contradict one another—simultaneously intermingle and are generated. Rather than search out a method for organizing “total social fact” he proceeded in the direction of making clear how far this phenomenon deviates from consistent explanation. It appears he wants to say that “Total social fact” must be understood via an even more “total” modality. We must consider how reasonable this impression may be.

3.

When discussing science and facts it is impossible to avoid Bruno Latour. As is well known, to him science is the same as other phenomena, not just engineering: a process in which people and other diverse elements as “actors” form various associations, which they join together, separate, and reassemble. Divisions such as nature and society, subjectivity and objectivity, rationality and irrationality, and facts and non-facts are all constructed when actors are in the process of building up specific associations; they must not be thought of as a given reality. If one traces the actors’ networks it becomes clear that there are two types: “intermediaries”, who can predict output based on input and “mediators” who cannot make such predictions. Latour rather views intermediaries as exceptions

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and understands the links between actors as mediators, and he asserts that it is necessary to pursue the questions of how mediators “translate” the meanings and elements that they themselves carry and how new intermediaries and mediators are to be produced as a result of that. Latour’s studies of science and technology can be invoked as such in all relationships in which persons and objects and other elements are built up. Not just that, as members of networks scientists and engineers also take part in translation in the same way as other actors and engage in the generation of intermediaries and mediators. Accordingly, for Latour the question of overcoming the cognitive differences between societies does not exist. What does exist is the analysis of how the category of society is constructed together with various other categories: transcendence of differences is substantially achieved by universalizing the argument of Science in Action. [1987] In the analysis advocated by Latour it is necessary to reject society as a given and to pursue the links of the various elements as actors while staying close to informants right to the end. [2005] This itself must make clear how “the social” appears in the process in which non-social persons, objects etc. assemble together. This assertion is close to the work that Mauss actually did. It is true that Mauss took up society as if its existence were a given and didn’t question the constructed nature of facts; however, the content of his analysis anticipated the essence of Latour’s assertions. He refused to accord special status to specific elements and, without privileging any one of those things, continued to observe how persons and objects and knowledge and techniques were specifically assembled to form the social. As a result of which he proposed, for example, “a milieu” that produced the effectiveness of magic (A General Theory of Magic), dense networks formed by chiefs, fortunes, spirits, family and tribe, masks, character, status, gift-giving, battle (The Gift), the necessity for research into a specific society to cover animals and plants (Techniques, Technology and Civilization) etc. It would not have been strange at all for a Latourian to have written the following sentences. “Social phenomena have between them the most heteroclite affinities. Habits and ideas project their roots in all senses. The mistake is to neglect these numberless, deep anastomoses”. [Mauss, 1969: 215]

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The commonality with Latour makes it possible to approach the Mauss of the 1920s and later, who wrote and lectured on the subject of techniques. For him technique was from the start an important element composing the “total social fact.” This is because magic is accompanied not just by sacred things like religion, but also by empirical, personal rational scientific technique. The feature that divides technique from magic and religion is epitomized in the following sentence: “With techniques, the effects are conceived as produced mechanically” (translation amended). [1972] Technique is the model for what Latour calls intermediaries. Although it is possible to discover elements similar to intermediaries in magic as well in the form of “sympathetic formulas” and “social conventions,” Mauss considered those properties that cannot be divided even by these things to be the essence of magical rites. His interest was concentrated on constant-deviation-fromintermediaries of the kind expressed in the word mana. In later years he turned his attention to techniques, which are typical intermediaries, but certainly not because he intended to elucidate the relationship between cause and effect. Rather, techniques were a suitable object for analysis of how the relationships of cause and effect are composed and were an appropriate subject for elucidating the character of actors as mediators. This goes hand in hand with his interest in even more diverse actors, and is not unrelated to his taking as themes for study the realms of body and mind. What separates Latour and Mauss is the fact that while the former always analyzed science from a fixed angle of view, the latter continued to practice science in an unending search. The “total social fact” is the guiding thread for that search, and Mauss relies on these words for the power to elucidate the way in which concrete and separate facts can be realized. For Mauss, who was not an analyst of science but a practitioner—Mauss, who was always open to mediators who are endlessly on the run from the construction of intermediaries—it was not possible to depict social facts except in “total.” “Total” is a word that asserts—in the same way as Latour—that the links between the various elements cannot be cut away, and at the same time is a code that conveys admiration and warning concerning the reality that continues to betray the intermediaries on which science sets its sights. At this

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point facts and society—which he discusses as if they were a given reality—can be grasped as the immanent understanding of one who practices science, and can also be said to be actors who extend unlooked-for links to other societies and facts, organizing a new assemblage. Adopting this attitude, Mauss attempted to overcome the cognitive differences between societies.

4.

Let us organize what has become clear through the above inquiry. In Mauss’s scientific quest concerning social life it has been possible to propose “social facts” as manifestations of thought that establishes binary-comparison-type relationships and transforms by means of mediation. At the same time they have also emerged as compositional elements allowing one relationship that is in “a perpetual state of becoming” another relationship to be constructed by means of partial connections. Further, “social facts” have not been able to avoid continually calling attention to the point that they bring themselves into existence. These words resourcefully mix diverse elements in the manner of “a complex notion” proposed by The Gift. [70] Which is “total” in the sense of forming an unexpected chain of “ … and … and … and … ” And one comes to realize that both the keynote that sounds throughout Mauss’s text and Mauss himself, who is the place where this investigation was born, exist on a chain of “ … and … and … and … ” Indeed, like Lévi-Strauss he made free use of science as an apparatus for elucidating the metaphorical nature of magic; like Strathern he developed analysis in accordance with the provisionality of the theme he had himself established; and like Latour he demonstrated the constructed nature of science by means of his own practice. Like Lévi-Strauss he himself became the place where magical thought manifests itself and experienced the chain of relationships; like Strathern he presented his own research not as an answer but as an indication and brought to light the social characteristics of oneself and others; and like Latour he pursued association that makes facts possible and reassembled the social. Just as we are fascinated and our intellectual desires are excited by

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gift-giving as “legal and economic and religious and aesthetic…” and by mana as “an action of a certain kind, and a kind of ether, and a milieu … ” [112] so Mauss as “Lévi-Strauss and Strathern and Latour … ” tempts the writer of this study to deeper understanding. Mauss is “living” as long as he is “total.”

Bibliography LATOUR B., 1987, Science in Action, Cambridge: The Harvard University Press. – 2005, Reassembling the Social, Oxford: Oxford University Press. LÉVI-STRAUSS C., 1966, The Savege Mind, Chicago: The University of Chicago Press. – 1969, The Raw and the Cooked, John and Doreen Weightman, trans. Chicago: The University of Chicago Press. – 1978, Myth and Meaning, Toronto: The University of Toronto Press. – 1987, Introduction to the Work of Marcel Mauss, Felicity Baker, trans. London: Routledge and Kegan Paul. MAUSS M., 1954, The Gift: Forms and Functions of Exchange in Archaic Societies, Ian Cunnison, trans. London: Cohen and West. – 1969, “Cohésion sociale et divisions de la sociologie”, Œuvres, t. III, Paris: Minuit. – 1972, A General Theory of Magic, Robert Brain, trans. London: Routledge and Kegan Paul. – 2006, Techniques, Technology, and Civilisation, New York: Durkheim Press. STRATHERN M, 1988, The Gender of the Gift, Berkeley: University of California Press. – 2004, Partial Connections, Oxford: Altamira Press.

3. Le symbolique et le sacré

Mauss et la religion. L’héritage de Mauss chez Lévi-Strauss et Bataille (et leur dépassement par Mauss)

François Gauthier

« Il n’y a pas, en fait, une chose, une essence, appelée Religion ; il n’y a que des phénomènes religieux, plus ou moins agrégés en des systèmes qu’on appelle des religions et qui ont une existence historique définie, dans des groupes d’hommes et dans des temps déterminés. » Marcel MAUSS, 1904, « Philosophie religieuse, conceptions générales » [1968 : 93-94].

Nulle question plus centrale dans l’œuvre de Mauss que celle de la religion1. Or, de question fondamentale, la religion a disparu du champ des sciences sociales et humaines pour ne finir par intéresser qu’un champ restreint de spécialistes devant se battre pour conserver quelque légitimité. Un siècle après les belles années de l’École de sociologie française dirigée par Durkheim à la Sorbonne autour de L’Année sociologique, quel héritage et quelle fécondité retenir de Mauss en matière de religion, cette « vieillerie » qui ne veut pas mourir ? Dans son imposant opus, Le symbolique et le sacré. Théorie de la religion, Camille Tarot a tâché de montrer comment les notions de symbolique et de sacré ont polarisé les débats autour de la religion durant des décennies en France. Il note à juste titre la manière 1. Cet article reprend en partie et donne suite à Gauthier [2008a ; 2008b ; 2009].

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dont ces notions se sont trouvées à s’exclure mutuellement, à faire « mauvais ménage » : « Mauvais ménage en ce sens qu’ou bien ils (elles) fusionnent et le sacré absorbe le symbolique qu’on ne voit pas, ou bien le symbolique commence à s’autonomiser et alors, c’est nécessairement la séparation et on ne voit plus que l’un ou l’autre. Comme si, à partir du moment où on commence à les distinguer, il semblait impossible de les voir ensemble et que les uns polarisent leur regard (fasciné ?) sur l’un et les autres sur l’autre, en s’accusant mutuellement de cécité » [Tarot, 1999 : 5862]. Or si ce constat est juste, la distinction entre symbolique et sacré est en elle-même insuffisante et incomplète, et c’est par un retour à l’œuvre de Mauss que l’on peut mieux voir les enjeux épistémologiques qui affleurent dans ces notions de symbolique et de sacré sous les traits de la topique et de l’énergétique. Le choix de Georges Bataille et de Lévi-Strauss comme dignes héritiers de Mauss en matière de religion se justifie par le fait que ces derniers sont contemporains l’un de l’autre et qu’ils se sont tous deux explicitement inspirés de l’œuvre de Mauss. La Part maudite de Bataille voit le jour en 1949, tandis que le texte fondateur du structuralisme, l’« Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss », sous la plume de Lévi-Strauss, ouvre le recueil Sociologie et anthropologie qui paraît l’année de la mort de Mauss, en 1950. Or pour avoir puisé à la même source, les pensées de Lévi-Strauss et de Bataille s’opposent radicalement, pratiquement terme à terme. C’est précisément cette opposition qui nous intéresse dans la mesure où elle révèle ce qui autrement resterait occulté si l’on en restait aux notions de symbolique et de sacré. En deçà du symbolique et du sacré, les travaux de Mauss permettent de saisir que Lévi-Strauss et Bataille radicalisent chacun un versant du religieux, qui la topique, qui l’énergétique. Mais c’est bien parce qu’ils se sont engagés 2. Passant en revue une partie des théories françaises de la religion, Tarot résume son analyse de la manière suivante : « Il est donc apparu que la distinction du sacré et du symbolique permet un classement presque axiomatique des grandes théories de la religion produites par les sciences sociales au cours du XXe siècle en France : Durkheim et Mauss ou le sacré et le symbolique ; Éliade ou le retour à l’indistinction du sacré et du symbolique ; Lévi-Strauss ou le symbolique sans le sacré ; Girard ou le réalisme du sacré à l’origine du symbolique ; Bourdieu, le symbolique médiateur de la domination en l’absence de sacré ; et Gauchet : ni sacré ni symbolique » [Tarot, 2008 : 31]. Pour une recension de cet ouvrage, voir Gauthier [2008a].

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entièrement sur un seul de ces versants que leurs théories font clairement apparaître les écueils qui n’ont cessé de faire échouer les théories de la religion depuis un siècle. Le concept de religion lui-même finit par disparaître chez nos auteurs, dissoute dans le symbolique et réduite à ses parties (dont évidemment le mythe) chez Lévi-Strauss, absorbée dans l’expérience indicible du sacré chez Bataille. Une telle réduction n’a pas eu cours chez Mauss qui, bien qu’il eût mis de côté les travaux sur la religion et le sacré à partir de la mort de Durkheim en 1917 pour s’intéresser au don, n’a jamais renié les concepts de sacré et de religion, comme en témoigne le Manuel d’ethnographie [Mauss, 2002 : 285-360] composé à partir des notes de cours de ses étudiants entre 1926 et 1939. Après avoir suivi l’héritage de Mauss chez Bataille et Lévi-Strauss et insisté sur leurs limites respectives, il s’agira de suggérer comment un retour à Mauss peut permettre leur dépassement.

Topique et énergétique

S’interrogeant sur l’herméneutique par le biais de la psychanalyse, Paul Ricœur a découvert dans la théorie freudienne de l’interprétation du rêve deux niveaux de sens hétérogènes qu’il nomme « topique » et « énergétique ». Il trouve ainsi dans les concepts et notions mobilisés par Freud deux types qui se réfèrent qui au sens (topique), qui à la force (énergétique) et qui commandent chacun une herméneutique idoine. Pour se saisir des dimensions topiques du rêve, l’interprétation se fait exercice du soupçon, déconstruction, recherche de formes inconscientes et d’enjeux symboliques dissimulés. C’est le rêve comme récit, comme texte sans auteur ou dont l’auteur est l’inconscient. Or, écrit Ricœur, que le rêve ait un sens suppose aussi une énergétique latente : « Si le rêve est tiré vers le discours par son caractère de récit, son rapport au désir le rejette du côté de l’énergie, du conatus, de l’appétition, de la volonté de puissance, de la libido, ou comme on voudra dire. Ainsi, le rêve est-il, en tant qu’expression du désir, à la flexion du sens et de la force » [Ricœur, 1965 : 99]. Pareille distinction entre topique et énergétique affleure dans les travaux de Mauss sur la religion. Tandis que le structuralisme lévi-straussien se développe sur le versant topique, la pensée de Bataille plonge dans l’énergétique, notamment à partir du concept de sacré. La topique

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est de l’ordre de la discontinuité, de la forme, de la régularité, de la systématicité d’éléments compris suivant leurs écarts différentiels. Elle fonctionne sur le mode digital : on est là ou là, à l’intérieur ou à l’extérieur, dans le sacré ou le profane, dans tel ou tel clan, etc. L’énergétique est à l’inverse continuité, flux, brouillage des catégories, passage, singularité. Topique et énergétique engagent ainsi des méthodes hétérogènes, comme le montre à l’évidence la comparaison entre Lévi-Strauss et Bataille.

Du sacré au mana

La catégorie de sacré, on le sait, a été particulièrement mise à mal par la postérité, au point où il est hasardeux pour un auteur de l’utiliser aujourd’hui. Camille Tarot [2008] a raison lorsqu’il insiste sur le fait qu’il y aurait une part d’irréductibilité dans le sacré et qu’on ne saurait donc le liquider comme le voudraient certains. Mais qu’est-ce qui, dans le sacré, est irréductible ? Pour Tarot, suivant Girard, il s’agirait de la violence interne du groupe. On dira plutôt que c’est l’énergétique que contient le sacré qui est irréductible, dont la violence girardienne ne saurait être qu’une modalité. Dans l’Esquisse d’une théorie générale de la magie publiée en 1902-1903 dans l’Année et écrite en collaboration avec Henri Hubert, Mauss délaisse déjà la catégorie de sacré dans sa recherche des faits souches du religieux. La magie n’est pas, comme chez Frazer, l’ancêtre simpliste de la religion mais au contraire partie intégrante de celle-ci [cf. aussi Mauss, 1968 : 23-24]. Par conséquent, « les phénomènes de la magie s’expliquent comme ceux de la religion » [ibidem : 22], c’est-à-dire à partir du mana, terme mélanésien qui recouperait l’orenda iroquois, le manitou algonquin, le wakan sioux, le xube pueblo, le nauala des Kwakiutl » [ibid. : 20], voire le « brahman dans l’Inde védique » [idem]3. C’est le mana, et non le sacré, qui serait le fait premier : « Il est probablement exact de dire que le sacré est une espèce dont le mana est le genre. Ainsi, sous les rites magiques, nous aurions trouvé mieux que la 3. Ce n’est évidemment pas telle ou telle conception qui est universelle, mais le fait qu’il y a dans chaque culture une ou des notions exprimant cette idée de force, cette pure énergétique.

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notion de sacré que nous y cherchions, nous en aurions retrouvé la souche » [Mauss, 1950 : 112, souligné par moi]. Le mana n’est autre chose que « la force du rite […] la force par excellence, l’efficacité véritable des choses, qui corrobore leur action mécanique sans l’annihiler : c’est ce qui fait que le filet prend, que la maison est solide, que le canot tient bien à la mer. Dans le champ, il est la fertilité ; dans les médecines, il est la vertu salutaire ou mortelle » [ibidem : 104]. Le mana est la force ambivalente, potentiellement négative ou positive, qui assure l’efficacité des phénomènes religieux stricto comme largo sensu. Autrement dit, le mana est pure énergétique. Le sacré, pour sa part, comme l’entrevoit Mauss, est un composite où cohabitent énergétique et topique. La catégorie de sacré a trouvé à se loger sur la faille, la jonction entre ces deux niveaux. On pourrait dire qu’elle en est devenue le symbole, dès lors inanalysable comme telle. Symbole aux prétentions de concept, le sacré ne peut dès lors que produire des effets de sens métaphoriques, métaphysiques voire mythologiques. Le sacré fait parler de la religion dans un langage qui est lui-même pétri de religieux4. Voilà pourquoi le sacré est si problématique et plurivoque. Il est clair dans l’Introduction de 1906 que « l’efficacité attendue du rite » [Mauss, 1968 : 5] est l’essentiel des phénomènes religieux, que ce soit le sacrifice, la magie ou la prière (« le principe de toute prière est l’efficacité reconnue au mot » [ibidem : 4]). Pour rendre compte de cette efficacité, nos auteurs développent en fait deux méthodes qui demeurent imbriquées et qui révèlent les éléments du système à l’étude et les relations entre ceux-ci (la topique) en même temps qu’ils définissent le mana (l’énergétique) comme ce qui y donne vie. La magie comme la religion consistent précisément en l’aménagement, de manière pratique et essentiellement rituelle, de la jonction entre topique et énergétique. Ou, dit en termes connexes, du sens et de la force, de l’institué et de l’instituant, du social et de l’individuel, de l’universel et du particulier, de la tradition et de la pratique, du mythe et du rite, du réel et du désir, etc. [cf. Tarot, 1999 : 572 ; Gauthier, 2009 : 149-152]. 4. D’ailleurs, la thèse de Mauss sur la prière, reprise à partir de 1907 ou 1908, à partir de la définition provisoire, « La prière est un rite religieux, oral, portant directement sur les choses sacrées » [citée dans Fournier, 2007 : 702-703, italiques ajoutés], n’a jamais abouti. Sur Mauss et la prière, voir Jenkins [2008].

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L’héritage de Mauss chez Bataille et Lévi-Strauss

Si l’œuvre de Mauss permet de saisir l’irréductibilité des versants topique et énergétique, cette « découverte » est celle d’un archéologue et demeure à être interprétée et reconnue comme telle. Tel est l’intérêt qu’il y a à comparer les lectures que Bataille et Lévi-Strauss font de Mauss. Il faut dire que ces auteurs représentent des courants étrangers et revêches l’un à l’autre. Il faudrait sans doute entreprendre un tel exercice comparatif dans un cadre moins restreint que celui-ci. Mais une brève analyse nous permet de voir qu’ils ont tiré l’œuvre de Mauss dans des directions irréconciliables. Bataille, ou la métaphore à vif Lévi-Strauss est encore assez largement reconnu comme principal héritier de Mauss. C’est oublier la place de Mauss dans la pensée de Bataille et la grande influence de ce dernier encore aujourd’hui dans plusieurs disciplines. Bataille est précieux précisément parce que, chez lui, le sacré, au cœur de sa théorisation du religieux, se présente sous une forme purement énergétique et désubstantialisée. Le sacré de Bataille est une interprétation agonistique du mana maussien : le « sacré est ce bouillonnement prodigue de la vie que, pour durer, l’ordre des choses enchaîne et que l’enchaînement change en déchaînement, en d’autres termes, en violence » [Bataille, 1973 : 71]. Le sacré est force pure, contagion, potentiellement destructeur ou vivifiant. Loin d’être simplement un penseur de la subjectivité religieuse, coupable du même réductionnisme au sentimentalisme et à l’individu asocial que Mauss reproche vigoureusement à William James5, « l’expérience intérieure » du sacré chez Bataille est conditionnée par le jeu entre transgression et interdit, aux limites de l’ordre social [Bataille, 1973]. La religion opère à la jonction de l’interdit en donnant accès au sacré par la transgression. Par sa finitude, l’homme est un être discontinu, coupé de l’immanence de 5. Voir l’excellente critique que Mauss fait de The Varieties of Religious Experience de James dans Mauss [1970 : 58]. Voir également ce que Mauss écrit sur l’expérience religieuse dans le texte « Psychologie religieuse et sentiments religieux » [idem : 35-39].

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la nature et de l’animalité existant dans la continuité. L’entreprise humaine est double : préserver cet ordre discontinu de la violence et de l’excès qui le fonde, et ouvrir la voie à une expérience de la continuité qui n’est au fond que celle de la mort, du cadavre restitué à son immanence. Avec cette conception de la religion comme transgression de l’interdit arrachant à l’ordre des choses au profit de l’Être, Bataille est amené à penser la religion essentiellement dans les termes de la consumation, élaborant des théories du sacrifice, du potlatch, de la fête, de l’érotisme et de la guerre. Chez Bataille, l’idée de sacré est radicalement déliée de l’idée de Dieu et ainsi « rendue à la nature », transcendance immanente. Sur l’érotisme, qui participe comme la mystique d’un même élan religieux, Bataille écrit significativement qu’« il est possible de dire qu’il est l’approbation de la vie jusque dans la mort » [Bataille, 1957 : 17]. Sa pensée de l’énergétique fait du sacré une catégorie radicalement athée, vide, exsangue de toute substance. Bataille rompt radicalement avec ces autres pensées du sacré et de l’expérience religieuse qui, comme chez Otto ou James, réintroduisent des idées théologiques et métaphysiques dans l’anthropologie. Or Bataille n’échappe pas pour autant à la métaphysique. Celle-ci trouve à rejaillir à travers les métaphores et le langage poétique de Bataille. Sans doute est-il impossible d’échapper entièrement à la métaphysique lorsqu’on tente de pointer vers l’indicible, fut-il gouffre plus que plénitude. Derrière cette lucidité tragique perce en somme une métaphysique vitaliste de l’altérité, de l’Autre, en tous points opposée à la métaphysique chrétienne traditionnelle6. Lévi-Strauss, ou la spécularité de la structure Si la radicalisation de l’énergétique mène à une métaphysique de l’altérité, c’est l’inverse qui se produit chez Lévi-Strauss qui vide la pensée de Mauss de toute énergétique et de tout ce qui lui est connexe, la singularité, la subjectivité, la force, l’historicité, le conflit, pour ne conserver que la structure synchronique du sens. Tout comme Bataille a lu l’Essai sur le don à partir de l’Essai sur la nature et la fonction du sacrifice, Lévi-Strauss, dans sa célèbre 6. Voir ma contribution et celle de Jacques Pierre, tout particulièrement dans Cloutier et Nault [2009].

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« Introduction », lit l’Essai sur le don à la lumière de l’Esquisse d’une théorie générale de la magie, c’est-à-dire qu’il interprète une œuvre tardive à partir d’une œuvre antérieure. L’objet de l’Essai sur le don est la découverte par Mauss du « roc » des sociétés humaines, leur liant effectif : le don, compris sous la forme d’une triple obligation-liberté7 de donner, recevoir et rendre. Le hau, notion de type mana convoquée par Mauss, est un terme maori signifiant l’esprit de la chose donnée. Elle intervient dans l’analyse lorsque Mauss s’interroge sur les moteurs de l’obligation et conclut, suivant le droit maori, que la chose donnée n’est pas inerte mais contient « quelque chose » du donataire qui a « prise » sur le bénéficiaire et qui motive le don en retour par le désir qu’a le hau de revenir à son origine [Mauss, 1950 : 159-160]. Le hau est donc une force, l’élément énergétique nécessaire mais hétérogène au rouage de l’échange, du symbolique. Cet aspect de la théorie de Mauss a été vivement critiquée par Lévi-Strauss qui accuse Mauss (en partie avec raison) de penser dans le hau-mana plutôt que de penser le hau-mana. Pour Lévi-Strauss, « Il faudrait admettre que, comme le hau, le mana n’est que la réflexion subjective de l’exigence d’une totalité non perçue » [dans Mauss, 1950 : XLVI], celle du langage comme « totalité fermée et complémentaire » [ibidem : XLVIII]. Pour le père du structuralisme, il existe une « surabondance de signifiant par rapport aux signifiés sur lesquels elle peut se poser », et les notions de type mana « représentent précisément ce signifiant flottant, qui est la servitude de toute pensée finie (mais aussi le gage de tout art, toute poésie, toute invention mythique et esthétique) » [ibid. : XLIX]. Le passage suivant éclaire la nature de ce « signifiant flottant ». Dans une note de bas de page, l’auteur rapproche le mana de mots tels que « machin », « truc » ainsi que « oomph », suivant cette onomatopée que les États-uniens attribuent à une femme particulièrement sexy [ibid. : XLIV]. Selon Lévi-Strauss, ces mots en eux-mêmes vides de sens sont susceptibles de recevoir n’importe quel sens. En cela, ils ont une « une valeur symbolique zéro » [idem : l, souligné dans le texte]. Cependant, en passant de « truc » et « machin » à « oomph », on ne passe pas d’une valeur 7. Je préfère parler de triple obligation-liberté plutôt que de triple obligation car cela lève une ambiguïté quant a la compréhension spontanée des dynamiques du don, tout en reproduisant plus fidèlement le propos de Mauss.

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symbolique zéro à une autre mais de valeurs quelconques à une valeur extraordinaire et donc singulière. Autrement dit, le « oomph » n’est aucunement du même type que « truc » et « machin » en cela qu’il réfère à une énergétique que Lévi-Strauss, tout entier dans la topique, ne voit pas. S’il note que « derrière machin, il y a machine, et, plus lointainement, l’idée de force ou de pouvoir », l’idée de force (terme auquel il préfère d’ailleurs celui d’« efficace ») est effectivement bien lointaine et la machine en question fonctionne pour ainsi dire toute seule, comme le symbolique fonctionne tout seul, en lui-même et pour lui-même. Le mana d’Hubert et Mauss dans l’Esquisse sur la magie et dans l’Essai sur le don cherche à rendre compte de l’inassignable, de la force vitale ; le mana n’est pas la forme figée et vide du quelconque et de l’interchangeable. Interrogeant le mana à partir de la topique, Lévi-Strauss n’a vu que la forme sans voir la substance. Ainsi, pour brillante que soit la lecture de Lévi-Strauss, elle est incomplète car radicalement topique. En somme, il a pensé le sens mais non l’effet de sens. Nulle idée de contagion et de continuum chez lui. Si Bataille réifie le pendant subjectif, l’expérience intérieure, la continuité, Lévi-Strauss, au contraire, réifie la structure sociale sous la forme de l’inconscient structural pour aboutir à une métaphysique du Même, de l’identité (du symbolique avec lui-même), de la totalité sociale a priori.

Vers une sortie maussienne de l’héritage de Mauss

Il y a fort à parier que Mauss ne se serait reconnu dans aucun de ces deux systèmes, qu’il aurait trouvés incomplets. Si on connaît les réserves qu’il a manifestées à l’endroit du « Collège de sociologie » dont faisaient partie Bataille et Roger Caillois8, Mauss n’a évidemment pas commenté l’interprétation que Lévi-Strauss faisait de ses écrits. Or ce bref survol de la fécondité et des limites de la pensée de nos deux auteurs devrait suffire pour convaincre que si elles s’opposent aussi symétriquement, c’est en fait qu’elles font système. Pour le dire dans la terminologie foucaldienne, nous tenons 8. Voir Hollier [1979]. Après avoir lu Le Mythe et l’homme de Caillois, Mauss dénonce « l’irrationalisme absolu » dans lequel finit par verser son étudiant, non sans exaspération [Fournier, 1994 : 709].

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là l’épistémè des théories de la religion qui se sont développées soit du côté du sacré, soit du côté du symbolique, avec dans les deux cas une liquidation de la religion. Si le détour par Bataille et Lévi-Strauss permet d’exhumer ces niveaux énergétique et topique présents dans l’œuvre de Mauss, c’est par un retour à celle-ci que l’on peut espérer trouver la voie d’un dépassement possible des écueils de l’un et l’autre versant. Il faudrait sans doute commencer par retourner les lectures de Bataille et de Lévi-Strauss et relire l’Essai sur le sacrifice et l’Esquisse sur la magie à la lumière de l’Essai sur le don. Serait-il possible, ce faisant, de redonner une consistance au religieux, autrement dissout, ou bien dans l’énergétique du sacré ou bien dans le symbolique ? Si Mauss a dû s’éloigner de la religion pour saisir le don, est-il possible de revenir à la religion à partir du don ?9 Défini comme à la fois désintéressé et intéressé et à la fois libre et obligé, le don maussien permet d’envisager le dépassement de l’opposition entre le holisme et l’individualisme méthodologique qui structure d’une manière ou d’une autre l’ensemble des sciences sociales [Caillé, 2000]. Cela parce que, plutôt que de vouloir comprendre les faits sociaux à partir des individus ou à partir de la société comme totalité donnée a priori, le don (et le paradigme qui s’en inspire) entend saisir les actions sociales dans leur horizontalité, c’est-à-dire en faisant du don l’actualisation de la structure en même temps que ce par quoi s’effectue la subjectivation. De la même manière, le don peut-il nous permettre de penser ensemble l’énergétique et la topique, de penser leur jonction, et l’efficacité symbolique qui en résulte, sans tomber dans les excès et les métaphysiques produites lorsqu’on isole l’une ou l’autre ? Ce qui s’ouvre alors est un vaste champ de recherches encore largement inexploré et extrêmement prometteur. Je terminerai ici en esquissant rapidement les balises théoriques et méthodologiques de cette proposition en suggérant d’abord en quoi le religieux se spécifie dans le champ plus vaste du don. Essentiellement, les faits 9. Voilà bien ce qu’avait commencé à entreprendre Camille Tarot avant son tournant girardien. Voilà également ce qu’a commencé à faire Alain Caillé dans sa relecture de l’Essai sur le sacrifice à partir de l’Essai sur le don [1995] et dans le chapitre consacré au « politico-religieux » dans Théorie anti-utilitariste de l’action [2009 : 77-96].

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religieux sont fonction d’une altérité particulière [Pierre, 1986 ; Gauthier, 2006 : 412-423]. On donne à une altérité, à un Autre de nature non empirique, invisibles, divinités, esprits ou autres forces [cf. aussi Caillé, 2009a : 77-96]. Il faut insister sur le fait que la religion ne relève pas d’une essence – comme nous le rappelle Mauss dans les propos cités en exergue de cet article –, mais qu’il s’agit avant tout d’un concept toujours fragile permettant de comprendre certains faits sociaux qui, en raison de cette relation avec l’altérité, ont leur consistance propre et sont irréductibles aux autres découpages que nous faisons de la réalité sociale (politique, économique, esthétique, etc.). Dès lors, on peut reprendre l’idée de Mauss suivant qui les faits religieux dépassent les systèmes religieux en partie au moins autonomisés (religion stricto sensu) pour englober un ensemble plus vaste dont la magie, la sorcellerie, la divination, l’astrologie, les superstitions et une partie de la culture populaire (folklore) (religion largo sensu) font partie. Il faut également distinguer entre au moins trois niveaux d’appréhension du religieux : le religieux au sens large (comme on dit le politique), les systèmes religieux en partie au moins autonomisés et institutionnalisés (les religions), et enfin la religiosité, ou religion-vécue [McGuire, 2008], nécessairement à distance des prescriptions de la religion officielle. Enfin, le religieux consiste en un système de dons qui se déploie suivant trois axes. Tarot, reprenant une suggestion d’Alain Caillé [2009b], a superbement synthétisé cette proposition : « Tous les grands systèmes du religieux semblent bien articuler plus ou moins étroitement trois systèmes du don. Un système du don et de la circulation vertical, entre le monde-autre ou l’autre-monde et celui-ci, qui va de l’inquiétante étrangeté des altérités immanentes au Sapiens, aux recherches de transcendance pure. Un système du don horizontal, entre pairs, frères, co-tribules ou co-religionaires, oscillant du clan à l’humanité, car le religieux joue dans la création de l’identité de groupe10 ; un système de don longitudinal enfin — ou d’abord — selon le principe de transmission aux descendants ou de dette aux ancêtres du groupe ou de la foi, bref d’échange entre des vivants et des morts. C’est dans la manière dont chaque système religieux déploie ou limite tel axe et surtout les entretisse, dans les 10. L’altérité à qui s’adresse le don est alors le groupe comme totalité.

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dimensions et dans l’importance relative qu’il attribue à chacun, que les systèmes religieux se distinguent sans doute le plus les uns des autres. Mais enfin, avec le don nous pouvons saisir quelque chose de la dynamique, du mouvement, de l’action des systèmes religieux, qui reste si souvent à l’extérieur des études d’histoire ou de sociologie des religions » [Tarot, 2000 : 148]. Cet extrait contient en germe toute une analyse possible du religieux en clé de don, tant en ce qui concerne l’étude historique et comparative des systèmes religieux que l’étude socio-anthropologique des faits religieux. Cette proposition permet de se saisir du religieux quelle que soit l’échelle à partir de laquelle on se situe : de la religion prise stricto sensu ou largo sensu, du religieux-vécu au religieux le plus englobant. Voilà dans quelle direction le retour à Mauss, par-delà l’héritage qu’il nous a laissé, invite à s’engager, suivant cette idée qu’une pensée du religieux est fondamentale à toute pensée sur l’Homme.

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La croisée des chemins. Sur la difficile actualité de la religiologie de Marcel Mauss

Camille Tarot

De tous les paradoxes qu’inspirent les lectures si nombreuses et si variées de l’œuvre de Mauss, je n’en retiendrai qu’un. Il fut le spécialiste des sciences des religions dans l’équipe des Durkheimiens et le fondateur de la sociologie des religions avec Émile Durkheim, Henri Hubert et Robert Hertz. Or, si ses apports à la sociologie générale et en particulier sa conception du fait social total sont unanimement reconnus, la portée et la validité de sa religiologie font problème, peut-être aujourd’hui plus que jamais. Quelle est donc la pertinence de la religiologie de Mauss maintenant, dans notre actualité si difficile aussi bien du point de vue théorique, pour les sciences sociales, que du point de vue pratique de la marche du monde, si rude pour l’homme de conviction ? On ne peut répondre à cette question sans partir de l’historicité de son œuvre, celle du contexte de sa fabrication et de chacune de ses réceptions. Dès lors, sa pertinence pour notre actualité n’est plus directe, mais indirecte. Nous ne pouvons pas traiter Mauss en contemporain. Parce que son œuvre est la moins systématique qui soit et que l’équilibre entre ses parties pose problème et pourrait bien changer avec les préoccupations de chaque époque. Parce qu’entre ses premiers écrits et nous, un bon siècle a passé qui ne fut vide ni de sciences ni d’événements considérables qu’il n’a pu connaître ni même imaginer. Parce qu’il est mort et que c’est nous qui le faisons parler en le lisant, ce qui introduit des problèmes d’interprétation.

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Or, dans ces sédimentations qui, de fait, nous séparent de lui, aucun événement n’est de plus de conséquence que la lecture que Lévi-Strauss en a proposée, surtout dans sa magistrale Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss de 1950 [Mauss : 1968 : IX-LII]. Aucune actualisation de Mauss ne peut donc contourner ce fait majeur, d’autant plus que nul n’a plus fait que Lévi-Strauss pour séparer la religiologie du reste de l’œuvre. L’appréciation critique de la lecture structuraliste de Mauss, jusque dans ses derniers rejetons, est donc la condition nécessaire – du moins dans le contexte intellectuel français –, mais non suffisante, pour qu’apparaisse la pertinence de sa religiologie dans notre actualité théorique ou pratique dans un contexte de mondialisation. Sans doute et malgré le thème plus journalistique que sociologique du retour du religieux, le rôle des phénomènes religieux dans la globalisation est-il relativement modeste. Mais continuer en deçà du structuralisme et de Mauss lui-même l’archéologie des phénomènes religieux à laquelle il a tant contribué, et revenir en tester les résultats sur les données actuelles réserverait peut-être des surprises dans la compréhension des fantastiques transformations dont nous sommes témoins. La religiologie de Mauss, les sciences religieuses de son temps et après La question part forcément d’une histoire que je n’entends pas redire ici et que beaucoup connaissent mieux que moi. J’avais tenté de l’écrire en partie dans un travail [Tarot, 1999] qui voulait comprendre comment le projet de leur « sociologie religieuse à créer », comme Durkheim l’écrivait à Mauss [Durkheim : 1998, 68], s’est inséré dans le champ des sciences religieuses de leur temps et l’a durablement transformé. Je ne montrerai pas dans le détail mais sur une seule grande ligne pourquoi l’œuvre de Mauss offre un intérêt exceptionnel pour l’historien des sciences des religions. Elle est un carrefour historique et théorique [Tarot, 2008 : 312] où se rencontrent les méthodes et les courants du XVIIIe et du XIXe siècles, comme l’évolutionnisme ou le positivisme, et parfois y meurent comme le fétichisme ou certaines formes de totémisme [Tarot, 1999 : 499 et sqq.], et où s’annoncent beaucoup de ceux de l’avenir, dont le structuralisme qui dominera l’espace intellectuel français pendant vingt-cinq ans, à partir de sa mort en 1950. Ce

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rôle de plaque tournante s’explique par la position du savant dans une époque et un champ, où il ajoute, à une érudition historique et philosophique sans faille, sa situation dans une des équipes les plus créatrices de son temps. Si on considère que l’ensemble des sciences des religions forme un champ, comme il est historique et qu’il n’est pas fermé a priori, le nombre de ses locataires n’est pas constant. Sa multiplicité, ses extensions et ses frontières l’exposent à des conflits et à des renversements de situation. Leur apaisement contribue à le stabiliser autour de rapports qui le structurent pour un temps. Or, à l’époque de Mauss, les sciences humaines des religions étaient en cours de constitution et d’expansion autour de deux traditions : l’une plus philosophique, l’autre plus historique. Les traditions philosophiques véhiculaient l’héritage de nombreuses querelles théologiques et peut-être, encore plus, anti-théologiques. Mais au tournant du XVIIIe et du XIXe siècles, elles s’étaient polarisées autour de deux tendances. D’abord les Lumières, plus ou moins radicales, modernisatrices, critiques et rationalistes, orientées par une pensée de l’universel. Et, en partie définis contre elles, les apports du romantisme, moins critiques vis-à-vis des religions et des traditions parce que le romantisme était orienté, par exemple à travers son culte du génie des hommes, des lieux ou des époques, par le souci des singularités historiques, individuelles ou collectives. Le romantisme a donc apporté une motivation puissante et un autre esprit à la famille des sciences historiques des religions, dont la méthode critique remontait au XVIIe siècle, à l’aube des Lumières où elle jouera un rôle décisif. Ce qui divisait les héritiers des Lumières et des Romantiques était donc bien moins l’intérêt pour la connaissance historique en soi, que les deux favorisent, quoique différemment, que la philosophie que chacun se croit autorisé à en tirer et qui s’opposait autour des relations de la modernité et de la tradition et du sens de l’histoire. Cette question hantait le champ, car si à toutes les époques sont apparues des formes nouvelles, voire modernes, de religion, les religions dans leur ensemble ont souvent joué le rôle de conservatoire des cultures et des sociétés humaines, depuis des temps parfois immémoriaux, et n’entendaient pas s’en voir dessaisies. La deuxième caractéristique de l’état du champ, à l’époque des Durkheimiens, c’est en réaction à trop de spéculations, la requête de positivité empirique, voire l’expansion du positivisme, dont ils

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sont partie prenante, avec l’espoir que le retour aux faits dirimera les grands problèmes et contribuera à autonomiser les sciences sociales vis-à-vis de la philosophie et des philosophies de l’histoire. À cet égard, Mauss est remarquable. Il se disait positiviste préoccupé d’abord de faits. Sans théoriser la neutralité axiologique à la manière de Max Weber, Mauss en est un témoin et un garant. Il a contribué ainsi à détacher les sciences historiques de la religion des philosophies de l’histoire, de l’optimisme progressiste, évolutionniste, des Lumières comme du pessimisme à tendance réactionnaire de nombreux romantiques. Mais je crois avoir montré ailleurs qu’une originalité des durkheimiens dans ce contexte est leur forte sensibilité aux problèmes de l’interprétation. Ils ne tombent jamais dans la naïveté de croire que le savant ne fait qu’enregistrer des faits qui parleraient d’eux-mêmes. Il faut souligner la préoccupation de Mauss pour toutes les sciences et les pratiques du langage et de l’interprétation, de la philologie à la linguistique. Il a enfin contribué contre l’emprise presque exclusive de la méthode historique, à la promotion des méthodes qu’on dira, dans un langage qui n’était pas encore le sien, synchroniques ou structurales [Karsenti, 1997]. Alors que la famille des sciences religieuses de son temps était dominée par l’érudition et la philologie historiques, hégémoniques en Allemagne, et que l’ethnologie naissante en Angleterre dont les Durkheimiens se firent les importateurs construisait les faits à la manière des historiens classiques, les Durkheimiens imposeront l’idée de système pour construire les faits sociaux, les représentations collectives, les cultures et même les religions primitives, de sorte à respecter leur dimension sociale. La conception proprement maussienne du fait social comme tissu de relations, qui se nouent dans un contexte, est née des exigences de la sociologie durkheimienne de construire les faits en respectant leur dimension sociale, ce qui s’opposait aux faits « isolables » des évolutionnistes anglais comparés par-dessus leurs relations et leurs contextes. Le sociologue et l’ethnologue, avant toute comparaison, doivent d’abord construire leurs observations comme des ensembles concrets dont les articulations, grâce à la comparaison, feront voir la nature de système, ce mot qui a précédé, chez les Durkheimiens, celui de structure. En témoignent les découvertes de Mauss dans cinq travaux majeurs : en 1899, il propose avec Hubert une théorie du sacrifice

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où, contre l’évolutionnisme anglais, ils tentent de « constituer » le sacrifice en le construisant synchroniquement, ce qui dégage une structure à quatre pôles nécessaires et suffisants (le sacrifiant, le sacrificateur, la victime et les destinataires) et définit le sacrifice comme une sorte de mise en scène d’un drame et d’un meurtre, selon des transitions nécessaires : un début, un apex et une fin, un aller-retour rituellement contrôlé vers un pôle à la fois attractif et dangereux, le sacré ; en 1902-1903, toujours avec Hubert, il propose une compréhension de la magie et des rites comme d’une sorte de langage, où Lévi-Strauss verra une première analyse synchronique exemplaire des faits de symbolisme ; en 1903, il signe avec Durkheim De quelques formes primitives de classification, qui est le texte le plus préstructuraliste de leur production, puisqu’il défend l’idée que les représentations collectives des sociétés primitives forment des systèmes de classement cohérents et homologues. Ainsi, chez les Zuni, sept régions de l’espace correspondent à sept couleurs et correspondent à sept clans [Tarot, 2003 : 23] ; en 1904, il signe avec Beuchat l’Essai sur les variations saisonnières des Eskimos, qui met en rapport l’opposition du sacré et du profane avec la double morphologie du mode de vie saisonnier des Eskimos, problème que Durkheim retrouvera avec les Australiens. Enfin, en 1923-1924, ses analyses et ses comparaisons de la kula et du potlatch dégagent l’enchaînement structural du don par la triple obligation de donner, d’accepter et de rendre qui, même si elle se réalise dans une discontinuité temporelle de moments distincts, représente l’unique exigence d’un même cercle ou circuit synchronique, dont la totalité fonde l’obligation qui s’impose aux parties échangistes. Ces faits confirment la puissance de la lecture lévi-straussienne de Mauss. Les circuits de don dégagés par lui s’appliquent encore plus vitalement et plus largement à l’échange des femmes, comme le montre l’intuition au cœur des Structures élémentaires de la parenté. Puis, l’Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss subsume les trois systèmes du don, de l’économie et du langage sous la fonction de communication et échange comme constituant ultime des sociétés humaines. Cette lecture lévi-straussienne de Mauss est si puissante qu’elle est devenue hégémonique, mais elle a aussi caché ce qu’elle a exclu. Personne ne peut dénier le droit du structuralisme à lire Mauss et à le continuer, encore moins sous-estimer ce que la

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méthode structurale a apporté d’irremplaçable à une théorie générale de la culture et ce qu’elle peut encore apporter à des analyses de faits. Mais il faut aussi peser les conséquences du fait que le structuralisme a froidement coupé Mauss de Durkheim, a excisé des deux œuvres toute leur religiologie, à renversé l’ordre des rapports de la religion aux autres institutions en en faisant la dernière et non la première contrairement à ce qu’ils affirmaient, a posé l’origine purement linguistique du symbole, alors qu’ils le considéraient d’origine religieuse et juridique, a réduit la société à la culture, a sorti l’ethnologie de la sociologie pour la relier directement à la psychologie et à une psychologie essentiellement cognitive qui explique le tout de la culture sans faire intervenir les forces et les conflits, ce qui aide à faire l’impasse sur les problèmes de sacré dont Mauss et Durkheim étaient partis. La lecture structuraliste de Mauss et du phénomène religieux offre des avantages puisqu’elle a permis une rigueur synchronique accrue, même en histoire, mais au prix de déshistoriciser les phénomènes sociaux et religieux, et au bout du compte, chez ses adeptes les plus radicaux, de forclore la notion de religion et son historicité. Cette exclusion obère d’autant plus la recherche que le poststructuralisme, dans sa perspective relativiste, revient sur l’historicité du mot de religion et sa contingence, en effet occidentale et romano-chrétienne, pour en tirer des arguments négationnistes sur les contenus sociaux et en particulier sacrificiels du religieux. Ces faits aident à comprendre la situation finalement paradoxale faite à Mauss et à son œuvre dans le dernier tiers du XXe siècle. On le célèbre comme sociologue ou pour ses contributions à l’ethnologie et surtout à l’anthropologie du symbolique ou du don, mais on doute fort qu’il ait laissé quelque chose de particulièrement pertinent à la sociologie et à l’anthropologie des religions. Sans doute l’influence du structuralisme n’est-elle pas seule responsable de cette situation à laquelle a contribué le côté inachevé et fragmentaire d’une œuvre sans synthèse et sans clôture, ce qui en fait aussi, par ailleurs et pour beaucoup, tout l’attrait. Y a contribué aussi un fait structurel et croissant dans nos sociétés et qu’on peut ranger sous les ambiguïtés du progrès : la spécialisation et l’autonomisation des branches de la recherche. Désormais, contrairement à la situation de son vivant, la sociologie des religions, vouée à l’étude d’institutions plus ou moins déclinantes ou marginales dans les sociétés les plus modernes

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ou postmodernes, l’ethnologie des faits religieux, dans quelques sociétés provisoirement plus traditionnelles et l’histoire des religions des sociétés mortes depuis longtemps forment trois domaines qui prospèrent, mais de façon quasi séparée, comme des spécialités toujours plus pointues, plus érudites, mais qui ne s’interpellent que rarement. Ceci nous ramène à notre présent et aux conditions qui pourraient rendre son actualité au travail de Mauss sur les religions. Car c’est peut-être un confort pour tout le monde que l’histoire, l’ethnologie et la sociologie des religions, voire l’anthropologie, aillent leur chemin séparément, mais c’est aussi un handicap face aux étonnants virages et aux drastiques redistributions de cartes à l’échelle mondiale que connaît notre situation historique. L’actualité de la religiologie de Mauss et des sciences religieuses dans la globalisation Pour retrouver ce que la religiologie de Mauss et les sciences religieuses peuvent nous offrir pour comprendre (un peu) notre actualité, il faut les arracher aux choix structuralistes et poststructuralistes qui ne déploient qu’un côté de sa pensée. D’abord refuser la réduction du social au culturel, cette espèce particulière de culturalisme, distincte du culturalisme psychologisant et interactionniste venu d’Amérique. Cette tentation est devenue suprême aujourd’hui, avec la porosité des frontières politiques et l’explosion planétaire de la communication, des médias et de l’informatique qui opèrent partout la substitution des représentations aux choses, des « bulles » langagières ou financières aux réalités. Il faut ensuite refuser la réduction du symbole au symbolique. Il existe bien sûr une découverte structuraliste du symbolique, dans le fait que la langue est un réseau qui signifie à partir d’éléments en eux-mêmes insignifiants, déjà au niveau des phonèmes qui ne veulent rien dire en eux-mêmes, mais qui par un renvoi à des éléments de même nature acquièrent une valeur différentielle d’où sort la signification. Dans le domaine phonétique et phonologique, père et mère ne se distinguent que par la différence d’un phonème, et au niveau sémantique, le mot « mère » ne se comprend que par rapport au réseau où il réfère, et il s’oppose à femme, fille, épouse, sœur, etc. L’idée de symbolique intègre et dépasse le principe de l’arbitraire des signes par l’idée que la signification est un effet de la différence

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dans la relation. Le sens n’est pas substantiel, il n’existe ni dans les choses ni dans les signes, dans aucun « plein » ontologique, mais dans des interstices, dans des écarts seulement. Mais chez Mauss, l’analyse des symboles ne se réduit pas à celle des taxinomies où ils sont pris, même s’il en a pointé plusieurs. Il soulignait que le sens varie avec les contextes, que les symboles entrent dans la pratique sociale, pour la même raison qu’un outil n’est rien hors de son emploi, sans le geste qui l’utilise. Donc il faut une pragmatique des symboles et même du langage. Il reste le troisième niveau d’analyse du symbole qui émerge dans le débat avec Durkheim sur l’appréciation du mana. Mauss défend une conception plus intellectuelle du mana comme effet des réseaux de sens, donc une conséquence du symbolique comme système de différenciation, alors que Durkheim y voyait la circulation des forces collectives, affectives, du groupe et leur fixation par projection sur un emblème, et s’investissant en lui, comme l’amour du patriote pour le drapeau. Ce qui renvoie plus du côté de l’imaginaire. Le symbole ne se confond pas avec le symbolique, puisque le propre du symbole, dans le symbolique, est d’être substituable, alors que, dans l’imaginaire, il est insubstituable. Les deux conceptions sont vraies, mais elles ne sont pas de même niveau. La conception durkheimienne laisse plus de place à la socialisation d’un imaginaire par des symboles qu’on peut dire symboles-réalité dont l’hypothèse du symbolique comme renvoi à un autre signe ne rend pas compte. Car le propre du symbole-réalité réside dans son exclusivité ou son insubstituabilité, parce qu’il est supposé participer à la chose même, au point de la devenir substantiellement. Quand une langue perd un phonème, le système se rééquilibre et personne ne porte le deuil. Mais quitter le drapeau tricolore ou le drapeau rouge, ce n’est pas seulement changer de signe, ça peut produire des guerres civiles et des inconsolables. Remplacer le vin de l’eucharistie par du cocacola serait une substitution dont la firme Coca-Cola pourrait rêver pour faire le coup de pub du siècle, mais il n’y aurait peut-être pas que les intégristes catholiques qui y verraient un sacrilège. On pourrait m’objecter : quel est l’intérêt de poursuivre la religiologie des durkheimiens dans nos sociétés ? D’abord, la religiologie de Mauss a de prime abord bien peu à apporter à la sociologie des religions et de la sécularisation, qui d’ailleurs lui font peu appel pour penser ce qui se passe aujourd’hui, infiniment moins qu’à celle du

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Durkheim des Formes élémentaires de la vie religieuse et surtout de Weber. Pour saisir ce que Mauss peut apporter aux sciences des religions actuelles et à la compréhension de notre actualité marquée par la globalisation, il faut se poser la question des dimensions socioanthropologiques des mutations en cours. Il faut continuer l’analyse des trois étages du symbolisme que j’ai esquissée et continuer celle des deux autres grands champs que Mauss a laissés à notre réflexion, celui du sacrifice et celui du don. Selon moi, l’enjeu de continuer cette archéologie repose sur le constat qu’aucun de ces trois éléments – le symbolique, le sacrifice et le don – ne peut se réduire sans perte grave à l’un des deux autres : ni le don au sacrifice, ni le sacrifice au don, ni le symbolisme au don, ni le sacrifice au symbolisme, etc. C’est la voie de ma recherche, comme je l’écrivais naguère dans une conclusion discrètement programmatique : « L’unité d’un même fonctionnement de la fonction symbolique se donne à lire dans le phonème comme l’a vu Lévi-Strauss, ou dans le don et la victime comme l’a vu Mauss. Mais pour l’avenir de l’anthropologie, la question est de penser sur la base de cette identité formelle du phonème, du don et de la victime, ce qui les différencie : pourquoi le phonème ne suffit-il pas pour que l’homme naisse dans la pratique sociale ? Pourquoi faut-il que le don repasse toujours ? Pourquoi l’humanité est-elle passée si ostensiblement par la dramaturgie du sacrifice ? Est-il sûr qu’elle en soit sortie ? Ce qui unit et sépare Lévi-Strauss et Mauss c’est, finalement, ce qui unit et sépare le phonème, le don et le sacrifice » [Tarot, 1999 : 644]. Peut-être qu’il faut comparer aux figures du religieux des figures plus complexes du langage que le phonème. Tout mon plaidoyer porte sur la difficile articulation des trois, du sacrifice, du symbolique et du don, inséparablement, mais dans quel ordre ? Par exemple, si la réaction des girardiens contre le « tout symbolique » du structuralisme a justement réévalué l’importance incontournable des problèmes liés au sacrifice, il reste beaucoup à faire pour comprendre les relations du mécanisme émissaire avec certains procédés de langue, comme la synecdoque ou la métaphore. La linguistique est assez complexe pour qu’elle garde d’autres modèles à offrir aux sciences sociales que celui, trop exclusif et encore rustique, que le structuralisme a emprunté à la phonologie des oppositions binaires. Ou bien, si l’insistance de mes amis maussiens sur le don est indispensable et si j’ai été moi-même

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tenté de faire du don le fait social primitif, je crois impossible de reconstruire toute la pensée de Mauss à partir du don et encore moins l’existence des sociétés. Ce n’est pas non plus parce que le sacrifice a été à maintes reprises relu en termes de don et que le don peut comporter un élément sacrificiel que le sacrifice procède du don. Ou bien, si le pouvoir en général et celui de l’État ne peut guère se maintenir sans donner et redonner et se montrer habile à capter, orienter ou substituer les réseaux du don, il ne lui doit pas son existence. Il me semble que l’apport de Mauss aux sciences des religions d’aujourd’hui et de celles-ci, pour la compréhension du monde dans lequel nous vivons, consistera moins à répéter ce qu’il a dit du symbolique, du sacrifice ou du don qu’à continuer l’archéologie du phénomène religieux lancée avec Durkheim pour voir ce qu’elle éclaire des mutations les plus contemporaines. Car si le sacrifice, le don et le symbolique sont des outils qui éclairent la nature du religieux, ne valent-ils que pour lui ou aussi pour les autres formes de nos civilisations ? Les mutations les plus contemporaines nous ramènent au concept durkheimo-maussien de civilisation, définie comme ce qui naît de la rencontre et du mélange des cultures. Nous sommes plus que jamais dedans ! Si les faits de culture-civilisation se définissent par des oppositions binaires, il suffit de voir que les plus fondamentales oppositions se brouillent toutes, je ne dis pas se perdent, mais sont remises sur le métier pour de nouvelles redéfinitions : qu’il s’agisse du rapport nature-culture face au péril écologique, de l’homme et de l’animal face aux sciences de la vie, des redéfinitions en cours du masculin et du féminin, de la distinction entre la mort et la vie avec ses conséquences bioéthiques ou de la distinction de la droite et de la gauche en politique, etc. La crise qui aujourd’hui étreint les masses et comprime les classes moyennes se joue principalement dans la distinction et les rapports de l’économie et de la politique, par les érosions de la souveraineté de fait des États-nations et l’habileté du néolibéralisme à imposer ses logiques de domination et de contrôle en partie financier aux États sous le nom de gouvernance, après avoir profité du retour dans le marché mondial de plus des deux tiers de l’humanité, avec la Chine et l’Inde ; elle se joue de la chute de l’Union soviétique et de la crise peut-être mortelle du socialisme et du brouillage de la distinction fondatrice de la gauche et de la droite depuis la Révolution française.

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Admettons que nos sociétés soient ordonnées autour de trois pôles-niveaux de pouvoir et que la puissance est relative à ce qu’on possède des trois : le culturel, le politique, l’économique. Bien qu’il ait gagné une plus grande visibilité dans l’espace public et médiatique et une bigarrure pluraliste par la mondialisation des religions, qui ne va pas sans regains de rivalités entre elles, le religieux classique apparaît bien limité et, chez nous, résiduel. En effet, le premier pôle – la culture – jadis monopolisé par lui a été grandement sécularisé et relié à l’État et à la société civile, et redistribué entre l’École, la culture, la science, les arts, etc. Ce niveau est devenu, à l’époque moderne, le pouvoir idéologique et culturel. Il est en train de muter sous nos yeux vers des formes de culture industrielle pour la production et de communication de masse pour la consommation. Sécularisé, il est grandement émancipé du religieux qui n’en est plus qu’un sous-secteur, bien infime à côté des enjeux des empires de la communication et des industries de la culture. Après sa domination séculaire ou millénaire par les religions, ce secteur a été dominé à l’époque moderne par les États et même de façon absolue dans les régimes totalitaires aux beaux jours des idéologies dont on a annoncé la mort. Aujourd’hui, la « culture » est l’enjeu des plus âpres ambitions du secteur économique qui tente de se l’approprier, par exemple en lui imposant les logiques de l’entreprise et les normes de la rentabilité, comme en soustrayant l’enseignement aux États et en promouvant une économie de la connaissance, ce que certains ont appelé la troisième mutation du capitalisme. Après les capitalismes marchand et industriel, le capitalisme cognitif. Risquons l’augure qu’à la fin du XXe siècle et après la chute de l’URSS, le politique est entré, avec l’économique, dans un conflit frontalier qui, comme tous les conflits frontaliers, cache un conflit de souveraineté qu’on ne peut comparer, pour son ampleur, sa radicalité et probablement sa durée, qu’avec celui qu’il a soutenu disons depuis le XVIe siècle avec le religieux et qui lui avait permis de gagner justement une souveraineté qu’a symbolisé le triomphe des Étatsnations et, dans le cas français, par exemple, la Révolution française ou la séparation de l’Église et de l’État de 1905. L’implosion déjà cinq fois séculaire des formes classiques du religieux, au moins en Occident, d’un côté, et la pression-redistribution en faveur de l’économie, de l’autre, créent une situation sans précédent du champ politique qui ne peut plus se redéfinir de façon autonome et qui sort

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définitivement du mode de sa prééminence indiscutée en Europe, depuis l’époque machiavélo-westphalienne. On aura compris que je me sépare ici profondément de la thèse de Marcel Gauchet [1985], par exemple, et pourquoi je ne reprends pas son langage essentialiste sur la nature évidemment politique des sociétés humaines comme telles. La pensée de Mauss me paraît offrir un meilleur lieu où comprendre les rapports essentiels mais nullement essentialises du religieux et du politique, du politique et de l’économique, voire de l’économique et du religieux. D’ailleurs, l’économique ne paraît pas dans la synthèse de Gauchet qui n’explique donc pas pourquoi l’attaque est venue de ce côté-là. Pour voir ce que Mauss aurait pensé de la chute du communisme, il suffit de relire son essai assez prophétique de 1924, l’Appréciation sociologique du bolchevisme [Mauss, 1997]. Tout en a été confirmé. Il serait plus difficile de trouver ce qu’il aurait pu penser de la crise du socialisme ou du brouillage de la gauche et de la droite, puisque, apparemment, il ne les a pas prévus, et donc il ne suffirait pas de relire tous ses Écrits politiques [1997] pour avoir la réponse. Cependant, Mauss n’est pas pour moi d’abord une boîte à outils mais un itinéraire. Pour saisir l’ampleur et la profondeur de sa pensée comme de sa possible actualité dans notre actualité difficile, parfois souffrante, il faut revenir, pour en repartir, à l’idée de l’homme total. À condition d’y voir non une réalité empirique immédiate, mais un modèle qui n’a pas d’autre fonction que de nous aider à comprendre les particularités des diverses sociétés historiques données, puisqu’elles sont toutes faites sur la dissociation inégalement profonde ou avancée de cet homme supposé initialement total. Une société est la manière dont, à partir d’hommes qu’il faut imaginer possiblement peu différenciés, se sont imposés des rapports de long cours mais inégalement différenciés, distincts, entre les fonctions religieuse-idéologique-culturelle, politique et économique. Étant entendu que ce sont ces dissociations qui fabriquent ces malheureuses abstractions où s’enferme la paresse intellectuelle de l’homo religiosus, ou l’homo politicus ou l’homo œconomicus, ou l’homme calculateur ou même donateur, et à partir desquelles, prisonniers de nos illusions rétrospectives, nous entendons penser la réalité humaine. Ces figures ont évidemment leur vérité au moins idéologique et historique dans les sociétés qui les produisent, elles sont utiles pour se penser ou se combattre mais non pour construire

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une anthropologie positive qui doit les expliquer, non y trouver ses réponses. Mauss nous donne le moyen de penser les sociétés humaines comme parties d’un fond humain commun et inégalement actualisé, mais toujours et partout potentiel, qu’il appelle l’homme total, alors que ces sociétés se font, se défont et se refont par les découpages ou les différenciations qu’elles lui infligent au nom de la religion, du politique ou de l’économique. Ainsi, les découpages ou l’autonomisation des grandes fonctions qui sont à la base de la modernité des sociétés complexes et de leur sécularisation sont des phénomènes grandement irréversibles dans leurs ensembles et néanmoins totalement historiques dans leur singularité. Ce qui veut dire qu’il n’y a d’essence ni du religieux, ni du politique, ni de l’économique, ni d’essence permanente des humanités qu’on veut construire à partir d’une seule de ces fonctions. Il faut laisser à chaque société, dans sa configuration à la fois structurelle et historique, de longue durée et instable, la responsabilité des prédominances qui la définissent. Il y a, au niveau de l’analyse sociologique, un anti-essentialisme de Mauss et une insistance sur l’historicité de ces combinaisons que je partage totalement. Reste que, dans la plupart des sociétés, pendant des millénaires, les formes religieuses semblent avoir commandé aux autres. Reste aussi que l’Europe moderne s’est pensée comme essentiellement politique et l’a été. Qu’une bataille semble engagée dont l’enjeu est de savoir si l’économique s’imposera au politique ou l’inverse. Ces luttes dépendent de forces objectives et statistiques, mais ce sont aussi des luttes pour la souveraineté ou la légitimité souveraine des logiques qui auront le dernier mot. Il me semble qu’en repensant la religiologie de Mauss qui articule le symbolique, le don et le sacrificiel dans son anthropologie de l’homme total, on aboutit nécessairement à l’idée que le symbolique, le don et le sacrificiel ne sont pas des propriétés exclusives des religions, même si c’est à travers elles qu’on a pu analyser leurs productions les plus archaïques et caractéristiques. Ce sont des propriétés du fait social humain comme tel, qu’on peut retrouver dans le politique et même dans l’économique. Et si le souverain, qu’il apparaisse en figure de divinité ou de prêtre, d’empereur ou de peuple ou de nation, ou aujourd’hui de marchés, n’était que l’instance symbolique qui décide ultimement de la plus large circulation des dons et surtout des sacrifices légitimes ? S’il s’avérait que toute souveraineté,

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qu’elle se revendique comme religieuse, politique ou économique, ou comme un dosage des trois, était, par nature, peu ou prou sacrificielle, la tâche de faire la religiologie, l’archéologie de la religion, engagée par les durkheimiens, ne serait pas derrière nous, mais devant nous, et son apport pourrait, au prix de compléments, se révéler particulièrement précieux pour penser les échecs cuisants de la modernité dont nous sortons et les risques très lourds de celle où nous entrons.

Références bibliographiques DURKHEIM É., 1998, Lettres à Marcel Mauss, correspondance réunie et présentée par BESNARD Ph. et FOURNIER M., Paris, PUF. GAUCHET M., 1985, Le désenchantement du monde, Paris, Gallimard. KARSENTI B., 1997, L’homme total. Sociologie, anthropologie et philosophie chez Marcel Mauss, Paris, PUF. LÉVI-STRAUSS C., 1950, « Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss », in MAUSS M., Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 1968. MAUSS M., 1968 [1950], Sociologie et anthropologie. PUF. – 1968, Œuvres, tomes I et II, Paris, Minuit. TAROT C., 1999, De Durkheim à Mauss, l’invention du symbolique. Sociologie et sciences des religions, Paris, La Découverte/MAUSS. – 2003, Sociologie et anthropologie de Marcel Mauss, Paris, La Découverte, « Repères ». – 2008, Le symbolique et le sacré. Théories de la religion, Paris, La Découverte/ MAUSS.

Le langage et le don

Jacques Pierre

« C’est n’avoir pas saisi le statut du langage dans “l’économie” de l’être, qui est toujours à côté de lui-même parce qu’il porte aussi l’Autre. C’est l’irréductibilité de la métaphore, modalité absolue de la connaissance, qui permet de le comprendre. C’est en visant à côté (le langage) de l’objet à connaître (la réalité) qu’on accède à la connaissance. » Samuel TRIGANO [2001 : 313].

Le langage n’est pas une institution parmi d’autres. Pour reprendre la formule de Talcott Parsons, « le langage est la matrice des autres sémiotiques humaines » [Parsons, 1967 : 358]. Quand Marcel Mauss découvre la co-extensivité du fait social et du fait symbolique, il pose simplement le caractère essentiellement sémiotique de toutes les activités humaines. Sémiotiques, en effet, les activités humaines ne le sont pas de surcroît comme une teinte apposée sur la surface d’un fait social déjà constitué par ailleurs ; elles le sont parce que le langage fournit les catégories de leur mise en forme. C’est là seulement que peut être pensée l’articulation, si problématique à la fois d’un point de vue épistémologique et ontologique, du déterminisme et de l’indétermination dans l’existence humaine, du holisme et de l’individualisme méthodologique qui s’affrontent dans nos disciplines ; c’est là aussi que peut être comprise la triple obligation de donner, de recevoir et de rendre, cette « obligation de liberté », comme l’écrit si justement Alain Caillé [2000 : 36], et dont le paradoxe devrait orner comme une maxime le fronton de toutes nos disciplines.

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Au fond, le symbolique n’ajoute rien au langage qui n’y soit déjà inscrit au départ par le fait de ce que, en linguistique, André Martinet appelait la « double articulation » [Martinet, 1991 : 14]. À la différence d’Alain Caillé, pour qui le symbolique surajoute une double articulation à la première [Caillé, 2000 : 198], nous pensons avec Marcel Mauss que « le signe ou le symbole, c’est la même chose »1. Si alliance et don il y a entre les humains, si sacré il y a dans leur rapport avec l’altérité, c’est que toute activité humaine, en tant justement qu’elle est sémiotique, est corrélative d’un imaginaire où les objets, mis en circulation par la parole, et les sujets qui s’y interpellent ne vont pas de soi et n’apparaissent jamais dans le discours que nimbés d’une virtualité que le langage tout à la fois déploie et circonscrit. Si le don et l’alliance fondent les communautés humaines dans une dimension autre que celle où évoluent les agrégats sociaux d’insectes, c’est qu’ils mettent en œuvre cette virtualité caractéristique du langage humain ; et si les mêmes communautés humaines sacrifient aux dieux, c’est que cette virtualité caractéristique de la double articulation du langage humain commande aussi d’être pensée pour elle-même. L’humain et le virtuel Il n’est pas douteux que la phylogenèse de l’espèce humaine a connu une inflexion décisive il y a environ 60 000 ans. Eu égard aux échelles de temps jusque-là mises en œuvre dans la transformation assez lente des techniques de fabrication des outils depuis leur apparition au début du paléolithique (1 250 000 ans), et plus encore dans l’évolution biologique qui conduit à l’apparition d’homo sapiens sapiens (4,2 millions d’années entre l’Australopithèque et l’apparition du genre homo), on constate que cette période connaît une explosion des œuvres de l’intelligence : sur une période de temps assez courte et sur une aire de dispersion géographique assez 1. « Les psychologues français, notamment Dumas et Meyerson, insistent sur la distinction du signe et du symbole. J’avoue que je ne peux pas la comprendre. L’humanité se trouve toujours devant les mêmes problèmes ; il s’agit d’inventer, de fabriquer quelque chose, puis de communiquer le procédé. Les moyens de l’invention sont toujours l’expérience, puis ceux de la communication, le signe ou le symbole (c’est la même chose) » [Mauss, 1994 : 301].

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large, le rythme de perfectionnement de l’outillage non seulement s’accélère brutalement mais, en simultanéité, apparaissent et se généralisent l’usage de la sépulture, l’ornementation du corps et la pratique de l’art. On ne saurait trop souligner l’importance de ce phénomène puisque, à partir de là, l’intelligence humaine commence à s’exercer sur des représentations de « ce qui n’est pas ». L’esprit humain ne manipule plus seulement l’expérience sensible dans des formes de raisonnement opératoire, mais des êtres qui n’ont d’autre existence que virtuelle. En tout état de cause, une autre caractéristique essentielle des productions linguistiques humaines est [qu’elles] peuvent parler de ce qui n’existe pas – mots sans référents attestés, phrases contredisant le réel d’expérience. […] Or on a jamais relevé de messages intégrant le non-existant chez les animaux dressés à “parler”, bien que les chimpanzés sachent “mentir” par ruse [Hagège, 1998 : 143].

L’apparition des sépultures signifie en effet que la place laissée vide par le mort ne se referme pas et qu’elle est soutenue dans une certaine forme d’existence par des représentations. Le mort ne bascule pas hors du monde de l’expérience, mais y est maintenu ; d’où les soins rituels qu’on apporte à sa dépouille et les offrandes dont on l’accompagne dans son autre vie. Les fresques sur les parois des grottes paléolithiques attestent à leur tour d’une puissance d’imagination capable de prélever la représentation des animaux dans leur contexte pour les faire exister autrement dans la profondeur imaginaire d’une paroi rocheuse ; puissance capable aussi d’engendrer des créatures purement fictionnelles où coïncident des attributs contradictoires appartenant à la fois au monde humain et au monde animal, à la vie et à la mort, au ciel et à la terre, etc. Alors que certains animaux sont devenus capables de vivre dans un monde de signifiants perçus, les hommes occupent un monde de signifiés, impossible à percevoir. La spiritualité met en scène une représentation totalement indépendante de la matière. Pour y accéder, il a fallu un système nerveux capable de représenter le rien, l’infini, l’absolu, la mort [Cyrulnik, 2001 : 447].

Toutes ces manifestations ont en commun le fait que la virtualité y prend une consistance ontologique qui vient auréoler l’existence des êtres et en troubler la facticité. Les objets mathématiques

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sont de ceux-là ; mais ils n’en existent pas moins à défaut de quoi ils n’auraient pas de propriétés. Quand Durkheim pose le fait que les représentations sociales ont un caractère objectif, qu’elles sont des faits [Durkheim, 1985 : 3] au même titre que la température à laquelle l’eau bout, il affirme qu’elles existent. Il donne ainsi une dignité ontologique à des contenus culturels exotiques dont l’épistémologie s’opposait à celle de la science officielle de son époque ; il nous donne du même coup les moyens de les penser. Avec cette conséquence pour notre espèce que cette virtualité doit aussi être prise en compte pour elle-même. Dès lors que notre expérience est entrelardée de virtualité, les choses sont ce qu’elles sont mais nous pressentons qu’elles auraient pu être autrement. Elles sont arbitraires et il faut en fonder la facticité dans des mythes d’origine. Plus encore, elles ne sont pas seulement arbitraires par les bifurcations qui ont affecté les commencements ; elles le sont dans le tissu du présent où la virtualité affecte toutes les identités d’un coefficient de labilité et de porosité qui les rend disponibles à tous les glissements métonymiques et à toutes les transmutations métaphoriques et qui, de ce fait, n’appellent pas seulement des mythes d’origine mais des précautions rituelles destinées à confiner cette virtualité, à empêcher la contamination généralisée des identités et garder le monde habitable. Les êtres auraient pu être autrement, certes ; mais ils peuvent l’être aussi au présent et ils le sont. Les êtres se nimbant de cette virtualité acquièrent une âme et leur âme est sujette à la délocalisation, au dédoublement : le chaman est un guépard ; le malade est dans la hutte, mais son esprit, dérobé par un djinn malfaisant, est ailleurs. Il faut donc non seulement pouvoir manier les choses, mais manier la virtualité qui est en elles sous peine de voir se défaire à mesure ce que l’on a fait l’instant d’avant. C’est pourquoi une opération technique est indissolublement aussi une opération magique. La magie est simplement ici un opérateur sémiotique qui, tour à tour, met en œuvre cette virtualité ou la confine selon que l’on veuille en tirer profit ou s’en garder. Et la religion, à son tour, n’est que la déclinaison systématique de cette possibilité métaphorique et métonymique ouverte par la virtualité.

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Le sémiotique et le virtuel Or l’apparition de cette virtualité dans les œuvres de l’intelligence humaine coïncide2 avec une mutation de notre langage et le passage d’une sémiotique monoplane à une sémiotique biplane, c’est-à-dire à « double articulation »3. Les sémiotiques monoplanes qui caractérisent le monde animal sont fondées en effet sur des échanges de signaux. À la différence du signe dans les systèmes à double articulation, le signal a un rapport biunivoque avec le contenu du message. Selon Algirdas J. Greimas, les sémiotiques monoplanes « seraient reconnaissables du fait de la conformité des deux plans, de leur isomorphisme et de leur isotopie, de la correspondance terme à terme de leurs unités » [Greimas, 1979 : 343]. À chaque signal, correspond un message particulier et un seul. En sorte que la prise en charge de l’expérience sensible par la communication est limitée par la taille du vocabulaire : lequel ne peut s’enrichir que latéralement et par addition de nouveaux signaux et, du même coup, se trouve limité dans sa taille par la capacité finie de la mémoire. Qui plus est, dans cette sémiotique monoplane, le monde se trouve encapsulé par l’information qui le concerne. Le signal n’a aucun surplus ni déficit par rapport à la chose qu’il désigne. Et, réciproquement, la chose est tout entière contenue dans l’information qui la désigne. Pour le prédateur qui a faim, la proie n’a pas d’autre signification iconique que la mobilisation organique qu’elle déclenche en lui. Et pour les singes qui vaquent en groupe à leurs activités alimentaires ou sociales, le cri d’alarme poussé par la sentinelle n’a pas d’autre

2. Nous ne disons pas qu’elle est corrélative de la mutation de notre langage. On ne sait pas si elle l’accompagne, si elle la suit ou la cause. À tout événement, des expériences ont montré que les chimpanzés, pour ne nommer que ceux-là, ont des représentations mentales. Mais ne disposant pas du langage, ils sont incapables de les communiquer ; ne disposant pas d’un support pour les inscrire dans une forme durable et tangible de mémoire, il leur est impossible aussi de les manipuler, de les explorer pour elles-mêmes et de les construire collectivement. 3. C’est l’œuvre d’André Martinet qui a fait connaître en linguistique le concept de double articulation. Selon R. Jakobson, on doit le terme à D. Dubrix qui l’emploie pour la première fois dans un ouvrage sur l’origine du langage en 1930 [Jakobson, 1979 : 45].

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signification indicielle que l’imminence d’une menace4. Au fond, la sémiotique à laquelle est assujetti le monde animal ne sort pas du registre des déterminations caractéristiques du vivant en tant que tel. Elle ne lui ajoute rien. Elle est faite pour la communication d’informations et non de représentations. L’information n’est pas déprise de ce qu’elle annonce et est entièrement subordonnée et instrumentalisée au service de la chose qu’elle désigne. Même dans le cadre expérimental très strict où l’on a enseigné l’ASL5 à des chimpanzés, l’activité de communication de ces derniers restait toujours intéressée par le hic et nunc de l’interaction avec l’éducateur et par les friandises dont était assorti l’apprentissage de nouveaux termes de vocabulaire. Alors que l’attitude du jeune enfant contraste singulièrement avec celle-là par la curiosité voire la jubilation qu’il montre à l’égard des mots eux-mêmes. À la différence du jeune chimpanzé, l’enfant ne manie pas le monde à travers des signaux, il apprend à construire un monde à travers des signes. Les signaux remplissent un seul objectif : obtenir un résultat tangible à propos d’un objet ou d’une action. […] Le langage humain, quant à lui, en plus de cette fonction instrumentale, contribue souvent à attirer l’intérêt de l’autre sur des objets ou des événements parce que ces objets ou événements existent et qu’il est possible de les désigner avec des mots. [Vauclair, 2001 : 323].

Le signal permet l’échange d’informations ; le signe, lui, permet de manier, de construire et d’explorer des représentations, de construire des objets virtuels dans un monde qui n’est plus la transcription intégrale de l’expérience sensible. La représentation est une somme d’informations articulées dans une forme mentale que l’on peut manipuler pour peu qu’on lui assure un support dans le langage et qu’on formule des règles de transformation à son égard. La représentation prend en charge l’information dans une construction sui generis qui, même si on la rapporte au monde de l’expérience sensible, n’est plus inféodée à celui-ci. La représentation utilise l’information comme un substrat qu’elle décontextualise, qu’elle abstrait des conditions particulières de la perception pour la transposer dans un espace quelconque et anté4. Sur la différence entre les sémiotiques iconiques et les sémiotiques indicielles, voir [Peirce, 1978 ; Ferry, 2004]. 5. American Sign Language : langage des sourds muets enseigné aux ÉtatsUnis.

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prédicatif où elle devient manipulable. Ce sont des matériaux de construction pour la sensibilité et l’intelligibilité qui se rencontrent et s’assemblent dans le signe au moment du discours. C’est à leur point de rencontre dans le signe que naît la virtualité. La virtualité n’est donc pas dans les possibilités combinatoires que les deux plans offrent chacun de leur côté. Ces possibilités combinatoires ne sont rien pour le sens tant qu’elles ne se sont pas rencontrées dans le signe. Les unités constitutives du signifié n’ont pas de répondant direct dans le plan du signifiant et viceversa : les sèmes n’ont pas de phonèmes qui leur correspondent, et réciproquement les phonèmes pris individuellement n’ont aucun sens6. Ce qui veut dire que le signe, même s’il constitue l’unité du discours (le phonème est l’unité constitutive du signifiant et le sème, celle du signifié), n’a pas de contenu fixe ; que les déterminations qui convergent en lui sont toujours susceptibles de se rencontrer ailleurs pour dire les choses autrement ; que les mêmes formes vocales peuvent être porteuses d’un sens différent. Le signe reste toujours porteur d’une certaine virtualité et attend la finalisation de son sens de sa mise en discours. La virtualité inhérente au signe ne diminue qu’au fil de la parole ; et là encore, si le jeu de mot de l’homonymie peut à tout moment détourner le cours de la signification et entraîner, dans l’éclat de rire, la redistribution de la donne sémantique, c’est que cette virtualité est là offerte à tout moment et qu’elle peut incessamment être remise en jeu. À chaque instant, le discours peut refermer et rouvrir la virtualité. Certains discours choisissent de la refermer pour désambigüiser la communication au maximum — c’est le cas du langage technique ; d’autres choisissent, au contraire, de la laisser intacte voire de la cultiver pour elle-même — c’est le cas du langage poétique. 6. Dans la linguistique d’André Martinet, le signe ou monème a une double face. D’un côté, il est la plus petite unité constitutive du sens ; à ce titre, répondant de déterminations sémantiques, syntaxiques et phonématiques, il constitue un premier niveau d’articulation. De l’autre côté, il est lui-même une forme vocale décomposable en phonèmes qui répondent, à leur tour, d’un second niveau d’articulation phonologique : « Chacune de ces unités de première articulation présente, nous l’avons vu, un sens et une forme vocale (ou phonique). Elle ne saurait être analysée en unités successives plus petites douées de sens. […] Mais la forme vocale est, elle, analysable en une succession d’unités dont chacune contribue à distinguer /tête/, par exemple, d’autres unités comme /bête/ ou /terre/. C’est ce qu’on désignera comme la deuxième articulation du langage » [Martinet, 1991 : 14-15].

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George Lakoff a éloquemment montré que le langage n’est jamais purement dénotatif et que toutes les cultures font un emploi généralisé de la métaphore pour l’infrastructure conceptuelle de leur rapport au monde. Notre système conceptuel ordinaire, qui nous sert à penser et agir, est de nature fondamentalement métaphorique. Les concepts qui règlent notre pensée ne sont pas de nature purement intellectuelle. Ils règlent aussi jusque dans le détail le plus banal de notre activité quotidienne. Ils structurent ce que nous percevons, la façon dont nous nous comportons dans le monde et entrons en rapport avec les autres. [Lakoff & Johnson, 2008 : 13].

Les métaphores ne sont pas plus décoratives qu’elles ne sont épisodiques : elles appartiennent à l’arsenal de pensée de toutes les cultures. Elles sont, dans le langage, des lieux privilégiés d’interaction entre le virtuel et le réel, de transaction incessante entre l’identité et la différence, de recomposition de notre catégorisation de l’expérience. Nous n’avons pas les mots pour dire toute notre expérience ; mais cette dernière n’est pas pour autant exclue du langage, végétant dans les limbes de quelque réel qui attendrait d’être mis à jour. Elle reste intérieure au langage pour autant qu’il est possible d’y sauvegarder ce qui, en elle, est encore indécidable et provisoire, de laisser les êtres librement circuler dans une catégorisation flottante où les choses sont ouvertes les unes aux autres, peuvent s’y communiquer des attributs ou s’y définir de proche en proche. La métaphore nous permet d’aborder avec des moyens finis une expérience qui n’est pas totalisable et qui ne se laisse pas cerner. Nous pouvons ainsi signifier ce qui est inconnu par ce qui est connu, se servir d’un domaine familier de l’expérience sensible comme d’un signifié pour appréhender d’autres régions plus problématiques de cette expérience. La métaphore est un des outils les plus importants pour essayer de comprendre partiellement ce qui ne peut être compris totalement [Lakoff & Johnson, 2008 : 204].

La métaphore a ainsi une fonction heuristique et prospective car c’est à travers la virtualité où elle cherche un chemin que la métaphore permet d’appréhender ce qui n’est pas ou ce qui attend de l’être et d’agrandir le domaine du réel. Ne peut-on pas dire que l’interprétation métaphorique, en faisant surgir une nouvelle pertinence sémantique sur les ruines du sens littéral,

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suscite aussi une nouvelle visée référentielle, à la faveur même de l’abolition de la référence correspondant à l’interprétation littérale de l’énoncé ? [Ricœur, 1997 : 289].

C’est à travers la virtualité que des mondes dès l’abord étrangers peuvent être mis en communication bord à bord, que des subjectivités ou des civilisations peuvent s’entendre entre elles sans se comprendre encore. L’imagination métaphorique est une capacité décisive pour créer une relation et communiquer l’essence de l’expérience non partagée. Elle consiste en grande partie dans la capacité d’infléchir sa propre vision du monde et d’adapter la façon dont on catégorise sa propre expérience. [Lakoff & Johnson, 2008 : 243].

La métaphore vise ainsi un horizon inappropriable de sens vers lequel nous tendons en commun. C’est parce qu’il y a cette virtualité inhérente au langage que les personnes peuvent surmonter ce qui les sépare dans le réel et former une société. Elle est la trace tangible de cette virtualité sans laquelle il n’y aurait pas de société humaine. On comprend alors l’immense avantage des sémiotiques à double articulation sur les autres : elles ouvrent un registre infini de possibilités expressives. La double articulation crée donc l’espace où les représentations sont manipulables et échangeables ; elle supporte la mémoire de ces représentations ; elle ouvre la coulisse où les êtres peuvent se rêver autrement qu’ils ne sont et enfin transforme une somme d’individus en une totalité sociale. Une sémiotique du don Cela étant, il faut maintenant se demander pourquoi cette virtualité introduite par la double articulation est essentielle dans la compréhension du paradigme du don. Dans une sémiotique monoplane où s’échange de l’information, destinateur et destinataire préexistent à l’échange. Le modèle de la cybernétique est tout à fait conforme à ce type d’échange où un canal de communication est borné à ses deux extrémités par un émetteur et un récepteur entre lesquels voyage de l’information. Cette circulation d’informations étant par ailleurs assujettie à une procédure de codage et de décodage, on peut être sûr que le message transmis sera le même que le message reçu.

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Or, dans l’interaction humaine, rien n’est moins sûr. La virtualité caractéristique des systèmes à double articulation fait en sorte que le message échangé peut changer de sens au cours de son transit entre l’émetteur et le récepteur. Parce que le message n’est pas une information, il est le support à des représentations élaborées dans la virtualité imaginaire du destinateur et du destinataire et qui appellent sans cesse une interprétation. Ce qui est vrai du message lui-même l’est a fortiori du destinateur et du destinataire qui s’engendrent l’un l’autre par le fait de communiquer ensemble. Dans le rapport précoce du jeune enfant à la mère, l’allaitement commence par ne mettre en rapport qu’un sein et une bouche, l’émetteur et le récepteur d’une sémiotique monoplane ; mais très tôt, la nourriture devient le support à des représentations ; et le sein, la bouche, à leur tour, se constituent comme les places virtuelles pour les images que le nourrisson se fait respectivement de lui-même et de sa mère. L’enfant se saisit luimême par/ dans l’interaction discursive avec sa mère, il se perçoit comme le foyer de la parole qui est adressée, comme l’objet de cette adresse, comme le contenu représentationnel d’une espérance à son égard, d’une anticipation qui, dès avant sa naissance, a préparé la place où il est. Et la mère, à son tour, — et après elle, l’autre en général — est ce dont il attend tout, c’est-à-dire ce qui comble l’abîme qu’il perçoit en lui-même ; pas seulement de la nourriture donc, mais les représentations qu’elle supporte et qui, seules, répondent à son état de détresse, d’impréparation, de dépendance et de vulnérabilité à l’égard du monde. On comprendra alors que cette situation ne se confine pas à la petite enfance et qu’elle soit prototypique de la structure intersubjective qui est au cœur du fait social. La parole vient donc tout ensemble avec les places virtuelles entre lesquelles elle circule et la béance qu’elle met en circulation. Dès lors que nous entrons en rapport avec l’autre, nous lui prêtons implicitement des intentions, nous en construisons une représentation qui ordonne l’information disponible à son propos. Il n’y a que l’espèce humaine pour contempler le ciel vide et s’y représenter un destinataire à nos prières silencieuses ou encore un destinateur bienveillamment penché sur le berceau de notre espèce et qui nous adresse un message à travers l’existence du monde. Et nous le faisons parce que nous sommes des êtres de langage.

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Les linguistes peuvent bien penser le langage comme un système sui generis de déterminations, c’est là leur affaire ; mais le discours où le langage s’actualise n’est jamais, lui, qu’une médiation entre des sujets et en vue d’un monde. Et cela, c’est l’affaire de toutes les autres sciences humaines : Parler, c’est l’acte pour lequel le locuteur surmonte la clôture de l’univers des signes, dans l’intention de dire quelque chose sur quelque chose à quelqu’un ; parler est l’acte par lequel le langage se dépasse comme signe vers sa référence et vers son vis-à-vis. Le langage veut disparaître : il veut mourir comme objet [Ricœur, 1969 : 85].

Or cette situation d’interlocution est ouverte de partout, du côté du destinateur, du destinataire et du message, comme on vient de le voir ; mais aussi bien du côté du code, du canal de communication, du contexte, etc. Dans le discours, il nous faut rattraper à mesure la virtualité inhérente au fonctionnement des sémiotiques biplanes par un incessant travail d’interprétation qui, à défaut des certitudes que lui fournirait le système de codage et de décodage, comble les vides en faisant des hypothèses de sens. Le pari interprétatif est une traite tirée sur l’avenir du sens. Il suppose que le présent ne soit pas enfermé dans la détermination et qu’il y a en lui un jeu nous permettant d’assumer autrement le passé et de jongler avec l’avenir. Il suppose que l’instance discursive puisse s’avancer à travers la virtualité et l’aménager par des représentations dont la conformité avec le réel n’est jamais acquise. De quelque façon qu’on pose le problème, il y a là toujours un crédit qui est en jeu : un crédit que l’on se fait à soi à propos du réel et un crédit que l’on fait à l’autre à propos de soi-même. Crédit qui comble dans la représentation l’écart entre la virtualité et la réalité. Or le don est là. Une sémiotique est humaine à partir du moment où elle peut assurer dans/ par la représentation le va-et-vient entre le réel et le virtuel. En direction du virtuel, on l’a vu, c’est à la poésie qu’appartient la fonction de refaire la donne et de libérer le monde de la fatalité de n’être que le réel. Dans la direction contraire, c’est-à-dire vers le réel, c’est au croire et au don de surmonter cet écart. Si tant est qu’un monde est toujours un monde de représentations, il y a, dans ces dernières, une distance par rapport au réel qu’il faut incessamment dépasser dès lors que l’on en vient à l’action. La chose en soi étant inassignable, la conformité de la représentation au

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réel est l’objet d’une espérance praxéologique et d’un pari épistémologique constant sans lesquels il n’y aurait pas d’action possible. Il faut bien penser que notre représentation a quelque chose de vrai pour se risquer à manipuler les choses selon l’entendement qu’elle nous en donne. Il faut y croire. Il faut se faire à soi-même un crédit que l’action viendra ou non rembourser par la suite. Dans l’interaction sociale, ce crédit réflexif doit nécessairement devenir transitif et prendre la dimension que Mauss lui a reconnue dans le don. Et là, ce crédit est à la fois cognitif et pragmatique. Les places de l’interaction sociale étant dès l’abord des lieux virtuels, nous devons les habiller de représentations pour interagir avec elles. Comme nous le ferions avec des choses. C’est là le premier moment cognitif du geste. Mais ce moment doit être redoublé en faisant crédit à l’autre d’une subjectivité, c’est-à-dire d’une puissance de signifier capable de nous rembourser l’avance de parole que nous lui faisons. Et ce redoublement ne peut pas ne pas prendre une forme pragmatique. Par le don, nous disons concrètement à l’autre que nous le croyons et que nous prenons le risque d’habiter avec lui un espace où le réel n’est pas assuré. Il ne s’agit plus seulement de se faire crédit à soi-même pour nos représentations du réel ; mais de faire crédit à l’autre pour les représentations qu’il nous adressera. Nous assumons en commun, par le don offert et reçu, l’impossibilité où nous sommes de totaliser le monde dans nos représentations et de l’assurer contre le réel. Nous chargeons le don de signifier cette impossibilité. Par le don, nous acceptons de payer de notre personne afin que s’ouvre un espace commun de représentations où rien ne dit qu’il y aura réciprocité, qu’à notre parole en répondra une autre, qu’à notre gageure de considérer l’autre comme un sujet répondra celle qui nous concerne et qu’enfin nous ne nous tromperons pas sur ce qu’il en est du réel. Or je ne peux signifier ce pari interprétatif sur une réciprocité subjective que dans le don. Le crédit à soi-même peut être invisible ; celui qui est à l’autre doit manifester cette transitivité et prendre la forme du don en allant concrètement au-devant de l’autre pour dire l’espace que nous proposons d’habiter avec lui. Le don s’avançant vers lui ouvre à mesure cet espace que l’autre peut à tout moment refermer par son refus. Dès lors qu’il concerne un autre, le pari interprétatif devient une adresse qui présume d’une capacité de répondre, d’une virtualité chez l’autre que je ne peux réduire sans

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du même coup lui dénier son statut de sujet. Car le don n’est pas un risque seulement pour le donateur ; il l’est aussi pour le donataire qui ne saura ce qu’il contient vraiment qu’après l’avoir reçu. Dans le don offert, je laisse intacte la possibilité que l’autre a de refuser, et par là, je reconnais qu’il est un sujet pouvant me répondre : dans le don reçu, je laisse intacte la possibilité que l’autre a de me tromper et par là je reconnais qu’il est un sujet pouvant me répondre de son acte. Le don, posé à mi-chemin entre le donateur et le donataire, est ainsi un pari interprétatif qui se sait et s’assume en commun. C’est pourquoi l’objet donné, au moment du don, affranchit de toute visée utilitaire et n’est là que pour signifier la virtualité nécessaire à la communication humaine. Ce n’est que plus tard, beaucoup plus tard, que l’un et l’autre sauront peut-être si le don a eu quelque utilité. Dans le moment de l’alliance entre étrangers, il n’y a pas encore de contexte langagier pour l’interaction langagière, il n’y a pas non plus de cours des changes qui établisse la convertibilité des valeurs, qui assure la traductibilité d’un monde dans l’autre. Aussi le don, en l’absence d’un code commun, peut-il venir au-devant de l’autre pour créer un espace d’interaction sémiotique. Il transforme ainsi une sémiotique monoplane où émetteur et récepteur se transmettent de l’information en une sémiotique biplane où destinateur et destinataire peuvent co-construire en société des représentations sur eux-mêmes et sur le monde.

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II. Anthropologie

1. L’agôn

Les Yanomami à la lumière de Mauss et réciproquement

Catherine Alès

Marcel Mauss, qui considérait les données empiriques comme capitales pour conforter la démarche théorique, s’est attaché à comprendre le phénomène de la destruction dans le don. Il a notamment souligné l’aspect agonistique du don dans les « échanges à rivalité exaspérée », échanges que l’on pourrait appeler « prestations totales de type agonistique »1, et le lien existant entre « la guerre de sang » et l’échange-don de biens : le potlatch se livre comme « une guerre », une « guerre de propriété » où « on tue la propriété »2. L’échangedon partage donc certaines caractéristiques avec la guerre qui peut servir de métaphore pour le qualifier. Comme le cas de la vengeance permet de l’illustrer, nous allons voir que la proposition peut à bien des égards être inversée. L’exemple de l’échange de meurtres dans les sociétés pratiquant la guerre de vendetta permet 1. Dans Sociologie et anthropologie [Mauss, 1968 : 153] : référence que nous indiquons ensuite par les initiales SA. 2. [Ibidem : 200-201] : « Le statut politique des individus, dans les confréries et les clans, les rangs de toutes sortes s’obtiennent par la “guerre de propriété” comme par la guerre, ou par la chance, ou par l’héritage, par l’alliance et le mariage. Mais tout est conçu comme si c’était une “lutte de richesse” ». Mauss note que « L’opposition guerre de richesses, guerre de sang, se retrouve dans les discours qui ont été faits au même potlatch de 1895 à Fort Ruppert. » [200, note 3], et rajoute que « Donner, c’est déjà détruire […] De la même façon que, dans une guerre, on peut s’emparer des masques, des noms et des privilèges des propriétaires tués, de la même façon dans une guerre de propriété, on tue la propriété […] Le deuxième thème est celui du sacrifice. Si l’on tue la propriété c’est qu’elle a une vie. » [201, note 2].

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ainsi d’effectuer la comparaison entre l’échange-don et l’échangedestruction et également de montrer que l’obligation à la relation à autrui est tout autant impliquée par la réciprocité hostile que par la réciprocité pacifique. Relations d’alliance et relations d’hostilité dans une société traditionnelle Je m’appuierai dans ce texte sur les matériaux recueillis auprès des Yanomami, population amérindienne dont le territoire s’étend, au Venezuela et au Brésil, de part et d’autre de la ligne de partage des eaux des bassins de l’Orénoque et de l’Amazone. Les groupes Yanomami peuvent être décrits comme une série « d’unités socio-spatiales »3 emboîtées qui entretiennent entre elles des relations d’amitié ou d’hostilité. Les relations de convivialité et de concorde dans et entre les communautés sont engendrées, maintenues et reconduites à travers les échanges de mariages, de visites, de discours, de nourriture, de biens et de fêtes, ainsi que la solidarité économique, rituelle et politique qui se manifeste notamment dans la production de nourriture, la réalisation de cérémonies et l’accomplissement d’expéditions belliqueuses et de combats. Les relations d’inimitié et de discorde entre communautés s’expriment dans le cadre de différentes formes de combats et d’agressions – tangibles ou occultes, létales ou non – qui sont ordonnées en fonction de la distance-proximité sociale et spatiale, et qui entraînent et/ ou entretiennent un certain éloignement entre les groupes opposés. Les relations pacifiques dans et entre les communautés doivent être inlassablement affirmées et confirmées sous peine de se défaire et de se transformer en relations hostiles. Nous avons vu qu’elles se conjuguaient sous plusieurs formes. Si l’on s’en tient aux formes traditionnelles qui demeurent pratiquées par les Yanomami, l’échange-don ne concerne pas tant l’échange de biens (celui-ci n’existait que sous une forme ténue avant l’arrivée des étrangers) que des dons de nourriture, de partenaires matrimoniaux, de visites, de conversations et de discours, de fêtes, de services funéraires, 3. Suivant la terminologie proposée par Evans-Pritchard [1968 : 220].

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chamaniques et militaires. On trouve typiquement un « système des prestations totales » comme Mauss [1969 : 47] s’est proposé de l’appeler, une notion élaborée lorsqu’il constate que même les sociétés non exotiques comme les anciennes sociétés germaniques étaient soudées par des réciprocités de prestations et d’obligations multiples. Il existe bien, chez les Yanomami, « un incessant circulus des biens et des personnes confondus, des services permanents et temporaires, des honneurs, des fêtes données et rendues et à rendre… » [ibidem]. Des formes d’échange se pratiquent quotidiennement entre corésidents et fréquemment entre voisins. Ces différentes prestations et obligations forgent, entretiennent et renouvellent la solidarité économique, politique et rituelle, cette dernière s’illustrant plus particulièrement lors des sessions de chamanisme thérapeutique ou celles de chamanisme économique qui favorisent la chasse et l’horticulture, et lors des cérémonies funéraires où elle est caractérisée par la circulation des prestations entre deuilleurs et travailleurs, le don de gourdes contenant les cendres d’un défunt ou le don de nourriture cérémonielle. Les échanges de biens prennent place à l’occasion des rencontres festives intercommunautaires, ou bien lors des visites que des personnes réalisent à leur propre initiative dans une communauté amie. Cela permet de choisir quand et où aller demander un bien lorsque les relations de non-hostilité le permettent. La demande est généralement effectuée par le visiteur auprès d’un des membres de la communauté visitée. Soit le visiteur a apporté un bien avec lui, soit il se compromet à en fournir un. Mais cela ne change pas au final la nature de l’échange : il y a un obligé de donner, qui est aussi un obligé de recevoir, de façon immédiate ou différée, et un obligé de donner pour ce qu’il demande et de rendre pour ce qu’il a demandé et qui lui a été donné. Une fois les relations de partenariat d’échange établies, chacun argumentera à son tour de la nécessité qu’il a du bien qu’il demande à l’autre, et le solliciteur prie le donateur de lui donner « sans contrepartie », de la même façon qu’il lui avait également donné « sans contrepartie » tel bien auparavant. L’obligation de donner est donc incontournable, on ne peut refuser à un visiteur de lui donner ce qu’il demande sans l’offenser gravement, ce qui équivaut à un refus d’alliance et donc à une déclaration d’hostilité. Mal recevoir des visiteurs constitue un casus belli dans la région yanomami où je travaille, ce qui

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illustre parfaitement l’obligation à la réception et à l’échange mis en lumière par Mauss dans l’Essai sur le don4. Il est intéressant de souligner que des besoins en biens peuvent être conçus afin d’avoir un motif de visite auprès de communautés non apparentées et/ ou anciennement hostiles. Les visites s’intègrent dans le cadre de stratégies d’alliance avec les voisins, c’est même une nécessité absolue dans le monde yanomami en raison des hostilités qui peuvent surgir. Dès qu’un front adverse s’ouvre dans une direction, les acteurs cherchent à activer ou développer leurs anciennes alliances et à en ouvrir de nouvelles dans d’autres directions. Il y a ainsi des « spécialités locales » artificiellement créées pour certains villages afin d’avoir un accès possible dans telle ou telle communauté. Cela leur donne un mobile pour pouvoir se rendre chez des Yanomami jusque-là peu ou pas fréquentés et nouer ainsi des relations. Le changement introduit par l’arrivée des outils de métal a développé la pratique d’échange de biens et l’évolution du contact l’a sans nul doute intensifiée. La direction des échanges de ce type est unilatérale, mais elle se répercute en chaîne ensuite à partir des villages échangistes proches d’un centre d’approvisionnement. En ce sens, ce type d’échange ne diffère pas fondamentalement des échanges engendrés par la création de « spécialités locales ». Ici encore, les échanges obéissent davantage à la nécessité de socialité qu’à la nécessité de biens utilitaires. Tout en servant à s’approvisionner au passage en produits rares, ou décrétés comme tels, les relations d’échange de biens sont surtout l’occasion de créer et d’entretenir des alliances politiques et matrimoniales. Ces échanges prennent des allures d’autant plus formalisées qu’ils mettent en jeu des groupes éloignés et différents. Outre ces formes d’échange, les Yanomami pratiquent différentes formes de combats formels et d’agressions physiques, ostensibles ou dissimulées, afin de répondre aux discordes qui surgissent dans et entre communautés. Chacun de ces modes de régulation des conflits est défini en fonction du degré de l’offense et en fonction également du degré de proximité-distance sociale et spatiale des parties, les relations de parenté et d’amitié constituant un facteur 4.« Refuser de donner, négliger d’inviter, comme refuser de prendre équivaut à déclarer la guerre : c’est refuser l’alliance et la communion » [SA : 162].

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de contention. Toutes ces formes de confrontation, qu’elles soient verbales ou physiques, se déroulent sous l’égide de la stricte réciprocité. Un combat formel se déroule lui-même de façon équilibrée, autant de coups donnés d’un côté étant rendus de l’autre. Il demande, en outre, à être compensé par un autre combat, la lutte retour devant être réalisée dans le village des opposants. De même, un raid armé initié par un camp entraîne logiquement l’exécution d’un autre raid mené par le groupe initialement attaqué. Chaque coup, chaque blessure, chaque assaut de maisons, et bien sûr chaque mort est strictement comptabilisé et fera l’objet d’une pratique équivalente de la part du camp adverse. Il en est de même pour les joutes oratoires au cours desquelles des règlements de comptes sont effectués. Les propos désobligeants adressés à un allié conduiront ce dernier à rendre la monnaie de la pièce dans une joute retour, mais réalisée cette fois-ci dans sa propre communauté afin d’équilibrer de manière équivalente les dommages. On est ici en présence de formules intermédiaires entre amitié et hostilité, destinées à conserver des relations amicales, avec un groupe soupçonné de sorcellerie par exemple, mais qui peuvent aussi escalader, provoquer des combats duels et, si un mauvais coup venait à être porté, faire pencher la balance du côté des relations d’hostilité5. L’étiologie de l’affrontement guerrier qui se pratique chez les Yanomami relève fondamentalement du champ de la vengeance. Contrairement à une idée donnée par les travaux de Chagnon [1968a ; 1968b], les incursions belliqueuses ne sont jamais menées dans l’intention de capturer des femmes. La prise de femme n’est pas le motif propre des raids et les enlèvements qui peuvent se produire à l’occasion d’une expédition guerrière ne constituent qu’un bénéfice secondaire, ce qui s’applique également aux biens qui peuvent parfois être emportés. Mais ces faits demeurent rares. Les raids ne sont pas davantage entrepris pour obtenir des terres fertiles ou des territoires de chasse. Il ne s’agit ni de guerres de conquête de populations ni d’expéditions belliqueuses accomplies dans le but d’obtenir des territoires, des femmes ou des outils de métal, même si ce sont ces dernières considérations d’ordre écologique, matérialiste, historique ou sociobiologique qui ont essentiellement alimenté le débat, en particulier aux États-Unis. À l’encontre des 5. Pour plus de détails, voir Alès [1984 ; 1990a ; 1990b ; 2003].

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tenants de ces thèses, les hostilités commencent toujours lorsqu’une personne est, visiblement ou supposément, intentionnellement tuée [voir Alès, 1984 et 2006 : 15-17, notes 2 et 3]. Les pratiques dites « violentes » chez les Yanomami correspondent à un système judiciaire de résolution des conflits et de compensation pour les dommages subis. Il s’agit d’un système de justice institutionnelle, collectivement pratiquée sans l’intervention d’un tiers. Autrement dit, l’arbitrage des conflits ne passe pas, comme dans les systèmes pénaux modernes, par l’intervention d’un tiers dont la sentence doit être acceptée par les prévenus comme par les plaignants6, il inclut la participation de tous les membres des communautés engagées dans les deux camps. Dans ce type de société, le système de la vengeance est constitutif de l’ordre social et correspond à une violence institutionnalisée qui diffère de l’agression occasionnelle. Sur le plan juridique et moral, le système de la guerre de vengeance peut être interprété comme un système judiciaire qui permet de compenser l’atteinte à l’intégrité physique des personnes7. Chez les Yanomami, il s’inscrit dans un continuum gradué avec les combats formels et les combats rhétoriques. Les premiers, sous forme de duels et de batailles collectives, servent à régler entre alliés les disputes déclenchées par des offenses n’ayant pas entraîné la mort. Les seconds se pratiquent entre alliés sous la forme de dialogues cérémoniels et permettent de régler les conflits sans en venir aux mains. En effet, tout en étant un lieu où peut se déployer verbalement la violence pour demander 6. Dans la perspective des Yanomami, tout dommage, moral ou physique, doit être compensé par l’infliction d’une souffrance morale ou physique similaire. La différence entre un système de justice vindicatoire et un système de justice pénale réside surtout dans le fait que, dans le premier cas, l’offensé obtient vengeance, puis l’offenseur devient l’offensé et se venge lui-même en retour, et ainsi de suite ; en d’autres termes, la partie offensée devient l’offenseur une fois la réparation obtenue. Dans le deuxième cas, celui de la justice pénale, l’offenseur se voit délivrer une sentence en tant que châtiment mais il ne peut ensuite réclamer justice pour la peine appliquée (ce qui a en général pour vertu de clore le conflit, sauf s’il peut prouver qu’il y a d’autres jugements possibles, cf. Boltanski [1990 : 139]). Il est intéressant de remarquer la législation intervenue récemment (avril 2005) en Albanie afin de restreindre (mais incluant toujours) le système de vendetta albanais (kanun) à une seule personne en cas de « dette de sang », une mesure destinée à protéger les membres de la famille d’un meurtrier de l’extension de la vengeance à chacun d’entre eux. 7. Pour une approche comparée des systèmes vindicatoires, voir l’introduction de Raymond Verdier et les quatre volumes qu’il a édités sur ce thème [Verdier, 1980].

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des comptes à l’adversaire, les joutes oratoires font partie des procédures permettant d’apaiser la colère. Notamment, des discours cérémoniels ont toujours lieu après des combats physiques ou des hostilités belliqueuses, ce qui permet aux protagonistes de sortir du champ relationnel propre à l’hostilité et de se situer dans celui de l’alliance. Si une personne décède au cours d’un combat formel, ou si elle est la victime d’une attaque par flèches ou par charmes de sorcellerie, sa mort fera l’objet d’une vengeance, ce qui aura pour effet d’entraîner un cycle de meurtres. Chaque mort doit en principe être vengée par une autre mort causée dans le camp ennemi. Lors des guerres, un armistice peut être obtenu lorsqu’il y a un nombre équilibré de morts de chaque côté. Les vengeances non accomplies sont alors laissées en suspens pour quelque temps, jusqu’à ce que les enfants des victimes grandissent et mènent des raids à leur tour. On observe donc que les pratiques vindicatoires sont au cœur de la dynamique sociale des communautés yanomami. Et il nous reste également à considérer que le système vindicatoire participe lui-même d’un système symbolique plus vaste et plus complexe. Ce dernier fonctionne, au niveau du tout socio-cosmique, comme un système dédié à la conservation de l’humanité et de la vie dans l’univers. Les matériaux yanomami permettent ainsi de montrer que, loin d’être tourné vers le passé, le système de la vengeance traite également du futur. L’échange de meurtres D’une façon générale, la vengeance apparaît comme un système de compensation d’un meurtre précédent par l’accomplissement d’un autre meurtre. Tuer un ennemi constitue une compensation en ce sens que les guerriers privent identiquement le groupe ennemi d’une de ses propres forces vives, d’une « âme » et des compétences qui lui sont attachées : « Ils lui renvoient le crédit de sang » – la vengeance à accomplir – qu’ils détenaient jusque-là et que le groupe ennemi – la vengeance étant réalisée – va désormais posséder à leur encontre8. 8. Ce qui est remarquable, c’est que dès l’instant précis où le meurtre a été commis, les positions s’inversent. L’homicide se transforme en une victime en puissance, et la

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La capture d’âme auprès des ennemis a pour objectif explicite de ramener chez elles les âmes des proches auparavant dérobées par l’ennemi dont la vengeance n’a pas encore été accomplie. Dans ce contexte, il ne s’agit pas de réincorporer pour soi les qualités des âmes précédemment spoliées, mais de les libérer pour qu’elles puissent revenir à leurs descendants. Le retour des âmes à leur « foyer d’origine »9 constitue la victoire attachée aux meurtres perpétrés par les guerriers. Cette reprise d’âme dérobée est le principe qui motive leur action et leur procure une satisfaction morale. C’est une satisfaction pour eux-mêmes, ainsi que pour tous les proches et amis qui vont pouvoir se réjouir, surtout les femmes proches du défunt, lesquelles, en signe du soulagement de leur chagrin, exultent littéralement de joie à leur retour lorsque le raid s’est favorablement conclu. Néanmoins, un autre processus, exprimé comme étant beaucoup moins agréable, se produit lors d’un meurtre. Les guerriers ont de facto capturé l’âme de l’ennemi (qu’elle ait détenu ou non l’âme auparavant dérobée d’un proche), et cette âme va cohabiter avec leur âme propre… jusqu’à leur mort. Leur décès surviendra par l’accomplissement d’une vengeance réalisée, soit sur le mode extérieur (à l’aide de flèches ou de charmes létaux) par les proches et alliés de sa victime, soit en leur corps intérieur par l’âme ellemême de la victime lors du rituel d’homicide, ou bien plus tard s’ils parviennent tant à surmonter l’épreuve et qu’à sortir indemne des

victime et les siens deviennent potentiellement des homicides. Il y a deux parties dans les vengeances, chacune occupant tout à tour la position de tué et celle de tueur, dans un va-et-vient perpétuel. Ce qui est permanent, c’est ce mouvement, et non la composition des groupes ennemis qui, elle, évolue dans le temps au gré des événements. Il y a un jeu de réflexion alternée, le camp de la victime se figurant lui-même comme homicide dès qu’un meurtre a été accompli à son encontre, le cadavre même du défunt, dont l’âme est censée faire succomber l’homicide à son tour, en étant le moyen. La mise en scène rituelle parallèle de ce processus qui s’effectue dans des lieux différents – traitement rituel du cadavre de la victime par son propre camp et rituel du meurtrier dans le camp ennemi – souligne bien l’opposition de complémentarité qui organise les relations entre les deux groupes ennemis. Accomplir l’une ou l’autre opération (et à tour de rôle), c’est signifier ce processus qui se déroule à deux, et c’est cette construction en miroir, où chacun dépend de l’autre, qui assure la perpétuation et l’efficacité du système de vengeance [Alès, 2006 : 289]. 9. Selon l’expression de Hertz, citée par Mauss dans l’Essai sur le don [SA : 161].

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représailles ennemies10. L’accumulation d’âmes, si elle est connue par le meurtrier, n’est de ce fait pas le but premier recherché lors des raids. Elle est même un fardeau lourd à porter, qui fera de lui la cible préférée des vengeances et le tourmentera tout le reste de sa vie jusqu’à le faire succomber. Pourtant, cet autosacrifié va profiter de ce supplément d’âme pour être encore plus combatif, meilleur chasseur (à moins d’avoir décoché ses flèches sur un mauvais chasseur, ce qu’il cherchera à éviter) et faire des enfants, eux-mêmes vivifiés pour peu qu’il ne commette pas trop d’assassinats. L’accumulation excessive des âmes des victimes finit en effet par se retourner contre son auteur au point que ses enfants tombent malades et décèdent. L’échange qui se réalise à travers l’échange de meurtres comprend un cumul d’âmes mais également une capture de « sang » qui pénètre lui aussi, non dans le corps, mais dans l’âme du meurtrier. C’est cette capture de substance vitale qui permet davantage de comprendre le lien entre l’échange de meurtres et la création de vie. La mythologie permet en effet d’établir un lien fondamental, celui qui existe entre le sang du meurtre et le sang de la menstruation et de la parturition et, au-delà, la prolificité générale de l’environnement. La vengeance des meurtres garantit en effet la génération des Yanomami car, sans la perpétration d’homicides périodiquement et l’apport de sang qui leur sont associés, la forêt serait alors desséchée, les arbres ne fructifieraient pas, la faune n’aurait plus de progéniture, les humains ne se reproduiraient plus [Alès, 1998 ; 2006 : 290, 293-294]. Considérée sous cet angle, la vengeance apparaît alors comme un rituel essentiel à la production des êtres vivants. Les ennemis sont nécessaires dans la mesure où ils sont les partenaires dans l’échange de substance vitale, le sang de la fécondité, afin d’assu10. Fondamentalement, les meurtres échangés entre les groupes ennemis yanomami correspondent à un cannibalisme figuré et à l’incorporation du principe vital (pufi), l’âme de la victime dans le corps du meurtrier. Identifié au départ avec le cadavre de sa victime, l’assassin entreprend un long rituel qui lui permet au final d’incorporer l’ennemi sans succomber à l’épreuve. Il demeure cependant, même après avoir mené à bien le rituel du meurtrier, hanté par l’assimilation indigeste de l’ennemi absorbé, en fait, jusqu’à son propre décès. En effet, hormis le fait qu’un homicide sera le restant de ses jours une cible désignée pour les ennemis, les informateurs les plus expérimentés affirment qu’une fois qu’on a commis un homicide, on en meure toujours en réalité un jour ou l’autre [Alès, 2006 : 288].

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rer une reproduction générale de la vie. Il s’agit là d’une structure d’échange qui unit symboliquement, et socialement, tous les groupes yanomami entre eux. En termes maussiens, la réciprocité agonistique peut s’exprimer sous la forme de « l’obligation de donner la mort, de recevoir la mort, et de rendre la mort » [Alès, 2006 : 291]. Une autre façon de la formuler peut aussi être « l’obligation de donner la vie, de recevoir la vie, et de rendre la vie ». Ce qui est à la fois la même chose et pas tout à fait la même chose sur le plan de la compréhension de la moralité et de la socialité de cette pratique. Dans cette dernière formule, c’est l’idée de « rendre de la vie » qui revient, dans la première, à celle de « recevoir la mort ». C’est sans doute pourquoi elle s’assimile davantage à la formule maussienne de l’échangedon et illustre mieux l’implication de l’échange de meurtres dans la relation sociale. Dans la première formulation, où l’échange ne concerne pas un objet, un conjoint, une invitation, une fête ou un discours, c’est le fait « de recevoir », recevoir la mort, qui semble poser le plus de problème. Certains auteurs considèrent que l’affrontement ne saurait constituer un échange. Pour Ph. Descola [2005 : 471], par exemple, cette séquence ne peut qu’être caractérisée par un « déni permanent de réciprocité ». Son argumentation repose sur l’idée que personne ne peut délibérément désirer sa propre mort ; il s’agirait donc de « prédation » et non d’« échange »11. Les Yanomami ont pleinement connaissance qu’ils donneront la mort à d’autres humains, et les plus sages d’entre eux savent que c’est à cette seule condition que l’humanité pourra se maintenir. Mais cela ne consiste pas seulement à donner la mort et à rendre la mort. Cela implique également de recevoir la mort. Cette configuration ne correspond pas tant, par conséquent, à une question

11. Or les acteurs affirment que, tout en étant conscients des risques encourus, ils n’y pensent pas lorsqu’ils assassinent une victime (c’est à cela que servent les rationalités concernant la reprise de l’âme dérobée à la précédente victime). Ils n’ignorent rien du meurtre retour qui ne manquera pas d’être effectué mais cela ne constitue en aucun cas une condition suffisante pour qu’ils renoncent à conduire une vengeance. Tout meurtrier est quoi qu’il en soit un « vivant-mort » tourmenté par le « mort-vivant » qu’est sa victime. Il y a un « autosacrifice » consenti qui est implicite.

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de prédation12 nécessaire à la vie, elle constitue une obligation à tuer et à être tué. On retrouve ailleurs, y compris dans notre propre société, cette obligation pour les guerriers à « recevoir la mort ». Par exemple, à propos du décès d’un militaire survenu en Afghanistan, un officier de l’armée française faisait récemment le commentaire suivant : « On est tous extrêmement peinés, mais cela fait partie quand même de la condition militaire. Le militaire doit pouvoir donner la mort, mais il est aussi prêt à la recevoir. Donc on est tous peinés, mais cela fait partie de notre condition militaire. »13

Les hommes qui prennent part à une incursion guerrière ont en ce sens pleinement conscience qu’ils seront nécessairement les prochaines cibles dans le jeu des représailles, même s’ils ne le souhaitent pas. Comme nombre de soldats, ce n’est pas cette idée qui est au centre de leurs préoccupations lorsqu’ils partent au combat mais celle du but à accomplir, détruire l’ennemi. La vengeance serait une forme de sacrifice détourné sur l’ennemi, sur l’autre soi-même, en alternance, ce qui de facto revient à se sacrifier soi-même. On le voit, la formule de Mauss au sujet de l’échange-don : « Mais aussi c’est qu’on se donne en donnant, et, si on se donne, c’est qu’on se “doit” – soi et son bien – aux autres. » [SA : 227], peut tout aussi bien s’appliquer à l’échange de meurtres. Les notions de réciprocité et d’échange décrivent seulement le mouvement mécanique, soit les modalités empiriques, que peuvent prendre les relations de solidarité et d’alliance ou les relations d’hostilité. La véritable notion constitutive d’un système est l’opposition distinctive entre deux termes, ce que Dumont [1971 : 131-133] souligne à propos de l’opposition consanguinité/ mariage, et que je propose d’appliquer ici à propos de l’opposition amis/ ennemis. Pour le dire autrement, il n’y a pas, d’un côté, des relations d’amitié et de concorde qui seraient autonomes et, de l’autre, des relations d’animosité et de discorde qui feraient de même. Elles constituent

12. Même s’il arrive fréquemment en Amazonie qu’elle soit énoncée comme telle par les intéressés, ou puisse être déduite comme telle. 13. Interview diffusé le 11 janvier 2010 au journal télévisé Soir 3 sur France 3.

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les deux termes d’un seul système et aucune de ces deux configurations ne peut être analysée indépendamment l’une de l’autre. Les échanges agonistiques peuvent eux-mêmes être interprétés comme une des formes de l’échange en tant que pratique spécifique de l’humanité de l’homme (comme fait social total), et comme faisant partie de l’ordre social, et non comme éléments exogènes à l’échange-don de biens ou de prestations sociales totales qui en seraient le dépassement14. L’échange de meurtres, on l’a vu, suppose, outre la prise de sang, la prise d’âme et la reprise d’une valeur, l’âme d’un proche assassiné, dérobée lors d’un meurtre précédent. Si l’on considère que l’âme humaine est composée d’esprits ancestraux qui l’habitent ou y sont attachés et que ces esprits constituent la valeur suprême, comme c’est le cas chez les Yanomami par exemple, les systèmes de vengeance, qui comprennent la reprise de la dette de sang, la prise d’âmes et le retour des âmes à leur foyer d’origine des âmes, se construisent comme des échanges de valeurs – les âmes, dont les constituants sont des esprits ancestraux. Ces valeurs deviennent comparables à la monnaie caractéristique d’autres systèmes d’échanges, notamment les systèmes mélanésiens où les monnaies représentent les ancêtres. L’échange de meurtres s’intègre de cette façon à l’analyse proposée par Dumont de la monnaie comme « équivalent général » au plan global15. 14. C. Tarot [2003 : 57-58] souligne ainsi l’idée maussienne de l’échange-don comme moyen de dépasser la violence : « L’analyse maussienne ouvre la voie à une remontée vers les conditions de possibilité les plus universelles et donc les plus permanentes de l’échange comme pratique spécifique de l’humanité de l’homme, parmi lesquelles joue la violence, qui s’exprime dans le don, en même temps qu’il est un des moyens de la dépasser vers un ordre à établir ». 15. « On connaît la fonction de la monnaie comme “équivalent général”, mais on ne s’est guère demandé quelles étaient au plan global – j’entends au plan de la société globale et des représentations globales qui y ont cours – les conditions nécessaires à l’existence de la monnaie comme “équivalent général”. Or, si nous admettons que les monnaies de coquillage de certaines sociétés mélanésiennes ne sont pas à considérer comme autre chose que des monnaies, nous trouvons que ces sociétés ont réponse à notre question. En effet, chez elles, on trouve, comme Leenhardt et Hocart l’avaient déjà dit, que la monnaie représente tout simplement, ou avant tout, la vie ou, ce qui est à peu près la même chose, les ancêtres. Voilà bien l’universel au sens de ces sociétés, c’est-à-dire, ce qui est partout comme valeur […] où le symbole puise sa capacité d’équivalent général – ou virtuellement général. » Cf. Dumont, Préface à La grande transformation de Karl Polyani [Dumont, 1983 : XVI-XVII].

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L’échange de meurtres et l’échange de dons, qui peuvent se combiner différemment et avec ou sans le sacrifice, constituent des variations d’une même structure garantissant l’existence de relations sociales ordonnées entre les individus et entre les groupes. Le cas des Yanomami et ceux qui lui sont similaires permettent de s’extraire d’une vision de la violence comme étant en dehors du champ des relations sociales et hors de l’instauration d’un ordre social. La violence institutionnelle, qui diffère de la violence conjoncturelle individualisée et criminelle, lie les alliés entre eux, l’adversité étant facteur de solidarités et fonctionnant comme un puissant élément de coalition, l’intérêt commun prenant le dessus sur les conflits individuels ou collectifs internes. Et elle unit également les ennemis entre eux dans le sens où la reconnaissance en tant qu’ennemis est mutuelle, et un certain nombre de codes, règles et représentations sont partagés. La réciprocité agonistique est donc créatrice d’un lien juridique et, au-delà, d’un lien social, à la fois entre les ennemis et entre les alliés où elle est un facteur de contention des disputes internes qui fleurissent et se revigorent en période de paix et la clef de voûte des prestations réciproques et des pratiques cérémonielles rituelles. La violence institutionnelle ou la guerre de vendetta est apte à produire le lien social et l’ordre social mis à jour par Mauss à propos de l’échange-don. On n’est peut-être pas dans la « sociabilité », dans la convivialité, mais on est bien dans la relation sociale. Les hommes se lient aussi par la guerre, pas seulement par le don. La vengeance est une relation sociale, créatrice d’une relation d’échange et donc d’une communication entre deux groupes16. Une socialité à défaut de sociabilité, une reconnaissance d’« être semblables », s’instaure entre les groupes qui pratiquent l’agression visible ou invisible entre eux. En ce sens, la vengeance peut être définie comme une institution garantissant l’existence et la reproduction d’un ordre symbolique qui unit les différents individus et les différents groupes 16. Et cela inclut également les groupes qui ne se connaissent pas car ils ne se fréquentent pas mais reconnaissent leur existence, réelle ou postulée. C’est en ce sens, du fait de la reconnaissance de l’autre à l’intérieur d’un même tout social qu’elle suppose, que l’attaque des doubles animaux entre groupes yanomami qui ne se connaissent pas (et qui, fonctionnant sur le modèle de l’échange généralisé, produit des pratiques de vengeance par animaux interposés) doit être intégrée dans le champ du social.

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locaux entre eux, qu’ils soient conjoncturellement amis ou ennemis [Alès, 1984 : 111 ; 2006 : 47]. Pour conforter cette idée qui consiste à comprendre l’échange de meurtres comme producteur de lien social, on pourrait aussi développer un parallèle entre le mélange des âmes entre un meurtrier et sa victime chez les Yanomami, et le mélange des choses et des âmes que relève Mauss à propos des matériaux néo-zélandais et mélanésiens, mélange par lequel celui-ci explique l’opération de totalisation jouée par l’échange au niveau de la société17. Pour Mauss, les dons, « Au fond, ce sont des mélanges. On mêle les âmes dans les choses ; on mêle les choses dans les âmes. On mêle les vies et voilà comment les personnes et les choses mêlées sortent chacune de sa sphère et se mêlent : ce qui est précisément le contrat ou l’échange » [SA : 173]. Cette même formule pourrait être reprise pour décrire empiriquement l’échange de meurtres. Sans doute les Yanomami ne focalisent-ils pas tant sur les choses que sur les personnes, mais il se conçoit bien « un mélange des vies et des âmes » – au sens littéral – entre meurtriers et victimes, les homicides étant envahis dans l’opération par l’« âme » des défunts et détenant ses attributs jusqu’à leur propre mort. D’autres points frappent également l’attention lorsqu’on met en parallèle les analyses de Mauss sur le don avec la vengeance. À la fois la question du temps dans la réalisation des prestations et des contre-prestations18, la liaison des échanges-dons comme sacrifice 17. « Mais ce mélange étroit de droits et de devoirs symétriques et contraires [ceux de consommer et de rendre, de présenter et de recevoir] cesse de paraître contradictoire si l’on conçoit qu’il y a, avant tout, mélange de liens spirituels entre les choses qui sont à quelque degré de l’âme et les individus et les groupes qui se traitent à quelque degré comme des choses. Et toutes ces institutions n’expriment uniquement qu’un fait, un régime social, une mentalité définie : c’est que tout, nourriture, femmes, enfants, biens, talismans, sol, travail, services, offices sacerdotaux et rangs, est matière à transmission et reddition. Tout va et vient comme s’il y avait échange constant d’une matière spirituelle comprenant choses et hommes, entre les clans et les individus, répartis entre les rangs, les sexes et les générations. » [SA : 163-164]. 18. « Le « temps » est nécessaire pour exécuter toute contre-prestation. La notion de terme est donc impliquée logiquement quand il s’agit de rendre des visites, de contracter des mariages, des alliances, d’établir une paix, de venir à des jeux et des combats réglés, de célébrer des fêtes alternatives, de rendre des services rituels et d’honneur, de se « manifester des respects réciproques » (expression tlingit), toutes choses que l’on échange en même temps que les choses de plus en plus nombreuses et plus précieuses, à mesure que ces sociétés sont plus riches. » [SA : 199].

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consenti pour gagner la productivité que relèvent Mauss [SA : 166] et, en quelque façon, la croissance en richesses de ces sociétés par la multiplication des échanges [ibidem : 167], la notion de crédit, de prêt, se retrouvent aussi chez les Yanomami dans l’échange différé dans le temps des vengeances et des cycles de meurtres qui permet la multiplication des vies et la prolifération des plantes et des animaux. Il faut tenir compte du fait que le cercle vicieux de la vengeance est dans le temps interrompu et qu’il constitue quelque chose de vertueux car il favorise la production de la vie. Les vengeances sont suspendues au profit d’une période de paix, ce qui permet la régénération des forces et des individus dans les groupes opposés. Il y a ainsi un bénéfice dans l’échange de meurtres, celui de la reproduction, et de notre côté nous devons considérer cette croissance en personnes ou multiplication de la vie qui résulte de cet échange comme un échange positif. Dans les contextes culturels où elle se développe, la vengeance constitue un processus créatif garantissant la succession des générations et la pérennité de la société. C’est un processus certes motivé par le passé, mais également tourné vers l’avenir, et cela tant au niveau de la pratique que celui de l’idéologie19. Le présent représente souvent dans les sociétés traditionnelles la conservation, la reproduction du passé pour l’avenir. Le présent ne fait qu’assurer la reconduction d’un même temps pour le futur du collectif. Comme nous l’enseignent les Yanomami, et d’autres sociétés plus généralement, plutôt que de concevoir la vengeance comme étant orientée vers le passé, il faut davantage comprendre l’échange de meurtres, sous ses différentes formes, comme condition du futur.

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Le « don amoureux » de la proie est l’autre face de la « chance » du chasseur sibérien

Roberte Hamayon

La chasse donne lieu, chez les peuples qui en vivent dans la forêt sibérienne, à deux, parfois trois circuits d’échange. Ceux-ci sont interdépendants et en constante interférence : l’un, avec les esprits des espèces animales chassées, qui rend possible de vivre de chasse ; un autre, entre humains, qui assure la vie sociale en associant coopération à la chasse et alliance matrimoniale ; et un autre encore, optionnel, entre humains également, qui ouvre une voie à des positions d’autorité et de pouvoir. Un même bien matériel circule dans ces trois circuits : la viande. Celle-ci est obligatoirement objet de partage, d’échange et de redistribution, à la fois en tant que telle et en tant que support essentiel d’un bien immatériel possédé individuellement, sélectivement et provisoirement : la « chance ». Reflet de la latitude laissée aux individualités, la « chance » a un rôle central dans le fonctionnement de ces trois circuits d’échange (directement dans le premier mentionné, où elle vise à contrebalancer les aléas de l’apparition du gibier, et par contrecoup dans les deux autres) ; elle les lubrifie et les dynamise. Dans la vie de chasse – « situation d’incertitude structurelle [où] le problème de la confiance » [Caillé 2007 : 49] est particulièrement incontestable –, la chance représente le pari du chasseur sur le « don » de l’animal : il doit « jouer » pour obtenir sa chance, puis la prouver par le gibier qui la concrétise et enfin, redistribuer ce qu’elle lui a permis d’obtenir et ainsi l’empêcher de se retourner contre lui, tout en en acceptant, dans son principe, la contrepartie. Elle incite à l’action innovante, projetée dans l’avenir : à la fois

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action personnelle volontaire assortie de la prise du risque de perdre, et action socialement responsable assortie du devoir de partager et redistribuer.

Rendre possible la prédation

Comme d’autres peuples chasseurs dans le monde, ceux de la forêt sibérienne ont coutume de dire que c’est « par amour » pour le chasseur qu’un animal s’offre à lui en gibier, et de s’abstenir d’utiliser le verbe « tuer » à ce propos. L’analyse des pratiques de chasse au gibier consommé montre que cette fiction de don amoureux de la part de l’animal est le fruit d’une construction conceptuelle destinée à justifier, tout en niant son caractère meurtrier, la prédation humaine. Il ne saurait y avoir de chasse seulement technique : la prise qu’elle implique est entourée d’interdits en tout genre. Son interprétation comme « don de soi » de la part de la victime animale elle-même est l’un des moyens de nier son caractère meurtrier et l’un des aspects de sa légitimation. Imaginer un échange avec les espèces chassées Simultanément, la légitimation de la chasse se fonde sur l’intégration de la prise dans une relation d’échange entre la communauté qui vit de chasse et les espèces sauvages qu’elle consomme, en l’occurrence l’élan et le renne. Voici, à grands traits, comment cette relation d’échange est conçue. Les peuples chasseurs traitent les espèces chassées en partenaires d’échange ; à cette fin, ils les conçoivent comme animées par des « esprits » doués d’une intentionnalité semblable à la leur, ce qui permet d’interagir avec eux selon les règles humaines. Plus précisément, l’esprit d’une espèce est, dans leur conception, une sorte d’âme générique qui « anime » ses membres vivants, et constitue donc une voie d’accès à leur corps. L’échange avec ces agents imaginaires s’inspire du modèle de la chaîne alimentaire : « de même que les humains vivent de la chair et de la force vitale du gibier, de même les esprits des animaux consomment la force vitale des humains à travers leur chair et leur sang ». Cette formulation dit clairement que vivre de chasse exige de la part des humains une

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contrepartie coûteuse. La conscience de ce prix à payer explique la grande retenue du chasseur, qui ne prend de gibier qu’autant qu’il a besoin et évite tout gâchis (retenue qu’il revendique aujourd’hui comme la preuve de son sens inné de l’écologie). Cette formulation dit aussi clairement que la prise du chasseur ne porte que sur la viande et la force vitale de l’animal ; si elle entraîne sa mort, c’est en quelque sorte malgré lui et tout est fait pour ramener le meurtre de l’animal à une simple prise de viande. La viande de l’animal, tout comme la chair de l’homme, est considérée comme porteuse de « force vitale » ; la force vitale est à l’âme ce que la chair (ou viande) est au corps : une substance « animatrice » – nutritive et énergétique. Ainsi, l’espèce humaine se nourrit doublement des espèces gibier et doit accepter de nourrir doublement en retour le monde animal. Précisons que les esprits animaux mangeurs d’humains sont ceux d’espèces carnivores non chassées, agissant pour le compte de ceux des espèces herbivores chassées et mangées. Ceci suffit à indiquer qu’il ne s’agit pas d’un échange réciproque et symétrique entre deux partenaires : son fonctionnement exige un troisième protagoniste, imaginaire lui aussi, ce qui en accroît encore la souplesse. La perspective de la contrepartie à rendre pour le gibier pris explique aussi l’idéal de la « mort volontaire », selon lequel le chasseur, une fois son petit-fils en âge de chasser, devrait partir en forêt « se rendre » aux esprits qui l’ont nourri, afin qu’ils continuent à nourrir les siens. Mais il s’agit plus d’un idéal proclamé que d’une véritable pratique, et cet idéal coexiste avec l’image d’esprits armés de flèches traquant les humains. Le mode funéraire le plus répandu était naguère (et est encore souvent) le dépôt du corps dans des branches ou sur une plateforme en hauteur en pleine forêt, pratique qui offrait le corps à la dévoration des charognards. Les os des animaux gibier sont, eux aussi, déposés en forêt, en vertu d’une idée parallèle à celle selon laquelle la chair est porteuse de force vitale. Les os hébergent l’âme, laquelle est censée revenir, après une sorte de recyclage posthume, animer un nouveau corps dans la même lignée humaine ou la même espèce animale. Ceci assure la perpétuation des partenaires de l’échange, et par ailleurs respecte la fiction que chaque espèce ne prend chez l’autre que de la viande (ou chair) et de la force vitale, non la vie des êtres.

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Échanger avec, pour « moteur », le « don amoureux » de l’animal (ou la « chance » du chasseur) Vue sous l’angle de l’échange au sens strict, la relation avec les esprits des espèces chassées ne fait de place ni au « don amoureux » de l’animal à son chasseur ni à la « chance » du chasseur. Or ce sont les deux faces d’une même chose – la « chance » du chasseur étant de parvenir à susciter le « don amoureux » de l’animal –, qui seront également matérialisées par la viande de gibier (laquelle, aurait dit Mauss, n’est pas « inerte »). Ce sont elles qui font, de cet échange à la loi implacable duquel nul ne peut échapper, un cadre de relations apte à rendre possible de vivre de chasse. La « chance » du chasseur est vue de prime abord comme la preuve de l’amour qu’il inspire à l’animal. Aussi doit-il tout faire pour susciter pareil amour. Avant de partir à la chasse, tout chasseur doit s’abstenir de rapports sexuels et rêver d’amours animales. Les soirées des chasseurs se passent à raconter des histoires grivoises, destinées à peupler leur sommeil de rêves de désir sexuel pour des animaux sauvages, tout autant qu’à « réjouir » leurs esprits, supposés friands d’histoires grivoises. Le lendemain, à la chasse, chacun verra, dit-on, l’animal qu’il aura désiré en rêve se « donner » à lui. Le « don » de l’animal sera à la fois déclaré source objective de la prise de gibier, et subjectivement perçu comme la concrétisation de la « chance » propre du chasseur. C’est une « chance », certes, mais elle peut lui faire courir un risque fatal : inspirer de l’amour aux animaux pourrait l’entraîner à éprouver lui-même tant d’amour pour eux qu’il finirait par quitter le monde des humains pour les rejoindre. Mais la chance du chasseur est aussi considérée comme une expression de sa force vitale, sans être pour autant confondue avec elle (si elles peuvent toutes deux augmenter ou diminuer, la force vitale seule est indispensable à la vie même) ; il lui faut avoir et de l’une et de l’autre. Sa force vitale lui permet d’avoir de la chance, et celle-ci de chasser tel ou tel animal ; la force vitale de l’animal chassé viendra renforcer sa propre force vitale – donc, par là, renforcer son aptitude à avoir de la chance. Aussi le chasseur chanceux fera-t-il tout pour ne pas perdre sa force vitale et pour ne pas entraver les éventuelles sources extérieures de chance. Il devra traiter le squelette de chacune de ses proies avec tout le respect dû pour que l’âme de l’animal revienne animer un nouvel animal de

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son espèce. Il évitera les infractions, les mauvais présages. Surtout, il multipliera les diverses occasions permettant d’augmenter sa force vitale et de gagner sa chance : les jeux de toutes sortes, notamment les jeux sportifs où chacun se mesure à l’autre, pratique constante chez ces peuples, de façon formelle ou informelle. Mais ici aussi la chance comporte un risque fatal : celui de l’excès, qui entraînerait la vengeance des esprits. Le chasseur doit savoir s’arrêter, sauf à admettre qu’il est temps de mettre fin à ses jours. Mais il n’est jamais fait état, inversement, d’un excès de malchance pouvant faire advenir un événement faste. Que la « chance » d’un chasseur soit attribuée à l’amour de l’animal ou à sa propre force vitale, elle est son bien personnel, ce qui interdit à quiconque de s’engager sur la piste d’un animal déjà traqué par un autre chasseur, fût-ce un ours : c’est le sien. Ce caractère « personnel » de la chance explique que la viande de gibier qui en est le support ne peut être et, de fait, ne soit jamais ni volée ni vendue1. Ne pas la manger fraîche pourrait être source de malchance ; en manquer entraîne un type de « faim » qui porte un nom spécifique. Le chasseur ne doit pas non plus garder son gibier pour lui. Il doit absolument le faire partager et ne prendre que la part qui, selon les règles, lui revient. Il est à noter que ces prescriptions ont un caractère absolu, totalement intériorisé : garder pour soi, voler ou vendre de la viande de gibier – mais aussi refuser celle d’un autre chasseur – sont également inconcevables pour le chasseur. Ainsi, que l’on parle du « don » de l’animal ou de la « chance » du chasseur, c’est de la marge laissée aux individualités dans la gestion de l’échange avec les espèces chassées qu’il est question. Ce sont les deux façons de conceptualiser l’acte moteur effectif de l’échange avec les esprits de ces espèces. Le « don » attribué à l’animal est le seul don reconnu comme tel par le chasseur, mais le chasseur ne dira pas qu’il l’a « reçu » et ne se sentira pas en dette ; au mieux dira-t-il qu’il l’a « obtenu », soulignant ainsi que le mérite lui en revient, à lui qui a su attirer l’animal. C’est toujours sa prise qui est valorisée, même si elle est désignée par la fiction du don de l’autre, car ce don est avant tout la reconnaissance de sa « chance ». Tout au plus peut-on dire qu’il vit à crédit. 1. Seul le gibier à fourrure est commercialisé.

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Quoi qu’il en soit, l’ensemble a bien pour effet d’« allie [r] en maintenant et réaffirmant la séparation des personnes et des groupes en situation de parité » [Caillé 2007 : 178], les intéressés appartenant à des catégories d’êtres différentes, humains, animaux ou imaginaires. À ce propos, remarquons que l’usage de la catégorie courante aujourd’hui de « non-humains » qui englobe, face aux humains, aussi bien les esprits que les animaux, et qui ne distingue pas entre l’espèce et les membres de celle-ci, masquerait les différences pourtant éclairantes entre esprits et animaux (différence d’attitude à leur égard, différence d’attitude de leur part). Agent non susceptible d’être atteint par la mort en tant qu’âme générique de l’espèce dont il anime les membres, l’esprit est par définition récalcitrant à relâcher les membres de l’espèce ; il n’est ni prié ni vénéré, mais mis devant le fait accompli par l’« amour » entre individus. Il est forcé d’être « beau joueur » même si le don de l’animal est une perte pour l’espèce (et la poursuite de la relation d’échange obligera le chasseur à l’être, lui aussi). Mais il sera, en revanche, impitoyable à l’égard des humains. « Jouer » pour le chamane : prendre aux esprits de la « chance » et en redistribuer aux humains Jusque dans les années 1930, il existait chez les peuples chasseurs un type de rituel collectif, périodique, conduit par un chamane, qui instituait l’échange entre humains et espèces sauvages en l’inscrivant dans le cadre d’une « alliance ». Cette alliance était concrétisée par le « mariage » rituel du chamane avec un esprit femelle renne ou élan. C’est donc en « mari » et non en ravisseur qu’il intervenait ensuite auprès de son « épouse », muni de tous les droits légitimes du mari dans le monde animal de son épouse. On disait que celle-ci l’avait choisi pour mari par « amour » et était prête à le favoriser dans son activité de chasseur. Il fallait néanmoins au chamane mobiliser toutes ses ressources de séduction et de ruse pour lui prendre, en « chassant » sur elle ou autour, de la « chance » pour les chasseurs de sa communauté. Cette « chance à la chasse », expliquée comme consistant en « promesses de gibier », était parfois concrétisée par des poils de renne que le chamane arrachait à son épouse et recueillait dans son tambour. Ainsi, malgré son « amour »

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prétendu, l’« épouse » du chamane ne faisait qu’accepter le fait accompli des ruses prédatrices de son époux. Le chamane devait ensuite redistribuer cette « chance » aux chasseurs de sa communauté. Il s’agissait, dans un premier temps, d’une redistribution égalitaire ; mais plus tard, il procédait à une seconde redistribution, au hasard : il lançait en l’air des poignées de poils, mais seuls certains en attrapaient, ce qui réintroduisait une sélection en termes de « chance » entre les chasseurs. En fin de rituel, le chamane s’étendait un long moment sur le dos, immobile ; il laissait les esprits en quelque sorte le prendre en gage et ainsi leur garantissait que de prochaines morts dans sa communauté leur viendraient en contrepartie du gibier pris. De même que sa prise de « chance » préfigurait et déterminait la prise de gibier des chasseurs, l’épisode qui le voyait en position de gibier potentiel préfigurait la mort de certains membres de sa communauté. « Il faut bien que certains meurent pour que les autres vivent », semblait dire l’un des derniers moments du rituel, un épisode divinatoire visant à fixer la longévité de chaque participant. L’art du chamane était à la fois de prendre le plus de « chance » possible et de ne laisser rendre de force vitale par les humains que le moins et le plus tard possible. Ceci est l’une des raisons qui font comprendre l’importance de la notion de « jouer » dans tous les rituels de ce type. « Jouer » est un sens courant des verbes désignant la gestuelle et l’action chamaniques. L’enjeu de ces rituels était en effet de tourner l’échange au profit de la communauté humaine, donc de gagner sur les esprits, tout en étant loyal avec eux pour ne pas risquer de rompre l’échange. On rendait en vitalité humaine, mais on « jouait » sur la quantité, en réduisant au minimum le nombre de morts humaines, et sur la temporalité, en retardant au maximum l’échéance fatale. Le rituel ne pouvait se clore qu’une fois que les chasseurs avaient fini par acquiescer à l’action rituelle accomplie par le chamane. Accepter le rituel était aussi, de leur part, une prise de responsabilité, un acte de volontarisme : c’était à eux, dès lors, d’aller chasser pour de bon, forts des parts de « chance » obtenues, et ardents à tout faire pour les concrétiser en butin. Ainsi, le rituel était pour les participants un engagement à agir. Inversement, ils devaient avoir du gibier frais pour festoyer convenablement lors du rituel. La chasse et ce type de rituel étaient des pré-requis l’un de l’autre.

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La première phase du rituel, qui mettait en scène la prise de chance, était très longue (plus de dix jours) et très spectaculaire, alors que la seconde, qui mettait en scène la perte de vitalité humaine, était très brève (une heure ou deux) et silencieuse. Le rituel se plaçait tout entier du point de vue des humains dans leurs rapports avec les esprits des animaux. Il valorisait la prise humaine, et se bornait à suggérer par le mime, sans aucun commentaire, que le destin final des humains était d’avoir à se laisser prendre comme gibier par les esprits. Quant à la chance, le rituel visait d’abord à compenser sa sélectivité inhérente par une redistribution égalitaire, qu’il corrigeait aussitôt par la réintroduction d’une nouvelle source de chance sélective, moteur potentiel de nouvelles activités et initiatives responsables. Ainsi, il n’y avait pas, dans le rituel chamanique, de don humain pensé comme tel – ni à des esprits ni à des humains. Ce constat, s’ajoutant à celui fait de la pratique du chasseur, autorise une remarque plus générale. Dans la vie de chasse, il n’est perçu de « don » que comme attitude attribuée à l’autre, que celui-ci soit animal ou esprit. Et encore ce « don » n’est-il imaginé que forcé et féminin ; l’acte de don se confond en outre avec le bien donné, également pensé comme féminin. Ce don est dit motivé par l’amour (« généreux » et non « agonistique »), mais cet amour n’est pas dit spontané : il est clairement mis sur le compte de l’art de « jouer » de l’humain qui s’aventure à la rencontre de l’autre – art défini comme masculin, et dont l’homme est le gagnant. Ce don consiste en substances vitales, matérielles ou immatérielles et n’est pas perçu comme impliquant la mort de son auteur, animal chassé ou épouse du chamane. L’animal chassé (le même ou un autre de même espèce) va revivre une nouvelle vie grâce au retour au monde de l’âme restée dans ses os. L’épouse du chamane disparaît du rituel une fois que son époux a « chassé » sur elle assez de chance. De leur côté, les humains qui, tout en refusant l’idée de « don » aux esprits, acceptent le fait de perdre à leur profit, n’admettent comme perte que celle de leur chair et de leur force vitale, puisqu’ils doivent « renaître ». Aussi peut-on dire qu’il n’y a pas lieu de parler de sacrifice au sens de mise à mort rituelle dans la vie de chasse en Sibérie. Encore faut-il, pour en rendre compte, maintenir distincts sans pour autant les séparer

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la mort d’un être et la perte de sa chair, d’une part ; la notion d’âme réutilisable d’être en être au fil des générations et celle de la force vitale qui nourrit cette âme, d’autre part.

Donner de la viande pour prendre femme. Se marier pour avoir des alliés avec qui chasser

Revenons à la notion de partage entre chasseurs qui fournit une transition pour aborder le circuit qui forme le tissu social. Il lie la coopération à la chasse et l’alliance matrimoniale. On se marie pour avoir des alliés avec qui chasser. Ce ne sont pas deux relations parallèles, mais deux relations qui interfèrent l’une avec l’autre. Les contes caractérisent la figure du beau-père, comme toute figure d’esprit de grand cervidé, par la réticence à « lâcher » sa fille ; ceci souligne une fois de plus l’équivalence entre femme et gibier. Cette équivalence signifie à la fois que la prise de gibier ne doit pas être vue comme une mise à mort, et que la prise de femme doit être vue comme permettant, comme celle du gibier, une forme de consommation « réanimatrice », dans ces sociétés qui, comme beaucoup d’autres sociétés asiatiques, appellent « parents par l’os » les patrilatéraux et « parents par la chair » les matrilatéraux. Cette équivalence explique, par ailleurs, l’existence des pratiques, courantes dans ces sociétés, appelées « mariage par rapt ». Le mariage n’est pas ritualisé pour lui-même ; il s’exprime par un apport de gibier conséquent de la part du gendre à sa belle-famille, lequel constitue aussi la preuve de sa valeur de chasseur, de son énergie vitale et de sa capacité à avoir de la « chance ». L’apport de gibier est ainsi une étape obligée dans le déroulement des relations d’alliance ; alors que le système d’alliance est fondé sur l’échange direct dans ces sociétés organisées en moitiés exogames, le devoir d’apporter du gibier à sa belle-famille introduit un troisième temps dans un système qui ne lie que deux partenaires.

Distribuer du butin pour devenir chef

La notion de partage peut déboucher sur un autre type de relations, d’où peut émerger une forme de pouvoir. Le partage du gibier

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obéit toujours à des règles précises, mais celles-ci varient selon les sociétés, le type de gibier et les circonstances de la chasse ; varient en particulier les parts qui reviennent respectivement au chasseur qui a repéré le gibier, à celui qui l’a abattu et à celui qui le partage. Avoir abattu l’animal – donc avoir été le bénéficiaire de son don amoureux –, peut valoir à un chasseur une certaine autorité, transformer sa réputation de « chance » en « charisme » et faire de lui un chef, fût-ce à titre provisoire. Mais ce qui confère vraiment du pouvoir est le fait de redistribuer, tâche qui, selon les sociétés, échoit forcément au tireur ou au contraire doit ne pas lui échoir. Avant la colonisation par l’empire russe, les razzias prédatrices étaient fréquentes ; si le butin devait en être partagé, les règles n’en étaient, elles, pas toujours fixées. Un chercheur russe, S. Dmitriev, a ainsi montré que le pouvoir du chef tenait à ce qu’il obligeait les siens à lui remettre leur propre butin pour ensuite procéder à une redistribution générale ; ainsi le passage des biens entre ses mains lui permettait de les marquer de la valeur ajoutée de son propre charisme et de son propre prestige de chef ; dès lors, lui apporter son butin devenait le moyen de le valoriser avant d’en bénéficier. De son propre côté en revanche, le chef ne pouvait garder pour lui les biens apportés, et était sans cesse tributaire de nouveaux apports – seul étant capitalisable son pouvoir de chef redistributeur. Accumuler des biens plus que de besoin dans ces sociétés ne va pas non plus de soi à l’époque contemporaine, car le devoir de redistribuer, toujours en vigueur, aurait tôt fait de ruiner.

Quelques remarques pour finir

Dans sa formulation simplifiée de « triple obligation », le paradigme maussien accorde la primauté au « don » comme moteur de l’échange [Caillé 2007 : 19]. Si, dans l’abstrait, les pratiques des peuples chasseurs sibériens se révèlent conformes à ce paradigme, il reste que ce n’est pas dans les termes qui font du don le moteur qu’elles sont vécues subjectivement. Certes, le chasseur sibérien revendique l’initiative des relations avec ses partenaires imaginaires, les esprits des espèces chassées. Mais il ne s’y pense et ne s’y veut qu’en position de « preneur »

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(de gibier et de femme), même s’il exalte le « don » de l’animal. Il revendique la primauté de la « prise » à la fois dans l’ordre de la temporalité et dans l’ordre de la valeur. Si cette prise (qu’il ne « reçoit » pas mais « gagne ») ne crée pas en lui le « poids de la dette », c’est qu’elle se déroule dans un registre valorisant où se croisent les notions de « jeu », d’« amour » et de « chance », ce qui entraîne son fair-play à l’égard de la perte qu’il subira fatalement au profit des esprits. Un similaire besoin de « chance » s’applique aussi (avec la cohorte d’attitudes et de pratiques associées, mais altérées et adaptées), à d’autres biens que le gibier, comme lui non productibles par définition et accessibles seulement grâce à des instances (êtres ou forces) imaginaires : santé mentale, fécondité, climat, succès en amour, en politique, à la bourse ou en affaires… Les pratiques pour avoir de la chance abondent, avec le volontarisme qui les accompagnent, dans le contexte actuel, ouvert à un certain libéralisme, de la Sibérie post-soviétique urbanisée, mais le devoir de redistribuer, dont l’autre face est l’interdit d’accumuler, en limite la portée. Aborder le contexte actuel sous l’angle de ces pratiques de chance rendrait très fructueuse la comparaison avec le contexte soviétique qui ne faisait pas la part belle aux initiatives individuelles. Il serait de même intéressant de confronter la notion de « chance » à d’autres notions relevant de la sphère sémantique où l’on trouve aussi « grâce », « bonheur », « destin » etc., notamment à celle qui se situe à l’autre extrême d’une série qui ordonnerait ces notions selon la place faite au sujet individuel, celle de « providence » – laquelle « prévoit » et « pourvoit » totalement pour lui.

Références bibliographiques CAILLÉ A., 2007 [2000], Anthropologie du don, Paris, La Découverte/Poche. DMITRIEV S., (sous presse), « La formation d’une terminologie militaro-politique chez les nomades médiévaux d’Eurasie », in CHARLEUX I., G. DELAPLACE & R. HAMAYON (dir.), Representing Power in Ancient Inner Asia, Bellingham, Western Washington University. HAMAYON R., 1990, La chasse à l’âme, Nanterre, Société d’ethnologie.

2. Les dons

Le cadeau empoisonné : séduction et amours clandestines

Dominique Bourgeon

Lors d’un article précédent1, nous avions souhaité réinterroger la notion de « cadeau » car ce vocable est un don particulier dans le sens où nous devons glisser, pour l’appréhender, les notions de découverte, d’apparition et de surprise entre deux des obligations du don mises en exergue par Marcel Mauss : « le recevoir » et « le rendre ». En « effet », et il s’agit bien « d’effet », le don ne surgit qu’après la déchirure du papier-cadeau, de l’enveloppe, du voile. Or, une première approche étymologique a montré que l’évolution du terme renvoyait aux concepts de naissance, de don de vie, de séduction et de sexualité. Et ces thèmes sont contenus par la notion grecque de charis et par leur incarnation : les Charites (Thaliè, Aglaiè et Euphrosunè) ou les Grâces pour les Romains. Aglaiè incarne une vision extérieure de l’essence vitale qui apparaît alors comme une splendeur ; la splendeur de l’apparition, de la beauté qui se donne à voir. Pour établir un lien avec l’idée de cadeau, nous pouvons évoquer ce moment singulier où l’emballage se déchire et où l’objet donné émerge en pleine lumière, soulevant la surprise et le plaisir comme un diamant surgissant de son écrin. Plus globalement, les Charites étaient les divinités de la fête et du jeu et, comme compagnes d’Aphrodite, elles incarnaient la sexualité, les activités gratuites vouées au plaisir. Nous retrouvons l’un des sens du mot « cadeau » en usage dès le XVIIe siècle : « une fête galante avec musique et banquet offerte à une dame ». Mais le 1. Cf. « Le cadeau, du don à l’épiphanie », Revue du Mauss semestrielle, « La gratuité. Éloge de l’inestimable », n° 35, 1er semestre 2010.

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rapport de ce concept à la sexualité peut être appréhendé par une autre approche : celle des dons nuptiaux ; regard complémentaire mettant en évidence cette particularité de la « chose offerte » : le dévoilement. G. Sissa [2000], étudiant la cérémonie des rituels nuptiaux dans la Grèce antique, note que la première nuit est une mimesis du commencement s’organisant autour du cadeau offert et du voile soulevé. Plus précisément, le marié offre des cadeaux à sa compagne et, en retour, celle-ci découvre son visage et apparaît en pleine lumière. Le cadeau actuel et le papier qui l’entoure condenseraient donc symboliquement les actes réciproques du rituel nuptial. Les dons-du-voile-soulevé suscitent une épiphanie, fonctionnent comme des dons d’appel, des offrandes, permettant le surgissement de la beauté ; d’une beauté qui, à son tour, va s’abandonner, s’offrir et, peut-être (re) produire la vie. La déchirure du papier-cadeau symbolise ainsi la mise à nu, la révélation de la beauté et l’accès à l’acte sexuel. Le papier de soie entourant le présent suggère le voile… Sur la base de cette analyse, il devient possible d’étudier la notion de cadeau empoisonné, source de multiples réflexions portant notamment sur le lien entre le don et la dette. Tout cadeau peut devenir aliénant lorsqu’il place notamment le donataire dans l’incapacité de rendre. Les mots « dette » et « culpabilité » portent, en allemand, le même nom (au pluriel près) : « schuld-culpabilité » et « schulden-dettes ». Rompre avec l’obligation de rendre engendrerait un sentiment de culpabilité assimilable à un mal « qui ronge », à un poison à l’action lente… La dimension pathogène du don serait ainsi exclusivement liée à une question de dosage, comme le laisse penser le grec « dosis »… Cependant, les liens étymologiques et anthropologiques entre la notion de cadeau et celles de plaisir, de sexualité méritent d’approfondir la dimension symbolique de cette expression. Recouvrerait-elle les idées d’adultère, d’enfant illégitime ou, plus généralement, renverrait-elle à des relations intimes bousculant l’ordre social ? Pour tenter de répondre à ces interrogations, nous privilégierons la même approche – étymologique et anthropologique – que celle conduite pour le terme « cadeau » en axant notre voie d’entrée sur l’idée de « poison ».

LE CADEAU EMPOISONNÉ : SÉDUCTION ET AMOURS CLANDESTINES

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Du poison au venin Le mot « poison » est issu (vers 1100) du latin potionem, accusatif de potio, -onis « action de boire », d’où, par métonymie, « breuvage, boisson » puis, par spécialisation, breuvage médicinal (potion) et un breuvage empoisonné, un philtre magique, dans un développement analogue au grec pharmakon (médicament et poison). Mais le dictionnaire étymologique nous propose un développement intéressant : « Poison est passé en ancien français avec le sens général de “boisson”. Le mot est longtemps resté féminin comme son étymon latin […] le genre masculin s’est imposé au cours du XVIe siècle, probablement d’après venin du latin venenum… »2. Les notions de remède, de boisson salutaire et de philtre d’amour sont peu à peu éliminées par le sens moderne du terme ; peut-être en raison de la proximité sémantique avec le vocable « potion ». Point intéressant néanmoins, le mot a été employé pour désigner une femme aimée, certainement en référence au philtre (1554)… En second lieu, notons que le sens moderne et le genre masculin émergent, a priori, sous l’influence de venin. Peut-on alors parler de « cadeau envenimé » ou de cadeau venimeux ? Car « venin », issu du latin venenum, prend très tôt le sens de poison (vers 1240, venen vers 980). Dès 1120, il désigne une substance toxique secrétée par certains animaux comme les serpents. Il semblerait donc que le vocable « venin » exprime de façon plus ancienne la notion de poison. À l’origine, le latin venenum désigne une décoction de plantes magiques, de charme, de philtre, d’où le rapprochement avec « poison ». Nous avons donc une double référence au philtre d’amour et une antériorité peut-être signifiante de « venin » pour évoquer la toxicité. « Venenum provient sans doute d’un ancien venesnom, “philtre d’amour”, venes se rattachant à la même racine indo-européenne que Vénus »… La notion de « cadeau empoisonné » semble donc nous conduire directement aux liens de l’amour (l’attachement3) connotés par les idées de « charme et de sorcellerie ». Dernier trait 2. Les références étymologiques sont extraites de Le Robert, Dictionnaire historique de la langue française, 2000 (1re édition : 1992). 3. La notion de lien est symbolisée par la ronde des Grâces ou les guirlandes de Noël. Seulement, le lien est-il librement consenti ou suggéré par un moyen magique ?

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d’union : le mot « virus » issu du latin virus signifie originellement « suc des plantes, venin des animaux », puis « venin, poison » mais également « sperme »… Ce lien entre la toxine et le liquide spermatique est antérieur (1478) à la notion médicale d’une substance organique capable de transmettre une maladie (1690). Les termes latins virus et venenum, par leur souche venes, se rattachent à la même racine indo-européenne que le nom « vénus ». Le vocable « poison » renverrait ainsi à un lien clair et établi avec l’amour et les artifices qu’il engendre… Vénus et les philtres d’amour À propos de Vénus, rappelons l’origine des étrennes. Ce glissement sémantique du cadeau à l’étrenne n’est pas problématique car cette dernière revêt, « dans son premier emploi, le sens latin de cadeau »4. Tournemine [1704] est très précis : « Alors pour êtrenes on presentoit la vervene & des branches d’arbres coupées dans un bois consacré à la déesse Strenua ». J. Spon [1674] nous offre une version similaire : « L’usage des étrennes fut introduit sous l’autorité du roi Tabius Sabinus […] qui reçut le premier la verveine du bois sacré de la déesse Strenia pour le bon augure de la nouvelle année soit qu’ils s’imaginassent quelque chose de divin dans la verveine […] soit qu’ils voulussent faire allusion du nom de cette déesse Strenia dans le bois de laquelle ils prenaient la verveine ». La verveine est appelée également herbe de Vénus. Son domaine de prédilection réside dans les jeux de l’amour et elle constitue l’élément indispensable à la constitution des philtres. « On les voit, docteurs et sorciers du village, guérir tour à tour leurs maîtres et s’en faire redouter ; car ils savent calmer leurs maux, ils peuvent par les mêmes moyens jeter des sorts sur leurs troupeaux et sur le cœur des jeunes filles. On assure que la verveine leur donne cette dernière puissance, surtout quand ils sont jeunes et beaux. Ainsi, l’on voit que la verveine est encore chez nous, comme elle le fut chez les anciens, l’herbe des enchantements » [Bibaud, 1826]. Le cadeau renvoyant à l’amour, à la sexualité, le poison, le venin suggérant les notions de philtre d’amour, les étrennes originelles évoquant Vénus au même titre que le vocable « venin », il est possible de 4. Cf. note 2.

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penser qu’un cadeau empoisonné est, en fait, une décoction (et/ ou un acte) potentiellement mortelle, visant à fléchir la volonté, les sentiments du donataire. Le philtre est un « breuvage magique destiné à provoquer l’amour. Ce mot est emprunté au grec philtron qui désigne le moyen de se faire aimer [d’où le charme] et, par extension, l’attrait, la séduction et le sentiment d’amour ». Il vise donc à séduire, à influencer les comportements et les choix… Comme, peut-être, les cadeaux… Séduisants présents !!! Séduction et corruption En latin ecclésiastique, séduire signifie « corrompre », sens de subducere en latin populaire : « séduire, corrompre, suborner ». De l’idée de corruption, nous sommes passés à la notion moderne d’amener (une femme) à se donner (1538) puis, au XVIIIe siècle, à celle de plaire (époque des cadeaux comme fêtes galantes). À l’inverse, « corrompre » a signifié successivement « détruire, anéantir, détériorer physiquement et moralement », puis « séduire, débaucher (une femme) ». C. Boujot [2001] a réalisé une étude sur le sens du venin dans les scenarii de films. Or, « les bêtes à venin sont irrésistiblement agacées par la débauche et on les voit agresser à plaisir les couples qui manquent de retenue (couples adultères) » [2001 : 13]. Selon l’auteur précité, le venin déchaîne le désir sexuel, fait fi des lois du mariage, des contraintes, et est indubitablement associé à la notion de corruption. De son étude sur les téléfilms évoquant des animaux venimeux, C. Boujot note, en premier lieu, que « les bêtes à venin » s’attaquent de préférence à des individus faillibles ou à la marge des normes sociales. « Il faut donc retenir que l’alcool et le sexe, la perte du contrôle de soi ou tout ce qui s’y rapporte : le manque d’éducation, le manque de tenue, les manières de sauvage ou mauvaises manières, tout ce qui signale – par manquement – la faillite du social en l’homme et, ce faisant, rapproche l’homme de la bête attire irrésistiblement cette dernière » [2001 : 55]. Enfin, lorsque notre auteur note que la débauche sexuelle, dans ces productions cinématographiques, attire les animaux dangereux, il convient peutêtre, pour comprendre, d’inverser le scénario : le venin provoque le désir sexuel (le philtre) et bouscule, de fait, l’ordre social ; au même titre que l’alcool et ce, par désinhibition. Ce type de production

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associe volontiers les femmes à une manière de déviance voire de folie (p. 41) et l’intrigue se noue fréquemment autour du mariage (p. 43). Plus précisément : lorsqu’une alliance présente ou passée est menacée. Par exemple, un enfant issu d’une première union et refusant un remariage de son père ou de sa mère attire les animaux venimeux. Dans les abeilles tueuses, un couple est tenu de renouer les liens familiaux, un temps compromis (p. 43). Lorsque C. Boujot plonge son analyse dans l’imaginaire médiéval, elle pointe l’idée que l’aventure de Tristan et Yseult s’articule autour d’une série d’envenimations marginalisant les amants. Blessé par une arme empoisonnée, envenimé par un serpent, Tristan échappe à la mort pour succomber à un philtre d’amour. Et le désir sexuel, comme le note l’auteur, empêche nos héros de se maintenir en société. En fait, cette saga émerge à une époque où le roi de France délaisse son épouse légitime et vit avec une concubine. Cette attitude lui vaudra d’être excommunié. En réalité, l’histoire de Tristan et Yseult pose le problème de la sexualité et de la nuptialité dans une société en profonde mutation. Yseult n’est pas l’épouse légitime de Tristan. Le venin se glisse dans l’ordre social établi et menace les alliances autorisées : « Le venin, qui déchaîne le désir sexuel, l’affranchit des lois du mariage et ne reconnaît aucune contrainte, est associé à la corruption » [p. 112]. Dans un ordre social où les mariages sont le fruit d’alliances préétablies, la séduction relève de l’interdit et menace de corrompre les fondements sociétaux. Nous comprenons le lien sémantique entre les notions de séduction et de corruption. Le rôle du venin, du philtre d’amour, du cadeau empoisonné serait de transgresser l’ordre établi et de s’affranchir, notamment, des lois du don : au niveau de l’individu en le désinhibant et en violant sa libre acceptation5, au niveau collectif en menaçant le jeu des alliances. D’ailleurs, par l’action de désinhibition, l’effet du philtre, du venesnom, est associé à celui de l’alcool. Ce lien explique peut-être le rapprochement étymologique tardif entre venin et poison, entre venin et boisson… Le poison, pensé originellement comme un breuvage, est susceptible de corrompre l’ordre social dès lors que la boisson est alcoolisée. À l’instar du venin qui corrompt le corps 5. Le don est liberté et obligation mêlées.

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atteint par la toxine, le philtre d’amour, en brisant les tabous de la société, peut conduire à la mort sociale. Il devient alors sortilège fatal pour le(s) protagoniste(s). Transgression et mort sociale En analysant la pratique des philtres d’amour à la Réunion, L. Pourchez [2004] en conclut que leur finalité est de transgresser l’ordre social et d’établir des alliances normalement prohibées. Dans une société fortement endogamique, le philtre devient l’arme des femmes pour bousculer l’ordre établi et, peut-être, comme le suggère L. Pourchez, contrebalancer le pouvoir des hommes. La séduction, face à la nuptialité, exhale l’amour interdit : « Il se surprenait toujours à désirer la fin de cet amour pour Horace, et à caresser le rêve d’un mariage légal avec Marthe » [Sand, 1843 : 209]. Et les amours interdites peuvent conduire à la mort sociale voire au décès physiologique. Ce thème est récurrent dans la littérature. Roméo et Juliette en témoignent et, antérieurement, la poésie grecque en offre de multiples exemples : « Lorsque l’amour apparaît dans les poèmes grecs, aussitôt passe devant nos yeux un nuage fatidique, symptôme certain de l’approche des crimes et des catastrophes […] L’amour touche de sa flèche empoisonnée le cœur de Didon et Didon, consumée par des feux invincibles, expire sur un bûcher élevé de ses propres mains » [Donoso Cortes, Veuillot, 1858]. L’essai de Mauss sur « l’effet physique chez l’individu de l’idée de mort suggérée par la collectivité » [1922] traduit parfaitement cette puissance du collectif sur l’individu. S’appuyant sur un ensemble de faits australiens, néo-zélandais et polynésiens, il souligne l’effet mortifère de la transgression dans une société traditionnelle. Pour notre part, nous retiendrons deux faits australiens extrêmement significatifs, d’autant plus que les autres cas ne remettent pas en cause l’analyse générale. Le premier exemple se déroule au sein de la tribu des « Wakelbures » où l’ingestion d’un gibier défendu par un jeune membre du groupe provoque successivement son exclusion et sa mort. La maladie apparaît rapidement après le jugement du clan et le garçon meurt en émettant les cris de l’animal consommé. L’esprit de l’animal tabou a pénétré le jeune homme, à l’instar d’un venin fatal. Autre fait, un jeune « Kurnai » ayant volé

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et consommé un opossum décède dans les trois semaines suivant son « larcin ». Mauss note que la mort n’intervient que s’il y a transgression préalable et que la puissance pathogène est en rapport avec les notions morales et religieuses dominant la communauté. La maladie « coïncide généralement avec une rupture de communion » [Mauss : 314] tant au niveau du groupe que du rapport au divin. Dans le cas des philtres d’amour, l’alliance par le mariage est rompue et la séduction, l’amour, deviennent des sources de transgression mortifères. Car seule l’alliance fondée sur les lois du don compte pour maintenir l’équilibre sociétal. Le venin d’amour Dans la littérature, les expressions comme « venin d’amour » ou venin « amoureux » ne sont pas rares. À titre d’exemple : « Combien pensez-vous que tout cela doit défaillir aux amants, lesquels ayant tous les sens, par le venin d’amour, empoisonnés et altérés » [Grudé et alii, 1772 : 202]. « Il n’a pas pu les purger entièrement de ce venin d’amour dont elles étaient si infectées » [Girard, 1731 : 118]. Or, le poison amoureux nécessite un antidote, comme en témoigne un ouvrage du XVIe siècle6. La transmission de la toxine amoureuse s’effectue par les yeux : « Comme il est vray que le venin amoureux ne se boit & hume que par les yeux & que tout ainsi que quelquefois un qui a mal aux yeux regarde celui qui les a sains, il fait que celui soit atteint de cette mauvaise qualité et maladie […] une amoureuse passion soit transportée d’un cœur à un autre par le message des yeux » [Guazzo, Belleforest, Esprinchard, 1609 : 401]. La séduction use du regard et le venin-désir baigne les yeux : « Ou lors que je les vois, et que vivante en eux, je puise dans leurs yeux un venin amoureux » [Régnier, 1853 : 304]. M. Carnel [2004] a particulièrement étudié la symbolique du venin dans la poésie ronsardienne. Dans un monde où règne le pouvoir masculin, les femmes sont naturellement dangereuses et notamment par leur regard : « Les vapeurs émises par les yeux de la femme demeurent toujours dangereuses » (p. 153). Ronsard en témoigne dans les textes dédiés à Cassandre [Carnel, 6. L’antidote d’amour par Jean Aubery, docteur en médecine, publié par Claude Chappelet à Paris, 1599.

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2004 : 155] : « Je senty dedans mes yeulx voller un doulx venin et qui vint escouler au fond de l’âme ». Notre auteur cite Ficin qui prétend que « l’amour passionnel et concupiscent produit nécessairement un empoisonnement ». La femme produit une toxine nocive pour son environnement et surtout pour son amant. Ce poison est assimilé à un sperme féminin qui se corrompt, notamment lors d’une chasteté prolongée (lien avec les sens premiers du terme « virus ») [voir Jacquart et Thomasset, 1985 : 238, cités par Carnel]. Le venin est à la fois feu qui consume, liquide qui se boit (le breuvage empoisonné) et miasme qui se hume. « La lumière projetée par les yeux féminins devient en se solidifiant une lave vénéneuse » [Carnel, 2004 : 156]. L’analogie avec la vipère est, à cet endroit, frappante : « La vipère a les yeux très vifs et garnis de paupières ; et comme si elle sentait la puissance redoutable du venin qu’elle recèle, son regard paraît hardi ; ses yeux brillent » [Rozier, 1800 : 407]. Issu du désir et de la séduction, le regard devient un trait, une flèche porteuse de mort… Il devient le dard vecteur de venin : « Il darda sur son compagnon un regard tellement précis qu’Antoine se sentit rougir7 ». La passion lance un regard comme une arme de jet et nous sommes confrontés à une véritable association symbolique : serpent-trait-flèche empoisonnée-venin… Le corps du serpent est assimilable à un trait8, donc à une flèche, et la pratique des flèches empoisonnées nourrit cette première analogie. Les amours interdites bouclent cet amalgame comme poison de l’ordre social : faire des traits à quelqu’un revient à lui être infidèle ; expression utilisée avant 1850 et nous conduisant à interroger la notion de « flèche empoisonnée ». La flèche empoisonnée « On a regardé longtemps cette langue comme une sorte de dard dont la vipère se servait pour percer sa proie […] et on l’a comparée à une flèche empoisonnée » [Rozier, 1800 : 407]. L’œillade amoureuse, comme un cupidon toxique, devient meurtrière : « Son 7. Martin du Gard cité par le Petit Robert au sujet du verbe « darder ». 8. Trait au sens de « flèche, raillerie, sarcasme… ». À l’inverse, une flèche est un trait : « En butte aux traits de ses ennemis [il] reçut deux coups de flèches » [Vertot, 1830].

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regard humide et lent pénétrait la pauvre Marthe comme une flèche empoisonnée9 » [Sand, 1843 : 133 et 134]. La notion d’amour impossible se manifeste à nouveau : « Pourquoi as-tu enfoncé dans mon âme la flèche empoisonnée de l’amour impossible ? » [Gautier, 1845 : 353]. Le verbe « pénétrer » et l’adjectif « enfoncé » de ces citations, l’image de la flèche qui pique et qui transperce suggèrent fortement une dimension érotique où le sperme-venin se répand. Le regard-poison devient pénétrant… C. Boujot [2001], lorsqu’elle étudie les téléfilms mettant en scène des bêtes à venin, nous offre la même analyse. L’agression est confondue avec un geste érotique, suggérant la pénétration du corps, l’idée d’une possession, d’un viol de l’intimité corporelle (p. 45). Le dard ou la morsure symbolisent-ils l’acte sexuel ? Le cadeau visant à plaire, à séduire porterait-il cet imaginaire ? Ou, autrement dit, la flèche empoisonnée ne serait-elle pas la version antérieure (et originelle ?) de notre « présent10 toxique » ? Ce dernier adjectif provient du latin toxicum signifiant « poison à l’usage des flèches » et dérivant, lui-même, du grec toxicon (sousentendu pharmakon). La piqûre liée à la « dose » toxique (dose du grec « dosis » signifiant donner) rejoindrait-elle la notion de cadeau empoisonné ? Comme une flèche, l’aiguille pénètre la peau, le corps du drogué. En fait, le serpent, le dard de la langue de la vipère et la flèche sont de véritables symboles sexuels. « La connotation phallique du symbole de la flèche est à peu près universelle » [Girard, 1991 : note 259]. Le symbole de la masculinité se traduit par un cercle prolongé d’une flèche et celle de Cupidon relève d’un trait11 d’union. La flèche-trait s’avère être un élément intéressant car, à l’instar des dons, elle relie les individus (un traité est un lien, une alliance). Le tireur touche sa cible, établissant une relation fatale. Dans la symbolique sexuelle, le trait de Cupidon engendre, au terme des neuf mois, les traits du nouveau-né comme révélateur éventuel d’une transgression. Le don entretient donc une relation ambivalente avec l’amour (et cette 9. Chez la romancière George Sand, la problématique semble s’inverser et la flèche devient masculine. 10. Le terme est utilisé ici dans son sens de « cadeau ». 11. Comme nous le notions précédemment, le mot « trait » est synonyme de flèche : « flèche : trait qu’on lance » (XIe siècle).

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remarque n’est pas anodine) car ce dernier peut s’avérer porteur ou destructeur d’alliances. Et dans une société traditionnelle où les mariages relèvent de stratégies de clans, les sentiments amoureux sont dangereux, d’où cette association séduction-corruption. Les cadeaux, ou plus globalement les dons, vecteurs de la tentation à l’image du serpent, sont susceptibles d’être bénéfiques ou maléfiques, pathogènes ou salutaires à l’instar du « pharmakon » et du sens ancien du mot potion. Mariages cachés : le masque et la sorcière G. Sissa [1987] fait référence à une loi de Solon particulièrement intéressante. Toute jeune fille athénienne coupable d’une liaison sexuelle clandestine cesse d’appartenir à sa famille et perd son statut de femme libre. Elle devient alors un « corps étranger » que son père est autorisé à vendre. « Le verbe diaphtheirein qui dit la séduction, évoque, en fait une action qui défait et désagrège […] la parthenos ne peut subir, du fait de la séduction, qu’une ruine radicale » (p. 112). Cette législation montre, comme le souligne G. Sissa, que la séduction représente l’atteinte la plus grave de la structure familiale, confortant ainsi notre propos précédent. Les alliances priment sur les sentiments individuels. Et les relations sexuelles des jeunes vierges ne peuvent qu’être dissimulées, relevant ainsi de l’obscur et du secret. Elles doivent être masquées, invisibles, se tenant à l’abri du regard social. Euripide qualifie de mariages cachés ces rencontres amoureuses clandestines [Sissa, 1987 : 115]. La vierge séductrice (ou séduite) agit dans l’ombre et recouvre certainement l’image de la sorcière. L’italien maschera à l’origine d’un terme signifiant sorcière a donné également le vocable « mascara » évoquant un fard visant à accentuer la puissance de l’œil, à accroître sa faculté à charmer et à fasciner. Le même terme est à l’origine du mot « masque ». Un regard séducteur s’apparente au mauvais œil. La sorcière ne peut se produire qu’à l’ombre du masque. Le voile, révélateur de pureté et de beauté dans le rituel nuptial, se transforme en un écran dissimulateur de duperie et de corruption à l’œuvre dans l’amour clandestin. Dans certaines sociétés, la sorcière a le pouvoir d’invisibilité [Malinowski, 1989] et cette caractéristique doit être comprise comme une traduction de ses agissements secrets.

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Lorsqu’une jeune fille accouche du fruit d’un amour caché, elle introduit un intrus au sein de la famille, devenant elle-même un corps étranger. Nous pouvons ainsi l’assimiler à un vecteur pathogène altérant le corps familial. La séduction révélée fait basculer le destin de la jeune vierge et le mauvais œil devient mauvais sort. Dans le même ordre d’idée, l’adultère jette le déshonneur sur le mari bafoué. En fait, tout est possible mais tout doit rester caché. Conclusion Au-delà de la dette et d’un problème de « dosage des dons », l’expression « cadeau empoisonné » suggère des offrandes visant à rompre les alliances établies ou envisagées. Ou, plus largement, ces dons permettent de transgresser l’ordre social. De ce fait, la sexualité occupe le devant de la scène car son contrôle conditionne l’équilibre sociétal. Dimension extrêmement intéressante : la réalité de la Grèce antique résonne au sein des téléfilms actuels : l’intrigue se noue fréquemment autour du mariage (p. 43). Plus précisément, lorsqu’une alliance présente ou passée est menacée. Par exemple, un enfant issu d’une première union et refusant un remariage de son père ou de sa mère attire les animaux venimeux. Mais, véhicules de la séduction, les cadeaux toxiques peuvent être envisagés, plus globalement, comme des vecteurs modifiant le comportement du donataire. Ils le forcent à agir à son corps défendant. Cette dimension témoigne de la force de la chose donnée et de son pouvoir sur le destin du receveur. En fait, le cadeau empoisonné « viole » la part de liberté, d’acceptation du don. Cette capacité fatale à modifier le comportement d’autrui se révèle dans un épisode de la geste thébaine souligné par L. Gernet [1968]. L’un des sept chefs argiens ne souhaitait pas participer à la guerre contre Thèbes. Pour obtenir son consentement, il fallut obtenir le concours de sa femme par le don d’un péplos et d’un collier d’or. Or, ces objets étaient en fait des dons nuptiaux transmis héréditairement et ces offrandes corruptrices ont suscité une véritable malédiction. Le chef argien meurt lors du conflit ; pour le venger, son fils tue sa mère puis sombre dans un destin tragique. Mais au-delà, les propres dons de ce fils vengeur, offerts à des épouses successives, deviennent maudits et provoquent de nombreuses morts. La chaîne

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des dons, marqueurs d’alliances, a été rompue et se transforme en une succession de dons négatifs, de mauvais sorts. Ainsi, tout don poussant le donataire à agir à son corps défendant devient un « cadeau empoisonné ». L’offrande toxique bouscule l’essence même du don : cette liberté et cette obligation mêlées. La libre acceptation s’efface devant la volonté et l’intérêt premier du donateur. Le clientélisme témoigne particulièrement de cet aspect corrupteur de l’échange. Dans la morale du don, l’intérêt, la cupidité transforment l’offrande en un objet toxique. Nos deux articles successifs12 témoignent particulièrement de l’ambivalence du don. Les Charites symbolisent l’amour spontané, la séduction, la grâce se révélant (liberté et spontanéité du don). Mais lorsque le don se déploie dans l’espace social, il se nimbe d’obligation. Vecteur d’alliances, il peut les défaire mais il devient alors un poison et sa face noire apparaît.

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12. Cf. note 1.

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GUAZZO S., BELLEFOREST F., ESPRINCHARD J., 1609, La civile conversation, Stoer. JACQUART D. et THOMASSET T., 1985, Sexualité et savoir médical au Moyen Âge. MALINOWSKI B., 1989 [1922], Les Argonautes du Pacifique occidental, Paris, Gallimard. MAUSS M., 1950 [1922], « Essai sur le don », in Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 1950, 7e édition. POURCHEZ L., 2004, « Philtres d’amour à La Réunion, transgression et alliance », Ethnologie française, 2004-3 : 443-451. RÉGNIER M., 1853, Œuvres complètes, vol. 74, P. Jannet. ROZIER F., 1800, Cours complet d’agriculture théorique, pratique, économique et de médecine rurale et vétérinaire ou dictionnaire universel d’agriculture, vol. 10, Delalain fils. SAND G., 1843, Œuvres complètes de George Sand, vol. 15, Perrotin. SISSA G., 2000, Le corps virginal, Paris, Vrin. SPON J., 1827, « Archéologie. De l’origine des étrennes à Mr Stoffel, Conseiller de S.A.S. Frédéric Auguste, Duc de Wintemberg. Lyon, 1er janvier 1674 », in Archives historiques et statistiques du département du Rhône, publié par J. M. Barret. TOURNEMINE J., 1704, Mémoires pour l’histoire des sciences et des beaux-arts (dit Dictionnaire de Trévoux), Tome IV, janvier 1704 : 119-127. VERTOT, Œuvres, 1830. VIDAL D., 1993, « Les gestes du don. L’allégorie des trois grâces », Revue du MAUSS semestrielle, « Ce que donner veut dire. Don et intérêt », n° 1, Paris, La Découverte/MAUSS.

De la marchandise au cadeau

Sophie Chevalier

En partant de ce que « nous n’avons pas qu’une morale de marchands », nous nous intéresserons ici aux relations entre marché, don et héritage (« le cadeau des morts ») comme autant de manières de faire circuler des objets. Nous nous attarderons sur la façon dont les marchandises sont personnalisées pour être transformées en cadeaux dans les sociétés occidentales contemporaines. Puis, nous analyserons la manière différenciée dont ces artefacts sont intégrés dans la sphère privée des individus, liée aux modalités des échanges qui président à leur entrée dans cet espace. Nos réflexions s’appuient sur plusieurs enquêtes ethnographiques réalisées dès les années 1990 en Europe de l’Ouest (France et Angleterre), enquêtes qui nous ont permis de collecter du matériel empirique sur les thèmes de la constitution de la sphère privée, des échanges entre sphère privée et sphère publique, ainsi que sur les relations de parenté et les pratiques de consommation. Des recherches ethnographiques récentes, à Paris, sur la recomposition commerciale et le statut des marchandises nous permettent de prolonger notre réflexion sur ces thématiques tout en les élargissant à de nouveaux objets. « […] qu’une morale de marchands » ? Si les anthropologues ont admis rapidement le bien-fondé des analyses des mécanismes des échanges, présentées par Mauss en

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ce qui concerne les sociétés dites primitives, il n’en a pas été de même pour les sociétés marchandes contemporaines. Pourtant, il ne peut pas s’agir là d’un manque d’intérêt fondé sur une interprétation de l’œuvre de Marcel Mauss : car celui-ci a eu également, certes dans une moindre mesure, la volonté de s’interroger sur sa propre société : « Nous n’avons pas qu’une morale de marchands. Il nous reste des gens et des classes qui ont encore les mœurs d’autrefois et nous nous y plions presque tous, au moins à certaines époques de l’année ou à certaines occasions » [1950 : 258]. Mauss donne ainsi un certain nombre d’exemples, comme celui des cadeaux de naissance, des communions et des mariages, dont il souligne l’actualité. Ses préoccupations l’ont conduit à ne pas négliger la dimension contemporaine des solidarités, qui inclut les échanges de dons et qui sont nécessaires à « une morale de groupe », et par là même à l’intégration sociale. Cependant, pour lui, le don existe bien dans nos sociétés, mais à la manière de survivances, dans des contextes sociaux somme toute marginaux. Ainsi, à l’exception de rares auteurs, comme Jacques Godbout et Alain Caillé qui, dans leurs commentaires des Conclusions de morale, soulignent la pertinence d’une étude du don contemporain en ces termes : « […] Mauss semble avoir eu du mal à reconnaître que le don existe encore aujourd’hui autrement que sur le mode d’une sorte de survivance, illustrée par l’exemple, somme toute marginal, des cadeaux d’anniversaire ou de nouvel an. […] Or, l’idée qui s’est peu à peu imposée à nous est que le don est aussi moderne et contemporain que caractéristique des sociétés archaïques ; qu’il ne concerne pas seulement des moments isolés et discontinus de l’existence sociale, mais sa totalité même » [1992 : 20-21]

… Mauss lui-même n’a pas suscité, pendant longtemps, d’engouement de la part des auteurs français. Dans nos sociétés, la circulation de dons a été souvent considérée comme mineure en comparaison avec les transactions marchandes. Ce point de vue privilégie la marchandise sur le don, et renvoie à un débat sur les rapports entre les deux concepts, débat amorcé par Marcel Mauss [1950]. Cette opposition est liée au rôle de la monnaie dans les échanges marchands. Pour Georg Simmel [1987], l’usage de l’argent permet le développement, entre autres,

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de l’anonymat des partenaires dans les transactions humaines et une importance accrue de la rationalité. De son analyse, qui insiste sur les dimensions paradoxales de l’argent, on a surtout retenu le caractère aliénant des échanges marchands monétarisés. On a alors négligé l’idée d’une autonomisation de l’action individuelle, celle des effets libérateurs de l’argent ; et enfin, celle, développée dans les travaux de Viviana Zelizer [1994], d’une personnalisation de l’argent selon sa source. La perspective, inspirée de Simmel, vient donc conforter la distinction maussienne entre l’échange marchand impersonnel et l’échange de don personnalisé. Cette opposition a été nuancée par Marshall Sahlins [1976]), qui reprend la théorie des trois modes d’échange de Karl Polanyi publiée en 1957 [1982], et qui suggère de la considérer, non pas de façon binaire, mais comme les deux points extrêmes d’un continuum. En revanche, d’autres auteurs, qui disent s’inspirer du travail de Christopher Gregory [1982], malgré les dénégations de l’auteur luimême, l’accentuent dans une posture plus radicale, qui les conduit à opposer sociétés à marchandises et sociétés à dons, sociétés capitalistes et sociétés dites traditionnelles [voir aussi Strathern, 1988]. La différence entre ces deux modes d’échange a été accentuée par la pensée occidentale, qui a idéalisé les relations d’échange de dons dans les sociétés « exotiques ». Durant les années 1980, la recherche anthropologique va remettre en cause cette construction romantique et montrer le peu de pertinence d’une telle opposition. Dans certaines circonstances, en effet, le don et la marchandise coexistent et peuvent même être interchangeables, comme la monnaie, qui est tantôt don tantôt marchandise [Appadurai, 1986 ; Parry, 1986 ; Parry et Bloch, 1989 ; Carrier, 1990]. Durant cette même décennie, d’autres analyses vont porter sur l’expression des sentiments personnels dans l’échange des dons [Cheal, 1987, 1988 ; Carrier, 1990 ; Caplow, 1996], expression qui avait été ignorée jusqu’ici car elle ne semblait pas fournir d’éléments utiles au débat, sans négliger pour autant les aspects économiques, religieux et sociaux de l’échange. Enfin, certains chercheurs ont également permis de saisir l’intérêt qu’il y a à étudier nos propres sociétés sous l’aspect de la culture au sein de laquelle les individus, en réponse à une possible expérience d’aliénation [Miller, 1987], mettent en œuvre des processus de re-socialisation de leur environnement matériel.

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Nos propres travaux s’inscrivent dans une réflexion comparative, dans différentes aires de l’Europe occidentale, sur la constitution de la sphère privée et son articulation à la sphère publique. Dans ce cadre, nous cherchons à comprendre dans quelles situations les marchandises acquièrent le statut de don, et quels sont les mécanismes d’appropriation de ces marchandises-cadeaux par les acteurs eux-mêmes, dans l’expression de leur identité [Chevalier, 1998]. La constitution matérielle de la sphère privée Les artefacts qui nous intéressent ici sont des « objets-cadeaux » susceptibles de se voir exposés en tant qu’éléments du décor domestique : en particulier dans la pièce qui est dite « salle de séjour ». Comme tels, ils participeront à la construction de l’espace privé du récipiendaire, dans l’effort que celui-ci fournit pour élaborer l’environnement qui ait un sens pour lui ; et seront disposés au côté d’autres meubles et objets de décoration, généralement achetés. Les différents éléments qui composent ce décor sont le plus souvent du mobilier et des objets produits en grande série. Ils ne singularisent pas en eux-mêmes l’intérieur qu’ils aménagent et ornent. En revanche, c’est la combinaison de ces meubles et objets, et les relations qu’ils entretiennent entre eux, à chaque fois uniques, qui sont l’expression de l’identité du ménage. Les objets – par « essence » – n’ont pas de signification en soi puisqu’elle leur est donnée par les individus ; néanmoins le contexte global de production, de provenance et de circulation de ces objets leur imprime une dimension qui sera autant d’éléments réinterprétés par leur possesseur. Dans le cas qui nous occupe ici, c’est bien sûr le contexte et la modalité de circulation des objets dont l’interprétation nous importe. Cette réinterprétation et l’élaboration de cet univers domestique s’inscrivent dans un cadre culturel et social particulier. Dans une recherche comparative France/Grande-Bretagne, nous avions montré comment des objets ou des meubles similaires étaient disposés différemment pour satisfaire des exigences culturelles d’organisation de l’espace [Chevalier, 1996]. La construction de cet univers privé se fait à l’articulation entre l’individuel et le collectif, c’est-à-dire entre le désir d’expression de soi et la nécessité de signifier son appartenance au groupe. Cet univers privé, élaboré par le biais des pratiques de consommation, peut être considéré

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comme l’interprétation subjective, par l’individu, de son expérience objective de la réalité économique et sociale. Dans cette perspective, les « objets-cadeaux » seraient une « réification » des liens sociaux qui pourraient être disposés dans l’intérieur domestique. Cette élaboration peut être analysée comme un processus d’appropriation qui conduit à transformer des objets de consommation de masse en objets inaliénables [Chevalier, 1995 ; Miller, 1987 ; Putnam et Newton, 1990]. Dans ce cas, nous tentons de montrer comment des consommateurs personnalisent, à travers leur mode de vie, des marchandises produites en grande série. Qu’est-ce qu’un « objet-cadeau » ? Transformer une marchandise en cadeau Les « objets-cadeaux » présents dans le décor domestique sont presque tous des marchandises transformées en dons. Leur processus d’achat échappe en grande partie aux donataires. Or, les objets qui seront offerts comme cadeaux sont déjà entrés dans un processus d’appropriation : en effet, le donateur, dès le moment du choix d’un objet à offrir, s’approprie la marchandise, l’investissant de sa personnalité et, plus encore, la marquant de sa propre identité. Il entre donc en possession de l’objet au moment de son achat pour en faire un cadeau « personnalisé » [Carrier, 1990 : 581 ; Miller, 1987 : 120]. Pour être offert, un objet doit être aliénable : le donateur doit avoir le droit d’en disposer librement, et de renoncer à en être le propriétaire afin que le récipiendaire puisse le détenir, comme propriété, à son tour [Cheal, 1988]. Cependant, pour que ce soit un cadeau personnel, l’objet anonyme doit être investi de l’identité du donateur, il doit être déjà en sa possession [Carrier, 1990 : 581]. J. Carrier distingue entre cette notion, qui exprime une relation d’identité entre l’objet et son possesseur, créée par un processus d’appropriation, et la propriété, qui est un lien légal et abstrait [voir aussi Miller, 1987, 1998]. Faire un achat ressortit tout autant du culturel que de l’économique ; c’est un réel « travail » qui reflète l’affection que nous éprouvons pour nos proches, et qui permet d’entretenir et de raviver les relations sociales [Carrier, 1990 : 587 sqq. ; Miller, 1998]. Dans ce sens, la possession elle-même opère une transformation qui conduit à redéfinir le statut de l’objet, celui de marchandise à celui de cadeau potentiel et, par

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là même, rend capable de créer et de maintenir des relations et des identités sociales [Douglas et Isherwood, 1979 : 59] : ce que nous sommes et comment nous sommes liés les uns aux autres. On peut poser l’hypothèse que, lors du don du cadeau, il y a bien transfert de possession, mais pas complètement de la propriété laquelle deviendrait, en quelque sorte, conjointe. Et ceci tant que la relation entre le donateur et le récipiendaire a un sens pour eux, et que la réification de cette relation signifie aussi quelque chose. On pourrait donc dire que le donateur conserve sur cet objet un certain droit de regard [Sahlins, 1976 : 211 sqq.]. Ainsi, si ces objets contiennent quelque chose du donateur, ce n’est pas exactement dans le sens développé par Mauss au sujet du « hau » [Mauss, 1950 ; Godelier, 1996 : 69 sqq.], mais plutôt dans la perspective décrite par Nancy Munn pour les Walbiri qui montre comment la relation entre l’individu et la collectivité est médiatisée par le monde des objets [Munn, 1971 : 141]. On peut donc affirmer que l’objet-cadeau contient une relation et qu’il médiatise le lien entre le donateur et le récipiendaire. Si l’objet-cadeau porte donc sur lui la marque de l’identité du donateur, comment le récipiendaire va-t-il pouvoir l’intégrer dans son univers, se l’approprier à son tour ? Cette appropriation se fait par la reconnaissance du lien social qui a donné naissance à cet échange, en quelque sorte. Cette appropriation comporte deux dimensions : l’une est identitaire et l’autre est liée à la relation sociale proprement dite. On personnalise un cadeau reçu lorsqu’on l’utilise pour exprimer son identité, en l’intégrant dans son décor. On admet alors que le rapport social qu’il matérialise participe ou a participé de notre identité. Sous cet aspect, cette dimension identitaire ne différencierait donc pas le cadeau de l’achat. Mais ce dernier s’inscrit dans la « liberté marchande », rendu possible par l’usage de la monnaie [Simmel, 1987] : c’est-à-dire qu’acheter une marchandise permet de se libérer des liens sociaux, de sortir d’un rapport social sans contraintes, quitte à reconstruire d’autres relations par la suite. L’objet offert, quant à lui, se situe dès le départ dans le lien social, il s’inscrit dans une dynamique des échanges entre individus. Entre contraintes et libertés, l’échange permet de réévaluer à chaque fois la place de chacun, y compris la sienne, dans le réseau familial et amical [Weiner, 1983 : 232]. Peut-on alors affirmer qu’exposer et utiliser ces présents comme éléments

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de son décor serait un deuxième moment dans la reconnaissance et l’évaluation du lien social, de la relation avec le donateur ? Faire une place aux autres chez soi D’une manière générale, on peut dire que les objets-cadeaux participent d’une mise en scène de soi à travers l’exposition de l’ensemble des relations sociales que nous entretenons. Pourtant l’observation ne livre pas – ou rarement – des informations sur ce lien : seuls les partenaires de l’échange en ont conscience, dans une sorte de complicité voulue. Qui n’a jamais regardé autour de soi chez un ami pour vérifier que le joli bibelot offert figurait en bonne place dans la salle de séjour ? Pour l’observateur extérieur, seul le discours permet de replacer l’objet au centre de cette relation et d’en appréhender le sens. En réalité, la mise en valeur, dans le discours, d’une dimension plutôt qu’une autre, varie selon la personne du donateur, le contexte du don, la temporalité de ce contexte, événement unique ou non, donc le moment dans le cycle d’échanges, et même le contexte dans lequel l’objet a été acheté. Ainsi, un jeune couple anglais a choisi de mettre l’accent, dans sa salle de séjour (living-room), sur les rites de passage qui ont conduit à sa constitution sociale : les fiançailles et le mariage. Dans les discours autour des cadeaux, l’évocation des donateurs s’estompe au profit des événements ; excepté les parents proches, telle la mère ou la tante de la jeune femme, ce sont simplement des cadeaux de la famille. Ces cadeaux, en particulier le mobilier offert au jeune couple par des parents lors du mariage, marquent la séparation matérielle des générations. Ils matérialisent un événement, un rite de passage, qui permet de constituer un nouveau ménage. Cette mise en valeur du contexte de l’échange des dons est bien sûr liée à sa dimension non répétitive et exceptionnelle1. En revanche, lorsqu’on a affaire à un événement qui se répète, Noël ou un anniversaire, la perspective change et le discours évoque la relation avec le donateur. Le choix de l’emplacement de l’objet reçu dépend de l’importance accordée à la relation : l’évaluation 1. Cette analyse s’inscrit dans une comparaison de projets de transmission de ménages anglais et français, habitants d’un lotissement de St Albans et de tours de Nanterre, que nous ne pouvons pas développer ici [Chevalier, 1996].

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de celle-ci est souvent liée à la fréquence des échanges. Une autre situation, dans laquelle ce qui est important, c’est l’ensemble ou plutôt le nombre de relations – et moins le détail de chaque relation – est celle, typiquement anglo-saxonne, de l’exposition de cartes de vœux ou d’anniversaire [Jaffé, 1999]. Elle n’est en général pas permanente mais saisonnière, et concerne les cartes de fêtes de fin d’année et des anniversaires importants. Les récipiendaires évoquent l’événement, et surtout le nombre de cartes reçues, qui peut atteindre la centaine. Elles sont disposées le plus souvent sans hiérarchie, puisque ce n’est pas une relation ou un donateur précis qui est exposé, mais une constellation ainsi manifeste de liens sociaux. L’analyse des discours rattachés aux objets-cadeaux montre que les dimensions mises en avant varient : elles sont liées aux conditions « objectives » des présents, le donateur ou le contexte, mais surtout à leur appropriation par le récipiendaire. Celui-ci va pouvoir choisir l’aspect du cadeau qui lui semble pertinent pour le projet d’élaboration de son univers intérieur, et réévaluer la relation que matérialise cet objet. Cette réévaluation est visible à travers l’emplacement choisi pour l’exposition de l’objet-cadeau, qui peut être mis plus ou moins en valeur, être déplacé, et même parfois éliminé. Les emplacements retenus rendent évidente l’importance accordée à ces présents, et par là même aux relations, mais aussi aux événements durant lesquels ils ont été offerts. Ils dépendent aussi de la manière selon laquelle le récipiendaire arrange ses éléments de décor : s’il s’agit d’une accumulation d’objets, alors le dernier venu y trouvera facilement un emplacement. En revanche, dans le cas d’un ensemble décoratif déjà constitué, le cadeau ne sera intégré que s’il satisfait à certains critères esthétiques. Ces deux types de décor pourraient être interprétés ainsi : il existe des ménages qui font une place aux autres chez eux et d’autres qui privilégient leur propre expression individuelle. Cette matérialisation du lien social offre un avantage par rapport à la présence concrète du donateur, car l’objet maintient une distance, il est stable, il survit au temps (même s’il vieillit aussi), et il est mobile. Ainsi, exposer dans sa salle de séjour le vase reçu de sa belle-mère est très différent de la présence de cette personne chez soi, à demeure. Mais l’objet permet de maintenir le lien qui nous relie à elle.

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L’objet-cadeau possède deux qualités opposées, mobilité et stabilité, qui autorisent son possesseur à l’utiliser dans la construction de son décor, et qui peuvent être transposées, de manière métaphorique, dans le domaine des relations sociales : ces dernières doivent, à la fois, être assez stables pour permettre à l’individu d’avoir une certaine sécurité affective ; et elles sont aussi mobiles, ou plutôt changeantes tout au long de la vie, ce qui permet à la personne de grandir et d’enrichir son expérience. L’individu va s’efforcer de construire, autour de ces liens sociaux matérialisés, un environnement domestique qui exprime son identité, à la fois individuelle et collective. L’objet-cadeau dans l’expression des identités Nous savons que les intérieurs domestiques sont constitués d’une combinaison d’objets dont l’introduction dans cet espace s’est faite de diverses manières, liées à leur circulation. Cette combinaison influence le processus d’appropriation des objets, comme on vient de le voir avec les cadeaux, puisque, dans ce cas, est en question la reconnaissance du lien social qui relie donateur et donataire, puis son évaluation à travers la place occupée par l’objet-cadeau dans la constitution du décor. La confrontation de l’individu – qui s’efforce d’exprimer son identité – et du groupe se retrouve aussi dans les autres modes de circulation des objets, comme l’achat et l’héritage. D’une manière générale, en reprenant l’expression de Nancy Munn [1971], le monde des objets médiatise les relations aux autres, qui peuvent être la famille, un individu défini ou considéré comme un membre d’un groupe particulier (cercle d’amis, voisinage, etc.). Les objets reçus et hérités ont en commun de matérialiser des liens personnels, les traces de quelqu’un ou de quelque chose de précis et de connu. Le cadeau nous lie à un groupe plus vaste, à géométrie variée, dont les membres occupent des catégories diverses dans notre sociabilité. L’héritage nous relie seulement à notre lignée ; il est plus contraignant par ce lien particulier qu’il entretient avec les morts. Les objets ou meubles hérités constituent [Chevalier, 1996 : 121] l’« axe » autour duquel les ménages construisent leur décor intérieur. L’élément hérité peut être relégué dans un coin de la salle de séjour, mais il ne peut pas être éliminé complètement du décor domestique ni détruit. Les musées locaux

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sont d’ailleurs souvent les récipiendaires d’objets hérités qu’on n’arrive pas à jeter… Les objets hérités et reçus ont plusieurs points communs, en particulier les contraintes qu’ils font peser sur le donataire. Les héritages et les cadeaux se différencient a priori des objets achetés, caractérisés par une absence de contraintes sociales directes puisqu’ils ne médiatisent pas de liens concrets. La plupart du temps, lors d’un achat fait dans un grand magasin, dans le cadre d’un échange qui est non personnalisé, le propriétaire de cette nouvelle acquisition est libre de construire des relations imaginaires entre cet élément et une personne de son choix. Certains informateurs peuvent raconter de nombreuses anecdotes et décrire longuement les liens qui les attachent à des objets, même acquis dans des grands magasins. Bien sûr, les achats faits par exemple durant les vacances sont des supports privilégiés de cet imaginaire, car les objets achetés sont, autant que les « objets-cadeaux », supports de remémoration. Ainsi les différences entre achat, cadeau et héritage, n’apparaissent plus si fortes dans les pratiques d’appropriation. L’objet-cadeau permet un jeu entre contrainte et liberté dans les relations entre l’individu et le groupe, il est moins contraignant que l’objet hérité et moins malléable que celui qui a été acheté. Il est ainsi un bon révélateur de cette articulation entre individuel et collectif. On observe plusieurs façons d’articuler expression individuelle et appartenance au groupe. Rares sont les univers domestiques, parmi ceux étudiés lors des enquêtes, vides d’objets-cadeaux : ils comportent toujours au moins un élément qui a été offert. Dans le cas contraire, la personne est décrite comme vivant en dehors de tout lien social, comme quelqu’un dont l’identité se serait construite isolément et n’exprimerait qu’elle-même. À l’autre extrême, un univers privé constitué uniquement d’objets-cadeaux ne laisse pas de place à l’expression individuelle. Car derrière tous ces présents, la présence des autres est vécue comme écrasante. Cette revendication individualiste peut être considérée comme un phénomène de génération : ceux qui nous ont précédés ont bien souvent vécu dans un décor qui avait été constitué par d’autres sans ressentir la nécessité de le transformer au nom de l’expression de soi. Le destin des cadeaux, dans l’espace privé, permet de suivre les liens qui se tissent entre l’individu et le monde qui l’environne. Ils

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révèlent comment, à travers la culture matérielle, les ménages articulent expression de soi et appartenance au groupe, articulation qui s’inscrit dans un cadre culturel et social spécifique. Entre héritage et marchandise, le don apparaît bien jouer un rôle essentiel dans la construction de nos identités. Conclusion En conclusion, nous aimerions revenir sur la distinction développée entre don et marchandise, et proposer quelques pistes de réflexion. Tout d’abord, nous avons montré comment les marchandises de la société de consommation permettent d’alimenter les échanges de dons : les marchandises décrites étaient des objets, donc la question de la matérialisation de la relation ne se posait pas vraiment, puisque la présence matérielle de l’objet permettait une identification immédiate au donateur. Mais qu’en est-il des cadeaux en argent, des cadeaux sur « liste », ou encore des bons ou des coffrets-cadeaux, qui sont en plein développement ? Car aujourd’hui, « Le domaine du “donable” déborde largement le matériel et nous dirons qu’il est constitué de tout ce dont le partage est possible, fait sens, et peut créer chez l’autre des obligations, une dette » [Godelier, 1995 : 24]. Ces trois formes de cadeau ont en commun d’afficher ouvertement la valeur marchande de l’objet : le prix accordé à la relation entre le donateur et le donataire est donc bien visible. Pourtant, Anne Monjaret [1998] montre que l’argent reçu en cadeau est souvent distingué de l’argent du ménage, par exemple, et mis dans une catégorie spécifique [Zelizer, 1994]. Le récipiendaire transforme, à son goût, cette somme d’argent en objet-cadeau, qui est le vrai objet du don et qui permet de matérialiser la relation au donateur. Avec la liste de mariage, nous dit Martine Segalen [1998], le donateur s’identifie moins, ou même plus du tout, à un objet particulier ; même si le choix de marchandises tient compte des possibilités et des statuts de chacun. Quant au « bon-cadeau », il doit aussi être matérialisé d’une manière plus ou moins contraignante, et dans un certain laps de temps, par le donataire. Il semblerait donc que les échanges de dons, du moins ceux qui prennent place dans des moments rituels, doivent être matérialisés pour contenir la relation.

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Ainsi, si toute marchandise peut se transformer en don, la réciproque est-elle vraie ? Une visite sur le site web « www.eBay », après les fêtes de Noël, montre qu’un nombre considérable de dons se voient immédiatement transformés en marchandises et que leurs donataires tentent de les aliéner au meilleur prix possible. Ce constat signifie-t-il que les vendeurs n’inscrivent plus le don dans le lien social ? Ou plutôt, que le goût individuel, et l’expression de l’identité personnelle, priment sur la reconnaissance de la relation sociale à travers sa matérialisation ? Il n’y aurait donc plus que le « geste qui compte » ? Quant au statut de la marchandise, on affirmera, avec Alain Caillé et Jacques Godbout, que, classiquement, « le don conserve la trace des relations antérieures au-delà de la transaction immédiate. Il en a la mémoire, à la différence du marché, qui ne conserve du passé que le prix, mémoire du lien entre les choses et non entre les personnes » [1992 : 241]. Cependant, des travaux récents et nos propres recherches sur les nouvelles dénominations des marchandises et des lieux marchands révèlent les efforts réalisés par le marketing pour créer une relation personnalisée autour de la marchandise – et qui en gardera la mémoire –, non pas entre acheteur et vendeur, mais directement entre acheteur et fabriquant. La mise en scène, les atmosphères créées autour des objets construisent une relation forte, même si elle reste imaginaire, entre l’acheteur et celui qui a fabriqué l’objet, ce dernier étant singularisé à travers des photographies et parfois des données biographiques. Ceci est particulièrement vrai avec le développement actuel du commerce dit traditionnel, qui propose des marchandises authentiques, et du commerce dit éthique. Au regard de ces quelques exemples, tirés de l’observation de pratiques sociales récentes, la distinction entre don et marchandise semble se brouiller, et la frontière entre les deux notions a, semblet-il, la perméabilité déjà décrite par Marcel Mauss.

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L’esprit dans l’œuvre de Durkheim, Mauss et Hertz Heonik Kwon1

Durkheim, Mauss et Hertz, trois des fondateurs de la jeune école sociologique française, avaient en commun le souci et l’intérêt de découvrir l’origine de la solidarité sociale, d’un point de vue moderne et laïque, en rompant avec l’explication traditionnelle et théologique. Alors que les trois savants cherchaient à savoir comment les hommes construisent leurs identités collectives, la manière spécifique par laquelle chacun a poursuivi cet intérêt a varié considérablement. Ceci est particulièrement remarquable dans la façon dont ils ont approché le rapport entre l’âme et le corps et, plus largement, entre le spirituel et le corporel (psychique et physique pour Mauss ; ou l’homo duplex de Durkheim) dans la constitution de la sociabilité humaine. Pour Durkheim, l’unité du corps et de l’âme (ou conscience) est central dans la construction de la solidarité sociale, et il décrit sous cet éclairage les rituels des tribus d’indigènes, d’Australie et d’ailleurs, comme des événements au sein desquels la conscience d’une origine et d’un destin communs est engendrée par des actes rituels et une participation corporelle. Quoi qu’il en soit, dans la construction rituelle de l’identité collective décrite par Durkheim, l’unité du corps et de la conscience existe parallèlement à une 1. Heonik Kwon est professeur d’anthropologie à la London School of Economics et auteur d’un ouvrage couronné, After the Massacre : Commemoration and Consolation in Ha My an My Lai (2006) et Ghosts of War in Vietnam (2008). Il vient de publier The Other Cold War, Columbia University Press (2010).

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condition contraire, ce qui signifie la séparation de l’âme et du corps. Il décrit des identités totémiques ou ancestrales à travers lesquelles les participants vivants créent eux-mêmes le sentiment d’une existence collective. Les rituels affirment l’existence des rapports inséparables, solidaires entre les vivants et les morts et, selon les propres termes de Durkheim, « chaque individu est le double d’un ancêtre ». Le culte des morts, dans ce schéma, rend sacrée l’entité profane que les morts représentent en rapport avec les vivants : l’unité généalogique. Cette construction symbolique de l’unité sociale requiert la séparation de l’âme et du corps, qui est nécessaire, selon Durkheim, à la création des « véritables esprits » : Un revenant n’est pas un véritable esprit. D’abord, il n’a généralement qu’une puissance d’action restreinte. C’est un être vagabond à qui n’incombe aucune tâche déterminée ; car la mort a eu justement pour effet de le mettre en dehors de tous les ordres réguliers ; c’est, par rapport aux vivants, une sorte de déclassé. Un esprit, au contraire, a toujours une efficacité d’un certain genre et c’est même par là qu’il se définit ; il est préposé à un certain nombre de phénomènes, cosmiques ou sociaux ; il a une fonction plus ou moins précise à remplir dans le système du monde [Durkheim, 1995 : 280].

Pour Durkheim, la distinction catégorielle entre « le véritable esprit » et le « revenant » est liée à la distance conceptuelle relative entre l’âme et le corps. Il écrit : « Une âme n’est pas un esprit… c’est un prisonnier du corps. Elle s’échappe pour de bon seulement au moment de la mort, et même ainsi nous avons vu avec quelles difficultés la séparation est définitive. » L’esprit est le résultat d’une séparation réussie de l’âme qui s’échappe de la prison du corps, alors qu’un échec dans ce processus de la séparation mortelle débouchera sur un revenant. Le premier se développe à travers un « culte positif » dans lequel le vivant s’associe à la mémoire du mort par des voies constructives et regénérantes sur le plan social, tandis que le deuxième tombe dans un « culte négatif » qui accompagne un ensemble comprenant des tabous, des pollutions et des privations. Cette façon de diviser la mort en deux domaines moraux séparés et de porter son attention sur l’analyse de l’esprit positif de la société – les esprits transcendantaux libérés de la prison du corps – a été très influente dans les études des symboles religieux qui ont suivi. Ces études souvent se réfèrent non seulement à la théorie de

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la centralité sociale de Durkheim, mais aussi à l’œuvre de Hertz sur la hiérarchie morale. Durkheim et Hertz, deux conceptions de la solidarité sociale2 Robert Hertz, un étudiant de Durkheim et un penseur très indépendant, a ouvert une voie qui permet de repenser le dualisme moral symbolique. Alors que Durkheim s’intéressait essentiellement à la question de savoir comment la solidarité sociale était créée et se maintenait, Hertz se chargea « d’étudier les réponses des sociétés aux transgressions au sein de cette solidarité » [Parkin, 1994 : 18]. L’une des préoccupations majeures de Hertz était l’opposition sémantique entre deux objets apparemment identiques, comme la main droite et la main gauche. Il se demandait pourquoi le côté droit représentait, dans la langue française et autres, les valeurs positives de la force, de la dextérité, de la foi, de la loi et de la pureté, tandis que le côté gauche représentait toutes les valeurs et les significations opposées, y compris « la mauvaise mort » et son impact culturel sur les âmes humaines (les esprits des morts dont les âmes n’ont pu se séparer de la prison du corps), qui sont étroitement associés à la main gauche dans le matériau ethnographique que Hertz a dégagé. Hertz croyait que, pour ces esprits malchanceux, « la mort serait éternelle, parce que la société maintient toujours à l’égard de ces individus maudits une attitude d’exclusion. » Quoi qu’il en soit, dans l’esprit du temps, Hertz était optimiste quant à l’évolution des symboles moraux : « La distinction entre le bien et le mal, qui était si longtemps solidaire de l’antithèse de la droite et de la gauche, ne s’effacera pas de nos consciences. La contrainte d’un idéal mystique a été capable de faire de l’homme un être unilatéral… [Quoi qu’il en soit] une société libérée et prévenue s’efforcera de développer les énergies qui dorment dans notre côté gauche et dans notre hémisphère cérébral droit, et assurer, par un entraînement approprié, un développement plus harmonieux de l’organisme » [Hertz, 1973 : 8].

C’est pourquoi on peut dire que le corps humain ambidextre libéré de la prééminence de la main droite représente un corps social démocratique dégagé de la hiérarchie morale symbolique du côté droit et du côté gauche. Hertz a vu que l’antithèse de la 2. Les titres sont de la rédaction [NDLR].

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droite et de la gauche était une bipolarité à la fois complémentaire et asymétrique –la bipolarité représentant la condition naturelle de ce que Durkheim appelait homo duplex et l’asymétrie résultant de l’imposition de normes collectives hiérarchiques sur le corps individuel. Par ailleurs, il conclut que la bipolarité symbolique était « un dualisme réversible » au sein de sociétés archaïques ou égalitaires, voulant dire par là que ces sociétés ne postulaient pas une hiérarchie morale fixe dans la vie du défunt, dans la mesure où cette conception faisait défaut dans leur propre vie. L’aspect de la réversibilité symbolique explique pourquoi les rituels mortuaires (ou leur absence) dans des sociétés égalitaires sont absolument non adaptées à la théorie de la hiérarchie morale fondée sur l’observation de sociétés hiérarchiques. Cela démontre qu’il existe une différence considérable entre Durkheim et Hertz sur la solidarité morale. La distinction entre « véritables esprits » et « revenants » ou fantômes, pour Durkheim, est une question de structuration sociale liée aux places variables qu’occupent les esprits dans les représentations collectives alors que, pour Hertz, c’est une question politique liée à la hiérarchie des valeurs morales ; en d’autres termes, la distinction parle de la nature de la société pour Durkheim et, pour Hertz, de l’idéologie de la hiérarchie morale et politique. Lorsque Hertz parle de sa vision de l’ambidextrie dans l’évolution des symboles moraux, ce qu’il a à l’esprit, c’est un rétablissement de la liberté de la pensée humaine dégagée de la rigidité de la hiérarchie morale symbolique. Quoi qu’il en soit, l’idée de l’ambidextrie symbolique de Hertz reste abstraite et métaphorique aujourd’hui. S’il avait survécu au carnage de la Première Guerre mondiale, laquelle en fait a bouleversé la façon de voir la mort et la mort de masse, et s’il avait eu la chance d’écrire davantage sur le symbolisme moral de la mort, peut-être aurait-il tenté de développer et d’étoffer cette idée. Je ne saurais le dire ; ce que je sais, c’est que s’il l’avait fait, Hertz aurait probablement puisé des forces dans la théorie du don de Marcel Mauss en tant que théorie de la solidarité humaine (tout comme Mauss a bénéficié de la théorie des symboles moraux de Hertz dans sa théorie de la magie). L’intérêt de Mauss pour l’origine de la solidarité morale était fortement influencé par Durkheim, néanmoins, comme Hertz, Mauss s’est éloigné ultérieurement de la conception durkheimienne de

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façon significative. Mary Douglas explique leurs différences du point de vue de l’intérêt pour la solidarité sociale (pour Durkheim) par rapport à l’intérêt pour la solidarité humaine (pour Mauss). Je pense que c’est une façon intéressante de caractériser la différence entre Durkheim et Mauss et j’y reviendrai vers la fin de cet essai ; mais permettez-moi d’abord d’introduire quelques aspects de l’ethnographie du Vietnam d’aujourd’hui, à travers laquelle j’ai été amené à m’intéresser au travail de Hertz par rapport à celui de Durkheim, et ensuite à celui de Mauss en rapport avec celui de Hertz. L’apport de la jeune école sociologique française à l’histoire contemporaine du Vietnam La fin de la guerre froide a créé une grande spéculation à propos de la soi-disant liberté de l’argent. Anthony Giddens, par exemple, décrit l’ordre global nouveau, après 1989, comme un saut majeur capitaliste vers une formation nouvelle, illimitée, dominée par les marchés financiers. Giddens remarque que le capitalisme d’après 1989, qui n’affronte plus de rival sur le plan du développement de l’économie, est devenu l’option unique pour l’espèce humaine entière. Selon lui, ceci engendre un sens profond de l’englobement et de l’inévitabilité, et l’argent dans ce développement de la marche triomphale du capitalisme après sa victoire sur le communisme, qui a été remportée sans verser de sang, est devenu sûr de luimême et impitoyable dans la poursuite d’une liberté de mobilité absolue [Hutton et Giddens, 2000 : 2-3]. La fin de la guerre froide au Vietnam (dans l’ordre géopolitique) a apporté aussi des changements radicaux, dont une guerre brutale comme élément de la guerre froide, et l’argent qui a fait visiblement partie de ces changements importants. Tout au long des années 1990, les communautés au Vietnam ont été occupées par des mouvements de viec ho (« l’œuvre de l’adoration ancestrale »). Durant cette période, les communautés villageoises et les groupes lignagers ont été en compétition les uns avec les autres afin de reconstituer leurs autels d’ancêtres et revigorer les rites communaux ancestraux, à l’inverse de l’horizon fixé par l’ère précédente où ces rites étaient incompatibles avec la politique révolutionnaire et, par là, largement prohibés par l’État.

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Après la fin de la guerre, en 1975, l’appareil d’État du Vietnam unifié avait fortement incité à centraliser et à contrôler les pratiques commémoratives. Il avait renforcé la commémoration des héros morts pour la révolution comme principal devoir civique, et, en même temps, avait découragé la culture traditionnelle religieuse. Le renouveau du culte des ancêtres constitue un aspect du tournant formidable qui a été pris dans les rapports de force des années 1990 et dans les rapports en pleine transformation entre l’État et la société vietnamienne. Dans les régions du centre et du sud (le Sud Vietnam d’alors), le renouveau a eu lieu parallèlement à la reviviscence d’une activité rituelle qui lui est catégoriquement opposée. Dans nombre de communautés de cette région, durant les années 1990, de nombreux autels offerts aux esprits des morts qui ne sont pas des ancêtres ont fleuri, et les habitants ont initié des rites dédiés à ces revenants déplacés et itinérants, leur offrant de la nourriture et de l’argent comme part de leurs rites ancestraux [Kwon, 2008]. Il en résulte que l’organisation des rites ancestraux du Vietnam de la région du centre se présente aujourd’hui typiquement en deux structures distinctes. Il y a, d’un côté l’autel, nouvellement refait, au centre de l’espace intérieur de la maison, qui comprend des souvenirs des ancêtres de la famille ; de l’autre, un autel extérieur, habituellement là où le jardin du devant côtoie la rue, et vulgairement appelé khom dans la langue de la province du Quan Nam. Cet autel extérieur, dédié aux fantômes, ressemble à un nid d’oiseau se dressant sur une seule grande colonne, bien qu’il puisse avoir des formes variables : dans certaines régions pauvres, la canette vide de coca-cola suspendue à un arbre est très populaire. Au sein de cette organisation duelle, représentée, côté maison, par des ancêtres et d’autres divinités sises à l’intérieur – appelées ông bà au sein du rituel, ce qui signifie « grand-pères et grand-mères » –, et, côté rue, par les esprits errants – auxquels on s’adresse rituellement en tant que cô bác, « tantes et oncles » –, l’acte de commémoration, dans cette région, se fait comme suit : les participants s’inclinent et font des offrandes côté maison, puis ils se tournent de l’autre côté en répétant leurs gestes de commémoration. Les offrandes présentées à ces esprits incluent des répliques de billets de 100 dollars, et une partie significative de ces billets est brûlée au bénéfice des revenants déplacés comme ils le sont au bénéfice des ancêtres de la famille

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et du village. À travers ces actes de foi doubles, les acteurs de la commémoration s’engagent dans deux symboles religieux séparés et dans les deux centres de mémoire. Dans ce système de structure duelle et de pratique double, apparaissent deux manières distinctes de concevoir la solidarité sociale. Côté maison, on pourrait dire, avec Durkheim, que l’acte commémoratif affirme les rapports solidaires entre les vivants et les morts, engendrant par là le sentiment d’une appartenance mutuelle et celui d’une totalité sociale cohérente. L’organisation de ce rite ancestral inclut également des interactions avec des esprits errants. À la fin du culte, les participants se tournent, marchent vers l’autel extérieur dédié aux revenants, et font des prières et des offrandes au nom des esprits déplacés – lesquels ne possèdent pas le privilège de trouver une place dans la maison, contrairement aux ancêtres dont on croit qu’ils ont une place sur l’autel ou dans le temple. Le culte, côté rue, ne suit pas un ordre strict comme celui qui se pratiquait à l’intérieur, il apparaît même plus chaotique. L’acte de prière pour les esprits peut s’accompagner d’incantations vulgairement connues sous le nom d’« appel des âmes errantes ». Dans ce contexte, l’acte rituel n’est pas une déclaration de solidarité établie entre les vivants et les morts, comme Durkheim l’explique, mais plutôt un acte d’hospitalité pour les inconnus et ceux qui n’ont pas de lien : de la communauté morale des villageois jusqu’à la foule des étrangers qui sont supposés exister à proximité de la communauté au temps de l’événement. La catégorie rituelle du co bac appartient aux esprits des morts qui ne sont pas les ancêtres des participants. Ces esprits sont là en tant que marginaux de la société, par rapport aux ancêtres, et en tant qu’étrangers cosmologiques par rapport à la communauté lorsque celle-ci démontre sa solidarité spirituelle avec les ancêtres et autres divinités spécifiques. Ils ne font pas partie des relations de la communauté, néanmoins ils sont physiquement proches de leur activité quotidienne en prenant place en son sein. Le culte côté rue reconnaît les droits des revenants à exister dans le monde des vivants, mais il distingue aussi leur statut social de celui des ancêtres. Lorsque des villageois vietnamiens font des prières aux revenants avec, dans leurs mains, de l’encens qui fume abondamment, ils le font généralement seuls. C’est le cas dans le contexte domestique et lors des rites de la communauté villageoise. Dans le domaine

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domestique, les membres de la famille s’inclinent ensemble devant l’autel de la maison et marchent ensuite séparément vers l’autel extérieur afin de répéter l’action au nom des revenants. À certaines occasions spécifiques, l’ordre du rituel peut être inversé de telle manière que des individus prient devant l’autel extérieur avant de se rassembler à l’intérieur pour le rite ancestral. Même si les Vietnamiens se meuvent au sein d’un groupe entre les deux côtés du complexe rituel, comme lors de la cérémonie dans le temple dédié aux ancêtres du village, leur performance rituelle dédiée aux âmes errantes apparaît alors comme une action collective, ces actions étant effectivement des actions individuelles séparées qui se déroulent parfois simultanément. Des rituels dédiés aux ancêtres sont accomplis selon le sexe et l’âge, alors que dans les interactions rituelles avec les revenants un tel ordre social fait défaut. Quoi qu’il en soit, les acteurs solitaires du côté rue ne sont pas non plus complètement seuls. Certains préparent un repas pour les revenants, brûlent des billets de banque, et prient pour eux, tout en sachant, tacitement, que beaucoup d’autres, à proximité ou ailleurs, peuvent agir de même. À ce moment-là, leur mouvement de foi multiplié et synchrone est à la fois une pratique individuelle isolée et un acte d’unité. La pratique individuelle est nécessaire afin de distinguer la forme rituelle du culte collectif des ancêtres. L’acte d’unité est nécessaire afin de relier le rite à beaucoup d’autres qui sont des événements isolés. Comme pratique individuelle, le rituel est dédié aux revenants, aux étrangers. Conçu comme une part de l’acte d’unité, le rite n’est pas purement dédié aux revenants mais plutôt aux autres ancêtres, éloignés de leur base sociale. Au sein de la multiplicité de ces actions individuelles, l’association avec l’« étranger » représente malgré tout une forme de pratique familiale (mais exécutée par d’autres), ce qui crée une forme de solidarité au-delà des limites sociales données. Le dernier point renvoie à l’histoire politique de la guerre du Vietnam, en particulier en raison des déplacements massifs de population, morts ou vivants, loin de leur terre ancestrale. L’histoire de ces déplacements est liée aussi à la politique d’après-guerre qui, mobilisant les institutions traditionnelles du culte des ancêtres au bénéfice de la Révolution, a exclu du culte un nombre considérable d’ancêtres familiaux pour des raisons politiques (par exemple, ceux qui ont combattu du côté opposé lors de la Révolution).

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Le culte des esprits vietnamien : une question idéologique La culture vietnamienne contemporaine de la commémoration contribue, à mes yeux, mais d’une façon plus complète, à reprendre l’héritage théorique de la jeune école sociologique française. J’ai souligné, précédemment, la nécessité qu’il y a à considérer les catégories des ancêtres et des esprits ancestraux du point de vue de la progression de l’histoire moderne postérieure à l’époque de Durkheim. La guerre du Vietnam a été à la fois l’un des événements les plus formateurs et une violente manifestation de la guerre froide globale. Dans des lieux où l’on a expérimenté la guerre froide globale du XXe siècle – cette signification contradictoire de la guerre froide qui comprend une guerre civile tumultueuse divisant la communauté d’une façon radicale et violente –, la catégorie des ancêtres n’est plus une unité homogène, au sens où Durkheim l’entendait, mais plutôt une catégorie blessée et brisée. Dans ce contexte historique, les communautés ont lutté contre les contradictions entre les normes morales traditionnelles et la réalité politique moderne (par exemple entre la norme de l’incinération à la maison et la réalité d’une guerre totale mobilisant des masses dans le cas vietnamien). Ils ont été aussi conduits à distinguer sur le plan politique entre la mort naturelle et la mort de masse – celle de la guerre –, et à constituer une généalogie cohérente sur le plan idéologique à partir de l’histoire de la violence généralisée et universelle à travers les frontières idéologiques (je pense par exemple aux difficultés rencontrées par des familles vietnamiennes et les communautés locales au sujet des traces et de la mémoire de ceux qui ont combattu la guerre révolutionnaire). Si la gauche et la droite sont toutes deux constitutives, sur le plan généalogique et historique, du moi social, comment cette identité peut-elle se voir réconciliée avec la citoyenneté dans l’État social, qui a été fondé sur la coupure du lien avec le mauvais côté, selon la façon dont est définie la communauté politique ? Pour répondre à cette question cruciale de l’histoire moderne et du développement social, la mise à jour par Hertz de la dynamique de la hiérarchie morale dans le symbolisme de la mort est très inspirante. Dans l’œuvre de Hertz, la vérité des « véritables esprits » de Durkheim apparaît comme une vérité contestée, inséparable des formes politiques et des orientations idéologiques de celui qui porte la vérité, et

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comme une question idéologique plutôt que comme un aspect de la nature de la société. Le don (d’argent) comme remise en question de l’ordre établi et l’apport de Mauss La manière dont les communautés vietnamiennes d’après-guerre se sont confrontées à la hiérarchie morale de la mort a été dans une large mesure constituée sur la base de la pratique du don. Le don d’argent qu’ils faisaient aux esprits des morts remettait en question l’ordre politique établi de la commémoration et contribuait à offrir des alternatives dans les relations entre les morts et, ici, entre les vivants et les morts. Le don d’argent vietnamien aux morts recoupe la disparité entre moralité et politique du culte des ancêtres. L’héritage théorique de Durkheim jusqu’à Hertz nous aide donc à comprendre le sens de ce don. Le sens du don d’argent vietnamien s’accorde aussi avec la théorie maussienne du don. Non pas au sens étroit du don comme création d’obligations – comme on a souvent compris son travail –, au sens où l’argent donné aux revenants aurait pour but d’obliger les esprits à accorder aux donateurs une compensation sous la forme de chance ou de prospérité. Cette façon de raisonner est fréquente dans le monde de l’ethnographie, mais je ne partage pas cette interprétation mécanique de l’esprit du don (parfois Mauss lui-même tombe dans ce travers de l’interprétation mécanique, par exemple, lorsqu’il parle du hau (de l’esprit) des dons des Maoris) [Mauss, 1990 : 10-13]. La contribution maussienne au legs de Durkheim ne consiste pas seulement à ajouter un système d’échanges à une théorie de la solidarité sociale existante mais, ce qui est plus important encore, à montrer, comme le remarque Douglas, que la théorie du don est une théorie de la solidarité humaine [ibidem]. Dans la vie politique moderne, des formes et des revendications de solidarité coexistent, dans le champ des actions sociales, et il n’y a pas une seule catégorie de « véritables esprits » mais plutôt une multiplicité d’esprits, chacun revendiquant la vérité. Dans le cas discuté ici, c’est dans l’acte de faire un don que nous voyons apparaître un nouvel horizon fait de solidarité, tout comme dans la manière dont les humains luttent pour des revendications conflictuelles au sujet de l’identité des esprits véritables.

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Lorsque Hertz écrit au sujet des esprits dans les rites de mort, ou lorsque Mauss parle de l’esprit du don, ce ne sont pas les mêmes esprits auxquels pensait Durkheim, les véritables esprits de la société. Du point de vue de Hertz, contrairement à Durkheim, les entités spirituelles damnées (c’est-à-dire les esprits qui sont pour Durkheim en marge de la société) sont des esprits pleins de sens, dignes de ce nom. Mauss, de son côté, était moins prêt que Durkheim à considérer les esprits comme existant ici, baignant dans la réalité de la vie sociale, mais plutôt comme un pouvoir et un potentiel encastrés dans les actions et les interactions humaines. Comme le montre Bruno Karsenti, « Alors que l’être humain de Durkheim est double [homo duplex], seulement en relation avec ce qui est situé à l’extérieur et seulement avec ce qui d’une façon secondaire impose son empreinte sur l’individu, l’être humain de Mauss d’un autre côté constitue un objet complètement équipé en lui-même, un de ceux qui se tient seulement par référence à lui-même et à l’unité qui l’incorpore matériellement » [Karsenti, 1998 : 79]. Une théorie pour éclairer la spiritualité de la solidarité humaine Durkheim, Hertz et Mauss s’intéressaient tous trois à la fondation de la société et à la question de savoir comment les esprits doivent prendre part à la mise en place de cette fondation ; ils exploraient déjà les différentes manières par lesquelles les esprits joignent leurs mains à celles des vivants en créant la société. Quoi qu’il en soit, malgré leurs différences, ces fondateurs de la sociologie et de l’anthropologie modernes considéraient tous trois que la vocation de ces disciplines est d’éclairer la spiritualité de la solidarité humaine. C’est dans ce sens que Durkheim considérait les esprits de la société, ce que les gens considéraient naguère comme autorité divine. C’est dans ce sens, je crois, que Hertz portait son attention sur la situation délicate de ces esprits exclus du domaine formel de la solidarité sociale, et dans laquelle Mauss a vu le pouvoir du don, non seulement du point de vue du soutien aux formes sociales existantes, mais aussi dans sa capacité à refaire et à changer l’horizon de la solidarité humaine (et cela est en partie la raison pour laquelle il a refusé d’accepter l’antinomie entre l’argent et le don chez Malinowski). C’est enfin dans ce sens, je

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crois, que nous devons considérer l’interaction vietnamienne rituelle avec les ancêtres et les revenants, au sein de laquelle le respect de la communauté à l’égard des « véritables esprits » coexiste avec un souci pour les esprits exclus de la sphère privilégiée, lequel se traduit par des actes ambidextres de don d’argent. En regardant en arrière, vers la période de formation de l’anthropologie et de la sociologie modernes, à l’aune de ce que les Vietnamiens établissent aujourd’hui sur les ruines de l’histoire moderne, il semble clair que le souci de Hertz concernant le côté sombre de la solidarité sociale, et l’intérêt de Mauss pour les horizons de la solidarité humaine, au-delà du domaine étroit de la solidarité sociale et politique établie, ne sont pas des développements intellectuels purement séparés, divergents par rapport au souci central de Durkheim. Ils contribuent plutôt, ensemble, à défricher les chemins sur lesquels une société avance avec la progression de l’histoire – que Durkheim ne pouvait connaître. (Traduction par Stéphane Bornhausen, révisée par l’auteur.)

Références bibliographiques DURKHEIM E., 1995 [1915], Les formes élémentaires de la vie religieuse, traduit du français par K. E. Fields, New York, The Free Press. HERTZ R., 1973, « La prééminence de la main droite : Une étude du symbolisme religieux », in NEEDHAM R., Right and left : Essays on Dual Symbolic Classification, Chicago, The University of Chicago Press. HUTTON W. et GIDDENS A. (dir.), 2000, Global capitalism, New York, The New Press. KARSENTI B., 1998, « The Maussian Shift : A Second Foundation for Sociology in France ? », in JAMES W. and ALLEN N. J. (dir.), Marcel Mauss : A Centenary Tribute, Oxford, Berghanh. KWON H., 2008, Ghosts of War in Vietnam, Cambridge, The Cambridge University Press. MAUSS M., 1990 [1950], The Gift, traduit du français par W. D. Hallis, Londres, Routledge. PARKIN R., 1994, Introduction à Robert Hertz : Péché et expiation dans les sociétés primitives, traduit et édité par Robert Parkin, Occasional Paper n° 2, Oxford, British Center for Durkheimian Studies.

Adopting an Obligation: Moral reasoning about the duty to provide Bougainvillean children with access to social services in New Ireland1

Karen Sykes

I present here a case study of negotiations over the moral value of obligation, where people justified and challenged the state’s responsibility to provide social services to children in Papua New Guinea (PNG) after a decade of violent political conflict within Bougainville Island. Just as Gluckman [1955] used ethnographic case studies to illuminate how a person’s actions could seem unreasonable in the eyes of state courts but reasonable within the context of their specific situation, I use this case study to show that apparently difficult reasoning about obligations is actually sensible when the PNG state is expected to meet its responsibilities to citizens. In the course of examining the many definitions of moral obligation presented here, I show that the moral imperative that obliges people to think of each other’s wellbeing is widespread, but its nature is not well defined. Eventually, I show a flaw in the assumption that

1. Acknowledgements: I thank members of UCL Social Anthropology Departmental Seminar, the EHESS Seminaire de Anthropologies des Systèmes Mondiaux, and the Max Planck Institute Workshop, “Rethinking Morality” for suggestions on written drafts. As ever, I also thank the people of the villages of the Lelet Plateau with whom I lived, and the students and teachers in New Ireland Secondary Schools for their help. A longer version of this article was published in The Anthropology of Moralities, edited by M. Heintz. Oxford: Berghahn 2009.

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the study of obligations alone can be a universal ground for moral philosophy. Anthropologists must understand the particular terms in which people recognize and meet their obligations if they are to clarify their moral nature. Ethnographic understanding entails describing who is obliged and who obliges others to act in particular ways, in order to embrace most moral quandaries about a person’s many conflicted obligations. In this way, ethnography does more than provide examples of the discharging of dutiful acts for Kantian moral philosophers to consider. It can illuminate some of the limits of such a philosophy. Bernard Williams is a good guide. He argues that Kantians foreshorten their view on moral philosophy by avoiding the historical, psychological, and social factors influencing the identity of the individual who reasons [2003, 174] and that to focus on duty alone is to reduce or limit how humans think and act as moral beings. Gluckman demonstrated the universal presence of the idea of the “reasonable man” in his careful ethnography, and makes a case for its critical importance. He toppled assumptions about the impossibility of self-government in postcolonial nations by insisting that the concept of the “reasonable man” in common law had universal purchase as a principle for understanding what constituted a breach of a duty of care in a given situation. In applying the concept in colonial Africa, he showed that legal reason must be concerned with who are the reasoners, as much as with dispassionate understanding of what is a reasonable way to discharge a duty of care. Following Gluckman, I argue that the moral value of obligation for the “reasonable man” is grounded neither in cultural systems, nor in western rationality. Moral obligation, is not a universal categorical imperative, but is firmly situated in historically informed, detailed ethnographic description that describes how moral obligation as a value informs the social actions of a reasonable individual. By thinking through such a case study, an anthropologist may critique and further illuminate the concept of moral obligation by showing who is obliged to whom, and why knowing that matters. Moral obligation is not a new subject of inquiry in anthropology. My aim here is to show why it matters that people do reason about the nature of obligation. This study of contemporary struggles to determine the boundaries of state and clan duties of care is one instance of that more general theory of obligation which social

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scientists in the early 20th century advocated for the political issues of their own times. Durkheim [1973] and Mauss had argued that obligation, rather than need or utility, should be the value according to which the state delivered social services to its citizenry. [Gane, 1992] They recognized that the impetus to meet moral obligations was embedded in social life, so they considered the value of obligation for social relations with the state in some depth. Durkheim held that the cultivation of a sense of obligation was a cornerstone of modern education, as it was in socialization processes in many other societies. Mauss [1925] aimed to make a general theory of obligation pertinent to France in his day, by comparing specific cases of gift exchange across cultures. These were politically charged positions. Durkheim and Mauss advocated the value of meeting obligations as the very ground for a new republic, and opposed basing the French state’s duty to deliver social services on the concept of human needs and on the more abstract concept of rights, as these were shaped by the utilitarian trends of their day. [Fournier, 2005] They were critical of Leon Bourgeois, the Nobel laureate economist distinguished for his theory of social democracy, for his approach to social services provision because his theory foregrounded selfinterested individual needs. Gane [1992] has argued that Mauss and Durkheim advocated a theory of morality based in obligations that enabled the social democratic policies of the French state at the turn of the century better than did Bourgeois. This is not news to many anthropologists: Mauss argued against the concept of “need” as a social value in his discussion of the state and moral obligation in the last chapter of the The Gift. My aim is very modest. I accept the insight of Mauss’s splendid general comparative theory that people feel obliged to reciprocate out of interest in their common good. [Godelier, 1999] I share Mauss’s critical project by showing that obligation is one possible moral value amongst others including duty, commitment and responsibility. He interrogated the utilitarian motivation underlying the contemporary French state’s work in providing services by elaborating the different cases in which obligation was a moral value. By interrogating a specific case where some Papua New Guineans debate the delivery of social services, I will suggest that Durkheim’s and Mauss’s concept of moral obligation aids anthropological understanding of lived experience in contemporary PNG

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politics, where the negotiation of obligation is as much a feature of villagers’ lives as it is at the centre of state politics. Liberalism today differs insofar as states are charged to show their viability and legitimacy by putting the responsibility to provide social services into the hands private businesses, while international regulatory organizations, such as the International Labour Office, Amnesty International and Transparency International, appeal to the new international social mores to monitor their provision. I will investigate the nature of this moral imperative to meet obligations in concrete detail. Here, the question of “who is obliged” and “who obliges” comes to matter more than Mauss might have thought. The Bougainville Case: From Right to Obligation as a Moral Value This case study from the equatorial Islands Region shows how people kept obligations to provide children access to social services through legal adoption between different provinces, and thereby obliged the state to provide healthcare and education services to its citizens. Some children from Bougainville were surrendered for adoption and legally adopted by a number of New Ireland matrilineal clans in PNG during a political crisis in the late 1990’s. It is not clear at first glance why clans and individuals legally adopt refugee children, while fostering relations would provide them with the same access to services. But I show through that reasonable judgement about social service provision is underpinned by an “obligation” to care for others as a moral value. By exploring how different clans and state agencies in the wider Islands Region legally adopted children in order to rescue them from the conflict and provide them with social services, I show that this legal action is reasonable on the basis of obligation as a moral value, which people also expect of the state. The case shows that New Irelanders consciously decided to meet the obligation to provide access to education and health services for Bougainvillean children; and in doing so, they precipitated discussions of the obligations of the state. First, the Islands Region authorized direct action for children’s access to state services as a form of protest, then as a way to secure peace, and finally with the aim of establishing rights of citizens in the long-term process of

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social reconstruction. [UNDP 1998; Polomka, 1990] The customary adoption process in PNG, working with national laws, was predisposed to take in the changes to the delivery of education and health services precipitated by the Bougainville crisis. New Irelanders’ efforts to re-establish social services for Bougainvilleans at the grass roots willed that the State fulfil its obligations. However, unlike the abstractions of a legal approach to the rights and duties of care, moral reasoning about the nature of such obligations had a very social and human face. New Irelanders did not petition the State to confer abstract rights on the children. But by insisting on obligation as a moral value they willed that the state should turn a bad situation into a good one. For this, they already had the attention of the world. Access to social services had emerged as a central concern of the Bougainville crisis when the island was blockaded by the PNG government, and international attention was directed to the management of the crisis. [Filer, 1990] International delegations inquired into the claims that Bougainvilleans suffered abuses of civil rights by being denied access to health care and education and asked for the re-instatement of these between 1994 and 1995. In the process of accomplishing peaceful social order, the government aimed to prove its legitimacy by keeping its duty to provide health and education to all citizens, yet it faltered. So citizens from elsewhere in the New Guinea Island’s region took control. The case echoes current concerns with children’s vulnerability in the face of the restructuring of global capital that entail changing social needs for children of transnational communities. [Appadurai, 1996; Comaroff and Comaroff, 1999; Ong, 1997] The United Nations Convention on the Rights of the Child (UNCRC) had already asked governments and non-government organizations to demonstrate protection of children’s human rights. Ethnographers have asked if this is a matter of a universal humanitarian principle. [Sargent and ScheperHughes, 1996] Or should UNCRC result in better international law? [Stephens, 1995] New Irelanders and Bougainvilleans were concerned with state obligations, rather than with statements about children’s rights or with international recognition of human rights. Yet, despite their concern for just resolution to the crisis, they also turned the terms of the debate towards a different kind of question, namely, how to live a good life.

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Bougainvillean clans chose to use innovative PNG adoption laws, which allowed another clan within PNG to adopt children as part of a wider understanding of obligation to care for other’s children. In postcolonial PNG, legal adoption is new, insofar as the legal paperwork for such arrangements was not a part of village life until the 1990’s, some twenty years after the possibility existed in the nation’s constitution. Notably, Lulukai says that PNG law must also address the transformation of kinship values as part of adoption processes, if it is to aspire to be fair minded in the work of jurisprudence. [Jessup and Lulukai, 1997] In the case of legal agreements between New Ireland clans and Bougainvillean clan, legal adoption does not negate the claims of natal clans, but affirms a complex web of connections across the provinces that obligate all three clans involved in the act: the birth clan, the adoptive mother’s clan, and the adoptive father’s clan. With the help of Bougainvillean lawyers, clans in Bougainville arranged to send their children out of the province for adoption. They found homes with men and women from the Islands Region who had come to restore social services to Bougainville. Bougainvilleans reasoned that the children would have access to health care, which they would not have in the event of illness in their home province. In cases I have studied from New Ireland, a man footed the legal bill as an adoptive father. His financial support makes the Bougainvillean child a member of his New Ireland wife’s matrilineal clan (rather than a child of a nuclear family). New Irelanders and North Solomons people recognized formal adoption was an opportunity to use the law to open pathways of kinship in claiming rights as citizens in relation to the State, the clan, and their children. At the same time, by using legal adoption PNG Islanders protected children’s well-being, not through establishing children’s rights as an abstract concept, but by linking each party in mutual obligation with the State and requiring the respective clans to protect the child’s well-being. Lawyers’ many reports to me on the adoption process confirmed that the courts normally approved the adoption of Bougainvillean children by New Irelanders because they were surrendered by caring clans, who could not provide health and education because the PNG state had prevented them from doing so during and after the embargo. Further, courts recorded the Bougainville clans’ surrender to the New Ireland adoptive clans, and thereby established the wherea-

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bouts of the children and their social identity in New Ireland so that they would never lose their Bougainvillean identity. Legal decisions of this kind were possible because in the New Guinea Islands’ Region clanship and citizenship are not conceptualized by people at the grass roots as oppositional forms of society with conflicting rights, but as complementary and related forms of social life. [Sykes, 2001; Clark, 1997; Foster, 2002; cf. Lipset, 1989] Clanship, with its associated notions of moral obligation and responsibility, is articulated though idioms of nurturance and mutuality transcending generations and is also a key modality through which citizenship is accessed. This was particularly the case in the context of trans-provincial adoption whereby those Bougainvillean parents excluded from full participation in statedefined citizenship used the institution of clanship to access what they saw as their children’s rights to an education as citizens of the PNG State. In New Ireland, especially where moieties structured daily interactions, fathers met their obligations across clans. The adoptive clan exercised their moral and legal authority over children, and adopted children became the responsibility, not only of their adoptive parents but of their adoptive clan. This case presents a chance to examine how changing family and kin relationships make citizens who fulfil their obligations to kin as part of a critically engaged citizenship. It might appear that citizens, clansmen, parents and children had embraced the Kantian imperative to become dispassionate about their family ties so as to act dutifully in the interest of caring for others. But people also held obligation to be a moral value in a complex social life where other ways of moral reasoning exist. Duty was open to negotiation because these were obligations that individual men chose to take on in order to become fathers. I will now describe negotiation in the peace process of divergent obligations to nurture young citizens, and to restore social services as examples where taking on an obligation was a way for an individual character to express virtue. Adopting an Obligation as a Moral Value in the Bougainvillean Peace Some notes on adoption in the region may clarify why such moral actions were possible. Adoption was a commonplace cus-

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tomary practice in New Ireland and contemporary legal adoption entrenched the customary practices that, according the residents’ earliest memories, had always been a three-party affair in New Ireland. Old and new forms of adoption included the matrilineal clans of both the adoptive father and mother and that of the adopted child. In peaceful times, people also use fosterage for the process of transferring responsibilities for children between adults, as when a child might choose to live with a mother’s sister or a father’s brother, just because the child and adult liked each other. The reasons for adoption are several. Most adoptions are made because children desire to be recognized as a child of a clan, rather than as a cousin, niece or nephew. At other times it is done to nurture the membership of a dwindling clan or to mark peace between clans after periods of violent conflict. Child-rearing so often includes care for the children in permanent adoption and long-term fostering that it usual to care for children born to other clans. Parents aim to expose children to the many clans who participate in that person’s social life, and socialization entails teaching them to recognize different kin by knitting them into everyday transactions where they encounter the obligations of social life. At the very least, a child learns to address his different kin by names that acknowledge his connection to them—as his father’s or mother’s clansmen, or even his mother’s father’s clansmen. Adoption in the Islands Region re-orders these relatives so that the names are re-identified and adopted children will remember the alternative kin terms they might use to address the same people. Bougainvillean children quickly became clan relatives with New Irelanders because the latter normally integrated newcomers immediately into the clan system, making them kin. They were addressed as relatives in order to make them such because “that is the way to make social relations work.” As Larson who cares for a Bougainvillean child in his home said, “He is my child. He calls me father, and I call him child. I clothe and feed him, and pay for his education.” Significantly Larson’s speech did not use analogies for his relationship to the child. He did not say that he treated him “as if” he were his own child because, as far as Larson and the boy are concerned, he became his father, claiming the responsibility to act as one. Fatherly actions should express care

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and nurture (especially when addressing the child as a person of a different clan.) Larson assured me that his wife and her clan’s concern for the Bougainvillean children matched his own affection and care for his child. Larson’s wife’s matrilineage adopted the child as one of its own members, seeking to formalize what was already a social fact via State law. As matrilineages absorbed individual Bougainvillean children into themselves, New Ireland men became active fathers to the adoptive children’s entire matrilineage, simply by showing their care for the children. The father’s care created the agency of the child’s matrilineal clan, rather than that of the individual child. This is true of normal child rearing, as well as in these exceptional circumstances. Fathers make the capacity of his children’s clan to be a social agent in contemporary matters. Melanesians claimed that the man aims to make the clan as a whole effective, not only the child. The gift made to the child’s clan had to be acknowledged by the clan, but only at the time of the man’s death. Then, the child’s clan would enhance the man’s renown at his funeral feast and enable him to find prestige, fame, and more important, respect. Ironically, in the funeral feast the man’s individual agency finds public expression entirely through the largess of the clan of his children. By endowing the clan with collective agency, a father wins back his own agency. His children’s clan will proclaim his prestige after his death. In an exceptional time of crisis, a New Ireland man, Loren married to a Bougainvillean woman, Ellen, undertook to protect and enable the best interests of his wife’s Bougainvillean matrilineal clan, opening the door for himself to gain future recognition from the Bougainvilleans. Loren and Ellen kept contact with Ellen’s clansmen in Bougainville and chose to care for two of her junior clansmen. In this case, there was no need for adoption when the children already belong to her clan. By ensuring that the Bougainvillean youths reached adulthood, the New Ireland couple believed they enabled the best interests of the wife’s clan and of Bougainvilleans more generally. In addition to this considerable accomplishment, Loren enabled the social agency of the children’s matrilineal clan, and he provided reason for them to reflect later on his own role in fostering their agency. Other villagers acknowledged that his actions might contribute to his future prestige and honour

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at his funeral, as the father of a distant Bougainvillean clan and a virtuous and generous man of New Ireland. Some New Ireland fathers and matrilineal clans nurtured Bougainvillean children in readiness for them “to make a new Bougainville.” Their vision for a future Bougainville was sometimes expressed in accounts of the past. At times New Irelanders spoke of an early history of trade and migration throughout the region and said that they had the same “grandfathers” as the Bougainvilleans. A few insisted that the newly independent State, as well as the colonial State, acted to undermine and restrict historic ties between New Ireland and Bougainville clans. Other’s argued that whatever their past or present problems, interprovincial adoption of children made Bougainvilleans kin, with whom they would build a new country. Other New Ireland villagers had more the more modest aim to recruit members to matrilineal clans in their province. They adopted Bougainvilleans into the obligations of kinship and the work of customary life, as well as into State-sponsored education and health care services. The New Ireland adoptive fathers took responsibility for accessing education and health services on behalf of Bougainvillean children by legally adopting them, and thereby recruited the children as new members into the wife’s matrilineal clan. Typically, men’s prestige and honour grows with his contributions to the matrilineal clan of his wife, and conversely he is shamed for failing to do so. Men’s contribution to the clan, especially to the rearing of children of the matrilineal clan is often referred to as “paternal nurture” by ethnographers because it enables the children’s and wife’s matrilineal clan, who reciprocate out of a sense of obligation to the father and his clan. [Clay, 1986, 1977; Wagner, 1986] As such, it seemed fitting that a New Ireland man recruited Bougainvillean children and cared for them as members of his wife’s clan. He won respect far and wide because the Bougainvillean child could call him father. New Irelanders said that by meeting the obligation to care for Bougainvillean children, they would enable the flourishing of their mutual interests with the Bougainvilleans in generating each other’s well-being. They would build up each other’s good character and prestige. The sense in which this is true is deeply rooted in regional history. The fullest expression of individual prestige was complexly expressed in the activities undertaken by the child to his adoptive

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matrilineal clan in the major rituals celebrated at the time of death. For example, as an adult grieving his dead father, the child would honour his obligations to the man who had adopted and cared for him by hosting a funeral and celebrating “the name” of his deceased father, who had enabled the prosperity of an entire matrilineal clan and the well-being of citizens in an entire region. The clansmen of the grown-up children would then carry gifts, prepare a dance presentation, or present a funeral sculpture to honour their deceased “father”. The funeral honours the man who cared for them. This is an act of reciprocity insofar as the hosts enhance the prestige of their dead father and add to his renown throughout the region. This honour is given in return for what Foster [1995: 14] described as the father’s work in creating the social agency of his wife and children’s matrilineal clan. Seen as reproductive acts, a father’s many actions and gifts may nurture the agency of an entire clan. Later, that clan, acting in concert, honours him at the time of his funeral. In this case Bougainvillean clans would flourish under the care of New Ireland fathers, affirming the good character of the man who had cared for them. New Irelanders nurtured Bougainvillean children as future citizens when they “legalized” adoptions, and thereby personally enabled the education of individual children. In doing so, children and parents could call on relatives, invoking specific clan names and personal identities. Across the region Bougainvilleans, New Irelanders, and their lawyers creatively used relationships between fathers, matrilineal clans and the government, to mitigate the harsh limits placed on daily life by the crisis and to stimulate the peace process. In the midst of this intense activity, New Ireland fathers assessed the national government’s ability to keep up with them. Could government provide social services equal to the amount of practical work that they had given to the government, the school and the health centres? Since independence in 1975, parents have measured the government’s credibility in terms of its record of shouldering the burden of providing social services. [Sykes, 2001] At meetings of the village, where adults consulted together weekly about the implementation of new policies for the community, senior men and women openly argued that a lawful democratic government must provide for modern citizens; who, in turn, retained their duty to care for children.

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Obligation as a Moral Value Mauss made clear that people created moral order by clarifying a shared concept of peace, harmony and well-being in meeting obligations. [Mauss 1931] He added that the concept of harmonious social life, the social good, could be taught to the younger generation by discussion and negotiation, not simply by inculcation. In this case, Bougainvilleans and New Irelanders focused on the value of obligation in determining who should provide care to children, as exemplified by the father’s nurturing care and gifts to his child. With their direct actions in providing Bougainvillean children with social services, where the state had failed, New Guinea Islanders reminded politicians, mining company officials and civil servants that government should keep its obligations to citizens. The Bougainvilleans’ concern that the state should keep it obligations to citizens, including to the future generation of Papua New Guineans, spread to New Ireland through their adoption of Bougainvillean children. New Irelanders learned that good government must have a human face. The State cannot meet its obligations to citizens through established government offices, institutions and civil servantsalone. Criticism of men and women’s failure to meet obligations does not expose corruption so much as humiliate some politicians as bad fathers or failed big men. [Clark, 1997] Public disapproval does not show a breech of trust in government, as some have argued. [Foster, 2002, Giddens, 1991] Rather, condemnations provoke people to aspire to good government, by asking New Irelanders who fill bureaucratic and political offices to meet their obligations to other Papua New Guineans with a human and personal face. In this case, New Irelanders and Bougainvilleans made claims on the government. Can the PNG government legitimate its existence by act as a nurturing father, by providing basic social services and by enabling citizens to keep their obligations to their relatives, friends and, as here, the next generation? I have shown that in general these New Guinea Islanders acted as they believed they should towards Bougainvillean children, with the aim of bringing into being a new kind of political relationship to the State. They appear at first to be primarily enacting a shared moral philosophy that Kant would recognize as being concerned with the imperative to honour obligations. However, Papua New

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Guineans were concerned about one significant feature of their actions that Kant did not identify. They “adopted an obligation”, and by choosing this path they showed that they had moral courage and good character. This makes a profound difference to our understating of what obligation is. When a New Ireland man adopted the obligation as his own, he executed his duty towards the child as a matter of his personal identity, not in the manner of a father towards a child. When a man adopts a parental obligation, he is the father. Hence, in order to understand the social actions of others as a practical expression of their moral philosophy, we must also know who is obliged, who obliges, and who adopts the obligation. When the New Ireland fathers adopted the Bougainvillean children, they showed that they had chosen the obligation to care for them. This was also a way of showing that they were men of good character, who were concerned with how to live good lives. If later they were open to criticism or if their motives were suspected to be self-interested, they could recount the event of the adoption, as proof of their choice to become fathers simply out of compassion for the child’s plight. This is even more apparent when the decisions of fathers are viewed in the light of the triad of perspectives on the situation. A New Ireland father adopts a child and thereby shoulders the State’s obligation to care for its citizens along with his clan-based obligation to care for his own. In overseeing the legal adoption processes, the State clarifies within the law those services that it offers to children of clans. It stands in relation to the child as a partner to the father’s nurturing role for his wife’s matrilineal clan. Moreover, by making adoption a legal fact, the government becomes the provider of social services in the lives of Papua New Guineans. They also provide the means of access to a modern lifestyle in the contemporary world. These are not academic concerns of agency and identity; this is how men establish their prestige and the state wins its legitimacy. If children grow up to become adults who are free to meet their obligations as kin, as friends and as citizens, then the State and New Ireland fathers will have met theirs. Adopting an obligation underlines that it matters who meets moral obligations because it is in meeting them that people establish their own identity and renown as moral beings.

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The True Gift: Thoughts on L’Année sociologique Edition of 1923-4

Jane I. Guyer

Introduction

The Essay on the Gift does not lend itself readily to classification as a particular form of theoretical argument. Although parsimonious, it does not have the logical spareness and internal consistency of Marx’s theory of the commodity. Although setting up a universally applicable concept, it does not craft a Weberianstyle ideal type. Although intimating the power of amplification, it does not suggest an “elementary form.” It escapes such theoretical fixity largely because it never moves definitively to a level beyond ethnographic description and the lived life. The Gift is “total” in the sense of assembling a multiplicity of evocations and powers, differently configured, bounded and realized in different contexts over time and space. Their relationship to each other is one of substantial overlap; as Mauss writes in another context “it is part of an ensemble of observations taken from all sorts of … systems.” [Mauss, 1997: 31] Qualities that remain awkwardly unassimilable to one or other modular version of The Gift then seem to become a challenge to it. Most notably, as represented in Schrift’s [1997] collection, these are: the source of the originary gift, in a complex otherwise held together by “obligation;” and its generative capa-

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city with respect to a wider culture of “civility.” Derrida [1997] has addressed the implied impossibility of the first; Mary Douglas [1990: IV] has found Mauss’s argument for the second “very weak.” The text is permissively untidy in another sense as well. It allows different emphases in the interpretations of “total.” From Mauss’s inclusive definition at the beginning of the Essay, one can stress the in-depth sense, where all orders intersect, as distinct from the lateral sense of a bounded system of circulation as was picked up by Lévi-Strauss and the social anthropological tradition. Much of the debate about the Essay struggles with prioritizing one facet over another, for general application. Here I take a first step beyond these bounding exercises, not in order to resolve them, in philosophical style, but to suggest that, by embracing ethnography and poetic evocation, some of the puzzles become at least intelligible. In one sense, it means treating the Essay on the Gift as itself a kind of assemblage, reflecting both the author’s varied inspirations and sources and also any gift’s amenability to temporary definition by actors and analysts alike as a unit of action and depiction, The Gift exists in a matrix of thought, experience, aspiration and intervention that may lie at the edges of any general model. My paper explores this matrix. I look closely at the qualities of thought and expression in the whole 1,000 page edition of L’Année sociologique 1923-4 in which the Essay appears as the central—in a sense liminal—phase of a three act play, a three movement symphony, a rite of passage. Preceded by a memorial to all those members of the group who had died since the last edition in 1912, and followed by an extensive set of book reviews, the Essay and Mauss’s own contributions to the other parts make up about half of the total pages. Since this one key edition of what Mauss [1998: 33] himself considered his single largest œuvre, namely L’Année sociologique itself, also contains his most widely known essay, it deserves attention in its totality. I then follow Mauss’s own method of pursuing evocations by perceiving in that edition, taken as a whole, a resonance with the Jewish funerary ritual known in English as “the true gift,” chesed shel emet in Hebrew, referring to the care of the body between death and burial, in preparation to be “bound in the bond of life” (from the final funerary prayer el maleh rahamim). [see Lamm 1969] In many biblical contexts, chesed is rendered in English as “kindness.” It is glossed in Hebrew com-

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mentary as a gesture of generosity that implicates life itself. So, in this second move outwards into the matrix of the Essay, I examine the concept of chesed, as one quality at the edge of the obligations to give, receive and repay of The Gift itself. There is another move that would also merit wider attention: the original confrontation of the agonistic form of The Gift. For this we might bring the Essay together with Simmel’s also-famous essays on The Stranger and Exchange, as Beidelman [1989] has done with respect to the risk, pathos and emergent ranking of the Ancient Greek agonistic gift, and Graeber [2001] has also done in distinguishing the Maori and Kwakiutl gift dynamics from each other. To do so, however, would go further than a single paper; kindness simply comes to my mind in the present context, and seems a neglected connective bridge at the borders and thresholds of The Gift. Both moves that I make here have the advantage of being classic enough to submit otherwise-poetic connections to the rigors of subsequent scholarly scrutiny. The first re-contextualization— of The Essay into the edition of the journal—is so literal as to be uncontestable as a strategy of study. The second is less objectively valid. It was after placing the three sections back together that I sensed the resonances with chesed shel emet. I introduce these resonances not to argue for a direct derivation of Mauss’s methods from religious or cultural sources; that would be presumptuous, since Mauss offers no such line of argument. But it is not an implausible inference. According to Pickering’s [1998] review of Mauss’s “Jewish background,” as the grandson of a rabbi and the son of an observant mother, he was educated in Hebrew language and Talmud, studied Biblical Hebrew as a scholar of religion, and circulated with colleagues more erudite in Judaism than himself. Pickering indicates “Mauss’s openness towards his roots, which is undeniable” [1998: 57] and—more to my point here—his frequent participation in “religious feasts and … holidays.” [1998: 46] It is hardly possible, even though not directly provable one way or the other, that by his age at this time—over fifty—he would be unfamiliar with Jewish funerary practice. By Mauss’s own arguments, the embodied aesthetics of ritual practice have enduring power. So bringing into play one highly developed practice which might have been relevant to his thinking, may help to illuminate more general issues about the effacements

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inevitably produced by analytical definition. The effacement here concerns life itself. Its loss from view in the analytics of The Gift may account for those key mysteries that logically precede and result from The Gift in its obligatory form: the originary gift and the generative power of repetition. The “reciprocity” of social anthropology can legitimately be isolated analytically, especially where a transactional type has been rendered formulaic by the people themselves. However, something further may be needed to mediate the gaps and dangers in life and the illogicalities in analytical argument. I start with a short observation on the Essay itself. The second section, in two parts, addresses the rest of the volume. The third explores the concept of chesed.

Part 1: The Essay on The Gift

Mauss is explicit that his essay concentrates attention on The Gift in the history of contract, as the practice through which giving, receiving and repaying were rendered obligatory. He concentrates, within “tout un énorme ensemble de faits,” on one trait that is “profond mais isolé:” “le fait que le présent reçu est obligatoirement rendu.” In archaic societies, without other enforcement, it is these same transactions that make large-scale relationships binding over time. Hence the prominence of the agonistic gift of the North West Coast, as an intense exemplar of the peace in rivalrous exchange. Ethnography serves a heuristic purpose as well as providing the basic instances of The Gift. To remain faithful to empirical accounts avoids the tautology of imputing “origins” from “une logique soidisant nécessaire” [AS: 93]1, which Mauss always identifies as a great failing of current thought. It is in the empirical world that one must find origins, bases, inspirations, causes: in this case, of obligation in transactions. Having started with the power exerted by the hau, the spirit of the gift, he returns finally to l’ensemble, “the mutual respect and reciprocal generosity that education can 1. I go back and forth from direct quotations in French and my own translations into English. Finding that the Cunnison and Halls translations of The Essay on the Gift diverge has been disconcerting, so wherever I am not confident of “le mot juste” I stick with the French original.

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impart.” [Halls trans: 81] There is no reason from the text why hau would not also be implicated in, and result in, other transactions and conditions where forces pass from one person, object, place to another, as Graeber [2001] argues. The isolation and equation of contract with dyadic obligation does not, therefore, exclude the possible equation of that same force, or spirit of obligation, with other broader domains of social life. In Mauss’s account, the broader allusions remain within view in the “énorme ensemble de faits”, even when they are not “isolated” for the analytical purpose on the table.

Part 2: The 1923-4 issue of L’Année Sociologique

In Memoriam: The unpublished works of Durkheim and his collaborators Mauss opens the edition with a memorial to the twelve members of L’Année Sociologique group who had died since 1912. Durkheim died of illness in 1917; five were killed in the Great War, and one died later of his injuries; one died in fieldwork “for science;” three died “at work.” Perhaps strangely, his initial list fails to mention his nephew André Durkheim, who died of war injuries in a field hospital in Serbia in 1915. The chronology of the deaths, treated one by one, ends with André, lifted out of this “objective” order of loss, by exception, as a loss “doublement sentie, paternellement et intellectuellement.” He suggests that it was one of the causes of Durkheim’s own death two years later. The recitation of their lives is oriented powerfully, not to what they had already done but above all to what they had intended to do, had the promise to do. Mauss describes lives interrupted by death, and it falls to him to make sure that at the very least, of each oeuvre, “qu’on sache qu’elle existe.” [AS: 19] Every entry is about what they would have done, had they lived. Durkheim left many unpublished notes and manuscripts; Beuchat was working on Eskimo life and language;2 David “allait faire (des découvertes) dans cette 2. It is Beuchat’s notes that Mauss redacts in their famous Seasonal Life of the Eskimo. Beuchat died of “hunger and cold,” “for science” in the Arctic in 1914.

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voie” (on classical Greek concepts); Bianconi “voulut faire …” much in the domain of education; Hertz left, in good order, all the documents for a volume on Sin and Expiation; Reynier had started working on “the erotics of Hindu asceticism;” Gelly was preparing documents on Greek, Celtic and Anglo-Saxon literary and religious aesthetics; and so on. Even for the shortest entries, the emphasis is on what they were taken from, as if in mid-thought. In its final paragraphs, Mauss imagines a future in which their works had continued: “Would this not have been a magnificent flowering … that would have made of our little group one of the phalanxes of savants les plus honorables?” Honor enters here, prefiguring the honor, memory and worth in the archaic gift exchanges of the Essay. Now it is a case of honoring the memory of “our dead” (nos morts). They can still offer support (appui) to us, the living, because their authority “enhances our own.” [AS: 8] On our side, we will publish their work, try not to let standards decline, then “Let us work for a few more years. Let us try to do something that honors their memory. Maybe the sap will return. Another seed will fall and germinate.” It is difficult not to quote the entire last paragraph, so movingly written is it. I excerpt simply to highlight the sense of life continuing with them, in some way. “It is in continuing communion with them … in being nourished like them with the hope that man is perfectible through it (our science); it is in these sentiments that we share beyond death, that we all take up strongly, with heart, the task that we have never abandoned.” [AS: 29] In one way, this is classic eulogy: a celebration of each life and its interaction with others. In another, it is a projection of what was once a possibility held in common and worked at together, and that should remain a possibility. Turning the page to the Essay on The Gift, it is as if directly and immediately picking up that task: using all the historical, linguistic and ethnographic knowledge that this group would have mobilized. Mauss announces his intention to “plunge the reader into the immediate atmosphere of ideas and facts in which our exposition will unfold” (Walls trans.) by quoting directly several stanzas of the Scandinavian Edda. These are followed by “On voit le sujet:” “The subject is clear” (Walls trans). We are back at work, picking up the empirical sources and the conversations about them where they were left, seemingly exemplifying the sap rising and life returning of the previous page.

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Perhaps gift exchange would be one place to start on such a task. After the catastrophic tragedy of The Great War, “civility” and a larger affect of generosity might be hard to imagine. After all, Mauss still writes, five years after the Armistice, “we should weep but only in secret for these friendships and these inspirations that we miss.” The Essay, in this context, becomes a means of re-engaging scholarship, on an empirical footing, using the sources collected by fallen colleagues, with the vast moral task of rebuilding not only intellectual life, but social life at large. The Analyses (Reviews) Turning the page from the Essay to the reviews, we plunge straight into a magnum opus of reading and critique, divided into numerous sections and sub-sections, from page 187 to 977, and covering every aspect of the study of social and cultural life. Mauss wrote many of them himself, especially those on books written in German and English, amounting to about one third of the entire review section, under several different headings. The largest group is Religious Sociology; next is Civilization; and then many others: Psychology and Sociology, Social Philosophy, Political Organization, Domestic Organization, Questions of Methodology, Race and Society. His arguments group neatly into four themes: a) an appreciation of the author, often generous (“excellente” etc.); b) regrets that authors had not adequately considered the work of the French School, which they would doubtless have found instructive; c) recurrent rejection of the “hypothetical;” and d) consistent admiration for the empirical. There is also a characteristic style, across all the different reviews: appreciative, with even damning criticism delivered deftly and politely, with mild sarcasm conveyed in turns of phrase. Consider his two-sentence review of a long article on the Israelites and the Palestinians, of which the second and final sentence reads: “the problem is doubtless deeper than (the author) appreciates.” Or the review of a German collection on religious philosophy which, after defining the book as an “excellent textbook” in the first sentence, he proceeds to question on the grounds that it leaves out French, American and all Protestant thinkers, and which he summarizes finally as “a remarkable choice of the best pages

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written by German thinkers on a subject which remains obscure and still poorly defined.” [AS: 381] In many ways it is the “throwaway” lines that are most revealing of “the spirit of the reviews:” for example, “the second volume is more nourished by the facts.” [AS: 292] Always he returns to “the facts.” Amongst the theorists whose work Mauss reviews are the famous founders of other schools: Boas, Kroeber, Malinowski, RadcliffeBrown, Elliot-Smith, Graebner and doubtless other German thinkers I would recognize if I knew the German theoretical tradition. He directed his sharpest skepticism—expressed, like agonism, in decorous stages of increasingly direct rivalry—at grand theories. For example, he starts his review of three Egyptian diffusionists mildly sarcastically: “We are already calling these works the School of M. Elliot Smith.” [AS: 330] He engages one of their wilder claims thus: “Meanwhile, I see no reason to deny that Chinese, Indochinese and Javanese sculptors could have, together or separately, between the 2nd century before our era and the 6th century after it, landed somewhere on the American coast.” [AS: 333] The reader is still smiling over the image implied by the single word “together,” of a flotilla of multicultural and multi-skilled artists somehow meeting in the South China Sea, bound on a trans-oceanic voyage to an unknown place (with their tools of trade? … the mind boggles), when Mauss switches gears and moves us to the next level. While endorsing the general plausibility of such vast exchanges between societies and cultures (probably separately?), he rises to a general call for less “soi-disant histoire sociologique” (speculative history, as the British called it) and more real history, more attention to each phenomenon in itself. Wit, lightness of touch, ironic allusion and then sudden rapier thrusts succeed each other in almost every review. Brevity is often the source of Mauss’s wit and his critique. The gauntlet is sparingly thrown onto the polemical battlefield, and is all the more effective when he does work up to it. His review of Frobenius starts “M. Frobenius, almost fifteen years ago, discovered African Humanity. It is to him that ‘Africa speaks.’ [AS: 441] (Africa Speaks is the title of Frobenius’s book). Eventually he goes on to muse: “These volumes are bizarrely titled and divided up and even more bizarrely promoted (vantés).” [AS: 442] But then he finally winds up to a major onslaught “We know nothing more dangerous … than

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this kind of vast, furious and superficial curiosity, dominated by a spirit of systematization … we need to prefer honest, simple, philological documents of in-depth ethnography.” [AS: 446] Kroeber gets a toned down version of the same treatment, for his book Anthropology: “There we start navigating in the realm of hypothesis,” [AS: 327] which is always a negative judgment for Mauss. On religion he can be devastatingly exact in his choice of words. A book entitled The Birth and Growth of Religion is “an honorable presentation of what a philosopher and a historian, preoccupied with liberal theology and psychology, can think … without mixing with anyone else.” [AS: 383] That “without … anyone” delivers a polemic message about hubris and myopia that requires no further firepower to deliver. As for ethnographers, even when he finds fault with their interpretations, Mauss always has time to really study and appreciate their work. He considers Paul Radin to be “one of the best ethnographers of his generation and his (560-page) Autobiography of a Winnebago is, in our estimation, one of the best documents, acquired with one of the newest methods, of any published during the ten years when L’Année Sociologique was interrupted.” [AS: 412] He read in minute detail, and compared ethnographic works to each other across a vast range of world societies. This is the counterpoint to grand theory, the basis from which a science can be built up, through—as he writes of L’Année Sociologique in the Memorial—a “véritable répartition de travail.” [AS: 8] He may even have read and really studied the 1482-page Volume I of Boas’s Ethnology of the Kwakiutl, [AS: 417] which he calls “a considerable work,” [AS: 418] because he suggests that it leaves some lacunae, such as an insufficient addendum on shamanism. [AS: 419] He also recognizes really astute and expert work, even by fairly junior scholars. Of Sapir’s paper on Nootka, he writes that it is “one of the best expositions that we know of, of the role played by the potlatch and its hierarchy.” [AS: 411] The potlatch, of course, was Boas’s home territory. Mauss’s testiest arguments do what we could term in English “scrapping” or “facing out:” confronting all the diminutions, distortions, denigrations and sheer neglect of Durkheim and L’Année Sociologique. He lets nothing pass. In an argument linking origin and evolution, “This ‘thus’ is certainly going too far … ” [AS: 387]

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“no French sociologist ever pretended to reach the pre-religious origins of humanity.” [AS: 386] And “a false route (is taken) when he (an author) attributes to sociologists and to Durkehim ideas that they never held.” [AS: 288] He reminds an author that he himself (Mauss) had put forward the same interpretation of Deuteronomy in AS:, twice. [AS: 390] The unempirical American protestant individualist distinction between mysticism and institutional religion is taken up at every relevant juncture: “not only the individual but his/her social milieu are a source of mysticism.” [AS: 394] Antiutilitarianism informs many of his arguments with Anglophone scholarship. While relentlessly beating back the dangers of pompous and misleading compilations and interpretations, Mauss makes space for attention to life as lived, and especially to L’Année Sociologique’s style of commitment to the empirical. To do justice to that world, however, a vast variety of work needs to be done, read, sifted, examined and compiled into arguments. Mauss’s efforts eventually failed to overcome the magnitude of the losses listed out in the Memorial. But his efforts at cultivating the garden back into full flowering, hacking away at the weeds, exemplify the spirit he describes there, including in so many ways, both empirical and theoretical, continuing appui (support) from the dead. In what sense can this be reduced to “solidarity,” a collective spirit, or anything quite so neat? Rather the range of Mauss’s concerns spills over all received categories, like the mysticism that he insists comes from one’s milieu rather than from individual temperament. One is reminded again of Simmel’s essay on exchange, and the exception he makes for exchanges of the intellect and the heart from the generality of risk and sacrifice. The following thoughts move into the poetic register on this point.

Part. 3. The Reach of Chesed

In AS: 1923-4, the memorial is followed by the Essay, moving from spirit to civility, and from there into intellectual engagements mediating the living and the dead. These came together in my mind with the concept of “the true gift” as chesed shel emet: the preparation of a body for burial. All the Jewish sources on chesed that

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I consulted mention this specific use of the term, chesed, although it has a much wider reference. Chesed shel emet is “the true gift” because the immediate beneficiaries—the dead—assume a form of life (“the bonds of life”) from which they cannot repay directly. Any repayment is entirely indirect by virtue of each act being centered precisely on someone whose direct participation expires so whose tasks are picked up by others. Chesed may be originary in each instance, but it also belongs in a complex indirect accrual and interconnection of commitments to repayment, across generations. So what does chesed mean, more generally: within and also beyond funerary practice? It appears many times in the Bible, particularly in the Psalms, but it has never been simple either to explain or to translate into other languages. As a start on the English: the sixteenth century Christian biblical translator Miles Coverdale invented a new concept for chesed: “lovingkindness” (all one word, or hyphenated). The King James translators did not, however, maintain consistency. The chesed of the Psalms is consistently translated as “mercy:” a concept that is usually understood to correspond to the Hebrew rachamim. In a key passage in Genesis another close cognate also appears: chen. According to one summary of word usage in the King James Version, chen is translated as “favor” twenty-six times in the whole Old Testament, as compared with its reference as “grace” thirtyeight times.3 Fortunately for amateur biblical philologists, chen and chesed appear in one place in the Bible in the same verse, where chesed is combined with emet, as chesed v’emet: kindness and truth. Indeed, one commentator [Hertz 1960] sees this verse as the origin of the concept of chesed shel emet itself. It expresses Jacob’s dying wish expressed to his son Joseph, that his body be buried not in Egypt but in the land of his fathers. In the King James Version it reads: “If now I have found grace (chen) in thy sight … deal kindly (chesed) and truly (emet) with me; bury me not, I pray thee, in Egypt … ” (Genesis 47: 29) The ancient Rabbis’ comment on his request poses the question: “which is the highest form of loving-kindness?” Answer: “The kindness shown to one who is dead, chesed shel emet.” [Hertz, 1960] Looking at translations of 3. http://www.searchgodsword.org/lex/heb/view.cgi?number=2580 April 6, 2009.

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this one verse provides a landmark in the shifting sands of Biblical translation and hermeneutics. Robert Alter [2004] is considered the most accurate and poetic of modern Jewish translators of the Hebrew Bible into English. He uses “kindness” consistently for chesed in his translation of the Psalms and this passage of Genesis, but with a slight nuance over the Christian version. He employs “steadfast” for emet, which is not dissimilar to the new Jewish-French translation of emet in this passage, where chesedv’emet is rendered as fidelité et loyauté (faithfulness and loyalty). I am also told that the thirteen times that chesedv’emet occurs in this new translation of the Hebrew Bible (Nouvelle Bible Second, 2002) all renditions are consistent, whereas an older version used la bonté et la fidélité, and emet became the familiar English “truth” (la vérité). A French-Christian version on-line translates this same passage in the same way as the older Jewish one where chesed is concerned: “Si j’ai trouvé grâce à tes yeux, je te prie … use envers moi de bonté et de fidélité: ne m’enterre pas en Égypte!” The elision and inconsistent overlap of all these terms in translation would seem quite puzzling were it not for the depth and difficulty of the qualities they hope to evoke. For example, in several prayers, such as the Jewish grace after meals, all three Hebrew concepts are used, cumulatively in a single sentence, to depict attributes of God in relation, in this case, to the food “by which we live:” b’chen b’chesed u’verachamim rabim. (in His grace, kindness and infinite mercy). There is yet another Hebrew concept—chemlah, usually translated as compassion—that continues the rippling outwards of partially overlapping referents. As I understand it, however, chesed rises above the others in relative profile, perhaps by virtue of its place in Kabbalah.4 The sources suggest several key attributes of chesed, which might account for this. As it appears in the Torah, the Psalms and other writings, the primary reference for chesed is to a foundational life-giving act. 4. Chesed is also the etymological origin of the term Hasid, to refer to a member of the mystical movement arising in what is now Ukraine, led by the Baal Shem Tov (Master of the Good Name) who died in 1760. Other uses in regular spoken language contexts are a) as in “do me a favor” in modern Hebrew, and b) gemachim chasadim: Hebrew free loan associations. Loan without interest is an act of “kindness.” Many sources can be accessed by entering key words on the worldwide web.

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The gift of life can never be assimilated to “the gift.” It is the quality on which creation is built; it is the reason for honoring one’s parents; in other sections of Genesis, it refers to saving-in-life, through giving of water, or locating a refuge from enemies. It is a quality that a person does not motivate, and does not deserve; it is simply recognized as a quality one can call upon and which can be freely granted … or not. It takes poetic flight in the psalms. Here are Alter’s translations, all of which refer to life in several senses, from the narrowest to the widest: “Through your great kindness I enter Your house (5: 7);” “Deliver my life, rescue me for the sake of your kindness (6: 4);” “I in Your kindness do trust, my heart exults in Your rescue (13: 6);” “The Lord is good. Forever his kindness (100: 5).” In Greek, in the original Christian Bible, there are further shifts. According to one source, eleos (mercy, pity) is the regular rendering of chesed, although another one suggests that charis is closer. The Jewish translators of the first translation, the Septuagint, glossed chesed as eleos (eleèmosynè). Charis would lead into charisma, charism and various cognates to suggest a differentially distributed attraction in the world, the favoring of persons as inspiration. For English speakers, this takes a very different direction of allusion from mercy and kindness. The Latin version of chesed comes from Jerome (end of the 4th century AD and beginning of the 5h): misericordia, which moves towards “mercy.” Our sources indicate baraka as the cognate term for grace in Islam and Arabic, being the continual flow of divine sustenance in the world. But then the semantic circle back to the semitic sources does not work exactly in Hebrew: beracha—blessing—is not the same as chesed which remains a separate spiritual concept. Chesed is both a divine and human attribute, one that is by definition unmotivated, uncalculated. It is a point at which newness can appear in a system of moral obligations: on an everyday basis and not just as a prime mover or originator of whole systems. It is in this sense that chesed was developed in medieval Kabbalah, as one of the ten sefiroth, the levels or attributes of God. Neither chen nor rachamim nor emet, important though they remain in prayer and thought, are sefiroth. At the same time as being an attribute of God, chesed can be human. Alhough dealing with death, chesed shel emet is a human, a lifegiving gesture. These are not paradoxes or ambiguities. They are

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characteristics of the concept itself within its matrix of thought and life. There might be something in this range of words and practices that suggests qualities that can bridge gaps betwen obligations as they arise in thought and in life. A complementary search on the conceptual matrix of The Gift might avoid the apparent over-positive normativity of “kindness” alone by taking more seriously the confrontation, or Hegelian “recognition,” that necessarily originates agonism and its affects of pride and shame. A scholar of North West Coast religion, precisely in relation to the agonistic potlatch, complains that in this aspect also “Mauss’s views on exchange (have been) stripped of their religious significance and made acceptable as a theory … of moral transactions … between individuals and social groups.” [Goldman, 1975: 130] Graeber [2001: 225] points out “just how different (gift) economies can be” and works outwards towards variations in the implications of The Gift for inequality. [see again Beidelman 1989] How, and why and when, then, do we as anthropologists put the full matrices of analytically “isolated” practices and expressive forms back into play?

Conclusion

It is a stretch on my part, but the L’Année Sociologique of 1923-4 seems to be doing three complementary things at once: making an offering in the analytic mode, to a specific readership, in the Essay; expressing the life-gift of being personally implicated in that same world, in the Memorial; and animating the sheer cumulative richness, heterogeneity and on-going interconnectedness of intellectual, social and cultural worlds in the Reviews. As a whole it exemplifies the qualities for which Mauss was known. He is depicted as a man of “great kindness, sensitivity and gentleness,” “kindhearted” to the detriment of his own scholarly work, [Fournier 2006: 2] “gentle and most courteous, of sparkling intellect and generous nature.” [Raymond Firth, cited in James 1998: 23] The concept of solidarity emphasized by Evans-Pritchard and the “personal incentives for collaborating in the pattern of exchanges” [1990: XIV] teased out by Mary Douglas, do not exhaust the multi-layering one can see in the Essay by connecting its features and apparent failures to the whole text.

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Mauss seems always to be in a world-exploratory mode, where he moves across levels, registers and borders of all kinds, from materiality to power and meaning. Yet, through evocation, he often leaves the logic of these movements implicit. To address the question of how kindness and confrontation, connection and agonism, might all be seen in The Gift, in life and in theory, we have to suggest a hermeneutics. Mauss himself leaves many issues for the reader to “take up the task:” not of reduction to formulae such as “reciprocity” but of amplification at the thresholds and in the spaces. By juxtaposing the tripartite structure and content of AS: 1923-4 with the ritual sequence and meaning of Jewish funerary practice, I hope to have inserted something new into those spaces. * *

*

Acknowledgements This paper originates in discussions with Andres Dapuez. I have benefitted greatly from: comments and editorial suggestions by Keith Hart; Juan Obarrio and the conference participants on the argument; and Sylvain Perdigon, Elizabeth Mason and many others on points of translation and interpretation. I am indebted to Avraham Malthete for French-Jewish translations of the Hebrew text. They all raised issues that sharpen the work but some also go beyond my capacities at the moment. For future rejoinder.

Bibliography ALTER R., 2004, The Five Books of Moses. A translation with commentary, New York: W.W. Norton. L’ANNÉE Sociologique, 1923-4. BEIDELMAN, T. O., 1989, “Agonistic Exchange: Homeric Reciprocity and the Heritage of Simmel and Mauss”, Cultural Anthropology 4,3: 227-259. EVANS-PRITCHARD E.E., 1954, “Introduction”, In The Gift (Cunnison translation), London: Cohen and West, V–X. DOUGLAS M., 1990, “Foreword, No free gifts”, In The Gift (Halls translation), New York and London, VI–XVIII.

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FOURNIER M., 2006, Marcel Mauss. A Biography, Princeton NJ: Princeton University Press. GRAEBER D., 2001, Toward an Anthropological Theory of Value. The False Coin of Our Own Dreams, New York: Palgrave. HERTZ J. H., 1972, The Pentateuch and Haftorahs. Hebrew text, English translation and commentary, London: Soncino Press. LAMM M., 1969, The Jewish Way of Death and Mourning, New York: Johnthan David Publishers. MAUSS M., 1924 (1997), “Gift, Gift”, In Alan D. SCHRIFT (ed.), The Logic of the Gift. Toward an ethic of generosity, London: Routledge, 28-32. –1930 (1998), “An Intellectual Self-Portrait”, In JAMES W. and ALLEN N. J. (eds.), Marcel Mauss. Centenary Tribute, Oxford: Berghan Books, 29-42. PICKERING W. S. F., 1998, “Mauss’s Jewish background: a biographical essay”, In JAMES W. and ALLEN N. J. (ed.), Marcel Mauss. Centenary Tribute, Oxford: Berghan Books, 43-60. SCHRIFT A. D. (ed.), 1997, The Logic of the Gift. Toward an ethic of generosity, London: Routledge. SIMMEL G., 1950, “Essays on Exchange and The Stranger”, reprinted in LEVINE D. (ed.), On Individuality and Social Form, Chicago: University of Chicago Press.

Mauss as an ally in current debates over “neoDarwinism:” “Sociality” as Maussian drama

Wendy James

In trying to specify what lies at the heart of our lives as lived together with our fellows, we human beings tend to contrast ourselves with the world of animals. In the current discourse of science, as in many of the myths and cosmologies of old, this is a world from which we have separated. This theme informed Durkheim and Mauss’s essentially evolutionary approach to the nature of social life, and is implicit perhaps in our current celebration of all things Maussian, signalled at the start by Alain Caillé’s introductory reference to our close relatives, the chimpanzees. The quality of the difference between ourselves and such cousins, however, once apparently obvious, has come to be seen in newly subtle and sophisticated ways. On the one hand are the enormous advances in probing the complex history of our species and the genetic roots of our current human behaviour; and, on the other, are the intimate and beautiful new studies of animal life, revealing pretty well all creatures as more intelligent, and subtly communicative, than we had ever realized. Good quality filming has had a lot of influence here on popular sensibility, seductively undermining our sense of dominion and making us aware of our fragile position within the story of evolution. At the same time, this general shift towards seeing ourselves as part of nature has spawned some narrow views about interpreting human behaviour “scientifically.” In their haste to demonstrate the

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relevance of genetics in particular, those we like to call the “neoDarwinists” have applied some of their current theories to human behaviour, including both ethnographic evidence and new observational studies, with absurd results. Some recent work in human evolution completely by-passes the historicity of social forms and culturally-shaped agency, giving simple “genetic” explanations for all sorts of phenomena we might have thought more complex: eg., aggression, male/female qualities, co-operation with kin, suicide tendencies—even altruism and religion. There are echoes here from earlier efforts to match the rationality of evolutionary success with economism, utilitarianism, socio-cultural functionalism and so on, of which we have, quite rightly, become wary. Sociality cannot so easily be pinned down; our discussions in this colloquium, for example, include Jacques Pierre’s “virtuality” at the heart of language; Heonik Kwon’s “creativity” at the heart of human life, unmaking and remaking systematic structures all the time; Ruben Oliven’s capturing of the ironies of money, love and poverty in the Brazilian music and songs (all in this volume). Phenomena of this kind are not add-on extras, optional decorations, to the hard-wired frames of social life; they are absolutely central to the field of what we can conveniently call sociality. Note that a favourite metaphor of the politicians today, in castigating the world of finance, is the casino. We need to take such metaphors seriously. Despite my critical remarks above on the more dogmatic varieties of Darwinist argument as applied to human society, there are indeed more nuanced approaches in the field, and I believe we have reached a point where new conversations can begin. Here, I think the notion of sociality is a potentially useful meeting point. Our use of classic concepts such as structure, culture, even “society” itself have lost their edge, as a result of shifts of anthropological interest towards subjective experience and historical change on the one hand, and their co-option by the animal scientists themselves (cf. Hilary Callan’s early critique of the deceptive slippage of language between anthropology and animal studies, 1970). Marilyn Strathern, in turning her back on “society” as an assemblage of otherwise independent “individuals,” was one of the key anthropologists who developed a newly strong and positive use of “sociality” [see especially her classic book of 1988], thus conveying better the essential fluidity of give-and-take and the mutual project of

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meaning-making between persons in social life. It has recently been taken up by some colleagues in primate studies and human evolution: but, as of present usage, even the scientists are employing this concept today with primary reference to human phenomena, or their earliest signs, with the implication that it might be regarded as a diagnostic feature. What is the advantage of this term, and what is implied by it? In this context, I would like to give fresh significance to the writings of Mauss on social phenomena. In this essay I try to explain why, by referring in particular to his suggestive evocation of the drama of social life, the dramatic qualities of human action, each act always at the same time a kind of interactive and continually recreated process of game-playing, as is all language, all art, all war, and all peace. This image of human action captures, I suggest, the very significant gap that does indeed still lie between the world of our species and that of the other animals. We might ask ourselves what we normally understand by “drama” or the significance of “dramatic” action. We rarely think of an individual in isolation (unless re-enacting a dream or memory implicating others), but of persons in relation to each other—not just a pair of self and other, but persons in a wider setting whether real or imagined. Moreover, the situation in which they act is not simply one of the immediate present, the here and now. It may be displaced from the immediacy of the encounter, shaped by memories of the past, or as a potential scenario, imagined far from the here and now, geographically or in the future. The “characters” may not be representations of actual persons, but of imagined or promised persons or even non-persons such as trees, thunderstorms, or gods. The scenario may involve actual language, as in a play or ritual, but will be capable of non-linguistic representation or re-enactment too, as in visual art, bodily gesture, musical performance, games, etc. And while a drama relates to imagined settings, removed from the here and now, it may provide an indirect commentary, sometimes instructive, sometimes ironic, upon present life. Its “symbolic codes” are not primarily devoted to inter-individual communication of a utilitarian or immediately responsive kind, as we presume those of chimpanzees are. “Dramatic” actions are dependent upon collectively understood rhythms, not only of language and musical exchange, but also the give and take of social relations, promises or contracts as they must exist over time; whether we consider the

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making and circulation of material goods, the conduct of ordinary language, or the successive phases of the interaction of generations. They are concerned with how things might be, or might have been, or could be “if only;” and occasionally they are of such emotional impact that they can change our shared sense of reality, our relation to others or to the gods, and our course of present action. The more pungent thinking of the new Darwinism, by and large, cannot accommodate these fundamental qualities of human sociality. A recent piece in The Observer was entitled “Science is just one gene away from defeating religion”; here Colin Blakemore was asking “When we understand how our brains generate religious ideas, and what the Darwinian adaptive value of such brain processes is, what will be left for religion”? [Blakemore, 22 February, 2009] He argued that our feelings of freedom, the personal experiences and intentions on which we base our assumptions of similar consciousness in others, are based on a “false model.” Such feelings and intentions are increasingly seen by scientists as “an illusory commentary on what our brains have already decided to do.” But are we to “explain,” or more bluntly to “dismiss,” the whole of human history so easily—along with those religious phenomena which have been so central to it (if extraordinarily diverse)? Blakemore failed to note the interactive, social, bodily character of religious practice—even individual prayer [cf. Mauss, 2003 (1909)]—let alone its entanglement with innovations in music, art, language, architecture, medicine, discipline, diet, work, politics, and so on. Is the whole of such history merely the outcome of one or more “false models” of ourselves and others, leaving religion as a misconception “no more significant than a visual illusion?” [Blakemore, loc. cit.] And where does it leave, for that matter, the interpretations of scientists (experiments surely, along with theory, do not stand independently of human “symbolic” interaction and intention)? “False models” are worth thinking about for a moment. Do we not “act,” consciously or unconsciously, at some distance from our “selves”—or at least from a good part of ourselves—for most of the time? Kirsten Hastrup has demonstrated the wide relevance of professional actors” perspectives on both performance and “ordinary life.” [2004] What would social life be like if we all operated on the basis of “true” pictures of ourselves and others (presumably on the basis of a transparent perception of how our genes are controlling

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our own brains)? There would be no metaphor, no role playing, no collusive agreements over the rules of the game, no myths, no collusion over romantic love or the comfortable security of family, friends. But it is a capacity for sharing the imagination of such possibilities that underlies social life; “false models” are what Homo sapiens is all about. Lucy to Language and the “Social Brain” idea There is a growing area of work in the evolutionary field, however, which does place strong emphasis on the social, in a sense which would have been recognized, I think, by Mauss. This is the body of empirical work and rethinking stimulated by what has become known as the “social brain” theory of primate evolution. To sum it up in one sentence: one of the key relationships which has been of selective advantage in human evolution has been the link between brain size, more particularly the capacity of the neo-cortex, or frontal lobes, and the size of population groups. With increasing group size, individuals have to monitor each other with increasing sophistication if the group is not to fall apart; “grooming” is replaced by “gossip”—in an earlier formulation—bearing on the beginnings of language. The evolutionary success of larger brains enables the survival of individuals in larger and more coherent groupings, which as enduring units have their own selective advantage. No other primate has settled on the round number of 150 as an optimum group size, which was apparently reached by our fairly late ancestors and is characteristic of modern hunter-gatherers—as well as the friendship networks of modern industrial society. Robin Dunbar sums up the theory and how it has guided much current research and research planning in his very readable introduction The Human Story. [2004] The centenary project of the British Academy, “From Lucy to Language: The Archaeology of the Social Brain,” co-directed by Robin Dunbar, with Clive Gamble and John Gowlett, both archaeologists, is now approaching the conclusion of its seven-year span. It is drawing together several dozen existing and new research studies in different disciplines, mainly evolutionary psychology and biology, archaeology and social psychology, and is expected to establish a new approach to early human evolution and the origins

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of social life including language, music, and religion. Their aims are clear: “The social brain has become iconic for what it is to be human. Indeed, it bridges both our evolutionary history and our contemporary experience in a way that no other concept does.” [see website] A public symposium on “Social Brain, Distributed Mind” held in September, 2008, included presentations on brain, mind and culture in evolutionary perspective, details of the new finds of Homo sapiens skulls and artefacts at Herto in Ethiopia (dating back to 154,000 years ago), fission and fusion in primates and humans, the cognitive demands of remembering absent mates and other individuals in such systems, distributed cognition, historical and modern social networks, technologies of separation and the evolution of social extension, “fragmenting” hominins and Early Palaeolithic social worlds, early fire and the imagination, multitasking in the mid-Pleistocene, signalling theory and religion (all to appear in due course in book form). Depending on how people prefer to be classified, the meeting was addressed by three or four social anthropologists among twenty or so speakers, but there were extremely few from our discipline in the audience. But these themes should surely be centrally relevant to us. Let me expand on a few examples of work being done by the Lucy researchers of major significance to social anthropology— in all these cases, the quest is for the beginnings of sociality. On the psychological aspects of evolution, Dunbar has emphasized how the frontal lobes of the brain are the seat of many aspects of the imagination, including story-telling and the attribution of intentionality to others, in life and in stories. By allowing space and significance for the growth of a sphere accommodating such sophisticated communicative interaction, including an appreciation of “virtual” scenarios, the “social brain” approach is something we can engage with. The frontal lobes are a very late development in biological history, and the emergence of Homo sapiens corresponds to a specific increase of this area. Starting with the ability of some of the higher primates to make correct assumptions about the intentions of others, and even to deliberately deceive them over their own intentions, Dunbar and his colleagues have identified the beginnings of a “theory of mind,” relating to the intentions of other individuals present or not too far away. However, we attribute intentions to a much more complicated range of characters in various overlapping

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settings—Dunbar speaks of up to five “levels of intentionality” in human subjects, which find their way into stories and other imaginative work (as well as the political manoeuvrings of everyday life no doubt). Thus Shakespeare intended [level 1] that his audience realize [2] that Othello believed [3] that his servant Iago was being honest when he claimed to know [4] that his beloved Desdemona loved [5] Cassio. [Dunbar 2004: 162] Sixth-order intentionality, however, was apparently beyond most of Dunbar’s student volunteer subjects! Of course, any script is easier to follow if “embodied,” acted out on a stage with costumes, scenery, music, and essential material props such as Desdemona’s handkerchief. On the topic of early human invention, John Gowlett’s work on the antiquity of the early human control of fire goes far beyond the older quest for technical advance as such. Both the utilization of wild fire, and the making of domestic fire, have enormous implications for the physical and spatial setting of human activity— especially the enhancing of home bases with hearths. Fire has significance beyond keeping warm in colder climates; it enables cooking and therefore an improved diet; it entrenches the marking out of social space, no doubt reinforcing a pattern of return visits to marked places, and thus development of “shared” historical memory and the specification of relations between local groups. Evening gatherings around the hearth provide light as well as warmth, thus extending the profile of activity over the time-cycle of the day. The hearth becomes the focus of a space, and a time period, for the practice of music and dance, song, language, story-telling, alongside the negotiation of arrangements over mating/marriage, childcare, daily work; in short the development of sociality. The dead, and absent friends in distant places can here be imagined, along with the “planning” of larger seasonal festivals bringing together those who spend a lot of time dispersed. Here is a scenario corresponding to the “Durkheimian” vision of a gathering which could itself stimulate the intellectual and emotional grasp of a social whole, larger than the spaces and times of one’s everyday practical existence. Durkheim of course established the term “effervescence” for such events; the biologists would identify the flood of endorphins to the brain, something which enhances social bonding, happiness, religious belief, and so on.

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Clive Gamble, and his colleagues in archaeology, are giving a new emphasis to the significance of early material culture in the context of a social landscape, as distinct again from the older approach which identified “inventions” as evidence of intellectual progress. Efforts are being made to trace the way that artifacts, even simple handaxes or the by-products of their manufacture are distributed over a whole landscape, some dense, some scattered, reflecting movement, collaboration (we might suggest even “division of labour”) and intentional planning. Symbolic uses, including gendered aspects, and the social transfer of material artefacts (perhaps as gifts) are now typically considered in a way they were not before. Material inventiveness, and the spread of fashions in production, are linked with metaphorical understandings in a fresh and stimulating way. For example, Gamble has drawn attention to the special importance of containers as against sticks or spears or other pointed tools in early human history: containers can be used to carry water, food, babies, thus enhancing mobility. Boats, which must have played a part in the global colonization by Homo sapiens of some 60,000 years ago, are a dramatic example. Houses can be seen as “containers”, not only literally but metaphorically as “houses” or groups of “related” people; a woman’s body can be seen as a container for the baby; graves are containers for the dead. Perhaps one container within another provides a very tangible model for nested “categories” within a wider scheme, such as that of a system of kinship and marriage. [see for example the chapters in Allen et al, 2008] The material world also offers stimulus for creativity in that a large proportion of human activity upon it takes the form of breaking or separation, followed by the recombining of parts into new forms with new uses—as even with the earliest hand-axes. [see further discussion of these and other fascinating ideas in Gamble 2007] We do not need, in other words, to wait for the age of cave-paintings (c. 40,000 years ago) or even the findings of beads and coded markings at Blombos Cave (c. 80,000 years ago) to admit the presence of “art.” There is even evidence that early humans (pre-Homo sapiens by a long way) were using red ochre, though for what purposes we do not know—though we could guess this had something to do with “dramatic” action—as long ago as 200,000 years or more. [Watts, 2009]

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The social anthropologist can pick up fertile ideas of this kind and run with them. What helps us also is Dunbar’s underlining of a point, not I think widely appreciated, about genes: he has explained that current views of the genetic basis to behaviour are not those of a fixed determinism, but rather of an opening series of potential strategies for the organism to adopt. [2004: 105] In my own work I have emphasized the ideas of game-playing, of bodily and intellectual turn-taking, of the social division of labour as a kind of reciprocity involved in the production of the simplest artifacts, of shared frameworks of spatial patterning and temporal rhythm in all the projects of social life. These have their analogues perhaps in the world of the animals, but what makes the human versions different is their malleability, their multiple co-existence in the lives of any given individual, their overlapping presence in communities as evidenced on the ground, their tendency to spread and be re-invented over space and time, their inclusive rather than exclusive character. They are also, at least very often, describable in human language as reference points in themselves, and judged both with reference to political morality and aesthetic criteria. [James, 2003 passim; 2007] In some of the work mentioned above we can see an emphasis on the regularity of human practices, in the context of shared memories of the past, a sense of time as experienced and marked socially. [cf. James & Mills, 2004] This includes, as part of what we should perhaps see as the “planning” or forward-looking aspects of social collaboration, anticipations of the future as against what we assume is the “present” consciousness and opportunism of the other animals, linked to the seasons but somehow fuelled from their genetic makeup. In the regularities of human social life, themselves coming to “mark” space and time and to impose pattern and dramatic form upon the processes of life and death, lie the roots of many rituals. There are thus several points where we can engage with the scientists. Current evidence does point to a period when a number of key traits must have come together, at a time perhaps of climatic stress, making it possible for groups of Homo sapiens to act together in organized ways (no doubt establishing long-distance relations between themselves); and to do so effectively enough to leave Africa and spread throughout the Old World in a remarkably

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short time. These are surely ancestors we would recognize, all of them, as alter egos—in that we could learn to live with them and like them, as they could in relation to “us.” There were certainly behavioural precedents, and even recognizably “human traits,” in ancestral groups before this time; but were there recognizable “persons”? Were early human populations like the Neanderthals who survived in Europe up to about 28,000 years ago, or the extraordinary apparent survivals on the Indonesian island of Flores up to 12,000 years ago, candidates for social recognition by their Homo sapiens contemporaries? Perhaps there was indeed a watershed which had taken place in Africa and which launched the global career of modern humanity as something different, because of a more sophisticated and psychologically encompassing capacity for creating, acting out, and re-creating the forms of sociality. Mauss on the dramatic quality of social phenomena: or our “sociality” A common reference point of Mauss in his constructive approach to social life is that of drama: the dramatic dimension of social phenomena in general. I am not aware that this aspect of his work has been sufficiently discussed. I can only select from a small range of his writings here to demonstrate the point; a point which I think helps us defend what we might mean by the human quality of “sociality.” In the relatively little-known Manual of Ethnography [first pub.1947; trans. 2007], we find Mauss drawing attention to the “dramatic” aspect of a wide array of phenomena that the field observer should note. Many games are imitations of useful activities; drama is always mimicry as with children’s games that treat live animals as toys [2007: 72]; games and rituals have much in common and relate to each other [ibidem: 73]; dance is close to play and is at the “origin of all the arts;” “The Australians have an important artistic life; they have operas—the corroborees, which include actors, sets, poetry, drama … ” [ibid.: 74] “The first plastic art is that of the individual who works on his or her body: dance, gait, rhythm of the gestures, etc.”; “We must not forget also the rhythmic quality of drawing, which is a rhythm of markings.” [ibid.: 75] More generally, we read that “Drama is nearly always musical, danced

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and pervaded by poetry; finally, very generally, it implies efforts at individual adornment, at architecture and painting”; “The forms of social life are in part common to musical art and the musical arts: rhetoric, mythology and theatre penetrate the whole life of a society”; “ … man is a rhythmic animal. Among rhythmic animals, which are rare, we can cite the dancing bird, a bird from Australia which gives its dance a rhythm and a form.” [ibid.: 84] There is a close connection also with mime; ballet is a modern survival, but mute; “In the societies that concern us, ballet corresponds rather to an opera that is danced and sung; mimicry, which is very expressive, is always understood (symbolically or not) by the spectators, who take part in the drama.” [ibid. 85] Under the subheading “Drama” itself, we read that it “exists everywhere”; there is evidence of the masquerade from as early as the Middle Paleolithic; “The high point of dramatic art is to be found in religion; drama presents a large component of religion … it corresponds to the search for another world, in which people have a degree of belief … everyone participates in the drama”; in relation to puppets, Mauss makes the observation that “Almost everywhere, people have come to objectify to themselves their own dramas.” And of the response to drama, he points to feelings of exaltation, or laughter and relaxation. Of the latter reaction, he notes that this is due to “a series of expectations that have transported you elsewhere, into a setting which is not your own, one where even if you participate in the action, you know that it is in a different mode from the one in which you would participate in the same action in ordinary life.” [ibid.: 89] This imaginative distance (in my words) is a part of our relation to literature too; consider for example how in a legal hearing, “the adventure of the spider or of the hyena can serve as a legal precedent.” “As soon as an effort is made to speak well and not simply to speak, there exists a literary effort.” [ibid.: 91] Through such detailed and informal remarks made by Mauss (which of course could be extended ad lib.), we can capture something of the essence of his vision of what today might be called “sociality.” It is certainly a vision of human life, despite the reference to an Australian dancing bird: the birds, of course, do not invent new styles of dancing, they do not make what he calls a “literary effort” in their songs, and they do not laugh at situations

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removed from the immediate present as we do. The biologists point to endorphins, those hormones which cause feelings of relaxation and warmth towards others by circulating through the brain; but what leads to the stimulation of these hormones? Large gatherings may cause a rise in such hormones and thus heightened emotional experience, of the kind Durkheim dubbed “effervescence ;” but what are such gatherings, other than large crowds? They are sites for the performance of drama; of representational play and action which relate to worlds removed from the immediate present, whether to the presence of the gods or to some political utopia. The hormones themselves we share with the other vertebrate animals; but the promise of other worlds is a stimulant peculiarly our own. Much of Mauss’s writing remains in relatively informal language, even in note form. But as the above references indicate, some of the underlying directions of his thought are revealed clearly through the rough drafting. I believe that sharp notes and observations of the kind I have picked out here from the Manual help illuminate the more polished formulations and analyses of social life for which he is well known. The seasonal life of the Alaskan Inuit is presented and analysed by Mauss and Beuchat in the very form of seasonal theatre against the background of summer and winter swings in the climate and population density (trans. 1979). The essay with Hubert on Sacrifice (trans. 1964) is completely structured as an episode of dramatic action. The theme of social drama is sustained throughout Mauss’s famous essay on The Gift (1925; most recent trans. 1990), where it brings the processes of embodied and materially-engaged interaction to life in vivid ways; I do not need to quote from these various masterpieces for present readers. To reinforce the point, and the relevance of this discussion to the long-term history of human group-living, we should refer to Mauss’s late essay on the category of the person (1938; most recent trans. 1985). Here it is clear that dramatic representations of imaginative scenarios (such as masquerades) were the key means whereby communities created an understanding of social continuity, and a vision of their wholeness over time; a wholeness which lay elsewhere than the pragmatic interactions of biological individuals. Indeed an argument could be made for something similar in our modern life, even though we may struggle against it in the name

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of human rights and so on. As a reminder, Mauss emphasizes many times the relational character of “persons.” The Kwakiutl “installed in their settlements a whole social and religious system where in a vast exchange of rights, goods, services, property, dances, ceremonies, privileges and ranks, persons as well as groups give satisfaction to one another. We see very clearly how, from classes and clans, ‘human persons’ adjust to one another and how, from these, the gestures of the actors in a drama fit together. Here all the actors are theoretically the sum total of all free men.” [1985: 7] The “actors” however carry the names of categorical representatives of clans, chiefs and ancestors who are “reincarnated in their rightful successors” and “live again in the bodies of those who bear their names”—persons are here acting only “in their titular capacity.” [ibidem: 8] In the “temporary masquerades” of Australia, “men fashion for themselves a superimposed ‘personality’, a true one in the case of ritual, a feigned one in the case of play-acting. Yet … there is only a difference of degree, and none in function. In both cases all has ended in the enraptured representation of the ancestor.” “A whole immense group of societies have arrived at the notion of “rôle,” of the role played by the individual in sacred dramas, just as he plays a role in family life.” [ibid.: 12] The plain notion of “a society” as merely a field of interacting biological individuals has long been rejected by mainstream social science (though championed by over-enthusiastic new followers of Darwin). The concept is now transposed to the field of animal studies, including the social life of other primates. They are even credited with a basic “theory of mind” in which one’s behaviour is partly the result of guessing at the attitudes of others. It is worth noting that Mauss’s observations on the concept of the “self” include the point that the notion itself has a history; how has it evolved?—“not the sense of ‘self’” [moi]—but the concept that men in different ages have formed of it”? [ibid.: 3] This is where we might recall Dunbar’s multiple “levels of intentionality” as an indicator of the complexities of our own “theory of mind,” and the implication that modern human activity is inescapably relational, not to the immediate behaviour of neighbours in the physical sense, but to those scenarios—yes, dramatic scenarios—in which we place ourselves as agents (or “actors”). It is here that traces of remarkable intelligence, “cultural” learning, and interactive capacity are now

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being documented. We need to engage with such work; and with that of the paleo-anthropologists and early archaeologists, in our search for the elements of human sociality. Mauss is a reliable guide in this search, and as I suggest in my title, an ally in our argument with the cruder kinds of neo-Darwinism. Mauss himself was explicitly concerned with the long-term story of our humanity. Mike Gane has underlined the point that during his lifetime, and especially after, Mauss’s contribution became increasingly associated with anthropology, within the broader field of Durkheimian sociology, although neither wished to separate the two. [2005: X] However, “their work was dominated by questions of the nature of the elemental forms of social and cultural structure”; and again, “the overall strategy of the Durkheimians is clear: it is to establish a new type of comparative and evolutionary sociology that would avoid the errors of Comte’s positivist sociology on the one hand, and all the variations of individualistic methodologies on the other.” [ibidem: XI] Morphology (we might assume that our cousins the other primates share something of the kind) was to be distinguished from representations (of a kind they presumably could be said not to share). [ibid.: XV] Mauss’s commitment was to some fundamental questions of anthropology as the study of what we might label the social life of our species, Homo sapiens; and we might ourselves add, any identifiable elements of this kind of “sociality” in prior and co-existing hominid species. As Gane notes, Mauss maintained a distinction between his political writings and his academic work which “focused precisely on anthropological themes.” [ibid.: XIX] Bruno Karsenti has argued that in “conjuring up” the figure of l’homme total, l’individu complet, or literally l’homme tout entier Mauss’s work “reveals its strategic aim: the strategy is to take his own sociological heritage and to reorient it, to weave new relationships between sociology, biology, psychology, history, linguistics, and psychoanalysis, and to open up anthropology in this new space.” [1998: 73; cf. 1997] In the piece on “Sociology” written by Mauss with Fauconnet (1901; trans. 2005), there is a remarkable anticipation of what is now termed the “social brain” theory of human evolution. One characteristic of all human groups “is that they are formed by a plurality of individual conscious minds, acting and reacting upon one another. By the presence of these actions and reactions, these

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interactions, one recognises societies … Are there phenomena which are what they are because the group is what it is?” They suggest that only on this condition will there be a sociology right so called, “for then there will be a life of society as distinct from that led by the individuals or, rather, distinct from the life they would lead if they lived in isolation.” Society serves as “a theatre” for the performance of individual organic and psychological functions. [ibid.: 5] There are ways of thinking and acting which “the group imposes” and from which society “does not tolerate any exemption” [ibid.: 9]; we are reminded here of Dunbar’s search for the ways in which “free-riders” could have been controlled in early human groups. [2004] Mauss, here with Fauconnet, as elsewhere in his work, does often have recourse to evolutionary questions of an anthropological kind. He ponders the question of social aggregations without institutions: they are either unstable and ephemeral, like crowds, “or else those which are in the process of formation. We may say of both that they are still not societies as such, but only societies in the process of becoming, with this difference: some of them are destined to reach the end-point of their development and to achieve their social nature, whereas others disappear before arriving at their definitive constitution. At this point we are on the boundaries which separate the social field from lower fields. The phenomena in question are on the way to becoming social but are not yet social … Sociology, of course, should not reject all interest in them.” [ibid.: 11] Mauss and Fauconnet emphasize in their conclusion that sociology must encompass evidence both from ethnography (then seen as the study of contemporary “savage” peoples) and from the history of “barbarous” or “civilized” nations; and it must incorporate under its definitions the “most elementary as well as the most evolved phenomena.” [ibid.: 28] This was as wide a scope as could be claimed for the fundamental aims of a liberal anthropology at that time. Today, given the inspiration provided by work in biology and evolutionary psychology, especially on the basis of the “social brain” theory, we can extend the scope of our imagined common humanity much further back in time while retaining essentially a Maussian view of the theatrical arena in which we find our selves and act on others.

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3. Le rythme

Le don est un rythme… À la rencontre de Marcel Mauss et d’Henri Lefebvre

Anne-Marie Fixot

Trois aspects de l’œuvre de Marcel Mauss1 ont toujours retenu plus particulièrement mon attention : • la morphologie sociale, dont un des textes fondateurs, l’Essai sur les variations saisonnières des Eskimos, demeure une source de réflexion pour comprendre les relations des sociétés à leurs espaces, notamment pour la géographe que je suis ; • le don, présenté dans l’Essai sur le don, paru en 1925 [1973b], conçu à la fois comme le « roc » du lien social et de sa morale, comme constitutif des sociétés et orchestré selon un cycle à trois temps : donner, recevoir et rendre ; • le corps, dont le Manuel d’ethnographie [1967] montre toute l’importance et nous incite à prendre en considération ses expressions et fonctions, par exemple à travers la figure de la danse. À mes yeux, un fil rouge traverse ces centres d’intérêt a priori et à première vue dispersés : il s’agit de la question des rythmes qui constituent un des axes fondamentaux de la pensée de Marcel Mauss. Je le cite : « Socialement et individuellement, l’homme est un animal rythmique » [1967 : 85] ; « L’homme est un animal 1. Appelés respectivement dans cet article par les initiales EVS ; ES ; ME.

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rythmé » [ibidem : 109] ; et dans toute son œuvre revient l’idée plus ou moins explicite que le corps, le travail et l’art sont des rythmes, même s’ils ne sont pas que rythmiques. Il y a là l’affirmation de deux éléments : d’une part, l’existence n’est pas assimilable à de la pure fluidité ; de la discontinuité l’anime aussi (« la vie n’est pas un long fleuve tranquille », disent certains) ; d’autre part, ces séquences ne sont pas réductibles à une simple instantanéité. Or, Henri Lefebvre, dans un opuscule posthume, intitulé Éléments de rythmanalyse [1992], dont il avait introduit déjà les thèmes dans le tome III de la Critique de la vie quotidienne : de la Modernité au modernisme (paru en 1982), met, à l’instar de Marcel Mauss, les problèmes de rythmes et de rythmicité au cœur même de l’interrogation sur les hommes et les sociétés. Au point de faire de la « rythmanalyse » une nouvelle discipline, une discipline charnière, transdisciplinaire et pluridisciplinaire, avec, comme projet, celui de « comprendre le mystère de l’abstrait et du concret, de l’étatique et du quotidien, du discontinu et du continu » (préface de René Lourau, p. 6). Mais réfléchir aux pratiques humaines en termes de rythme relève à la fois d’une grande banalité, tant chacun d’entre nous croit connaître le sens du terme ou voit tout au moins à quoi il renvoie, et d’un certain mystère dès qu’on tente de le définir avec un minimum de rigueur : il est plus facile de l’invoquer que de le définir (et je remercie Alain Caillé de m’avoir encouragée à en parler alors que ma présentation n’est qu’une ébauche intuitive, bien qu’autorisée par les écrits même de Marcel Mauss). En effet, cette réflexion aurait nécessité un travail plus systématique et plus approfondi que celui que j’ai fait jusque-là sur ce rapport du rythme et du don ; je pense, par exemple, à la prise en compte des études réalisées sur « l’instant bachelardien » et la « durée bergsonienne ». En dépit de ces limites personnelles et à la suite d’autres chercheurs membres du MAUSS, tel Pascal Michon, je crois utile, dans un monde et une société analysés comme de plus en plus fluides, de réfléchir aux rapports étroits qu’entretiennent le don et le rythme. D’une part, si le rythme paraît être au fondement de toute présence terrestre en tant que condensé de temps, d’espace et d’énergie, le cycle du don, à la base de ce qui fait tenir ensemble une société et maintenir « debout » les hommes dans l’estime d’eux-mêmes à travers la reconnaissance d’autrui, s’inscrit lui aussi dans les rythmes

LE DON EST UN RYTHME… À LA RENCONTRE DE MARCEL MAUSS…

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de l’existence terrestre. D’autre part, les actes de donner, recevoir, rendre mais aussi les quatre composantes du don – l’obligation et la liberté, le calcul et la gratuité – constituent autant de formes à réinscrire dans les rythmes même du don pour en comprendre la signification. Aussi, j’analyserai d’abord la présence du rythme dans les temps cycliques et dans le mixte des composantes du don. Puis, je montrerai que la transformation du don en poison s’accompagne du passage de l’eurythmie à l’arythmie. Enfin, j’insisterai sur le fait que toutes ces relations, tous ces jeux et passages procèdent du rôle moteur de l’énergie qui replace chaque don dans des réseaux de poly-rythmie (ou de pluri- ou multi- rythmie) dans le quotidien de nos vies et des sociétés, là où l’analyse tend à en faire trop souvent des actes isolés les uns des autres.

Des rythmes dans le don

Dans cette perspective, la lecture d’Alain Caillé m’incite à penser le paradigme de « l’esprit du don » sur le mode d’une pulsation qui propulse toute relation dans des cycles de fréquences et d’intensités variables d’accélération et de décélération. Les composantes du rythme dans le cycle du don Si on prend au sérieux l’idée que le cycle du don maussien est susceptible de relever de la notion de rythme, la réflexion d’Henri Lefebvre constitue une aide appréciable, même si certains peuvent la juger aujourd’hui insuffisamment aboutie. En effet, il la présente en fonction de trois caractéristiques principales : le mouvement, la répétition et la mesure, chacune étant très souvent confondue avec le terme même de rythme tant le sens de ce dernier est complexe voire obscur. – Le mouvement exprime l’enchaînement de gestes, dépend de la vitesse plus ou moins lente ou rapide et associe à la fois une allure pouvant prendre des apparences plus ou moins mécaniques et/ ou organiques, ainsi qu’un aspect décisionnel de la part de divers acteurs. La liaison de tout don au mouvement est bien reconnaissable et simple à établir.

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– La répétition (qui est de l’ordre de la périodicité) s’ordonne dans le temps et dans l’espace ; elle opère des retours et des reprises. Mais il n’y a pas de répétition absolue, à l’identique, indéfiniment. Au contraire, il y a toujours de l’imprévu, du neuf, de la différence qui s’introduisent dans le répétitif, qui se décline de façon cyclique et/ ou de manière linéaire, ces deux formes interférant constamment dans la réalité. Là encore, qui réfléchit sur ce qui est donné, reçu et rendu se rend vite compte de l’absence d’égalité quantifiable et établie par avance qui préside à cette relation, différente de celle du marché par exemple. – La mesure enfin (qui renvoie à la structure) correspond à de la loi, à du projet, qui existe aussi dans tout rythme. Ce dernier présente ainsi le même paradoxe que le don : l’un comme l’autre – loin d’être ce qu’ils paraissent souvent, c’est-à-dire naturels, spontanés, sans loi autre que celle de leur propre déploiement – impliquent au contraire, aussi, obligation calculée et prévue. Ainsi, c’est sans doute parce que le don est rythme qu’il a parmi d’autres composantes, celle de l’obligation. Les modalités du rythme dans les grammaires du don À la fois dans les actes du don (donner, recevoir, rendre) et dans les champs de la pratique qui l’anime (outre l’obligation, la liberté, le calcul et la gratuité), sont repérables aussi quelques modalités du rythme. De la même façon qu’il n’y a rien d’inerte dans le monde, mais des choses et des êtres vivants, c’est-à-dire des formes inscrites dans des rythmes très divers, certains très lents, d’autres plus vifs à l’échelle de nos vies humaines, il en est de même pour celles du don qui anime la relation. Repérons, en reprenant certaines catégories d’Henri Lefebvre, quelques types de rythmes qui habitent ainsi le don : il y a des « rythmes secrets », non pas qui ne se savent pas mais qui ne se disent pas nécessairement : des rythmes silencieux dont on ne parle pas, ou peu, ou rarement, mais qui se manifestent, des dons plus ou moins visibles ou lisibles, plus ou moins implicites. Il y a des « rythmes publics et sociaux » qui donnent lieu à des dons déclarés, manifestes, officiels. Il existe des « rythmes fictifs » qui se rattachent davantage à l’ordre des dons imaginaires ; mais encore

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des rythmes « dominateurs/dominés » qui endettent beaucoup et même trop, parfois, pour permettre aux receveurs de se placer en position de possibles donateurs. Enfin, si le rythme apparaît comme mesurable et de ce fait rationalisable (dans sa part quantitative), il relève aussi de ce qui échappe à la raison (tel l’événement ou l’imprévisible), ce qui fait que la raison s’échappe à elle-même quand de l’excès l’habite. Ausculter ainsi le don à l’aulne de ses rythmes, écouter ses battements et être sensible à ses vibrations permet peut-être alors de mieux comprendre comment de la mélodie et de l’harmonie de la relation, temps de sollicitude eurythmique, celle-ci bascule dans celle de l’arythmie.

De l’eurythmie à l’arythmie du don

Il paraît nécessaire de séparer deux registres d’analyse qu’on a souvent tendance à mélanger tant l’expérience du don est proche et rend difficile la mise à distance : celui du don vécu et celui de sa compréhension. Celui du don vécu En clé de « rythmes », la sollicitude devient de l’eurythmie qui exprime à la fois « un mouvement bien fait » et « un mouvement qui fait du bien » [Michon, 2008]. Cela nécessite de prendre le temps de se mettre au rythme de l’autre, chacun vivant dans des temporalités multiples mais pas toutes harmoniques en même temps. Le rythme, comme scansion et articulation, est aussi organisateur de la force des hommes. Pour Mauss, si le don constitue le roc du lien social, le rythme correspond à une pratique de la communauté qui vise, par là même, à resserrer le tissu social. Ainsi, dans Œuvres [1974 : 251 et suivantes, à propos de l’ouvrage de Gummere, The beginning of poetry], Mauss montre que l’origine du rythme de la parole et du chant ne relève pas de l’individu mais est à rechercher dans le groupe d’hommes qui concertent leur voix et leurs gestes en une même masse dansante. Il reprend l’image d’une « horde homogène » qui est plus qu’une foule, qui n’est homogène que par

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l’effet d’une rythmisation commune des voix et des gestes : « Alors le langage devient naturellement rythmé parce que le rythme est le seul moyen d’établir un concert juste des différents efforts vocaux. Et aussi le rythme est bien le résultat de l’association ; les forces individuelles n’auraient jamais rien produit de pareil si elles étaient restées isolées » (p. 254). Il s’agit de penser la naissance du rythme parlé et chanté dans les rapports qu’entretiennent les corps et les consciences de chaque individu à l’intérieur d’un même groupe : le rythme, faculté d’ensemble, vient directement d’une action faite ensemble » (p. 252). Se pose alors le problème de la cadence unique imposée pour tous dans la construction des sujets humains, qui nécessite la reconnaissance de modulations mineures laissées à la spontanéité et à la libre expression des individus. Or, si on néglige de construire et de faire une place pour cette écoute indispensable du rythme de l’autre, s’ensuivent des mouvements d’arythmie. À titre d’exemple, l’arythmie survient quand des temporalités dissociées et dissonantes entre des élus et des habitants brisent les effets harmoniques du don réciproque réalisé au nom de l’esprit de la démocratie et créent des dissensions, des rancœurs et du ressentiment. Le renversement du don eurythmique en poison arythmique s’opère ainsi quand une temporalité dominante ne laisse pas à l’autre le temps de recevoir et surtout de rendre. Ainsi, se placer en position de recevoir nécessite de pouvoir se mettre au rythme de l’autre ; mais cette posture est trop souvent pensée comme un acte passif alors qu’elle exige d’entrer dans la dynamique et le temps de l’autre ; non, ne pas recevoir, c’est seulement continuer à son propre rythme. Celui de la compréhension du don Analyser le don comme un rythme facilite l’appréhension de ses multiples facettes et permet d’en approcher la richesse quant à ses rôles et leurs significations sociales et existentielles. Prenons deux exemples. D’abord, celui de la contestation à propos du don d’amitié : sa déclinaison en clé de rythme permet de couper court à toutes les mauvaises et fausses querelles pour savoir si elle peut contenir ou non une part de calcul et pour appréhender son degré indispensable

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de gratuité. Comme tout rythme, l’amitié tolère des temps différenciés, tantôt gratuits, tantôt intéressés, sans pour autant remettre systématiquement en cause la qualité de la relation. Second exemple : celui de la discussion à propos de la « pureté du don » : comprendre le don comme une composition de temps variables en tant que rythme, certains moments de pure spontanéité, d’autres de calcul plus ou moins conscient montre que le processus donataire ne saurait être assimilé à quelque chose d’inerte et de pré programmé dans un seul et unique instant, celui de la « grâce », figé et prédéterminé. L’unité de sens est à prendre dans la totalité du cycle qui compose la relation (donner-recevoir-rendre) et non dans la fragmentation, la dissociation, la parcellisation qui casse le sens général du rythme. Ainsi, la danse n’a pas de sens si chaque pas est pris isolément : le don n’est autre qu’une valse à trois temps ; de même, la marche n’a d’efficace que dans l’enchaînement du mouvement alterné des jambes ; sinon, la position de déséquilibre accentué provoque la chute. Chaque temps a sa raison d’être mais c’est leur enchaînement global qui est porteur de significations : chaque temps du don n’est pas à interpréter isolément ; il en va ainsi pour comprendre la socialité des Eskimos. Elle renvoie à une totalité, l’ensemble des rythmes de déplacements annuels et non les variations saisonnières hivernales et estivales prises séparément : « La vie sociale ne se maintient pas au même niveau aux différents moments de l’année ; mais elle passe par des phases successives et régulières d’intensité croissante et décroissante, de repos et d’activité, de dépense et de réparation […] De là ce rythme de dispersion et de concentration, de vie individuelle et de vie collective… » [1973a : 473]. Or, comme le souligne Pascal Michon dans un commentaire de cet extrait de Marcel Mauss : « C’est la succession de ces temps qualitativement différents qui permet aux groupes sociaux de ravauder régulièrement leur organisation, d’inventer si nécessaire les formes qui assurent leur cohésion interne, et de (re) dessiner leur identité externe » [2005 : 51]. Dans un sport collectif, au football ou au rugby, le « beau jeu » n’est autre que l’ensemble des « passes », la suite coordonnée de dons et de réceptions du ballon, autant de gestes rythmés qui conduisent au plaisir de la construction collective voire à celui du point gagnant.

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Enfin, le don comme affaire de rythme ne se réduit pas à de la simple mesure, à de la stricte chronométrie. Il existe des temporalités de rythme emboîtées qui correspondent à des sens de don qui se renversent. Il convient alors de les interpréter à la bonne échelle : à propos des Yanomamis, dans son ouvrage Yanomami, l’ire et le désir, Catherine Alès [2006] montre ainsi que le rythme à court terme du cycle de mort se transforme en rythme de cycle de vie sur le long terme. C’est pourquoi mettre le don au centre de toute vie sociale, comme nous y invite Marcel Mauss, c’est aussi poser la question de la place du rythme dans l’organisation des sociétés humaines et dans la construction des individus comme sujets humain. Ou encore, c’est envisager le problème de la structuration des sociétés par le rythme. Cette démarche contribue à mettre en lumière quelques aspects essentiels de nos modalités d’existence collective et individuelle : • la polyrythmie des relations de don se décline dans notre vie en faisant de nous, non pas seulement « tour à tour » des donneurs-receveurs-donneurs mais aussi à la fois des êtres de dons, de réceptions et de rendus, aux prises avec les temporalités multiples qui sous-tendent les rythmes divers qui orchestrent notre quotidien ; • si la platitude, le flux permanent sans discontinuité ou aléatoire et le moment individualisé traduisent l’absence de rythme, ils abolissent aussi l’effet vertueux du cycle du don : casser le rythme, c’est casser l’efficace du don/contre-don ; • enfin, l’idée de rythme comme art de marquer et de structurer en commun le temps induit et implique celle de mouvement et de séquence, animés par le rôle moteur de l’énergie. La réciprocité, qui suppose à la fois l’alliance et la distance, résulte de ces échanges coexistants d’énergie. Dans cette perspective, le don comme convertisseur d’énergies, ayant un rôle d’alternateur et de commutateur, fait jouer et battre ensemble les rythmes du monde.

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Références bibliographiques ALÈS C., 2006, Yanomami, l’ire et le désir, Paris, Karthala. LEFEBVRE H., 1992, Éléments de rythmanalyse. Introduction à la connaissance des rythmes, Paris, Syllepse. MAUSS M., 1967 [1937], Manuel d’ethnographie, Paris, Payot. – 1973a [1904-05], « Morphologie sociale. Essai sur les variations saisonnières des Eskimos », in Sociologie et Anthropologie, Paris, PUF. – 1973b [1925], « Essai sur le don », in Sociologie et anthropologie, Paris, PUF. – 1974, Œuvres, tome II, Paris, Minuit. MICHON P., 2005, Rythmes, pouvoir, mondialisation, Paris, PUF.

III. De quelques enjeux politiques

Une autre approche de la nation : Marcel Mauss

Bruno Karsenti

On sait que, parmi les livres qu’il projetait d’écrire et qui devaient demeurer inachevés, on trouve dans les papiers épars de Marcel Mauss une ébauche consacrée à la nation, commencée peu après la Première Guerre mondiale. Mauss y dégage une idée de la nation qui est difficilement audible pour nous, et probablement déjà pour les lecteurs d’alors. Ce qui nous est difficile à entendre est le fait que la nation doive se concevoir à travers une double opposition : à l’État d’un côté, au nationalisme de l’autre. La nation contre l’État, la nation contre le nationalisme, c’est cette idée qu’il nous faut cerner. Idée qui, en l’occurrence, n’est pas posée a priori, mais dégagée progressivement sur la base d’une vaste enquête empirique sur le développement des sociétés humaines, considérées sans restriction. En cela, la démarche se veut ethnologique et sociologique, et nullement de théorie politique. Elle a pourtant une portée générale, au moins à deux titres. D’une part, on s’aperçoit rapidement qu’elle est en fait destinée à illustrer et à donner une certaine épaisseur à la conception que Mauss se faisait de la société comme telle, ou plutôt du développement nécessaire des sociétés. En second lieu, elle vise à justifier une prise de position de ce même sociologue à l’intérieur des sociétés où sa propre analyse se situe : à l’intérieur des sociétés modernes. En termes clairs, cette définition de la nation est la pierre angulaire de l’engagement socialiste du sociologue qu’a voulu être Marcel Mauss.

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Mais alors, on doit reconnaître que la perspective adoptée pose plusieurs problèmes de méthode. En somme, il semble que, dans ces textes sur la nation, Mauss ait couru consciemment et délibérément un grand risque : celui d’articuler son travail de savant et son propre engagement. Qu’il ait éprouvé le besoin de le faire dans un contexte marqué par la Révolution russe et la Première Guerre mondiale ne tient évidemment pas du hasard. Si la sociologie mérite plus d’une heure de peine, comme le dit Durkheim, elle doit servir la pratique – à condition toutefois que son statut scientifique soit respecté –, et qu’elle ne se dégrade pas en art politique ou en science appliquée. Servir la pratique ne veut pas dire être ordonné selon la pratique. Dans les textes qui nous occupent, Mauss a retenu la leçon, mais il a voulu aussi la soutenir dans ses ultimes conséquences et la mettre en quelque sorte à l’épreuve. C’est pourquoi il a tenté d’enraciner le socialisme dans la rigueur démonstrative de la sociologie. Louis Dumont, dans ses Essais sur l’individualisme, a entrepris de définir le lien historique qui unit dès le XIXe siècle la sociologie et le socialisme. Leur « surgissement parallèle et partiellement conjoint » ne serait pas tant dû à la révolution industrielle qu’à la Révolution française : par la sociologie, il s’agit de mettre en œuvre la comparaison entre sociétés modernes et sociétés traditionnelles, et donc de présenter « au plan d’une discipline spécialisée, la conscience du tout social qui se trouvait au plan de la conscience commune dans les sociétés non individualistes » [Dumont, 1983 : 113]. Avec le socialisme, on retrouve la préoccupation du « tout social », mais elle s’exprime dans le même mouvement où l’on cherche à conserver le legs de la Révolution, et donc en valorisant inévitablement des aspects individualistes (en tout premier lieu, dit Dumont, le concept d’égalité). Il me semble que ce prisme proposé par Dumont est particulièrement fécond pour évaluer les textes maussiens sur la nation : orientés vers une justification du socialisme, ils sont en effet commandés par cette double intention de marquer la prégnance de la conscience du « tout social » dans les sociétés modernes, et de recueillir en même temps l’impact des idéaux révolutionnaires, précisément quant à leurs acquis en termes de droits subjectifs. Mais cela suppose, comme on le verra, une vision internationaliste – une mise en communication accrues des individualités nationales que seul le socialisme bien compris est capable d’assurer.

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Avant d’entrer dans cette pensée de la nation, deux points méritent d’être soulignés. Le premier est qu’on est ici en mesure de saisir le sens profond de l’intervention politique qui serait propre au socialisme, et le distinguerait complètement de toute autre formation idéologique. Mauss ne cesse d’y revenir. Le socialisme n’est pas une option politique comme les autres, parce qu’elle prend forme au sein de la vie sociale, comme l’une de ses tendances constitutives. On sait que dans ses cours, Durkheim reprochait au socialisme d’être un cri, une protestation. S’il avait pour lui l’avantage sur les autres positions politiques d’être effectivement corrélé à un état social réel, il n’avait pas en lui-même la force de s’élever au-delà de cette perception, sinon à rejoindre la sociologie et à se résorber en elle – ce à quoi tendait selon lui le saint-simonisme. Ici, sur un constat analogue quant à la valeur supérieure du socialisme, on a un schéma pratiquement inverse : c’est la sociologie qui fait émerger le socialisme comme la seule politique justifiée théoriquement, parce que seule à se soutenir d’une vue adéquate du développement social. Au point qu’on pourrait presque penser que le socialisme n’est pas une politique, qu’il subvertit le sens de ce qu’on entend ordinairement par politique : décider d’être socialiste n’est pas dissociable du fait de comprendre scientifiquement le développement social. Cette voix de la réalité, sans médiateur interprétatif, dont le matérialisme historique de type marxien avait rêvé de son côté – la 11e thèse sur Feuerbach ne dit pas autre chose –, c’est maintenant la sociologie qui est supposée l’apporter. Le socialisme est une vision naissant dans une forme de vie sociale achevée, il est, en un mot, le nom politique d’un mode de collectif [Mauss, 1997 : 250-251], qui advient nécessairement, et dont il faudrait en quelque sorte, avec toute la tension qu’enferme une telle formule, vouloir la nécessité. Il semble – j’ai tenté de le montrer par ailleurs [Karsenti, 2006, chap. VI] – que ce geste spéculatif difficile doive beaucoup aux travaux du juriste Emmanuel Lévy, grand inspirateur de Mauss sur ce point. Pour Mauss comme pour Lévy, c’est dévoyer le socialisme que de l’assigner à représenter une vue politique particulière sur la société, en surplomb par rapport à celle-ci. De sorte qu’il ne s’agit pas d’aller du socialisme à la sociologie par une lucidité ou une connaissance accrues, comme les cours de Durkheim le laissaient penser. Mais il s’agit d’aller de la sociologie vers le socialisme, de

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telle sorte que l’étude des sociétés comprenne l’événement socialiste comme événement social. Notons au passage qu’il n’est pas de jugement plus éloigné de celui-ci que la condamnation de Foucault dans ses cours sur la Naissance de la biopolitique, qui fait du socialisme une pure idéologie, accrochée à la vérité a priori d’un texte, incapable par là même de se développer en mode de gouvernement, immergé dans la réalité, comme peut l’être le libéralisme. Pour Mauss [1997 : 253254], l’accusation ne vaut que pour une apparence de socialisme, déchiré entre une approche critique et une projection utopique – ce dont il accuse principalement le marxisme. Mais le socialisme procède pour lui exactement à l’inverse : il émerge comme une tendance immanente à la réalité sociale, pour qui sait la lire. Or la lire correctement, c’est restituer à la nation sa vraie place, en la dérobant aussi bien à sa captation étatique et à son interprétation nationaliste. Seconde remarque, qui découle immédiatement de la précédente : les sociétés deviennent des nations, c’est là un processus dont Mauss, le fait est assez rare pour qu’on doive le souligner, admet le caractère évolutif et nécessaire : « Les nations sont les dernières et les plus parfaites des formes de la vie en société. Elles sont économiquement, juridiquement, moralement et politiquement les plus élevées des sociétés, et assurent mieux qu’aucune forme précédente le droit, la vie et le bonheur des individus qui les composent. Et de plus, comme elles sont inégales entre elles, et comme elles sont fort différentes les unes des autres, il faut concevoir que leur évolution est loin d’être terminée » [Mauss, 1969 : 627].

On reconnaît dans ce passage les deux traits relevés par Dumont dans la figure qui croise socialisme et sociologie : défense de l’individu, et forme de société prise comme un tout. Mais surtout, ce qui surprend dans cette assertion maussienne, c’est qu’elle paraît contrevenir au parti pris anti-évolutionniste que Mauss ne manque jamais d’afficher par ailleurs. Les sociétés humaines dans leur ensemble sont réinscrites dans une dynamique unitaire, orientée téléologiquement : un mouvement national, qui les porte vers une sorte de perfection sociale. Et pourtant, dès qu’on s’efforce de caractériser ce mouvement, on voit qu’il n’est unitaire qu’en surface. S’il est doté d’une certaine universalité, c’est à condition de comprendre qu’il engendre en chaque société un mouvement d’individuation qui

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accentue leur inégalité et leur différence. De sorte que l’évolution n’aboutit pas à une uniformisation : loin d’indiquer un achèvement et une stabilisation finale, elle marque plutôt l’apparition d’un nouveau contexte historique, qui est celui de la composition des rapports entre des nations dont la différenciation se fait sans cesse plus forte. Cette composition de rapports définit ce qu’il faut alors appeler l’internationalisme, qui est à l’opposé du nationalisme, puisqu’il récuse par principe le fait que la nation puisse être conçue comme un isolat. Mais il est aussi à l’opposé du cosmopolitisme, qui table sur une disparition du fait national et méconnaît en cela le fait que la nation est bien la forme de société parvenue à un certain point de perfection. Il y a, dans cette dernière affirmation, un point de vue qui surprend, et qu’on ne peut comprendre semble-t-il qu’en la resituant dans le contexte particulier de l’entre-deux guerres et de la construction de la Société des Nations – jugement apparemment confirmé par l’éloge que fait Mauss du Pacte en quatorze points du Président Wilson [1969 : 632]. Et pourtant, un autre élément historique s’avère sans doute prééminent, même si sa compréhension paraît moins évidente : c’est la volonté de redéfinir sur une base nationale le sens de l’Internationale socialiste, et donc de lier solidement socialisme et internationalisme. Par où l’on retrouve le danger qu’encourt une vision non sociologique, ignorante du fait social de la nation, comme l’est selon Mauss le marxisme. Une telle vision n’est pas apte à comprendre et à fonder une véritable Internationale socialiste. Tout repose donc, on le voit, sur une acception sociologique de la nation. C’est de là qu’il faut partir, ou du moins repartir après la guerre de 1914 et le conflit des nationalismes dont elle a constitué le point d’orgue. Or voilà qui suppose un retour critique sur la façon dont la sociologie durkheimienne elle-même avait cru pouvoir aborder le problème. Les textes sur la nation contiennent, de façon discrète mais tout à fait explicite, une critique de Durkheim, c’est-à-dire aussi une critique que Mauss s’adresse à lui-même lorsqu’il suivait son maître de trop près – une autocritique, par conséquent. En accusant la distinction entre les sociétés polysegmentaires et les sociétés politiques intégrées, une différence a été manquée à l’intérieur des sociétés politiques, qui est condition d’apparition de la nation proprement dite [id. : 581]. C’est qu’une société intégrée

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politiquement peut l’être de façon très différente selon qu’on met l’accent sur l’émergence d’un pouvoir central, ou bien sur le critère de l’intégration sociale proprement dite. Ce n’est que lorsque l’intégration sociale atteint un certain degré, indépendamment du critère politique de concentration du pouvoir souverain, que l’on peut véritablement parler de nation. Telle est la distinction que Durkheim a manquée – enclin pour cette raison à confondre nation et État, et surtout à ne pas voir le caractère hiérarchiquement inférieur de la forme étatique considérée comme configuration sociale. Dit en termes plus politiques : la vision durkheimienne est celle des États-nations, et elle se réfléchit dans sa typologie sociologique. En somme, il y avait là un présupposé étatiste qui empêchait de voir la différence spécifique de la nation comme une différence placée au-delà de l’État. Cela ne veut pas dire, soulignons-le d’emblée, que la nation exclut l’État. Mais cela veut dire que la définition de la nation ne tient pas dans l’État, que sa différence spécifique n’est pas dans le critère étatique – ce que la conception durkheimienne ne pouvait justement rendre perceptible. Dans les années 1920, c’est de cette vision que les recherches de Mauss sur la nation cherchent à nous libérer – retrouvant par là, par le biais qu’on va voir, une inspiration plus authentiquement socialiste. Mauss se fonde pour cela sur Aristote, qui distingue dans les Politiques les ethnè (les peuples), et les poleis, c’est-à-dire les cités proprement dites [ibidem]. Pour que les secondes puissent exister, il ne suffit pas qu’un pouvoir, qu’une archè, parvienne à s’affirmer. Il faut encore, dit Mauss, qu’un certain degré de conscience apparaisse du côté des sujets qui lui appartiennent. La question de la nation est alors complètement reformulée comme une question d’appartenance à une forme sociale définie, qui ne passe pas en premier lieu et à titre exclusif par l’appartenance politique, comme participation ou implication dans l’État. À cet égard, le texte sur la nation mérite sans doute d’être lu comme la réécriture maussienne des Leçons de sociologie de Durkheim, où s’exprimait de la façon la plus claire la théorie politique du maître de l’école française de sociologie. Je ne puis ici qu’esquisser la comparaison. On rappellera que pour Durkheim, l’État n’est pas une force concentrée sur elle-même, une entité juridico-politique indépendante du développement social. Tout au contraire, il épouse ce développement, se modifie avec lui, et revêt par là une mission qui

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n’était pas initialement la sienne lorsqu’il se bornait à défendre et à imposer les valeurs du groupe comme tel, à l’encontre des prétentions des individualités particulières dont il est composé. Dans sa forme moderne, l’État assume pour Durkheim un double rôle : d’un côté, il conserve la fonction externe de défendre la société nationale, de « maintenir intact l’être collectif » [Durkheim, 1990 : 105] contre les agressions auquel celui-ci est toujours exposé, dans un monde qui reste composé d’États distincts ; de l’autre, il remplit la fonction interne de renforcement et d’enrichissement des idées individualistes, tendance qui est cette fois-ci commune à une constellation d’États, en tout premier lieu les États européens. On retrouve une fois encore les deux traits distingués par Dumont. Tout l’effort durkheimien est de montrer, contre les libéraux, que l’État moderne est un État fort, de plus en plus fort sous certains aspects, même si sa force doit être comprise tout autrement que lorsqu’elle se ramenait prioritairement, voire exclusivement, à l’affirmation d’une puissance coercitive et guerrière, expansive à l’extérieur et répressive à l’intérieur. La définition durkheimienne tient dans cette formule, à laquelle la définition maussienne de la nation qu’on a rappelée fait strictement contrepoint : « Les États sont aujourd’hui les plus hautes sociétés organisées qui existent » [ibidem : 108]. La nouvelle force de l’État est celle d’une organisation sociale complètement déployée : elle se définit en termes d’extension et de continuité, d’innervation du tissu social, d’attention continue de la vie interne du corps et d’orientation de ses mouvements. Le danger, auquel les libéraux ont trop vite cédé, est de croire que la société et l’État se confondent alors, la première absorbant ou résorbant le second. Rien n’est plus faux pourtant, puisque le rôle de l’État reste celui, éminemment spéculatif, de fournir au corps social une réflexivité et une conscience de soi dont il serait à lui seul incapable. Il est une « conscience délibérante », puissance intellectuelle de poser des fins, parmi lesquelles ne dominent plus les fins guerrières et répressives. Loin de se confondre avec la conscience diffuse, immanente à la vie du corps, l’État élabore sur cette base une conscience claire, source de représentations et d’idées nouvelles s’imprimant en retour au substrat dont elle s’est dégagée. Si tant est qu’il y ait jamais cru, il est certain que Mauss ne peut plus soutenir cette vision après guerre. Le meilleur de son

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œuvre sociologique – à commencer par l’Essai sur le don – peut se lire à travers cet écart. L’« État-national-social » – pour employer l’expression qu’a utilisée Robert Castel [1995] pour décrire cette forme d’État dont la vision durkheimienne avait en quelque sorte fixé le canon – a été le pourvoyeur des nationalismes qui ont culminé dans la guerre, dont certains ont même été engendrés par la guerre elle-même. Il faut se demander pourquoi. De façon à peine voilée, Mauss s’y attache dans le texte sur la nation, à travers l’histoire qu’il fait de l’idée de nation dans l’époque moderne. Celle-ci est marquée par ce que Mauss appelle une « éclipse » [1969 : 576], à laquelle les historiens du politique n’ont pas prêté attention, qui figure en somme la grande éclipse du XIXe siècle : c’est qu’après la promotion révolutionnaire de la souveraineté populaire, après qu’ont été posés constitutionnellement les principes d’un gouvernement de la société par elle-même, l’idée de nation a en fait subi une rechute : elle s’est convertie en idée de nationalité. C’est là le point le plus difficile à comprendre de l’argument maussien, et c’est là que se loge cependant tout son intérêt. La nation est pour lui intrinsèquement liée à la démocratie, et l’essor qu’elle prend à l’époque moderne dépend de cet événement décisif : que la Révolution soit parvenue à faire passer la démocratie dans les faits. Mais, en même temps, la façon dont l’époque révolutionnaire a effectué ce passage n’a pu permettre à la nation véritable de se réaliser, et celle-ci s’est plutôt déclinée en nationalisme, c’est-àdire en affirmation politique de l’identité nationale reportée sur la figure de l’État. En somme, au XIXe siècle, l’État s’est substitué à la pratique sociale de la nation, à cette intégration sociale liée dans l’esprit de Mauss, non simplement à une idée démocratique, mais à une vie démocratique – à des pratiques sociales de type démocratique. Car ce sont seulement ces pratiques qui suscitent une véritable appartenance à ce tout intégré, actif, conscient de sa constitution interne comme de ses contours sensibles, dont Aristote avait commencé à parler en distinguant poleis et ethnè [1969 : 583]. Il y a donc un piège de la nation, et c’est un piège politique : il consiste à compenser le déficit d’intégration sociale de type démocratique par un étatisme – que cet étatisme soit démocratique, ou non démocratique. Ce piège a un nom : nationalisme. C’est très exactement cela qu’a produit le XIXe siècle, en accomplissant une série d’inversions corrélatives de ce déplacement sur l’État. Le sophisme identitaire

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de type nationaliste en résulte. Il relance les sociétés dans une guerre d’une violence supérieure à celle que connaissaient les sociétés polysegmentaires. Ces inversions consistent à croire que la race fonde la nation, ou que la langue fonde la nation, ou que tout partage substantiel quelconque a le pouvoir mystique de fonder la nation : alors qu’en réalité, c’est le mode très spécial d’intégration réalisé par la prise en charge collective des affaires communes qui est le fait de la nation, laquelle, inversement, a effectivement la puissance – qui n’a rien ici de mystique – de fonder des identités variables, linguistiques, culturelles, et même, Mauss ne craint pas de le dire, ethniques [idem : 596]. La thèse, dans sa radicalité, a quelque chose de choquant. Aussi faut-il comprendre exactement en quel sens il y a ici construction d’ethnicité réelle. Le constat de Mauss est en somme le suivant : de nouvelles ethnè sont effectivement susceptibles de naître des synthèses sociales inédites que sont les poleis. En cela, elles ne sont pas fondatrices, mais fondées. Elles sont des faits politiques déposés dans la nature sous la forme de synthèses sociales. Ces synthèses, ajoutons-le, sont alors très fortement individualisées : les nations, les vraies, sont plus distinctes les unes des autres que ne le sont entre elles des sociétés moins intégrées. Il y a plus de différence selon Mauss entre un Français et un Anglais qu’entre un Algonkin et un Indien de Californie [ibid. : 594]1. L’intégration démocratique, prise comme pratique sociale, individue fortement la vie collective, beaucoup plus fortement qu’on ne le croit lorsqu’on se borne à raisonner au niveau politique et à envisager la démocratie comme type de gouvernement représentatif. Mais cette individuation de formes de vie, bien qu’elle puisse aller jusqu’à l’ethnicité réelle, n’a rien à voir avec le mirage d’individualité auquel cherche à s’adosser le nationalisme. L’opposition au nationalisme se conduit donc sur la même ligne que le combat contre l’étatisme – celui que Mauss voit évidemment prospérer en Allemagne, mais celui aussi qu’il voit très tôt s’affirmer en Russie, à partir du moment où les Soviets deviennent des entités de type strictement politique, et perdent leur dimension première d’association ouvrière. Il faut alors s’interroger : à quoi doit-on 1. Il est significatif que, lorsqu’il s’agit d’évaluer cette individuation par la nation, Mauss parle ici d’individus « nationaux », et non d’États.

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imputer ces déviations, ces dévoiements de l’idée de nation ? Ici, la réponse de Mauss se fait extrêmement nuancée. Doit-on dire qu’elle est due à un déficit démocratique ? Oui, à condition de préciser que ce déficit est pris au sens d’une pratique sociale insuffisante des mœurs démocratiques, et en aucun cas au sens d’un déficit quant aux principes politiques du régime démocratique. Car si l’on considère le second, le régime, on pourrait presque renverser le diagnostic : un basculement dans une souveraineté populaire affirmée sur le plan purement formel du droit politique risque au contraire de projeter sur l’État toute la force intégratrice qui doit résider dans la nation elle-même – c’est-à-dire, au fond, dans la société. Dans le vaste panorama des nations modernes que Mauss dispose sous nos yeux, très peu de nations véritables existent réellement, et nombre d’entre elles se pensent dans l’illusion d’elles-mêmes, se considèrent comme telles alors qu’elles ne le sont pas. Certes, toutes sont lancées dans une dynamique où elles veulent l’être, et où il est juste qu’elles le deviennent : mais comme elles ne le sont pas vraiment de l’intérieur de leurs pratiques sociales, elles vont chercher des substituts de consciences nationales dans des mythes, exaspèrent artificiellement leur sensibilité, se jugent en danger, se donnent des ennemis. Elles succombent alors à la logique dévoyée des déplacements et inversions qu’on a soulignés. Le nationalisme, c’est la pseudo-nation inquiète de n’être pas encore une nation, qui substantialise son identité et s’en remet à l’exercice d’un pouvoir coupé de la société. Il faut pourtant bien s’entendre : seule la promotion révolutionnaire des droits de l’homme a rendu possible une certaine réalisation du fait national, sur des bases que ne pouvaient pas connaître les sociétés qui n’avaient pas accédé au principe démocratique moderne, c’est-à-dire à la souveraineté populaire. Qu’a-t-il donc manqué pour que la nation ne se laisse pas capturer par l’État ? C’est ici que la réponse de Mauss se fait rigoureusement socialiste : parmi les critères de formation de cette vie sociale en laquelle, pour lui, réside la nation, il en est un qui, sans devoir être isolé ni hypostasié, lui paraît cependant décisif, et surtout indûment négligé. C’est là qu’apparaît surtout la carence de l’époque moderne, jusque dans son inspiration démocratique : il lui a manqué une forme de conscience de soi qui passe par le plan de l’intégration économique, il lui a manqué cette sensibilité, cette appartenance et cette citoyenneté

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développée au niveau des pratiques économiques. Il a manqué, en bref, aux nations modernes, de penser leur économie à un niveau où se réalise l’idéal démocratique, seul ferment de ces formes sociales achevées que Mauss appelle des nations. La socialisation de l’économie peut prendre différents biais, emprunter différents chemins, se poursuivre par de multiples moyens – parmi ceux-ci, on relèvera tout particulièrement l’importance de la monnaie ou encore du crédit national, bases d’une confiance où l’appartenance subjective à la nation peut effectivement se tisser –, une chose reste sûre : elle ne peut pas être accomplie par d’autres forces que les forces sociales elles-mêmes, les agents économiques réels, dans les associations qu’ils forment. Car ce qui se joue alors au niveau économique, c’est toujours l’intégration de type démocratique. Et c’est encore s’égarer que d’attendre de l’État la prise en charge de l’organisation du marché et de la production. Il n’y a de socialisme, pour Mauss, qu’à travers ce qu’il appelle une « nationalisation de l’économie » [1997 : 259] – mais à condition de préciser que la nationalisation, encore une fois, est une auto-organisation des forces productives, et donc exactement le contraire d’une étatisation. Il me faut conclure : pour nous, les discours de Mauss dont j’ai rappelé la trame et les intentions sont difficilement transposables aujourd’hui. La charge sémantique dont il veut doter le concept de nation nous paraît trop lourde pour lui, peut-être parce que la suite de l’histoire nous a appris que le nationalisme devait se révéler bien plus puissant que Mauss n’était porté à le croire, et qu’il l’était suffisamment pour ensevelir avec lui le mot même de nation. Au moment où la SDN se fonde, on se dit alors qu’un optimisme était requis, et qu’il était somme toute méritoire. Mais on ne croit plus à l’adéquation du mot de nation à cette forme pacifique de vie, dans un ordre international apaisé, c’est-à-dire ramené à ce que Mauss appelle un ordre « intersocial » [1969 : 606], des formes de société les plus achevées qui puissent exister. Et pourtant, sous un autre aspect, la casuistique de Mauss se présente aussi à nous comme une tâche, si l’on rappelle que sous le mot de nation, il s’agit de rendre visible et compréhensible un sens profond et inaperçu par la théorie politique du mot démocratie : la démocratie, non comme configuration de pouvoir ou type de régime, mais comme forme de vie, qui repose sur une sensibilité accrue à des pratiques communes, conscientes d’elles-mêmes dans ce qu’elles

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ont précisément de commun, et conscientes du même coup du type particulier de collectif qu’elles tracent et dont elles actualisent la forme. Penser ainsi la démocratie, pour Mauss, c’était penser en socialiste. Par là, il anticipait une exigence qui s’impose peut-être plus encore aujourd’hui, dans une situation où le socialisme cherche sa voix, étouffé entre un étatisme toujours plus accusé, et un développement économique toujours plus désocialisé.

Références bibliographiques CASTEL R., 1995, Les métamorphoses de la question sociale, Paris, Fayard. DUMONT L., 1983, Essais sur l’individualisme, Paris, Seuil. DURKHEIM É., 1990, Leçons de sociologie, Paris, PUF. KARSENTI B., 2006, La société en personnes, Paris, Économica. MAUSS M., 1969, Œuvres III, Paris, – 1997, Écrits politiques, Paris, Fayard.

Histoire et actualité de l’associationnisme : l’apport de Marcel Mauss Jean-Louis Laville1

Introduction Cette contribution se propose de souligner l’incomplétude du débat politique et économique qui, depuis un siècle, repose sur l’opposition et la complémentarité de l’État et du marché. Pour relever les défis du XXIe siècle, il est nécessaire d’intégrer à la réflexion un troisième pôle, celui de la société civile en particulier à travers l’associationnisme que l’œuvre de Mauss nous aide à penser. L’associationnisme peut être abordé comme le projet de démocratisation de la société mené à partir d’actions collectives, libres et volontaires, ayant pour but la lutte pour l’égalité. Très souvent, l’associationnisme a été appréhendé en tant qu’effervescence collective, dont la Commune de Paris, la République Catalane ou la Révolte Hongroise sont des manifestations emblématiques. Mais l’associationnisme n’est pas que surgissement vite oublié, il est aussi porteur d’une volonté d’inscription dans la durée par la construction d’institutions à orientation économique, pour reprendre la terminologie wébérienne. 1. Jean-Louis Laville est professeur du CNAM, coordinateur pour l’Europe du Karl Polanyi Institute for Political Economy et chercheur au LISE (CNRS-CNAM). Il a publié récemment : Dictionnaire de l’autre économie, Paris, Gallimard, 2007 (co-dirigé avec A.D. Cattani) ; L’économie solidaire, une perspective internationale, Paris, HachetteLittératures, 2007 (dir.) ; La gouvernance des associations, Toulouse, Erès, 2008 (co-dirigé avec C. Hoarau) ; Politique de l’association, Paris, Seuil, 2010.

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Des débats passionnés2 ont d’ailleurs marqué le XIXe siècle à son sujet. Mais ils ont ensuite été délaissés pendant le XXe siècle et cet abandon handicape la pensée de la démocratie. C’est pourquoi, face aux incertitudes démocratiques contemporaines, il importe de retrouver la référence à l’associationnisme dont la spécificité réside dans la capacité à alimenter une recherche d’approfondissement de la démocratie par un ensemble de pratiques citoyennes. Selon cette orientation, l’association n’est pas seulement pensée, elle est expérimentée. Elle n’est pas seulement dépendante du capitalisme, elle intervient dans la définition des catégories économiques et politiques. De ce point de vue, l’apport de Mauss peut être synthétisé autour de quatre points-clés combinant sociologie critique et possibiliste3. Pour ce qui est de la dimension critique, Mauss invite à penser contre l’association comme système et contre l’étatisme. Pour ce qui est de la dimension possibiliste, il se prononce pour l’institutionnalisme et pour le changement social démocratique. Contre l’association comme système Face aux fausses oppositions entre république et démocratie, l’associationnisme défend l’idée que la démocratie républicaine n’est pas seulement « une forme de gouvernement », elle est une « forme d’organisation de la société tout entière » ou « un état social fondé sur la liberté de chacun et la solidarité de tous » [Bourgeois, 2007 : 19 et 21] dans lequel l’égalité de dignité peut être concrètement éprouvée et défendue. Retrouver la mémoire de ses fondements anthropologiques comme de ses itinéraires historiques est donc précieux pour comprendre les enjeux de l’associationnisme. En l’occurrence, le rappel des faits situe la pertinence de l’associationnisme, il permet de questionner le récit dominant de son échec. 2. Au cours du XIX e siècle, l’association a fait polémique. Des positions contradictoires ont été émises à son sujet. Ainsi, l’interprétation libérale l’a vue comme un rempart moral confortant l’ordre social par l’amour du travail, la persévérance, la sobriété et la vertu d’autorité des tutelles. À l’autre extrême, l’interprétation libertaire l’a perçue comme une marche vers une civilisation plus avancée où l’entraide remplace l’immixtion gouvernementale. Pour ces deux interprétations, voir [Gauchet, 2007]. Pour une synthèse sur les différentes conceptions de l’association au XIXe siècle en France, se reporter à [Ferraton, 2007]. 3. Possibiliste au sens d’Hirschman [1971 ; 1986].

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Fortement investi par le mouvement ouvrier naissant, il a subi un coup d’arrêt4. Le reflux des associations solidaires, dans la seconde moitié du XIXe siècle, est habituellement attribué à leurs insuffisances mais cette interprétation, souvent reprise comme une évidence, est inexacte. L’associationnisme a été laminé par la répression et l’ostracisme. Toutefois, reconnaître l’hostilité à son encontre ne doit pas conduire à éluder qu’il a été parallèlement affaibli par une croyance exagérée en son pouvoir de transformation. L’histoire nous livre une leçon qu’il importe de comprendre afin d’en tirer des enseignements pour l’avenir. Au XIXe siècle, les premières invocations de l’association se teintent de mystique. Dans une théologie politique qui est à « la recherche de l’unité perdue » [Blais, 2007 : 74-106], l’association est convertie en mode d’organisation idéal qui porte l’espoir d’une réconciliation par la coïncidence entre liberté de tous et de chacun. Succédant au temps de l’individualisme égoïste, prophétise Leroux, adviendra le régime de l’Association. Cette nouvelle religion est indissociable d’un organicisme. Selon Saint-Simon, « nous sommes tous des corps organisés » et le projet de changement est à concevoir « en considérant comme phénomènes physiologiques nos relations sociales » [Saint-Simon, 1802, cité par Blais, 2007 : 50]. Le pouvoir qu’il confère aux industriels et aux experts témoigne par ailleurs d’une propension à rabattre le politique sur l’économique. La délibération politique est aussi exclue par la sociologie positiviste qui se réclame de la biologie. Avec Comte, elle entretient le fantasme fusionnel d’une société indivise résultant de l’application de principes scientifiques. La métaphore de l’interdépendance des organes dans le corps est de plus en plus mobilisée et l’association se confond avec une nécessité. Duguit se fonde sur un constat qu’il estime objectif, le fait que la société soit une totalité soumise au « gigantesque mouvement associationniste ». Il en déduit que les responsables politiques doivent respecter ces lois de « sociologie scientifique et accélérer ce mouvement par des biais juridiques qui consolident la solidarité ». Il s’accorde en cela avec Fouillée pour penser que la Révolution, en s’attaquant aux hiérarchies de l’Ancien Régime, « se laissa entraîner jusqu’à détruire le principe 4. Pour une histoire de l’associationnisme en France, voir [Chanial, Laville, 2005 : 47-74].

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d’association. Ce fut sa seule faute »5. Cependant, par ailleurs, leurs appréciations divergent. Si Fouillée tente la synthèse de l’organique et du contractuel en avançant l’idée d’organisme contractuel et en insistant sur l’intentionnalité émanant d’individualités sociales moralement constituées, Duguit, pour sa part, s’en remet à l’action de l’État conforme à la science. La conception de Duguit, qui gagne en audience avec le temps, illustre bien le risque d’un surinvestissement de l’association dans la perspective d’une société réconciliée. L’organicisme, qui considère les relations sociales comme des phénomènes physiologiques, et le positivisme, pour lequel la société rationnelle doit résulter de l’application des principes scientifiques, font de l’association l’expression d’un progrès qui serait pour certains le retour à une unité perdue, une communauté originelle. Le gouffre entre les réalisations associationnistes et l’espoir placé en elles devient alors béant. Il induit une invalidation de ces pratiques sociales alors que c’est la visée d’un système fondé sur la seule Association qui pose problème. À cet égard, Mauss abandonne vite l’idée d’une société qui serait régie par un principe unique. La domination d’un seul principe, même associatif, lui paraît non souhaitable. À ses yeux, l’association vaut comme modérateur de l’individu et de l’État pour autant qu’elle puisse s’autolimiter. Toute croyance en « une pacification de la société sous l’empire d’un principe totalisateur unique » est illusoire et il convient d’opter pour « une société régie par une pluralité plus ou moins conflictuelle de principes économiques », une « mixture » de marché, d’État et d’associationnisme [Dzimira, 2007 : 214]. Contre l’étatisme Pourtant, cette pensée d’un équilibre entre principes ne s’est pas imposée. Les déceptions engendrées par une attente trop forte vis-à-vis des associations font le lit de l’étatisme qui s’installe logiquement et enferme les associations dans un rôle subordonné. Les espoirs investis dans l’association se reportent sur l’État. Ce dernier fait émerger le social comme catégorie séparée à partir de la 5. Les extraits des textes de Fouillée et Duguit mentionnés dans ce paragraphe sont cités par Rosanvallon [2004 : 265-275].

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dépolitisation de la question économique. Corollaire, il rejette dans l’ombre les actions associatives. L’État providence, qui améliore grandement les protections collectives et fonde la solidarité en droit, isole en contrepartie l’action des pouvoirs publics et indexe la solidarité sur les performances de l’économie marchande. Plus précisément, l’étatisme révèle ce que Mauss appelle un « fétichisme politique », c’est-à-dire une croyance excessive en la capacité transformatrice de la loi. Or, toujours selon Mauss, la loi s’est avérée impuissante quand elle n’était pas supportée par les mœurs ou ne se modelait pas sur des pratiques sociales suffisamment fortes. En ce sens, « la loi ne crée pas, elle sanctionne », elle peut « rehausser » [Mauss, 1997: 550-552] des pratiques sociales, elle ne peut pas inventer un monde social. Le mythe de la Grande Association, dont Proudhon se méfiait déjà, a finalement desservi les pratiques associationnistes. La volonté d’émancipation qui les sous-tendait a été intriquée avec un objectivisme dévalorisant les efforts présents d’action collective pour leur préférer les projets généraux d’une société parfaite à venir. Au final, l’associationnisme originel a trouvé sa force dans de multiples expériences d’auto-organisation, mais sa faiblesse a résidé dans sa référence conceptuelle à une harmonie universelle qui a marqué la pensée progressiste. L’écart entre l’ampleur de l’attente et la modestie des avancées a alors engendré une désillusion vis-à-vis de l’association, l’État la relayant pour réincarner l’idéal fraternitaire. La première actualité de Mauss réside ainsi dans sa résistance à un étatisme qui s’est diffusé tant dans la social-démocratie que dans le bolchevisme. Il nous aide à saisir, derrière l’opposition structurante au XXe siècle entre réforme et révolution, un accord implicite sur l’étatisme, l’État étant devenu le rempart contre l’expansion du capitalisme marchand, seul susceptible de le cantonner ou de le supprimer. Le déclin de l’associationnisme est donc partie liée avec l’orientation productiviste qu’a prise l’idéologie progressiste. Logiquement, l’effritement de celle-ci coïncide avec des questionnements qui réintroduisent la thématique longtemps oubliée de l’associationnisme. En effet, si les premières mises en garde contre les impacts négatifs de la croissance industrielle ont été prononcées dès le XIXe siècle, l’idéologie du progrès, confortée par l’amélioration constatable des conditions de vie, les a longtemps fait

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oublier. Les années 1970 témoignent sur ce plan de la perception du franchissement d’un seuil : en matière de production comme de consommation, « plus » ce n’est pas forcément « mieux ». La mise en évidence des « dégâts du progrès » [Cfdt, 1977] dans le quotidien des travailleurs s’accompagne d’une réflexion sur les effets pervers du modèle de développement productiviste qui a porté l’expansion industrielle. Pourtant, malgré les mises en garde, les politiques suivies dans les années 1980 et 1990 alimentent ces effets pervers. Dans le capitalisme financiarisé, les dirigeants accordent la priorité à la création de valeur pour l’actionnaire au détriment des négociations collectives entre capital et travail. Rappelons, pour mémoire, qu’entre 1988 et 2008 l’indice de la Bourse de Paris a progressé de 120 % et le salaire de 15 % à prix constants. Les exigences de gains à court terme amplifient les problèmes de moyen et long terme. L’impératif de rentabilité maximale auquel sont ainsi soumises les activités économiques entretient « l’exploitation intensive des ressources non renouvelables, seules capables d’assurer une croissance soutenue » et « l’exploitation dépassant les rythmes de renouvellement naturel des ressources renouvelables » [Van Griethuysen et alii, 2003 : 26], ce qui accentue la destruction de l’environnement. Au total, depuis quelques décennies, dégradations sociales et écologiques s’entretiennent mutuellement. Face à cette situation d’une gravité sans précédent, la solution ne peut venir d’une moralisation du capitalisme qui laisse inchangées ses structures du pouvoir. L’amendement à la marge d’un système prédateur qui entretient une fuite en avant et ignore la question des limites serait dérisoire. Tout en respectant l’économie de marché, il s’agit d’établir une nouvelle alliance entre les pouvoirs publics et la société civile contre la démesure du capital [ce que prône Beck, 2003]. Pour l’institutionnalisme Cette exigence a deux implications. Première implication : la force instituante de la solidarité est à réhabiliter ; après une socialdémocratie qui a parié sur la seule redistribution publique pour protéger la société, il importe de retrouver la complémentarité des deux formes de solidarité démocratique, l’une fondée sur les droits, l’autre sur le lien civil [Théret, 1999]. Seconde implication :

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le capitalisme ne peut être régulé que si l’économie de marché est à la fois respectée et complétée par la légitimation d’autres principes économiques. Détaillons quelque peu ces deux aspects intriqués d’une redéfinition du social et de l’économique comme de leurs rapports. Sur la solidarité d’abord. Comme le remarque Habermas, la crise de l’État providence ne peut être résolue que par « un rapport transformé entre, d’une part les espaces publics autonomes, et, de l’autre les sphères d’action régulées à travers l’argent et le pouvoir administratif » [1990 : 158], ce qui signifie une influence assumée de part et d’autre entre associations et pouvoirs publics, tenant compte du fait que dans l’histoire, comme dans l’actualité, ces deux entités ne sont ni séparables ni substituables. Il est évident qu’un développement des associations ne peut advenir sans un soutien public en faveur de l’esprit de responsabilité civique, pour reprendre les termes du programme de nouvelle citoyenneté proposé par Barber [1997] ; les politiques publiques ont à intégrer des politiques de l’espace public pour favoriser les opportunités de rassemblements citoyens autour d’enjeux de société. Quant au service public, il doit admettre « une forme de prestation de service plus participative et décentralisée qui laisse place à l’entraide mutuelle et aux initiatives locales. La socialisation spontanée doit être complétée par une socialisation stimulée par l’État, c’est-à-dire « la transformation démocratique de services étatiques au niveau local ou le transfert d’autorité et de ressources à des associations », selon Walzer [1988 : 20-21]. En ce sens, « seul un État solidaire pourra renforcer et épauler une société solidaire et réciproquement » [Chanial, 2001 : 288-289]. Gurvitch va dans ce sens quand il plaide pour un droit social qui protège les formes d’auto-organisation de la société œuvrant pour la justice [1932]6. Venons-en à l’économie. La réhabilitation de l’associationnisme n’est pas concevable sans remise en cause du principal message idéologique du néolibéralisme, à savoir que seule l’économie de marché est productrice de richesses et d’emplois. Résister au « sophisme économiciste » [Polanyi, 2007 : 15] suppose de ne pas renvoyer tout autre principe économique que l’intérêt à l’archaïsme et de ne pas affubler toute critique de l’intérêt d’une connotation 6. Sur l’actualité de Gurvitch, cf. Gardin [2007].

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moralisatrice7. Il s’agit, sans contester la légitimité de l’économie de marché, de déconstruire le réductionnisme qui interprète toute forme économique à partir du seul intérêt matériel. Dans ce but, l’inscription de l’économie de marché dans des normes sociales et écologiques est à relier avec l’essor d’économies publique et associative8 comme avec leur mutualisation. La pluralité économique devient dès lors le gage de la préservation d’une société humaine. Cependant, il ne servirait à rien d’en appeler à une telle perspective si aucun espace de réalisation ne s’ouvrait à elle. Or, un regain associationniste est empiriquement constatable. Il se manifeste en particulier par un engagement solidaire renouvelé dans des activités attestant de l’introduction de comportements solidaires dans les actes économiques les plus courants (créations de nouveaux services et modes d’échanges, production, commerce, consommation, épargne…). Ces actions évoquent encore l’actualité de Mauss qui, dans la conclusion de l’Essai sur le don, insiste sur la construction d’institutions susceptibles de préserver l’existence concrète de dynamiques solidaires effectives, ce qu’il confirme dans ses Écrits politiques. Par sa démarche institutionnaliste, Mauss montre que la persistance du don dans la socialité primaire des sociétés contemporaines suppose qu’existent des configurations institutionnelles qui attestent du couplage entre l’esprit du don et le souci d’égalité, caractéristiques de la solidarité démocratique. Le don existe dans toutes les organisations, mais dans certaines, comme les entreprises, la structure institutionnelle ne permet guère son identification, quelles que soient les propensions des acteurs. Le rôle irremplaçable de l’associationnisme tient donc à ce qu’il concrétise une création institutionnelle fondée sur la solidarité démocratique et ayant une dimension économique, contredisant l’assimilation dominante entre économie et marché comme la croyance en une toute-puissance du capitalisme. En conséquence, écrit Mauss : « Il n’y a pas de 7. Le Velly [2004 ; 2006] a montré, en s’appuyant sur Max Weber, que l’analyse des marchés dans « la nouvelle sociologie économique » peut avoir pour contrepartie une euphémisation de la force du marché et de la clôture progressive qu’elle induit sur une économie moderne appréhendée comme rationnelle et capitaliste, avec une délégitimation conséquente des formes non marchandes. 8. Ce que défend aussi Renault [2004 : 218-219].

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sociétés exclusivement capitalistes… Il n’y a que des sociétés qui ont un régime ou plutôt — ce qui est encore plus compliqué — des systèmes de régime plus ou moins arbitrairement définis par la prédominance de tel ou tel de ces systèmes ou de ces institutions ». Il n’existe pas un mode unique d’organisation de l’économie qui serait l’expression d’un ordre naturel, mais un ensemble de formes de production et de répartition qui coexistent. Les représentations individuelles induisent des actions et pratiques sociales que les institutions normalisent par la politique, traçant le cadre dans lequel les pratiques peuvent se déployer et influant en retour sur les représentations. Les institutions sont changeantes parce que ce sont des conventions sociales qui à la fois expriment et délimitent le champ des possibles ; leur étude peut permettre d’acquérir « la conscience précise des faits et l’appréhension, sinon la certitude, de leurs lois », elle aide aussi à se détacher de cette « métaphysique » dont sont imprégnés les mots en « -isme » comme capitalisme. Affirmer l’existence d’une société capitaliste revient à admettre une homogénéité au sein du système économique alors qu’il se compose en réalité de « mécanismes institutionnels contradictoires, irréductibles les uns aux autres ». Pour rendre compte de l’état des rapports de force, il est plus rigoureux d’évoquer une dominante capitaliste, ce qui présente l’avantage de ne pas occulter la présence d’autres formes et logiques socioéconomiques. Si l’on prolonge Mauss, le déclin du programme institutionnel identifié par Dubet peut être interprété comme une mise en évidence des limites de l’étatisme qui induit non un effacement des institutions mais des reconfigurations pouvant correspondre à la construction d’institutions solidaires moins centralisées, susceptibles d’étayer les comportements individuels. La mise en rapport des situations passée et présente permet alors de situer la portée et les limites de l’associationnisme dans cette perspective. Pour un changement social démocratique Passer du constat à un projet de changement implique de poser la question des institutions qui sont en mesure d’assurer la pluralisation de l’économie pour l’inscrire dans un cadre démocratique. Mauss esquisse les fondements théoriques d’une approche plurielle de l’économie, mais il amorce aussi une réflexion sur le

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changement social qui ne se satisfait pas de l’évocation rituelle d’un renversement du système. Après l’effacement du socialisme associationniste, la critique du capitalisme qui a prévalu a méprisé les résistances et les luttes empruntant des voies économiques. Trop ténues pour s’opposer au capitalisme, elles servaient en fin de compte ses intérêts. Elles détournaient des tâches prioritaires de la révolution. C’est cette appréhension « bolchevique » du changement, contre laquelle s’insurge Mauss9. Pour lui, la véritable transformation ne peut être recherchée qu’à partir d’inventions institutionnelles ancrées dans des pratiques sociales ; elles peuvent indiquer les voies d’une réinscription de l’économie dans des normes démocratiques en évitant un volontarisme politique qui débouche sur l’autoritarisme. La réflexion sur la conciliation entre égalité et liberté, qui demeure le point nodal de la démocratie dans une société complexe, selon Polanyi [2008], ne peut progresser que par la prise en compte des réactions émanant de la société. Il s’agit de s’appuyer sur des pratiques pour informer sur leur existence, les étudier et les renforcer, autrement dit de partir du « mouvement économique réel » et non pas d’un projet de réforme sociale plaqué sur la réalité. L’associationnisme ne peut donc être étudié par la seule histoire des idées, il exige une approche imbriquée des idées et des pratiques. Cette ouverture sur des possibles démocratiques réfute deux postures sociologiques symétriques : une sociologie qui avalise l’ordre existant en négligeant les forces instituantes promotrices d’une plus grande justice d’une part, une sociologie focalisée sur la critique qui s’arroge le monopole de la lucidité d’autre part. En effet, la première aborde les associations uniquement comme des organisations dans lesquelles l’analyse des stratégies d’acteurs occupe toute la place au détriment de la reconnaissance de l’expression politique comme de la dimension publique et institutionnelle de l’action collective. Quant à la seconde, elle fait preuve d’un étatisme affiché ou implicite quand elle dénonce le monde associatif comme un service public au rabais. Dans les deux cas, les représentations des participants ne peuvent être que des leurres masquant la vérité des rapports d’intérêt ou de domination. Corollaire, dans ces sociologies du soupçon, les chercheurs attentifs à l’association9. Il est indispensable de lire, à ce sujet, le texte de Mauss [1997 : 537-566].

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nisme ne peuvent qu’avoir été abusés par une trop grande confiance accordée aux propos des indigènes. On retrouve comme l’écho de l’apostrophe concernant la notion de hau adressée par Lévi-Strauss à Mauss : « Ne sommes-nous pas devant un de ces cas (qui ne sont pas si rares) où l’ethnologue se laisse mystifier par l’indigène ? ». Question vite assortie d’une préconisation : « Après avoir dégagé la conception indigène, il fallait la réduire par une critique objective qui permette d’atteindre la réalité sous-jacente » [Lévi-Strauss, 1950 : XXXIII-XXXIX]. À l’inverse de cette prétention scientifique au dévoilement du sens, nombre de nouvelles sociologies [Corcuff, 2007] mettent l’accent sur la réflexivité et la motivation des sujets. Leurs auteurs refusent le panoptique savant qui serait seul en mesure de repérer les lois de structure par un dispositif d’observation des faits sociaux pour se revendiquer, à la suite de Mauss, comme savants et politiques [Dzimira, 2007]. Dans cette lignée, la pensée de l’associationnisme suppose une interrogation épistémologique et méthodologique sur les rapports entre chercheurs et acteurs. Loin de la vulgate dominante10, il importe avec Mauss de poursuivre l’appréciation sociologique du bolchevisme comme indiqué plus haut, mais il est également primordial de ne pas succomber à ce qui pourrait être qualifié, pour faire image, de léninisme sociologique. Une place doit être laissée à la critique de la sociologie critique pour retrouver une perspective de changement social démocratique [Boltanski, 2009]. Conclusion Indéniablement, la crise du néolibéralisme venant après l’effondrement de l’Union soviétique et l’épuisement de la socialdémocratie confère à l’associationnisme une actualité nouvelle. Les initiatives solidaires qui en témoignent doivent toutefois être envisagées en ayant à l’esprit les enseignements de l’histoire évoqués ci-dessus. Leur pertinence est conditionnée par le fait qu’elles 10. Alain Caillé [2007], reprenant Durkheim et Weber, montre les difficultés inhérentes à la notion de neutralité axiologique telle qu’elle est usuellement perçue par ces deux auteurs et perceptible en fait chez eux, à mille lieues des affirmations péremptoires en la matière des tenants de l’académisme.

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MARCEL MAUSS VIVANT

ne soient ni méprisées, ni portées aux nues, mais qu’elles s’intègrent dans une conception élargie de l’action publique. Il est décisif, eu égard à l’histoire, de préserver l’associationnisme de toute idéalisation, il n’a pas vocation à être la matrice d’un système totalisant et sa réussite suppose des interactions coopératives et conflictuelles avec l’État et le marché. Cette nécessité affirmée par Mauss de la mise en débat des interprétations données aux expériences associationnistes est aujourd’hui reprise avec force par des sociologues comme de Sousa Santos. Selon ce dernier, les intégrer à l’analyse, c’est éviter de retomber dans le scientisme et de reconduire un étatisme éculé. C’est faire un choix épistémologique qu’il estime impérieux aujourd’hui, celui de sciences sociales ouvertes aux émergences, qui ne condamnent pas les expériences au motif de leurs insuffisances mais au contraire sont attentives à leurs potentialités. Elles redonnent en effet la priorité à l’action citoyenne au détriment du déterminisme économique qui a trop longtemps dominé les approches du changement social.

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Le don à l’âge de la mondalisation

Elena Pulcini

À la suite de la suggestion d’Alain Caillé de poser le don comme le « tiers paradigme » entre holisme et individualisme [Caillé, 2000], je voudrais interroger les changements qui se sont produits à l’ère de la mondialisation. En effet, l’individualisme n’est plus (seulement) aujourd’hui réductible au modèle utilitariste de l’Homo œconomicus caractéristique de la première modernité (de Hobbes à Adam Smith), tandis que le holisme assume la forme inédite du communautarisme. Pour l’exprimer dans les termes de Marcel Mauss [Mauss, 1950], la globalisation se présente comme un « fait social total » qui ne concerne pas une sphère particulière, mais le tissu social tout entier, le domaine économique, politique, culturel, anthropologique, écologique etc. Pour autant, elle ne se présente pas comme un processus unitaire, mais plutôt ambivalent, comme le décrit finement le concept de « glocalisation » [Robertson, 1992] qui souligne la coexistence de deux réalités opposées et complémentaires. D’une part, en effet, on assiste à des processus « globaux » d’unification et d’homogénéisation – effacement des limites territoriales produites par le marché, interdépendance des événements, nivellement culturel. De l’autre, on constate de multiples phénomènes « locaux » de fragmentation et de différenciation – besoin d’identité et d’appartenance, nouvelle délimitation territoriale.

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Il s’agira ici de montrer en quoi cette réalité ambivalente correspond à une polarisation entre un individualisme global et un communautarisme local et que cette polarisation est à l’origine de la configuration pathologique de ces deux dimensions qui produit, d’une part, atomisme, indifférence, manque de lien, de l’autre, ghetto, entropie, clôture, excès de lien [Pulcini, 2009].

I.

L’âge global marque de manière définitive la crise de l’individu souverain de la première modernité, c’est-à-dire de l’homo œconomicus, rationnel et clairvoyant, utilitariste et capable de projet. Cette crise est à la source des deux aspects par lesquels je propose de résumer les caractéristiques du Moi global : l’insécurité et l’illimitation. Évoquons rapidement deux figures représentatives : l’individu spectateur et l’individu consommateur. La première est une figure inédite, caractérisée par une insécurité face aux défis globaux [Beck, 1986] – du nucléaire au global warming, du terrorisme aux virus mortels. Elle se traduit par un sentiment d’impuissance dû à une perte de contrôle sur les événements [Bauman, 1999], à une passivité par rapport à la sphère publique, ainsi que par une sorte de retrait narcissique et par la recherche d’espaces immunitaires qui donnent aux individus l’illusion d’être à l’abri des dangers. La deuxième n’est pas quant à elle inédite tant elle s’impose dès le passage de la société moderne à la société postmoderne. Mais la globalisation, en accomplissant le passage postmoderne d’une société de producteurs à une société de consommateurs [Bauman, 2007], lui donne un nouvel élan. Les individus sont animés par des désirs sans objet, mobiles et interchangeables, alimentés par les pratiques de séduction et de spectacularisation d’un marché planétaire qui tend à coloniser de plus en plus toutes les sphères de l’existence (corps, politique, culture) et à étendre le domaine du possible en justifiant l’illimitation des désirs. Tout en étant lui aussi caractérisé par des passions acquisitives – comme l’Homo œconomicus de la première modernité [Pulcini, 2001 ; 2008] –, l’individu consommateur paraît être animé par une

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MARCEL MAUSS VIVANT

attitude passive et parasitaire qui aboutit à l’entropie. L’utilitarisme clairvoyant se transforme en hédonisme ancré dans le présent, qui s’alimente de lui-même et qui se borne à exploiter au coup par coup ce qu’il trouve disponible en demeurant indifférent à l’avenir et au destin du monde. L’individu-consommateur est un individu à la fois vide et rapace, qui essaie de compenser l’affaiblissement de sa propre identité par l’acquisition illimitée des choses. Le rapport parasitaire avec les choses en vient pour ainsi dire à engloutir l’espace de la relation avec l’autre. Celui-ci se réduit de plus en plus, pourrait-on dire avec René Girard [1961], à un rapport purement mimétique dans lequel l’autre joue le rôle symbolique de modèle rival à imiter et/ ou à dépasser dans cette course effrénée à la possession de tout ce qu’il est possible de consommer. Les passions acquisitives subissent un processus d’entropisation qui conduit aux « passions tristes » [Benasayag et Schmit, 2003] de l’envie et du ressentiment, sources de conformisme et de désocialisation, d’homogénéisation et de solitude, de sourde compétitivité et de parasitisme. L’individu-consommateur devient avide et fragile, agité et parasitaire, désirant et assujetti à la tyrannie des choses ; emprisonné dans la « cage d’acier » de la « macdonaldisation » du monde [Ritzer, 1993] qui uniformise et domine à travers le pouvoir de séduction. On a donc, d’un côté, l’impuissance et l’indifférence du spectateur, enfermé dans une solitude atomistique et dans l’angoisse de l’insécurité ; de l’autre, l’illimitation, le parasitisme et le conformisme du consommateur, l’implosion des passions acquisitives, l’expansion des passions tristes. Dans les deux cas, on n’assiste pas seulement à l’affaiblissement du Moi, mais aussi à la perte du lien social.

II.

Les pathologies de la communauté sont dans un rapport spéculaire à celles de l’individualisme. À cette situation de passivité et d’atomisme, de vide et d’impuissance, d’insécurité et de dépaysement, correspond la réactivation de la dimension locale de la communauté, étroitement liée à un fort besoin identitaire et d’appartenance, menacé par le déracinement et l’indifférenciation

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globale. Comme si, pour ainsi dire, la recherche de l’identité et du lien à l’âge global pouvait prendre seulement, ou surtout, des formes essentiellement communautaires. En d’autres termes, renaît un besoin de communauté. Si on peut le considérer légitime puisqu’il répond au déficit de solidarité de la société globale, il prend toutefois des configurations pathologiques et destructives tant le besoin d’identité et de lien, qui en est le fondement, tend à s’exprimer sous des formes essentiellement réactives et défensives. C’est la raison pour laquelle il donne naissance à des phénomènes de fermeture et d’exclusion de l’autre [Pulcini, 2009]. Le besoin communautaire revêt donc des formes qu’on pourrait dire tribales et entropiques, dans lesquelles le « nous » tend à se configurer, pour reprendre la juste expression de Sennett, comme un « pronom dangereux » [Sennett, 1998]. Ses caractères régressifs et fortement défensifs aboutissent à l’opposition Nous-Eux et à la réinvention de l’ennemi, exorcisé et exclu en tant qu’« autre » menaçant et inquiétant. D’où le développement, en Occident ou ailleurs, de « communautés de la peur » [Bauman, 2001] ou de « communautés de danger » [Beck, 1986] qui se fondent simplement sur le partage de l’anxiété face aux insécurités engendrées par la « société globale du risque » [Beck, 1999]. Il faut aussi et surtout rappeler les communautés ethniques et religieuses qui se multiplient sur la planète, rétablissant des formes archaïques de violence fondées sur l’exclusion réciproque et sur la déshumanisation de l’autre, jusqu’à provoquer une spirale conflictuelle sans précédent. Ces communautés qui se fondent sur une absolutisation de l’identité pourraient être définies comme des communautés sans solidarité. Bref, si les pathologies de l’individualisme global consistent en l’indifférenciation et l’atomisme, la dépersonnalisation et l’indifférence, l’absence de pathos et l’érosion du lien social ; les pathologies de la communauté consistent en la fusion et la fermeture entropique, l’excès de pathos et de violence et dans le rétablissement de formes englobantes et exclusives de lien social. On est donc en présence, comme je l’ai suggéré en introduction, d’une polarisation entre le Moi (insécurité, illimitation, atomisme, indifférence) et le Nous (fusion, entropie, violence) ; entre l’absence de lien et l’excès de lien [Pulcini, 2009].

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III.

Ce qui est paradoxal, c’est que l’âge global engendre les conditions objectives de dépassement de cette schizophrénie. En d’autres termes, il offre une chance, au sens de l’« ouverture au possible » selon Georges Bataille, de recomposer cette polarisation dans la mesure où il pose les prémisses d’un lien planétaire qui rompe avec la logique de l’individualisme illimité sans tomber dans l’entropie destructive du communitarisme. L’interdépendance des événements, la radicalité des défis globaux, la « compression espace-temps » [Harvey, 1989] qui nous restitue l’image d’un monde fini et limité, rendent virtuellement évidente la possibilité d’une nouvelle forme de lien qui n’implique pas seulement cet individu, groupe ou nation, mais le genre humain tout entier [Beck, 1999]. Et ce, avant et au-delà de toute différence, et en dépit de toute inégalité indéniable. En somme, l’ère de la mondialisation nous transforme en une seule humanité (et un seul monde vivant) qui – voudrais-je ajouter – trouve un ciment inédit et inattendu dans une vulnérabilité commune [Butler, 2004]. Nous sommes tous unis par la vulnérabilité, nous sommes tous exposés aux mêmes événements et aux mêmes menaces planétaires, et tous liés les uns aux autres par l’interdépendance de nos vies [Pulcini, 2009]. Dès lors, la question qui se pose est la suivante : disposons-nous aujourd’hui, sur le plan anthropologique, d’une subjectivité capable de saisir cette chance, capable de reconnaître cette potentialité ? Je propose de lire la réalité du don comme symbole et témoignage de cette possibilité. Le don recompose en effet cette polarisation dans la mesure où il rassemble la dimension globale et locale. Il représente, pour ainsi dire, l’événement le plus intrinsèquement global – il suffit de penser au « don aux inconnus » de Godbout [Godbout, 1992] –, tout en restant tout à fait local (concret, personnel, capillaire). D’une part, il rompt l’inertie du spectateur, en opposant à la vocation immunitaire du Moi global, la participation émotive et l’engagement de chacun qui se reconnaît comme faisant partie d’une seule humanité exposée au même destin. Il témoigne d’un choix actif et conscient, qui interrompt la passivité et l’indifférence du spectateur en le transformant, pourrait-on dire avec Boltanski, en

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un spectateur « ému » et agent [Boltanski, 1993], à savoir touché par le spectacle d’un naufrage (qu’il s’agisse de la souffrance des êtres humains ou du spectre de la destruction du vivant) devant lequel lui-même ne peut se sentir à l’abri. À l’indifférence et à l’impuissance du spectateur, le don paraît donc opposer la réactivation de sentiments sympathiques et la capacité de les traduire en action concrète et contextuelle, en pratique solidaire. D’autre part, il rompt la voracité illimitée du consommateur, non seulement parce qu’il oppose la logique de la gratuité à celle de l’acquisition, mais aussi parce qu’il privilégie la relation avec les personnes au détriment des choses. Le sujet qui donne redécouvre dans la relation à l’autre, et non pas dans l’assujettissement au fétichisme des choses, le fondement et le sens même de sa propre identité. Il paraît agir en étant pleinement conscient que celui qui donne et celui qui reçoit sont liés par le partage d’une même vulnérabilité, fragilité, dépendance réciproque. Par conséquent, il oppose la pratique de la relation personnelle et le besoin de réciprocité à la dérive fétichiste et acquisitive du rapport avec les choses. Enfin, la pratique du don peut être interprétée comme ce qui naît de la capacité de décliner en positif notre condition commune de vulnérabilité et de dépendance réciproque, en opposant à l’individu illimité ce que je définirais comme un sujet en relation [Pulcini, 2009]. En second lieu, le don se configure comme une alternative efficace aux pathologies du communautarisme. En effet, tout en satisfaisant un besoin de communauté et d’appartenance, il interrompt la logique entropique, identitaire et fusionnelle du communautarisme tribal. Il oppose à une forme de lien fermé, entropique et exclusif, qui tend à l’absolutisation des identités, une forme de lien ouvert, circulaire et inclusif, qui franchit les distances et dépasse les frontières identitaires et territoriales. En d’autres termes, le don permet de reconstruire le lien social rongé par l’individualisme sans tomber dans le gouffre régressif du communautarisme. À la polarisation entre l’obsession du Moi et l’obsession du Nous, le don répond en rétablissant la relation Moi-Toi, fondée sur la coexistence de la distance et de l’appartenance. Il devient un acte à la fois individuel et communautaire, qui retrouve les aspects émancipatoires de ces deux dimensions, en configurant la possibilité de sortir de la bifurcation engendrée par les pathologies de l’âge global. Le don, pourrait-on dire, oppose

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aux dérives d’une idéologie de la fraternité – qui abolit la distance et oblige à des appartenances données et forcées [Arendt, 1958] – la valeur et la pratique de la solidarité. Ainsi réapparaît le moment du libre choix et de la décision autonome, dans la reconnaissance de la dépendance et du lien. Allons plus loin encore. Le don paraît répondre aussi à ce double bind de la mondialisation issu de la coexistence du global et du local dans la mesure où il agit en tant que pratique concrète et contextuelle mais aussi en tant qu’événement universel, fondé sur la confiance dans la relation, et capable de dépasser toutes les bornes et de créer des réseaux globaux de solidarité. Comme je l’ai déjà laissé entendre, il peut être reconnu comme l’expression symbolique d’un lien à la fois local et global. Parce qu’il réintroduit l’action concrète et territoriale, l’attention capillaire et personnelle tout en gardant une ampleur globale, il devient le vecteur de ce qui a été défini comme la « socialité d’archipel » [Revelli, 2001], à la fois disséminée et horizontale, concrète et planétaire. Enfin et surtout : à la logique identitaire qui est à la base du communautarisme ainsi que de l’individualisme (Moi ou Nous), le don oppose la force éversive11 de l’anonymat. Celui qui donne ne sait pas qui recevra (don de sang, d’organes etc.), il ne choisit pas les destinataires (service volontaire). Inversement, celui qui reçoit ne sait pas de qui le don provient en raison de la distance spatiale et temporelle. Toutefois, malgré l’anonymat qui le distingue, le don n’est pas pour autant abstrait et impersonnel. Bien au contraire, il se configure comme un acte singulier et comme une pratique respectueuse de la singularité de l’autre [sur le concept de singularité, cf. Arendt, 1958 ; Nancy, 1996]. Il instaure une relation qui est anonyme (je donne mon temps, mon expérience professionnelle, mon sang à n’importe qui en vertu d’une appartenance commune au genre humain), et à la fois singulière (chaque fois, l’objet de mon acte particulier de gratuité sera cette personne particulière, même si je ne vois jamais son visage et ne connaîtrai jamais son nom). Et c’est peut-être juste en vertu de cette coexistence paradoxale que le don constitue le témoignage d’une nouvelle forme de relation 11. Éversive : qui renverse, qui bouleverse (en parlant de mesures, de lois, de doctrines) [NDLR].

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qui – sur des bases objectives posées par l’âge global – recompose la polarisation : une forme de relation au sein de laquelle la tension inaliénable envers l’être-en-commun, pour reprendre les termes de Jean-Luc Nancy, puisse coexister avec la valorisation et le respect de la singularité.

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Don, religion et eurocentrisme dans l’aventure coloniale Paulo Henrique Martins1

L’aventure coloniale est un événement historique important qui permet de comprendre, dans la mise en place du processus civilisateur des sociétés du Sud, les rapports existant entre don, religion et marché. En Amérique Latine, par exemple, le pacte colonial qui s’est instauré après la colonisation ibérique offre un certain nombre de particularités et de paradoxes que l’on peut analyser à la lumière du mouvement actuel de modernisation planétaire, et sur lesquels nous voudrions ici mettre l’accent. Nous nous appuyons pour cela sur tout un courant théorique des études post-coloniales qui s’intéresse à la dimension multiple et paradoxale de la colonisation, dès le moment fondateur, contre l’hypothèse d’une expansion unilatérale de l’Europe vers les autres parties du monde. Des chercheurs comme le Palestinien E. Said [1979], qui invoque une orientalisation du monde en contrepartie de son occidentalisation, ou le Péruvien Anibal Quijano [2005], pour qui il existe une modernité plurielle, non exclusivement occidentale, en sont la marque la plus vivante.

1. Professeur de sociologie à l’Université Fédérale du Pernambouc (Brésil), chercheur au CNPQ (Conseil national de développement scientifique et technologique) et vice-président de l’Association latino-américaine de sociologie (ALAS).

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Zones de contacts et chocs culturels : le temps de la colonisation

S’intéresser au moment fondateur de la colonisation, c’est reconnaître l’importance sociohistorique des chocs culturels qui se sont produit dans plusieurs zones de contacts2, à la suite des conquêtes des continents asiatique, africain et américain, et qui ont eu des conséquences majeures sur le développement ultérieur du fait colonial en termes de formation des identités, d’instauration d’un pouvoir bureaucratique, de constitution de hiérarchies de reconnaissance ou encore de distribution et d’institutionnalisation d’une économie de marché. Le moment initial en particulier, qui fonde le pacte colonisateur, révèle la complexité des éléments religieux, culturels, linguistiques, politiques et économiques à l’œuvre dans la construction sociale de la réalité, et ils en expliquent les spécificités. Chaque contact entre Européens et non-Européens a suscité des types d’échange et de reconnaissance particuliers qui peuvent être comparés à un certain degré de l’analyse mais ne peuvent pas être assimilés les uns aux autres. Dans certains cas, par exemple en Argentine, au Chili ou encore au Brésil, l’impact colonisateur a eu pour conséquence d’éliminer, par la violence physique ou culturelle, des populations entières d’indigènes. Dans d’autres, notamment dans les Andes péruviennes, équatoriennes ou boliviennes, les populations d’origine ont réussi – en dépit de la violence colonisatrice – à préserver une part de leurs traditions et de leur mémoire, ce qui constitue, aujourd’hui encore, un facteur important de mobilisation politique et culturelle. Notre hypothèse est que l’on ne peut pas comprendre le caractère sociohistorique déterminant du contact culturel3 fondateur de 2. D’après le sociologue portugais B. S. Santos, la théorie postcoloniale ne peut pas définir de façon restrictive la notion de zone de contact, limitant celle-ci aux rencontres de totalités culturelles, comme le font plusieurs auteurs. Il faut aussi, explique-t-il, prendre en compte des différences culturelles particulières, et comprendre que celles-ci, dans un certain espace-temps, peuvent entrer en compétition, ce qui oriente les actions dans un certain sens [Santos, 2008 : 130]. 3. On ne saurait oublier Roger Bastide dans l’exploration de ces zones de contacts. Ses recherches consacrées aux relations interethniques et aux phénomènes religieux afro-brésiliens ont été décisives pour problématiser une ethnologie qui pratiquait « la superstition du primitif ». Voir à ce propos les textes du colloque sur Roger Bastide tenu à Cerisy-la-Salle en 1992 [Laburthe-Tolra, 1994].

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l’expérience coloniale sans dépasser les thèses réductionnistes, notamment celle qui dépeint le moment colonisateur comme celui d’un affrontement entre une civilisation économiquement avancée et un ensemble de sociétés « sauvages » inférieures. Ce type de représentation, qui est à l’origine de toutes les thèses européocentristes actuelles, débouche sur une conclusion problématique : elle décrit la modernité comme étant toujours européenne et la formation des sociétés coloniales comme étant le résultat direct de la force civilisatrice des conquérants. Or, une telle analyse ne résiste pas un seul instant à une confrontation avec la réalité empirique. Qu’il s’agisse de Sahlins [2003] décrivant le contact entre les Anglais (sous le commandement du capitaine Cook) et les Hawaïens, ou de Todorov [1988] analysant la confrontation entre les Espagnols et les populations amérindiennes, les deux anthropologues ont largement démontré au contraire que la colonisation a eu un impact important de chaque côté, et ce dès le moment du premier contact. En Amérique latine, la force militaire des conquérants a certainement contribué à fragmenter les systèmes sociaux locaux, y compris ceux des civilisations les plus avancées comme celle des Aztèques au Mexique, ou des Incas au Pérou. Néanmoins, cette fragmentation n’a pas fait disparaître totalement les systèmes sociaux, culturels et religieux préexistants : ceux-ci ont survécu de diverses manières à l’impact exogène, par exemple en résistant sur le plan politique ou en opérant des changements syncrétiques que l’on retrouve notamment dans les arts, les manifestations religieuses et les fêtes. C’est pourquoi certains sociologues estiment, à partir du cas de l’Amérique latine, qu’il est important de mettre en évidence l’existence de plusieurs modernités engagées dans et partageant un même mouvement créateur [Dussel, 2005 ; Quijano, 2005 ; Wallerstein, 2006]. Il apparaît donc essentiel de se dégager des interprétations réductionnistes pour mieux cerner la complexité du rapport à l’œuvre, dans l’entreprise coloniale, entre capitalisme et colonisation, entre logique marchande et logique symbolico-religieuse. Si l’on observe, à l’instar de Sahlins et Todorov, mais aussi des théoriciens du postcolonialisme précités, les gestes mutuels d’amitié dans les premières zones de contact, rapidement suivis de gestes de rejet réciproques, il est manifeste que le modèle de domination introduit par les conquérants n’était pas inscrit a priori dans une logique marchande mais

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qu’il a évolué au gré des tensions entre don, religion et marché. L’inacceptation par les Européens de l’organisation holistique des Amérindiens et de la présence d’un imaginaire sacrificiel a suscité chez les populations humiliées des réactions et des résistances politiques et culturelles qui sont encore perceptibles à notre époque, comme le révèlent les actuelles recherches en socio-anthropologie. Qu’on songe à l’image des quilombos afro-brésiliens, installés dans les forêts et dans des régions difficiles d’accès, ou encore à la survie d’économies non monétaires, fondées sur la réciprocité et la dette, qui existaient avant l’arrivée des conquérants et qui continuent d’exister de nos jours, comme le montre Emilia Ferraro à partir du cas équatorien [2004]. Or, la réaction persistante de ces groupes humiliés nous incite à faire preuve de plus de compréhension à l’égard de la situation sociale des populations minoritaires et à rediscuter nos grilles de lecture. Aussi, le « don » nous apparaît-il central pour cette révision théorique, dans la mesure où il permet de resituer l’échange marchand dans le cadre d’un échange « total » plus élargi, fondé sur une pluralité de motifs qui dépassent largement la logique économique.

Le paradigme du don et la critique théorique décolonisatrice

Le paradigme (maussien) du don [Godbout et Caillé, 1992 ; Caillé, 2000, 2005 et 2009 ; Godbout, 2000 et 2007] est déterminant à la fois pour une déconstruction théorique du pacte colonial et pour faire avancer la décolonisation4 sur un plan pratique. L’étude du don a débouché en effet sur une théorie anti-utilitariste de l’action qui invite à voir, dans l’entreprise coloniale, autre chose que les conséquences d’un simple intérêt marchand. Cette théorie, dit Alain Caillé, « sans nier la force des intérêts, doit montrer que cette réduction systématique au seul jeu de l’intérêt est intenable et laisse 4. Le vocable postcolonial est trop imprécis pour décrire certains contextes particuliers concernant les réactions des nations subalternes vis-à-vis de la colonisation. Aussi, dans un contexte spécifique de critique anti-coloniale et déconstructionniste, est-il plus pertinent d’employer le terme décolonial(iste) pour exprimer cet effort de critique théorique et de déconstruction du capitalisme, envisagé comme dispositif de colonisation à partir du don.

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en définitive échapper l’essentiel de ce qui importe aux humains […] c’est parce qu’ils aspirent plus à être reconnus qu’à accumuler que l’homme n’est pas réductible à la figure utilitariste de l’homo œconomicus » [Caillé, 2009 : 5]. Parce qu’elle établit que l’action humaine est régie par diverses déterminations paradoxales : intérêt/ désintéressement et obligation/liberté, la théorie du don éclaire d’un jour nouveau l’aventure coloniale, que l’on peut dès lors définir comme un champ élargi de constructions discursives où se mêlent des facteurs culturels et religieux. En Amérique latine, le don a été le moment instituant du contact culturel entre Européens et Amérindien. Les échanges initiaux de cadeaux ont facilité, d’une part l’instauration d’un dialogue, d’autre part la prise d’intérêt économique liée à l’entreprise coloniale. Sur l’autre versant, les rituels sacrificiels païens ont fourni les motifs de la répression militaire et religieuse des conquérants contre les populations locales. Ainsi, inspirée du don, renforcée par la compréhension de la réalité comme topos d’où partent et s’enchevêtrent de multiples relations causales, la théorie anti-utilitariste de l’action est à la source d’un travail de modélisation jamais achevé [Kalberg, 2010] : – 1. La première tâche dans ce cadre consiste à restituer la complexité des échanges de biens symboliques et matériels entre conquérants et populations locales et à montrer comment ces échanges ont évolué ensuite dans deux directions, que l’on définira ainsi : d’une part, le refoulement du don communautaire – le don comme « esprit » des sociétés païennes des Amérindiens –, d’autre part, l’émancipation du don patrimonial – qui a permis de fonder l’État colonial et postcolonial. Elle consiste également à revenir aux prémisses même du pacte colonial né de la rencontre frontale entre deux imaginaires, celui, européocentriste, du conquérant et celui, cosmocentrique, des populations autochtones, pacte qui continue de déterminer l’imaginaire postcolonial actuel. – 2. Le second objet de cette approche par le don, précisément parce qu’elle contribue à mettre en lumière la diversité des motifs du comportement humain, leur dimension symbolique et la pluralité des rationalités à l’œuvre dans l’imaginaire colonialiste, est de soutenir la critique postcoloniale. En l’associant aux théories post-coloniales actuelles [Martins, 2010], elle ouvre en effet sur une compréhension théorique plus vaste du processus colonisateur, dans la mesure où se voient démasqués tant le mythe de la supériorité

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culturelle de l’Europe (cible de la critique postcoloniale) que celui de l’antériorité absolue des déterminations économiques dans la colonisation (cible de la critique anti-utilitariste), tout en révélant la véritable complexité géopolitique et culturelle de la scène mondiale. Autrement dit, la nouvelle interprétation des facteurs économiques, avec des variables plus larges qui prennent en compte leur dimension également symbolique, morale, culturelle et religieuse, nous aide à porter un regard nouveau sur les systèmes de domination coloniaux et postcoloniaux. Cela implique bien évidemment d’opérer une nouvelle lecture des événements eux-mêmes, et de se demander notamment comment on est passé du premier moment, symétrique, de bienveillance entre les deux partenaires à un second moment, asymétrique, marqué par la multiplication des guerres, les exterminations et les politiques de soumission. Si la logique marchande sous-tendait l’ambition matérialiste des Européens, elle n’explique ni l’intensité de la guerre ni la cruauté de la domination esclavagiste qui s’est matérialisée dans un second temps. La marchandisation du « nouveau » monde n’apporte par exemple aucun éclaircissement sur les extrêmes inégalités sociales actuelles, dont l’origine n’est que partiellement économique. La colonisation ne se laisse saisir dans toute sa complexité que si l’on prend en compte, au-delà de la logique marchande, les politiques ethniques et la valorisation du « blanchissement » des populations locales, lesquelles révèlent en même temps le caractère meurtrier de l’aventure coloniale. – 3. Enfin, l’association entre religion et don est centrale, car elle permet de mettre à jour les dispositifs de reconnaissance mutuelle établis initialement, de part et d’autre, à travers des échanges de cadeaux. Cette approche théorique par le don et par la religion montre également comment la sociabilité initiale a débouché sur une réaction violente de la part des Européens. Pour diverses raisons, l’Autre païen, à travers l’existence du don sacrificiel humain en général et du cannibalisme en particulier, est devenu, au regard des Européens, une impossibilité religieuse et politique. Le refus radical de cet Autre païen, de l’indigène et du noir a précisément été la condition pour que surgisse ce qu’Anibal Quijano a appelé la « colonialité de pouvoir », c’est-à-dire la violence épistémique nécessaire à la mise en place d’une domination à la fois économique et religieuse. Par cette domination, la modernité a institué

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une différence entre Européens, Noirs, Indiens et Métis [Quijano, 2005 : 228], distinguant les élus des subalternes, les non-esclaves des esclaves. Ainsi, loin que l’aventure coloniale soit le résultat de la seule modernisation européenne, comme tendent à la présenter les modèles abstraits des économistes et des sociologues de la modernisation, elle apparaît aussi – grâce à une analyse fine et une compréhension du rapport entre don, marché et religion – comme ayant été aussi soumise à l’incertitude des événements et marquée du sceau de la logique créatrice et fondatrice de l’imaginaire amérindien.

Le portrait de la conquête : de l’échange « spontané » à la négation du don agonistique et sacrificiel

Attardons-nous donc sur le moment de la conquête, et plus particulièrement sur les attentes et les sentiments des protagonistes, dans les zones de contact, lors du pacte fondateur de colonisation. Les récits laissés par les contemporains prouvent que l’ambition marchande, sinon mercantiliste, des Européens était légitimée par des croyances. Ainsi, le terme Nouvelles Indes : l’ouverture de nouvelles routes maritimes par l’Ouest semblait déterminante pour raccourcir le chemin vers l’Inde et son imaginaire des épices associé. Dans cette perspective, le mot Brésil condense une attente mythique forte chez les grands navigateurs de l’époque5, attente qui les avait poussés à partir à la découverte de régions inconnues.

5. Derrière le mot Brazil, se dissimule un mythe, très affectionné à l’époque de la pré-colonisation, évocant l’existence d’un monde bienheureux. Les traditions phéniciennes et irlandaises avaient consacré l’existence des Iles de la Bienveillance, supposées se trouver à l’ouest du monde connu. Les Phéniciens les appelaient Braaz et les moines irlandais Hy Brazil [Chaui, 2000]. Entre 1325 et 1483, les cartes enregistraient la Insulla de Brazil à l’ouest des Açores. La lettre de Pero Vaz de Caminha au roi du Portugal, lors de l’arrivée de la flotte commandée par Pedro Alvares Cabral en 1500, reflète ce climat d’admiration naturaliste associé à l’ambition mercantiliste des conquérants : « Vue de la mer, cette terre nous semble très grande et elle est pleine de bocages. Sur cette terre, on ne peut pas encore savoir s’il y a de l’or, de l’argent ou quelque autre chose de métal ou de fer. Mais la terre semble avoir un climat agréable avec des vents froids et tempérés comme ceux d’Entre-Douro et Minho » [Castro, 2009 : 115].

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On peut donc suggérer que les contours du pacte colonial se sont dessinés en deux temps. Dans un premier temps, les conquérants et les autochtones ont fait circuler des cadeaux de manière réciproque. Dans un second temps, les conquérants ont réprimé et refoulé la culture et la société locales. Premier moment du pacte Dans le premier temps, la métaphysique distincte des imaginaires amérindien et européen a été minimisée par la fascination de la nouveauté et par le besoin d’établir les bases de nouvelles frontières. Mais cette fascination était elle-même le résultat d’un premier choc culturel, qui sera suivi de plusieurs autres. Les conquérants croyaient (re) découvrir le paradis chrétien perdu, tandis que les indigènes s’imaginaient vivre un retour au mythe originel6. Les premiers contacts des voyageurs avec les indigènes étaient partout teintés de perplexité. Les récits concernant l’arrivée des Portugais au Brésil confirment l’admiration de ces derniers pour l’atmosphère « paradisiaque » dans laquelle vivaient les autochtones : à l’esprit militaire et à l’ambition capitaliste, se mêlait un sentiment religieux7, eschatologique. Ainsi, la guerre menée par les étrangers contre les autochtones s’est faite par les armes mais aussi par la croix, par des stratégies de conversion à la chrétienté qui étaient fondées sur une représentation ethnocentrique et hiérarchique du monde ainsi que sur le refus du monde « holistique » amérindien8. La violence de l’action militaire, dès ce moment inaugural, n’est 6. À plusieurs reprises, l’empereur aztèque Montezuma envoya ses représentants aux Espagnols de Cortez pour leur donner des cadeaux et aussi pour leur demander si les étrangers étaient l’incarnation de Quetzalcóatl, dont le retour était attendu depuis des temps mythiques [Mahn-Lot, 1990 : 34]. 7. Pero Vaz de Caminha raconte que ces gens étaient « tellement innocents et dépourvus de croyances » que l’on pourrait rapidement les convertir au christianisme si l’on apprenait leur langue [Castro, 2009 : 111]. 8. À propos de hiérarchie morale, qui est née à cet instant fondateur, Marilena Chaui explique qu’elle se justifie selon une théorie du droit naturel qui considère le monde comme étant la création d’un dieu législateur et suprême, conformément à la mise en place d‘une hiérarchie des êtres selon leur degré de perfection et de pouvoir. Par conséquent, l’esclavage des noirs et des Indiens a été le résultat « naturel » de la séparation entre Dieu et les diables dans l’ordre colonial du monde [Chaui, 2000 : 63-66].

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que le reflet de la négation de la vie païenne par les Européens chrétiens, dont l’action visait en quelque sorte à réintroduire le récit mythique d’un dieu chrétien dans la création du monde. Deuxième moment du pacte Le deuxième moment de l’institution du pacte colonisateur est celui de l’intransigeance des Chrétiens vis-à-vis du paganisme. Pour ces derniers, le sacrifice humain, omniprésent chez les autochtones, représentait la limite infranchissable de l’humanité. La constatation de ces pratiques a déclenché chez eux des réactions émotionnelles et punitives qui les a conduits à déchoir les Amérindiens de leur condition d’êtres humains9. Leur horreur du sacrifice païen s’explique certainement par des motifs archaïques, mais il est incontestable que les Européens chrétiens, moralement troublés par la découverte du rituel sacrificiel – qui participait cependant d’une logique du don agonistique – ont dû considérer dès ce moment que les êtres auxquels ils avaient affaire n’avaient pas d’âme. Les conquérants ont été horrifiés par le fait qu’un être humain puisse être sacrifié au cours d’une compétition agonistique où ce qui était porté en trophée était la cannibalisation de l’ennemi. Cependant, l’acte de cannibalisme n’est un problème que si l’on ne comprend pas le sens du sacrifice qui, selon Alain Caillé, est la possibilité de mettre en scène « une causalité proprement symbolique qui affirme son primat sur la causalité physique » [Caillé, 2000 : 138]. Si l’on accepte ce primat de l’acte symbolique sur l’acte physique, il est manifeste que, derrière le rituel sacrificiel, il y a une célébration de la puissance du vainqueur, des guerriers les plus vaillants. Mais ce qu’a fait la logique colonisatrice, c’est de changer le sens et donc la signification profonde du don agonistique. Au rituel limité et saisonnier du sacrifice humain amérindien, elle a opposé et substitué un rituel de vengeance illimitée et de terreur. Aussi, le refus de la différence et du don agonistique sacrificiel est-il ce qui a ouvert la voie à l’instauration d’une culture autoritaire – qui persiste encore aujourd’hui [Chaui, 2000] – réduisant l’Autre à un 9. Les Occidentaux ont réinterprété le sacrifice comme étant l’effet nécessaire, souhaité ou accidentel, d’actions conformes à la rationalisation dans un monde dangereux par excellence, niant sa dimension à la fois magique et communautaire.

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être inférieur et subalterne, dont l’existence même a servi de justification principale à la destruction des cultures autochtones. Ainsi, l’histoire de la colonisation est partout une histoire de massacres, de tortures et d’humiliations perpétrés au nom du Dieu chrétien et d’un « Dieu » capitaliste. Tout cela plaide en faveur de l’intérêt qu’il y a à comprendre ces deux moments : celui, de réciprocité positive, alimenté par des cadeaux, puis celui du basculement dans un temps de saccage, de réduction à l’esclavage des autochtones et de répression de leurs systèmes symboliques et culturels. Le sentiment de bienveillance initiale se transformant en rejet – d’êtres païens mais angéliques, les autochtones sont apparus ensuite, aux yeux des conquérants, comme des êtres diaboliques –, la logique militaire et mercantiliste en est venue à redéfinir le rôle de la chrétienté dans l’aventure coloniale, et l’Église, pour préserver son espace de pouvoir, a dû s’adapter des siècles durant à la logique de la colonisation. À leur tour, les indigènes ont réagi vis-à-vis des conquérants, dans les limites de leur puissance technologique et militaire. On est passé de la paix à la guerre, et l’entreprise coloniale est entrée dans une phase de refoulement de la culture des sociétés locales. Cependant, le rejet européen du système cosmogonique et du don agonistique amérindien, qui étaient le ciment de la vie communautaire locale, a été vécu comme une trahison10 et une perte de la confiance mutuelle11 qui s’était installée dans le premier temps. Comme est 10. Chez les populations amérindiennes rencontrées, autochtones, la mise en circulation de biens, le commerce, ne pouvait être départi de la signification magique de l’échange. Il leur était donc impossible de concevoir que les Européens jouaient un double jeu : d’un côté, ils acceptaient de participer à des échanges de cadeaux, de l’autre côté, ils instrumentaient ces échanges pour faire du commerce et manipuler les autochtones. D’où le terme, que nous utilisons ici, de trahison. Il signifie que l’Européen se plaçait en position de donataire pour acquérir la valeur-confiance de l’autre (transmise par le don) pour, ensuite, partant de cette confiance donnée et initiale, s’approprier le corps du donateur et l’ensemble du système de circulation des dons. 11. Le sujet de la trahison au sein du don nous permet de comprendre que le phénomène de l’exploitation et de la domination a des sources plus profondes que celles suggérées par la lecture économique marxiste de la colonisation et de la modernisation occidentale. Cela veut dire que la source de l’exploitation coloniale est d’abord celle d’une violence militaire, qui a cassé le cycle de circulation du don communautaire non chrétien par la logique marchande, qui s’est associée aux institutions chrétiennes pour aboutir à un nouveau système de domination symbolico-politique. Cette violence

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restée incomprise l’insistance des conquérants à soumettre les populations amérindiennes au dieu chrétien (en leur demandant de l’adorer) et à refouler dans le même mouvement leurs rites et leurs croyances. Ce deuxième moment a donc été marqué par un choc culturel de grande ampleur qui, tout au long des siècles, a fragilisé la progression même de la colonisation.

La confiance trahie ou l’enjeu de la soumission du don à la logique coloniale

Historiquement, cette volonté de soumission du don à la force marchande occidentale peut être illustrée par trois exemples, trois épisodes qui se sont tous terminés par une trahison : celle du souverain aztèque Montezuma (Mexique) par l’Espagnol Cortéz, celle du souverain inca Atahualpa (Pérou) trahi par l’Espagnol Pizarro ou encore celle des communautés tupinamba et tupiniquim (Brésil) trahies par les Portugais et les Français. À Tenochtitlan (aujourd’hui Mexico), les Espagnols ont été les hôtes de l’empereur ; mais par la suite, Cortéz a fait de Montezuma son prisonnier, le contraignant à jurer fidélité au roi Charles V et à lui livrer les trésors impériaux. À Cajamarca, Pizarro a invité Atahualpa à une rencontre, mais dès son arrivée, il l’a fait prisonnier, l’obligeant en même temps à envoyer des émissaires dans tout l’empire pour récolter or et argent. Dans un cas comme dans l’autre, la lâcheté du conquérant était masquée par sa propre indignation morale : l’emprisonnement de Montezuma fut justifiée par l’indignation de Cortéz se retrouvant en présence d’« instruments du Diable » dans le temple sacré. Atahualpa, contraint par le dominicain Valverde d’adopter la foi chrétienne au moment même de sa rencontre avec Pizarro, fut accusé de sacrilège pour avoir jeté à terre la Bible, ce qui conduisit les soldats de Pizarro à tuer sa garde et le faire prisonnier [Mahn-Lot, 1990 : 40 et 53]. Enfin, au Brésil, les Portugais et les Français ont joué la logique du cannibalisme, encourageant les a deux raisons d’être : d’une part, l’intérêt mercantiliste, d’autre part, le conflit symbolique entre l’approche chrétienne du sacrifice – qui identifie le corps comme un objet sale –, et celle, non chrétienne, des indigènes qui représentent le corps et la nature comme des symboles sacrés et purs.

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indigènes à sacrifier les prisonniers du camp adverse. On jouait la trahison afin de s’approprier plus facilement les richesses naturelles et exploiter la main-d’œuvre indigène [Hans Staden, 2007]. Or, cette forme de trahison-là, qui marque le refus du don traditionnel, a rendu possible une autre forme de don, chrétien et aristocratique, hiérarchique et exclusif. La confiance trahie n’était qu’un commencement. Elle fut suivie par l’instauration de mécanismes d’humiliation et de destruction des monuments, des traditions et des croyances collectives. Le pacte colonial et l’expansion territoriale de la domination marchande se sont ainsi mis en place après l’accomplissement d’une sorte de don inégal ou pervers par lequel les traîtres sont devenus les donateurs et les trahis des donataires. En trahissant la confiance et en refoulant le don communautaire, les Européens se sont appropriés les terres et ils ont traité les possédants comme des esclaves avant que ces derniers puissent devenir des travailleurs libres. Suivant une logique de soumission des populations des colonies12, les colonisateurs sont devenus progressivement des colonialistes. En Amérique latine, c’est de cette manière qu’on a assisté à la constitution des élites, créoles et métisses, responsables de la mise en place de systèmes de domination autoritaires. Aussi, mettre à jour la trahison de la confiance et le don refoulé est ce qui permet de comprendre, d’une part la nature des actions répressives des colonisateurs tout au long des siècles, d’autre part l’intensité des forces sociales qui cherchent inlassablement à se libérer de ce moment du refoulement culturel, symbolique et politique.

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12. Sur l’enjeu de transformation du colonisateur en colonialiste qui reproduit de manière ambiguë la domination coloniale, voir A. Memmi [1985].

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Deux interprétations du bolchevisme : Marcel Mauss et Nikolaï Berdiaev

Alexandre Gofman

Pourquoi Mauss et Berdiaev ?

L’analyse comparée de deux approches du bolchevisme, évoquées dans le titre, est extrêmement importante et intéressante à différents égards. Tout d’abord, dans les deux cas, on a affaire à deux grands penseurs qui ont exercé une influence considérable sur les philosophies et les sciences humaines et sociales du XXe siècle et, on peut déjà l’affirmer avec certitude, du XXIe siècle. Ils étaient contemporains ; les temps de vie de Mauss et de Berdiaev, respectivement 1872-1950 et 1874-1948, coïncident presque. L’intérêt de l’un comme de l’autre pour le bolchevisme n’était pas simplement académique, mais engendré par leurs circonstances importantes de vie et par une quête morale, religieuse et politique profonde, bien que, dans le cas de Berdiaev, le degré d’engagement dans l’histoire du bolchevisme ait été évidemment plus fort que chez Mauss. Tous les deux ont élaboré des théories du bolchevisme plus (Berdiaev) ou moins (Mauss) amples ; leurs travaux présentent donc un matériel suffisant pour une analyse comparative. Mauss, оn le sait, avait l’intention de publier un petit livre intitulé « Appréciation sociologique du bolchevisme ». Bien qu’il n’аit pas pu réaliser entièrement son intention, il а publié deux fragments importants du livre conçu : son introduction intitulée « Socialisme et bolchevisme » (citée ci-dessous comme SB) et sa

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conclusion intitulée « Appréciation sociologique du bolchevisme » (citée ci-dessous соmmе ASB)1. Ces deux textes sont à la base de notre analyse de Mauss. Berdiaev a approché le bolchevisme dans un grand nombre d’ouvrages, dont certains sont spécialement consacrés à се sujet. Parmi ces derniers, on trouve notamment son recueil d’essais, Un Nouveau Moyen Âgе (1924), son article « Vérité et mensonge du communisme » (1931) et sоn livre Les sources et le sens du communisme russe, conçu еn 1933, écrit еn 1935, publié d’abord еn 1937 еn anglais et еn allemand, puis еn 1938 еn français et еn 1955 еn russe [Berdiaev N., 1930 ; 1931; 1936; 1963; 1990]2. Du point de vue « normatif », l’attitude de Mauss et de Berdiaev vis-à-vis du bolchevisme était en général négative. En même temps, ils critiquaient tous les deux le capitalisme occidental et étaient partisans du socialisme corporatiste et « coopératif » (Mauss), corporatiste et « personnaliste » (Berdiaev). À la différence de Mauss qui a perçu d’abord le bolchevisme avec espoir et sympathie, ayant même vu en lui une réalisation possible de certaines idées durkheimiennes, Berdiaev, dès le début, blâmait le pouvoir bolcheviste. Non seulement il critiquait le bolchevisme et les bolcheviks, mais lui-même à son tour a été l’objet d’« évaluation » de leur part, « sociologique » ainsi que « pratique », ayant été arrêté plusieurs fois et, enfin, exilé. Malgré l’attitude critique de Berdiaiev envers la démocratie bourgeoise, Lénine le qualifiait d’un « des nouveaux philosophes de la démocratie bourgeoise » et d’un des représentants de « l’intelligentsia bourgeoise et libérale ». En comparant les théories du bolchevisme de Mauss et Berdiaev, il faut sans doute tenir compte du fait que le deuxième se prononçait sur ce sujet beaucoup plus souvent et de façon plus ample que le premier, non seulement pendant les années 1920, mais aussi plus tard, notamment dans ses travaux de 1931 et 1937 (indiqués plus haut), ainsi que dans son livre de 1946, L’idée russe [Berdiaev, 1969] et dans son autobiographie intellectuelle, publiée en 1949 à titre posthume, La Connaissance de soi [Berdiaev, 1958 ; 1991]. 1. Voir Mauss [1925 : 201-202 ; 1924 : 103-132]. En outre, Mauss а publié sur се sujet une série d’articles dans des périodiques. Voir Mauss [1997 : 509-531]. 2. Berdiaev N. [1930] [1931a ; 1936 : 7-49 ; 1931 : 3-3] ; 1963 ; 1990].

DEUX INTERPRÉTATIONS DU BOLCHEVISME…

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Il est évident que le bolchevisme, tout comme les points de vue de Berdiaev, ont subi depuis une certaine évolution. Néanmoins, l’analyse comparée du bolchevisme chez Mauss et Berdiaev a une importance considérable. Ces théories ont exprimé, voire dans un certain sens engendré, deux traditions importantes de la pensée sociale au sujet du bolchevisme, aussi bien еn France qu’еn Russie et ailleurs. En faisant de leurs deux « évaluations » du bolchevisme l’objet de nos propres évaluations, nous роurrоns mieux comprendre ces traditions. Leurs points de vue expriment, chacun à sa manière, les deux « extrêmes », idéal-types, devenus paradigmatiques, qui s’opposent encore aujourd’hui. D’après l’un de ces points de vue, le bolchevisme est avant tout la marque d’un écart dans le développement spontané, « naturel » et « normal » de la société russe. D’après l’autre, au contraire, le bolchevisme est le résultat nécessaire, spontané et « naturel » de tout le développement historique antérieur de la Russie (bienfaisant ou malfaisant, selon les valeurs de l’auteur). Les théories d’un penseur comme de l’autre incluent des éléments de ces deux approches, ce qui leur confère à toutes deux un caractère parfois contradictoire. Malgré ces ambiguïtés, c’est la première position qui prédomine chez Mauss, la seconde chez Berdiaev. Nous nous efforçons de fonder cette thèse dans l’exposé qui suit.

Interprétation de Mauss

Plusieurs contradictions sont frappantes dans les textes de Mauss sur le bolchevisme, contradictions que l’auteur ne semble pas percevoir ni surmonter d’une façon ou d’une autre. Ces contradictions résultaient probablement de sa double orientation par rapport au bolchevisme, celle du sociologue et celle du socialiste. Ses jugements sur le bolchevisme peuvent être condensés dans quelques affirmations opposées, entre lesquelles Mauss hésite et qu’il n’essaie pas de concilier d’une manière plus convaincante. Il nous semble pertinent d’exposer ces affirmations en tant qu’une série de propositions contradictoires ou oppositions théoriques.

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1. Le bolchevisme est un objet de l’étude sociologique, un fait social / Le bolchevisme est un sujet de la sociologie théorique et pratique, et les bolcheviks sont les « sociologues naïfs » qui ont réalisé, bien que sans succès, une sorte d’expérience sociologique D’une part, Mauss cherche à être un sociologue qui étudie de manière impartiale le bolchevisme comme phénomène social plutôt solide et durable, et qu’il faut prendre au sérieux, comme une sorte d’institution sociale. En témoigne le titre même de son projet de livre « Appréciation sociologique du bolchevisme », de même que plusieurs de ses jugements et raisonnements. Ainsi, il parle de la « nécessité d’une étude sociologique du bolchevisme » (SB, p. 202) et du bolchevisme comme d’« un fait social, et de première grandeur » (SB, p. 203). Il aspire à « situer dans sa quasi-nécessité un moment d’histoire dans l’ensemble de l’histoire… » (SB, p. 207) et procéder par « des voies exclusivement rationnelles, et en ne tenant compte que des faits » (SB, p. 203). D’autre part, les bolcheviks, pour Mauss, étaient moins un objet d’étude sociologique que les camarades du mouvement socialiste qui, étant « sociologues naïfs » (ASB, p. 119), se sont écartés de la bonne voie. D’une manière explicite et implicite, Mauss est еn opposition, d’abord avec les adhérents occidentaux (surtout français) du bolchevisme (Marcel Cachin, etc.), ensuite avec les adversaires du socialisme en Occident. L’objectif principal et l’еnjeu de lа création de son livre inachevé, à juger раr son introduction et sa conclusion, étaient de montrer à ses camarades et ses adversaires, ainsi qu’au public, que 1) le bolchevisme n’est pas tout le socialisme, mais seulement une variante, plus précisément, sa version russe ; 2) en tant que tel, il ne mеnасе pas les pays de l’Occident où le socialisme est tout à fait différent ; 3) il faut cependant tirer des leçons du bolchevisme et avertir de ses dangers. Il en résulte un grand nombre de termes et de jugements appliqués au bolchevisme qui appartiennent nоn pas à la sociologie proprement dite, mais, selon l’expression maussienne, au « domaine du normatif ». Mauss caractérise le bolchevisme соmmе un « échес », un « insuccès relatif », une « aventure » (« immense », « gigantesque et tragique ») ; соmmе un « essai » comprenant des « еrreurs », des « fautes » et des « inconvénients graves » (SB, p. 203, etc. ; ASB,

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p. 105, etc.). Il faut en tirer une « leçon » et une « moralité politique » (ASB, p. 116, etc.). Les textes de Mauss sont remplis d’expressions telles que « le socialisme doit », « toute Révolution sociale devra », « il а fallu », « il faudra », « il faut que », etc. (ASB, p. 105, 107, 108, 124, etc.). Or, de telles caractéristiques et recommandations se trouvent nоn seulement dans les parties du texte qui concernent le domaine du politique, mais aussi dans les parties proprement « sociologiques » de l’ouvrage de Mauss. Malgré son titre, сe n’est pas l’appréciation « sociologique » au sens durkheimien qui l’anime, mais plutôt l’appréciation socialiste du bolchevisme. 2. Le bolchevisme n’est pas une expérience / Le bolchevisme est une expérience C’est la deuxième opposition importante de lа lecture du bolchevisme раr Mauss ; еllе résulte directement de l’opposition précédente et s’entrecroise en partie аvес celle-ci. D’abord, Mauss insiste sur le fait que « lе bolchevisme n’est pas “une ехрérienсе” », mais « un événement, une phase de lа Révolution russe… » (ASB, p. 104-105). Се n’est pas une expérience, car il était « involontaire » en се sens qu’il n’était pas « l’œuvre de lа “volonté générale” des citoyens » (ASB, p. 105). « Non, сеlа n’est pas une “ехрérienсе” sociologique méthodiquement conduite, се n’est qu’une immense aventure » (SB, p. 211), résume Mauss. Mais si, selon Mauss, се n’est pas une expérience sociologique véritable (i.e. scientifique), « tout de même l’ехрérienсе bolcheviste est une ехрérienсе, аu sens vulgaire du mot, un essai » (SB, p. 203). En fin de соmpte, en niant d’abord que lе bolchevisme fût une ехрérienсе, il еmploie cependant toujours се mot рour qualifier le bolchevisme, et lе plus souvent sans guillemets. 3. Le bolchevisme est une manifestation de lа nécessité naturelle et historique / Le bolchevisme est un hasard оu un accident Cette dichotomie s’entrecroise à son tour avec les dichotomies précédentes et se manifeste еn partie à travers elles. D’un côté, Mauss dans son étude du bolchevisme tend à « situer dans sa quasi-nécessité un moment d’histoire dans l’ensemble de

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l’histoire… » (SB, p. 207). Il affirme à се propos que « lе déterminisme est еnсоrе plus vrai des sociétés que des hommes » et qu’« il serait nоn seulement injuste, mais inexact de nе pas reconnaître qu’en bien des circonstances » les bolcheviks étaient « les instruments d’une fatalité naturelle » (SB, p. 211). Еn même temps, Mauss considère lе bolchevisme comme le résultat d’un concours malheureux de circonstances, comme un accident ou un hasard. La Révolution bolcheviste, selon lui, « est néе de lа guеrrе, de lа misère et de lа chute d’un régime » (ASB, p. l05). Il décrit cette « expérience » échouée, cette « immense aventure » comme un « hasard », qui « est plaquée, surajoutée sur lа vie d’un реuрlе… » (SB, p. 212). 4. Le bolchevisme n’est pas un phénomène national / Le bolchevisme est un phénomène national Tout d’abord, Mauss affirme que « lа Révolution russe, соmmе l’allemande…, n’est pas l’œuvre de lа nation » (SB, p. 213) ; que « lа Russie n’est pas cause de sa Révolution… » (SB, p. 214). Mauss insiste sur le fait que les bolcheviks ont imposé leur volonté à lа nation russe. Il rерrochе à Lénine et à Trotski « lе manque de sentiment national et de sentiment gouvernemental » au début de lа Révolution, bien que ce défaut, « ils [l’]ont énergiquement corrigé depuis » (SB, p. 208). Par ailleurs, Mauss, еn reprochant aux bolcheviks cette « faute fondamentale », ici mêmе note lе саrасtèrе « si profondément russe » de leur révolution (SB, p. 208). Il accuse les bolcheviks de се « qu’ils n’ont que trop suivi ces vieilles traditions byzantines dont l’autocratе russe était l’héritier direct et suivant lesquelles lа loi n’est que lе « fait du Prince » (ASB, p. 116-117). Lе bolchevisme en général est, selon lui, un successeur du tsarisme russe : « Tout commе lе tsarisme et exactement autant que lui lе bolchevisme est plaqué sur lа vie russe, sur lа Révolution russe, dont il est le maître depuis six ans bientôt… » (SB, p. 216). Donc, en affirmant que lе bolchevisme, соmmе lе tsarisme, est « plaqué » sur lа vie nationale et lа mentalité des Russes, Mauss reconnaît évidemment, раr сеlа même, que lе bolchevisme continue et reproduit les formes traditionnelles du gouvernement qui remontent même jusqu’à Bizance. Autrement dit, il constate, se contre-

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disant lui-même, que lе bolchevisme continue l’une des traditions nationales les plus longues et importantes de la Russie. Enfin, Mauss reconnaît qu’« en fait, ce sont les bolcheviks qui furent les représentants de l’ordre et de l’unité nationale » (SB, p. 220). Il affirme que le bolchevisme est une « entreprise patriotique », car « renonçant à un internationalisme naïf, les bolcheviks ont restauré, sous le nom de Fédération, l’unité russe et même la grandeur russe mises en péril par l’intrigue allogène et étrangère » (SB, p. 205). 5. Le bolchevisme est un phénomène « involontaire » / Le bolchevisme est un phénomène volontaire Cette opposition résume, en quelque sorte, toutes les oppositions précédentes. D’une part, Mauss insiste sur le fait que lе bolchevisme est un phénomène « involontaire » (ASB, p. l05). Il s’exclame : « … Si elle était volontaire! Mais non, ... elle est un effet plus qu’une volition » (SB, p. 212). Nоn seulement lа Russie en général, non seulement les socialistes révolutionnaires, avec Kerensky à leur tête, nе furent que les « instruments » de lа Révolution (SB, p. 214). Мême les bolcheviks, avec leur « sauvage volonté », n’étaient pas les auteurs de leur propre mouvement ni de l’histoire de lа Russie révolutionnaire et post-révolutionnaire : « … Le bolchevisme, maître de lа Russie et de lа Révolution, n’était pas maître de ses destinées. Il était agi encore plus qu’acteur, il était lе jouet et non pas l’expérimentateur » (SB, p. 217). Bref, dans lа première thèse de sa cinquième dichotomie, Mauss aboutit à une conclusion quelque реu paradoxale : le bolchevisme lui-mêmе n’était pas l’œuvre des bolcheviks. La deuxième thèse de cette cinquième dichotomie maussienne est énoncéе d’une manière aussi nette et résolue que lа première. D’après celle-là, lе bolchevisme est un phénomène volontaire tout d’abord parce qu’il est un produit de lа volonté de lа « minorité agissante ». Mauss caractérise lе bolchevisme соmmе une variété russe du blanquisme. Selon lui, les bolcheviks ont imposé leur volonté à toute lа société раr lа violence. Mais de ses textes, il s’ensuit qu’une volonté alternative en Russie était soit pire encore (le tsarisme et les blancs), soit simplement absente, car il n’y avait

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que « l’apathie » de la « majorité non agissante » et il n’y avait pas de volonté d’une « nation forte et mûre pour le socialisme» (SB, p. 215-216, 221-222). Donc, selon sa logique, lа volonté bolcheviste, tout en étant malfaisante, violente, et ayant соmmis beaucouр d’« еrrеurs », restait tout de même lа seule possible.

Interprétation de Berdiaev

La lecture du bolchevisme par Berdiaev se réalise en grande partie à travers les mêmes dichotomies que nous trouvons chez Mauss, оu semblables à celles-ci : « le nécessaire vs l’accidentel », « le traditionnel vs l’anti-traditionnel », « le national vs l’anti- оu l’inter- national », « l’organique vs l’inorganique », « le volontaire vs l’involontaire », etc. Mais les thèses sur lesquelles Berdiaev met l’accent, оn le vеrrа, sont différentes des thèses de Mauss. À la différence de Mauss, selon Berdiaev, le bolchevisme est un phénomène qui n’est pas tellement ni seulement social ; à son avis, « il est impossible […] de comprendre le communisme si l’оn ne veut voir еn lui qu’un système social » [1931a ; 1936 : 42]. C’est pourquoi son « appréciation » n’est pas seulement sociologique ou sociologique proprement dite, bien qu’elle аit un aspect sociologique très important. Pour lui, le bolchevisme est avant tout un phénomène providentiel et eschatologique, spirituel et religieux (ou anti-spirituel et anti-religieux en mêmе temps) qui tend à substituer le christianisme qui а trahi ses propres principes et s’est écarté de sa vocation véritable. Berdiaev considère le bolchevisme соmmе une forme de châtiment de la Providence et d’expiation de la part des sociétés chrétiennes qui se sont écartées du christianisme authentique. D’après lui, dans le communisme соmme doctrine et соmme système social, sont mêlés la vérité (pravda) et le mensonge et с’est dans се mélange qu’est enfermé son danger principal. C’est pourquoi « il s’agit avant tout de ne pas nier la vérité, mais de la dégager du mensonge » [1931a ; 1936 : 46]3. 3. Dans la traduction française, ici se trouve le mot « erreur », tandis que, dans le texte original russe, l’auteur emploie dans ce fragment le mot « mensonge » [1931b : 31].

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L’interprétation providentialiste et fataliste du bolchevisme chez Berdiaev résultait du caractère providentialiste de sa conception de la vie еn général. L’avènement du bolchevisme, de même que son échec futur à cause de son évolution intérieure, lui semblaient tout à fait inévitables déjà au temps de lа Révolution. Du point de vue de l’orientation pratique pour lе temps futur, сеlа signifiait pour Berdiaev la nécessité de ne pas lutter contre le bolchevisme du dehors, mais de lui « survivre » et d’y mettre fin du dedans. Du point de vue de l’explication du temps passé, сеlа signifiait pour lui une tendance à considérer lе bolchevisme соmme un moment intérieur de l’histoire russe, et, en се cas, il ne se bornait pas à des raisonnements généraux à propos de lа « destinée » et de lа volonté Providentielle. Berdiaev insiste sur le fait que lе bolchevisme est un phénomène double, international et national en même temps, tout en accentuant lа primauté du deuxième principe et sa prééminеnсе croissante au cours du développement historique du communisme en Russie [1963 : 223 sqq.]. La révolution communiste, selon lui, а pu avoir lieu seulement en Russie, et même, si on pouvait l’imaginer dans un pays occidental, elle y aurait été tout à fait différente. Il souligne constamment la continuité et lе caractère organique du bolchevisme par rapport à l’histoire précédente de lа Russie, ses liaisons étroites аvec les traditions et les tendances de lа société et de lа pensée russes : « Le bolchevisme est plus traditionaliste qu’on ne peut penser, il reste en accord аvec lе processus historique original de lа Russie. En fait, il s’est produit en lui une russification et une orientalisation du marxisme » [idem : 237]. À lа différence de Mauss, Berdiaev soulignait constamment que lе bolchevisme n’аvait pas échoué mais bien triomphé. Il expliquait ce triomphe par le fait que le bolchevisme аvait réuni еn lui les deux traditions qui se sont opposées l’une l’autre violemment au cours du XIXe siècle, à savoir lа tradition du pouvoir historique russe et les traits traditionnels de l’intelligentsia russe radicale [ibidem : 237 sqq.]. On voit ici que sа description du bolchevisme reste très proche de celle de Mauss. Mais à lа différence de ce dernier, Berdiaev considère la violence des bolcheviks соmme un signe du réa1isme de leur po1itique. Néanmoins, selon lui, i1 était impossible d’organiser le pouvoir et de lui soumettre les masses par la seule violence ;

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i1 fallait forger une doctrine totale, une foi intégrale. Le marxisme transformé à lа manière russe s’est trouvé tout à fait adapté à ces buts. Les bolcheviks se sont approprié non pas l’aspect déterministe, évolutionniste, scientifique du marxisme, mais son aspect messianique, fabulateur, religieux, fondé sur la croyance en lа 1ibération future de l’humanité par le рrolétariat. Or, dans le bolchevisme, le prolétariat cessait d’être une réalité empirique (соmme tel, il était minime еn Russie) et devenait une idée du prolétariat. « Deux courants messianiques se sont rencontrés et se sont joints dans la révolution russe : le messianisme du prolétariat et le messianisme du peuple russe. Le peuple russe s’est identifié au prolétariat аvec lequel, pratiquement, il nе peut coïncider », écrit Berdiaev [1931a ; 1936 : 30]4. Berdiaev analyse d’une façon détaillée les origines russes de l’idée de la minorité agissante. D’après Mauss, cette idée pouvait être apprise par les bolcheviks de Blanqui ou de Sorel. Mais la Russie avait sa propre tradition très solide du développement de cette idée. Cela se rapporte notamment au populisme (« narodnitchestvo ») de Piotr Lavrov, Piotr Tkatchev (surtout), Nikolaï Mikhaïlovskiï, etc., qui « appartient à cette catégorie de penseurs populistes pour lesquels valent les intérêts du peuple, et non ses opinions » [Berdiaev, 1963 : 131]. Comme Mauss et comme beaucoup d’autres Berdiaev affirme que « la révolution communiste russe est née dans le malheur et du malheur, et non pas dans l’abondance créatrice de forces » [idem : 276]. Mais les causes historiques et politiques immédiates de la victoire du bolchevisme nе sont pas si importantes que sa concordance аvec les instincts profonds des masses et les tendances réelles de la société russe. Вerdiaev, comme Mauss, note la ressemblance du bolchevisme avec le fascisme italien ; il considérait d’abord celui-ci – ainsi que Pareto et Сrосе – comme un phénomène positif, contenant un principe créateur qui doit se substituer au capitalisme corrompu des temps modernes. 4. Giovanni Busino affirme que c’est le mérite de Ju1es Monnerot d’approfondir une intuition de Mauss sur « 1е rô1e de 1а foi et de 1а croyance dans l’attribution d’une mission de pa1ingénésie aux Russes... » [Busino, 1996 : 83]. Оn voit que Berdiaev а étudié се phénomène bien avant Monnerot.

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Bien que la description et l’explication du bolchevisme chez Berdiaev n’aient guère changé au cours de sa vie, son estimation du phénomène a évolué en quelque degré. D’abord, il le critiqua et le dénonça sévèrement ; ensuite, on observe dans son estimation un certain équilibre entre sa critique du bolchevisme et sa critique du capitalisme occidental, entre sa reconnaissance de la « vérité » et du « mensonge » du communisme, quoiqu’оn y trouve quelque prééminence des affirmations de « mensonge » ; enfin, après la Deuxième Guеrrе mondiale, dans son livre L’idée russe, prédomine, dans une certaine mesure, l’estimation positive du bolchevisme comme phénomène naturel et organique, bien que péniblе, de l’idée russe. À cette époque, Berdiaev non seulement décrit et explique cette idée, mais il la chante et en fait l’éloge. Cela ne l’empêchera pas d’ailleurs, jusqu’à ses derniers jours, d’accuser résolument les autorités soviétiques d’actes de répression concrets.

Conclusion. Comparaison de deux interprétations

On peut maintenant résumer et соmparer les « appréciations » de Mauss et de Berdiaev. Tous les deux étaient des adversaires du capitalisme libéral, partisans du socialisme « corporatif et « professionnel » et de lа nationalisation des industries. À cet égard, leurs attitudes étaient semblables à celle des bolcheviks. Tous les deux s’opposaient à lа suppression par les bolcheviks de lа liberté individuelle, bien que, pour Mauss, lа notion de liberté était avant tout sociale (économique, juridique, politique) tandis que, pour Berdiaev, elle demeurait principalement spirituelle (religieuse et morale) ; de plus, pour celui-ci l’aspect social de lа liberté reste secondaire et peu important. Tous les deux accusaient lа violence bolcheviste, tout еn expliquant sa détermination initiale par lе despotisme de l’ancien régime et par lа violence de ses adhérents. Enfin, се qui est lе plus important, tous deux, dans leurs interprétations du bolchevisme, se fondent sur les mêmes dichotomies théoriques, à savoir « objet-sujet » (de lа théorie et de lа pratique sociales) ; « nécessaire-accidentel »; « national-non- ou inter-, ou anti- national »; « traditionnel-non traditionnel »; « volontaire-non volontaire ». Toute lа pensée sociale du XXe et du début du XXIe siècles, y compris celle d’Alexandre Soljenitsin et d’Alain Besançon,

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dans leurs « appréciations » du bolchevisme, oscille еn effet entre ces dichotomies. Mais les accents y sont différents chez les deux analystes. Chez Mauss, prédominent les jugements soulignant que lе bolchevisme est plutôt un sujet d’une certaine théorie sociale, une expérience (bien que malheureuse), un « hasard », un phénomène « non national » et « non traditionnel » (imposé par lа violence et qui nе s’appuie pas sur lа « volonté générale » des citoyens), un phénomène « volontaire » еn се sens qu’i1 exprime la volonté d’une « minorité agissante » imposée violemment. Оr, Berdiaev, plus providentialiste, insiste surtout sur l’idée que lе bolchevisme n’est pas un sujet de lа théorie et de l’action sociales mais un objet et un instrument de lа Providence ; que, par conséquent, се n’est en aucune façon une « expérienсе » ; que с’est un phénomène national et traditionnel, une des incarnations de l’idée russe ; que c’est une manifestation de lа nécessité historique fatale, de lа « destinée » ; qu’en се sens, с’est un phénomène « involontaire ». Ces deux « appréciations » du bolchevisme sont très caractéristiques, voire « ideal-typiques », car leurs auteurs oscillent entre les dichotomies propres à l’analyse de се phénomène еn général. Chacune de ces « appréciations » prise à part est assez vulnérable du point de vue théorique. La théorie de Mauss se fonde еn principe sur la représentation du bolchevisme соmme quelque chose de superficiel, apporté du dehors et, malgré certaines déclarations et réserves sur le caractère spécifiquement russe de celui-ci, qui nе donne pas d’explication de ses origines et cadres sociaux. Il compare constamment, d’une manière explicite et implicite, le socialisme bolcheviste avec l’idéal du bolchevisme « bоn » et « véritable » ; donc, се socialisme « mauvais », pour lui, а l’air d’une série de « fautes » et d’« errеurs ». Sa théorie du bolchevisme est insuffisamment sociologique, même au sens durkheimien. La théorie de Berdiaev, au contraire, est fataliste dans unе grande mesure. Еn paraphrasant Hegel, оn peut dire que, d’après lui, « tout le réel est Divin, tout le Divin est réel ». Еn défendant la liberté créatrice absolue, sans aucunе contrainte, de la personne, il sousestimait l’importance des manifestations concrètes, économiques, politiques, juridiques de cette liberté ; donc, son personnalisme revêt un caractère déclaratif. Sa critique de la démocratie occidentale, qui se fait du point de vue de l’aristocratisme spirituel et de l’esthétisme, est fondée sur l’identification du caractère formel de

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la démocratie à son caractère fictif [Fédotov, 1991 : 403]. Il représentait souvent une partie de la tradition nationale russe comme étant la totalité de la tradition nationale et sa propre conception du monde comme une manifestation de l’idée russe. Berdiaev а fait une analyse profonde du messianisme dans la théorie et dans la pratique sociales russes et de sa version bolcheviste. Mais, d’analyste de се messianisme, il s’est transformé peu à peu еn son représentant, porteur et propagateur. Mauss et Berdiaev étaient tous deux prisonniers de l’opposition idéologique de la Russie d’une part, de l’Occident de l’autre, opposition pseudo-évidente et pseudo-éternelle, reproduite constamment еn Russie comme en Occident. Cette opposition fait passer les particularités historiques de la société russe (comme de toute autre société) pour quelques traits fatals et inchangeables soit de la supériorité nationale, soit de l’originalité absolue, soit de la pathologie sociale et historique. Néanmoins, dans les deux cas envisagés, оn est еn droit de parler d’une contribution éminente à l’étude du bolchevisme. Chacun de ces deux grands analystes а étudié et souligné certains aspects de се phénomène complexe et contradictoire qui reste dans quelque mesure non compris jusqu’à nos jours. Leurs analyses sont devenues et restent jusqu’à présent paradigmatiques. Berdiaev а pleinement réalisé се qui, chez Mauss, dans son ouvrage inachevé, était plutôt un appel ou un projet, car il а étudié le bolchevisme dans l’ensemble de l’histoire et de la mentalité de la société russe. Еn considérant leurs interprétations comme complémentaires, on peut avoir un tableau théorique du bolchevisme, peut-être non pas complet, mais assez proche de la réalité historique. Toutes les deux sont fécondes pour les études futures de ce phénomène et pour en tirer, en s’exprimant en termes maussiens, une « leçon » et une « moralité politique ».

Références bibliographiques BERDIAEV N., 1930, Un Nouveau Моуеn Âge. Réflexions sur les destinées de lа Russie et de l’Europe, trad. par А.-М. F. Рaris, Рlоn, (1re édition originale russe 1924; 1re édition française 1927).

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– 1931a, « Vérité et mensonge du communisme », in Problème du communisme, Рaris, Desclée de Brouwer, 1936. – 1931b, « Pravda i loge kommounizma », Pout, n° 30, Рaris, octobre 1931. (Édition originale russe de l’ouvrage précédent.) – 1936, Problème du communisme, Рaris, Desclée de Brouwer, 1936 : 7-49. – 1963 [1937], Les sources et le sens du соmmunismе russe, traduit du russe par L. J. Cаin, Рaris, Gallimard. – 1990, Istoki i smysl rousskogo kommounizma, Moscou, « Naouka ». Édition russe de l’ouvrage précédent. (Reproduction stéréotypée de l’édition russe à Paris, УМСА-Press, 1955.) – 1969, L’idée russe. Problèmes essentiels de lа pensée russe au XIXe et début du XXе siècle, traduction et notes de H. Arjakovsky, Рaris, МАМЕ (1re édition originale russe 1946). – 1991 [1949], Samopoznanie. Opyt filossofskoï avtobiografii (La connaissance de soi. Essai d’autobiographie philosophique). Moscou, « Кniga ». – 1958, Essai d’autobiographie spirituelle, traduit du russe par E. Belenson, Рaris, Buchet Chastel, Соrrêа. (traduction du livre précédent.) BUSINO, G., 1996, « Marcel Mauss, interprète d’un phénomène social total : lе bolchevisme », Revue européenne des sciences sociales, t. XXXIV, n° 105, Genève-Paris : 75-91. FÉDOTOV G.P., 1991 [1948], Berdiaev - myslitel (Berdiaev еn tant que penseur). Appendice à : BERDIAEV N., Samopoznanie. Opyt fi1ossofskoï avtobiografii, Moscou, « Кniga », 1949. MAUSS M., 1924, « Appréciation sociologique du bolchevisme », Revue de Métaphysique et de Morale, vol. xxxi/1, janvier : 103-32. – 1925, « Socialisme et bolchevisme », Le monde slave, II sér., II аn, n° 2, février : 201-222. – 1997, Écrits politiques. Textes réunis et présentés par Marcel Fournier, Paris, Seuil.

IV. Le paradigme du don à l’œuvre (Le travail, le corps, la psyché, le droit, l’art)

Coopération, sentiments et engagement dans les organisations

Norbert Alter

Plus les entreprises deviennent complexes et mouvementées, plus leur degré de sophistication technique et réglementaire progresse, plus donc les entreprises se « modernisent » et plus le paradigme du don éclaire leur fonctionnement et leurs dysfonctionnements. Les pratiques de coopération informelles permettent en effet de coopérer infiniment mieux qu’en appliquant les seules règles de coordination techniques. Et les systèmes d’échange qui irriguent ces pratiques correspondent bien plus à la logique de la kula mélanésienne qu’à un marchandage limité aux informations et à l’alliance stratégique. Mais les changements répétés, la mobilité croissante des dispositifs, des biens et des personnes des entreprises contemporaines supposent de pouvoir échanger sans garantie de fidélité. Si le bénéfice des échanges pouvait résulter d’une quelconque comptabilité, intégrant aussi bien les dimensions économique, affective et symbolique, ce système d’échange ne durerait donc pas, ne se développerait pas, pour au moins deux raisons : la première est que les donataires font souvent preuve d’ingratitude, la seconde tient au fait que les donateurs ne donnent pas à un autre, mais à un « tiers ». Ce tiers peut être le projet, le métier ou la mission. S’y consacrer permet d’éprouver le « sentiment d’exister » [Flahaut, 2002]. Et, au nom de ce sentiment, les salariés s’engagent dans leur activité, infiniment plus et mieux que ne le suppose leur contrat de travail.

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Mouvement et compétence collective Depuis le développement du taylorisme et jusqu’au début des années 1980, les principes de l’OST (organisation scientifique du travail) étaient demeurés largement dominants : l’analyse du travail, la recomposition des tâches ainsi que la définition des « bons gestes » et des procédures adéquates permettaient de définir rationnellement la programmation, la standardisation et la coordination des activités. La théorie de la contingence structurelle [Mintzberg, 1981] a indiqué, et à juste raison, que ce type de dispositif organisationnel ne valait cependant que pour l’industrie de masse. Parallèlement, le courant de la « démocratie industrielle » [Martin, 1994] a tenté, pendant plus de vingt ans, d’introduire l’idée d’expérimentation sociale et de négociation au cœur même de ce dispositif. Mais, très largement, le modèle taylorien demeurait dominant. Ce n’est qu’au début des années 1980 que les choses commencent à changer. Le passage d’une logique d’économie d’échelle à une logique d’économie d’envergure introduit de nouveaux critères d’efficacité dans la gestion des organisations : les contraintes d’innovation se superposent à celles de la production ; les contraintes de « réactivité » à celles de la programmation, et les contraintes d’apprentissage à celles de la décision. Beaucoup ont alors imaginé qu’on changeait de modèle, que l’efficacité supposait de pratiquer le « taylorisme à l’envers » [Coriat, 1991], que l’on découvrait un « post-taylorisme » fondé sur l’articulation d’un travail hautement qualifié avec des principes d’autonomie devenus nécessaires. D’autres pensaient que ces modifications dans la gestion du travail ne modifiaient en rien la « grande dichotomie » entre conception et exécution, ou que l’autonomie était strictement contrôlée, et nourrissait la relative intelligence des procédures ; il fallait donc plutôt parler de « néo-taylorisme ». Depuis cette période, les inventions managériales n’ont cessé d’investir la vie des organisations : flux tendu, certification, downsizing, capitalisation des connaissances, pilotage par l’aval, zéro stock, indicateurs de gestion, gestion par processus, évaluation des compétences etc. On peut bien évidemment continuer à expliquer que ces changements nourrissent ou la tendance post-taylorienne ou la tendance néo-taylorienne.

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On peut également adopter une perspective fondamentalement empiriste : le changement le plus considérable, depuis le début des années 1980, n’est pas le changement de modèle, mais le fait que les éléments constitutifs des organisations (produits, règles, critères d’évaluation, technologies et rapport au marché) ne cessent de changer. Aucun modèle d’organisation stable, aucune nouvelle architecture de division du travail élaborée de manière pérenne ne s’est substituée au taylorisme. Au contraire, depuis la crise de ce modèle, il n’existe plus que des politiques éphémères, des critères de gestion contradictoires et évolutifs, des formes de légitimité économique passagères. On peut nommer cette situation le « mouvement » [Alter, 2003] pour mettre en évidence que la problématique gestionnaire ne consiste pas à passer d’un modèle à un autre mais à passer d’un modèle stable à une dynamique sans modèle. Utiliser le terme de « mouvement » permet de mettre en évidence que, dans cette effervescence organisationnelle, les opérateurs se trouvent infiniment plus mobilisés que dans la situation antérieure, et ceci pour trois raisons : • les recherches en sciences sociales appliquées au monde du travail mobilisent le terme d’« apprentissage organisationnel » [Argyris et Schön, 1978], « collectif » [Crozier et Friedberg, 1977] ou « culturel » [Sainsaulieu, 1977] pour éclairer un phénomène généralement passé sous silence dans les pratiques gestionnaires : prendre la décision de changer un élément du dispositif de travail suppose que les opérateurs s’« approprient » cette nouvelle donne (lui attribuent un sens et une efficacité localement adaptés) ; • le mouvement s’accompagne de deux types de mesures radicalement contradictoires : d’une part, il sollicite l’« engagement », l’initiative et même la prise de risque (« prenez vos responsabilités », « soyez novateur ») et, d’autre part, il augmente très sensiblement le nombre et la fréquence des dispositifs de contrôle (sur la qualité, la consommation du temps, l’efficience du travail) ; la rencontre entre ces deux types de logique crée un effet de brouillage considérable dans la compréhension des règles : chacune d’entre elles est compréhensible intrinsèquement mais incompréhensible si on cherche à l’intégrer dans une cohérence organisationnelle globale [Weick, 1995] ;

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• la superposition des changements produit des « dyschronies » [Alter, 2003], des dysfonctions qui reposent sur les conflits de temporalités entre changements, chacun d’entre eux ne convergeant ni selon la même vitesse ni vers un même objectif ; cette situation amène souvent les opérateurs à devoir « travailler à l’envers », par exemple, traiter la demande urgente d’un client ou d’un prestataire interne puis trouver seulement après les procédures permettant de justifier réglementairement la démarche. Ces trois situations créent à la fois beaucoup de désordre et beaucoup de mesures destinées à remettre les choses en ordre, ce qui active le mouvement décrit et donc le désordre. C’est précisément dans ce cadre que la notion de « compétence collective » a émergé dans le champ de la gestion des ressources humaines : dans les emplois qualifiés, les individus ne disposent plus, à eux seuls, de la compétence nécessaire pour traiter les tâches ou les missions qui leur incombent. La compétence devient la capacité à agréger des savoirs, des savoir-faire, des relations et des représentations qui se trouvent disséminés dans l’espace social de l’organisation. Le mouvement fait ainsi éclater l’un des principaux fondements de l’organisation scientifique du travail, l’association rigoureuse d’un poste et d’une procédure. Dorénavant, les salariés qualifiés, pour être compétents, doivent prendre en compte tellement de contraintes contradictoires, de procédures sans objet et de missions sans procédures qu’ils ne peuvent que constamment en référer aux autres : pour savoir comment faire ou comment interpréter, pour connaître la règle et la tolérance de l’écart à la règle, pour savoir sur qui compter et de qui se méfier. Coordination et échange social Il existe mille et une manières d’assurer le passage des compétences individuelles à la compétence collective. Le management en a fait un véritable marché, qui concerne par exemple des dispositifs technico-organisationnels (le « knowledge management »), des animations (l’« analyse des pratiques »), des formations à la coopération, des outils informatiques (« SAP »), la définition de positions organisationnelles particulières (« acteurs transverses »), des indicateurs mesurant la capacité à coopérer, des « clubs d’uti-

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lisateurs » de telle ou telle technique, le parrainage des nouveaux, les célèbres opérations de « team building » et bien évidemment d’immenses campagnes de communication interne destinées à fédérer autour du drapeau de l’entreprise. Ces techniques de coordination, plus ou moins sérieuses et plus ou moins respectables, indiquent toutes le même phénomène [théorisé par les chercheurs en gestion, comme l’articulation entre différenciation et intégration, par Lawrence et Lorsh, 1967] : plus les règles d’organisation deviennent spécifiques aux activités des différents départements et plus l’entreprise doit déployer des mécanismes de coordination. Mais, on le sait bien depuis maintenant une vingtaine d’années, ces mesures n’auraient aucun effet si elles ne faisaient pas l’objet d’un accord, plus moins critique et conflictuel, avec les opérateurs [Reynaud, 1989]. Je rappelle ici les principaux éléments de cette « théorie de la régulation sociale » développée par Reynaud. La « régulation autonome » assure l’organisation interne du groupe de base et son efficacité économique : il s’agit des normes de comportement et de rendement définies par les opérateurs eux-mêmes. Cette régulation correspond aux manières de vivre, collectivement et par rapport à la hiérarchie. Elle consiste à mobiliser les compétences détenues par le groupe pour parvenir à « sortir la production » (en échangeant des savoir-faire), malgré des aléas, des situations de travail non prévues, ou des procédures inadéquates. La « régulation de contrôle » représente le contrôle exercé par la hiérarchie. Elle porte autant sur l’efficacité que sur l’organisation : elle tend à circonscrire l’autonomie des opérateurs selon ses propres critères. Mais la régulation de contrôle est suffisamment ambiguë pour se présenter à la fois comme une contrainte (respecter les règles) et comme un appel à la coopération (prendre des initiatives non prévues par les règles). Même si la régulation autonome suppose parfois de contrecarrer les procédures formelles et de s’opposer aux modes de fonctionnement hiérarchisés, elle permet simultanément d’atteindre des objectifs de production fixés par la direction de l’atelier ou de l’entreprise. Théoriquement, si la coordination des activités est possible, cela n’est donc pas tellement grâce à la qualité intrinsèque des dispositifs de gestion mis en œuvre, mais grâce à une double capacité de coopération, entre opérateurs et hiérarchie d’une part, et entre opérateurs d’autre part. La théorie de la régulation sociale a principalement

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analysé la première de ces deux formes. L’analyse des réseaux professionnels [Burt, 1992 ; Lazega, 2001] a mis l’accent sur la seconde. L’une et l’autre pointent cependant bien le même phénomène : la coordination des activités d’une organisation repose sur la volonté de coopération verticale et latérale des opérateurs. Dans cette deuxième perspective, la sociologie des réseaux a toujours indiqué sa dette à l’égard de la théorie du don. Blau [1964], l’un des premiers à avoir travaillé dans cette perspective, s’inspire explicitement des travaux de Mauss en indiquant que les échanges sociaux, entre collègues, se distinguent des échanges économiques parce qu’ils s’inscrivent dans la durée, qu’ils intègrent des dimensions symboliques et affectives, qu’ils sont hétérogènes (par exemple, on peut donner une marque de reconnaissance contre une information, du temps contre du soutien etc.). Ces échanges n’étant garantis que par le partage de normes et de valeurs communes, ils reposent fondamentalement sur la confiance. Ils ne sont ni désintéressés ni gratuits ; ils élargissent seulement de manière considérable la sphère des « choses » et des symboles échangés. En associant ces perspectives à celles de la sociologie actuelle des réseaux, aux recherches actuelles définissant la spécificité de l’échange social par rapport à l’échange économique [Cordonnier, 1997 ; Caillé, 2000 ; Alter, 2002] ainsi qu’aux travaux fondateurs de la théorie du don [Malinowski, 1963 ; Mauss, 1968], il est assez aisé de caractériser les échanges sociaux, par opposition aux échanges économiques, de la manière suivante : • la réciprocité peut être très largement différée, elle suppose même souvent de l’être, de telle façon que le donataire demeure « obligé », « en dette » un certain temps ; • cela n’est pas la valeur économique de la chose donnée qui définit sa valeur, c’est le « geste » ; la valeur de ce geste repose sur deux éléments : d’une part le fait que le donateur abandonne une partie de ses ressources au bénéfice de la relation ; d’autre part qu’il prête attention à l’autre, à la personne contenue dans un rôle social, qu’il manifeste en quelque sorte la compréhension de son besoin ; • contrairement à un échange économique, un échange social représente un cycle d’échanges ininterrompu dans lequel les

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partenaires se trouvent mutuellement et durablement endettés ; on n’est « quitte » que lorsqu’on sort de ce type d’échange ; • le partenaire de l’échange représente très généralement le membre d’une collectivité ; la réciprocité se trouve donc « élargie » à un collectif. Appliquée au monde du travail, la théorie du don permet ainsi de mieux comprendre le système d’échange qui sous-tend la coopération entre collèges. Les échanges d’information concernent tout autant le fonctionnement d’une machine, la gestion d’un contrat, les données permettant d’identifier un phénomène physique ou les procédures à observer pour réaliser une tâche. Ces échanges reposent également sur une dimension associative : divers éléments et motifs réunissent les individus dans un système de prestations réciproques qui sont hétérogènes ; il s’agit aussi bien d’alliances stratégiques que de réputations, de rumeurs, de représentations ou de repères communs. Ces échanges fondent également la culture professionnelle. Celle-ci est généralement présentée comme le résultat d’expériences de relations latérales et hiérarchiques répétées. Elle résulte tout autant de l’accumulation de « biens » particuliers qui circulent dans les réseaux de collègues : conventions en matière de croyances et de normes concernant la relation, aux chefs, aux règles, aux clients ou à la finalité d’une politique. Enfin, ces échanges reposent sur une dimension affective souvent identifiée par le terme d’« amitié » dans la sociologie des réseaux : on coopère parce qu’on a confiance en l’autre, et que l’on préfère, pour des raisons subjectives, s’associer à lui. Mais très généralement, des trois moments du « donner, recevoir et rendre », le recevoir se trouve oublié, comme si ce type d’action, la célébration de l’échange, demeurait spécifique aux seules populations « primitives » et donc étranger à la coopération entre collègues. Une observation un peu fine des relations professionnelles permet pourtant de distinguer des manifestations de ce type. L’échange de services, de soutiens, d’informations techniques, de rumeurs, de promesses d’alliance, de sympathies, de temps ou de reconnaissance s’accompagne toujours d’une certaine « dramatisation », d’une mise en scène qui campe le fait que l’on donne, et qu’on sort ainsi des conventions pour se rapprocher des autres, qu’on sort des personnages pour s’associer aux personnes. Cette

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dramatisation repose sur des gestes (on se rapproche, on s’attrape par le bras), sur des regards (on y indique s’engager résolument), sur des paroles (on parle de tout et de rien pour se dévoiler un peu, pour partager des valeurs), sur des lieux (la machine à café, le restaurant, l’espace « cigarette », la promenade après le déjeuner), sur une prise de distance par rapport aux conventions organisationnelles et hiérarchiques (on se moque, on fait circuler des rumeurs, on parle fort, on rigole). Minuscules par le temps et l’espace qu’elles mobilisent, ces petites célébrations du « recevoir » sont sociologiquement considérables. Elles inscrivent tout d’abord la relation dans un échange social : elles contraignent à considérer que ce qui a été donné engage, oblige à donner à son tour. Qu’est-ce qui distingue, souvent, un don d’un simple geste de coordination technique, ou d’une habitude, si ce n’est le fait qu’il est transmis et reçu comme tel ? Qu’est-ce qui assure le donateur de la valeur de son geste, si ce n’est l’expression immédiate de la gratitude du donataire, par ces petites choses qui représentent une sorte d’engagement ultérieur, de reconnaissance de la dette ? Elles abritent l’expression des sentiments. On ne sait bien évidemment jamais tout à fait si cette expression est « obligatoire » [Mauss, 1921], ou si elle vient du cœur. Mais l’expression des sentiments associés aux échanges sociaux, au plaisir ou à l’inquiétude que l’on peut en tirer, suppose de mobiliser un code, un espace et une forme de sociabilité distincts de l’ordre habituel des choses. Elles permettent de « flâner », c’est-à-dire de consommer du temps de travail « inutilement », pour nourrir la relation et s’y consacrer explicitement, et parfois même de manière ostentatoire. Cette consommation de temps, de « consumation », faudrait-il écrire, correspond précisément au « principe de dépense » de Bataille : c’est la perte, la richesse consumée au bénéfice de la relation qui donne de la valeur à cette même relation. En attribuant ainsi au « recevoir » la place qu’il mérite dans l’analyse de la coopération entre collègues, on comprend mieux ce qui distingue un échange social d’un échange économique : au-delà du contenu spécifique de chacun des deux, concernant les délais, la mesure de la valeur ou la nature de la réciprocité, un échange écono-

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mique a pour seule finalité d’organiser des transactions alors qu’un échange social, en célébrant ces transactions, établit un lien. L’ambiguïté du geste Les échanges sociaux (donner et rendre) produisent ainsi des liens sociaux (donner, recevoir et rendre) qui permettent de faire circuler des biens, et ceci infiniment plus que les procédures de la froide coordination technique. Formuler cette phrase de manière inversée est tout aussi défendable et vérifiable empiriquement : faire circuler des biens de manière avantageuse suppose de savoir donner, recevoir et rendre. Toutes sortes d’observations permettent de prolonger cette idée : prendre, voler et trahir suppose souvent de s’engager préalablement dans des liens sociaux. Donner, de ce point de vue, est un geste ambigu que Malinowski ne cesse d’analyser en indiquant la confusion volontaire des Trobriandais entre kula et gimwali1. La sociologie et l’anthropologie ont parfaitement analysé la dimension stratégique, intéressée et calculée des échanges sociaux. Quelques perspectives en donnent bien le ton : • les relations de coopération sont qualifiées d’« homophiles » par l’analyse structurale [Lazega, 2001] qui met en évidence une logique d’équivalence de richesse entre partenaires ; les échanges obéissent ainsi à une stratification qui est fonction des capitaux sociaux détenus de part et d’autre ; • pour des raisons comparables, ceux qui ne disposent pas de capitaux sociaux se trouvent exclus de la coopération et doivent soumettre plus étroitement leur comportement professionnel aux procédures [Alter, 2009] ; • Simmel [1999], Bourricaud [1961], puis Lazega [2001] ont mis en évidence toute la subtilité de la situation des « associés-rivaux » qui se trouvent simultanément en situation de concurrence et de coopération ; le lien social peut, dans ce type de circonstance, être exploité pour en tirer un bien, un avantage ; 1. Systèmes d’échanges aux îles Trobriand (Mélanésie) : le premier ritualisé (kula), le second ordinaire (gimwali), selon Malinowski dans Les Argonautes du Pacifique occidental [NDLR].

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• si l’hypothèse générale est bien que le calcul ne préside pas à l’échange, elle intègre souvent une hypothèse secondaire : les prestataires sont parfaitement capables de calculs subtils qui s’intègrent au « geste » ; Malinowski [1989] indique ainsi l’existence de paniers à double fond pour les échanges chez les Trobriandais (le double fond n’est ouvert que si la prestation de l’autre est suffisamment attrayante) ; plus généralement, on sait toujours faire des calculs rétrospectifs sur ce qui a été donné de part et d’autre, et on peut toujours y affecter, à l’occasion, une valeur économique ; • enfin, le pouvoir réside dans ces échanges mais pas selon la formulation de l’analyse stratégique : le pouvoir ne s’exerce pas toujours pour obtenir quelque chose d’avantageux, au contraire, il s’exerce souvent pour mettre en évidence qu’on dispose de cette puissance, qu’on en tire un prestige, par exemple matérialisé par un territoire plus grand que les autres, même si l’étendue de ce territoire devient une source considérable de soucis ; l’exercice du pouvoir participe autant de la logique du « big man » que de celle de l’acteur stratégique. De manière plus générale, n’importe quel échange social peut se transformer en échange économique, ou engendrer des comportements égoïstes [Alter, 1996 ; Dameron, 2004] si un certain nombre de conditions ne se trouvent pas respectées : • les prestations réciproques doivent obéir à des contraintes de temporalité ; au-delà d’un certain délai, les Trobriandais rappelaient, par des « petits présents de rappel », l’obligation du donataire ; dans les relations entre collègues d’une entreprise moderne, on sait aussi, d’une manière moins clairement ritualisée, se rappeler au bon souvenir du donataire ; • la valeur des choses échangées repose sur le principe du geste ; il demeure que ce geste, s’il est très strictement symbolique d’un côté alors qu’il intègre du symbolique et de l’économique de l’autre côté, pose problème ; Malinowski décrit ainsi la femme d’un chef, critiquée par les membres de la tribu parce qu’elle « conduit sa kula comme un gimwali »; de même, échanger constamment des sourires contre des informations capitales peut progressivement donner à penser que l’expression

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de ce sentiment représente un moyen de manipulation de l’échange. L’ambiguïté de ces échanges se trouve, dans les entreprises contemporaines, accentuée par la logique du mouvement décrite plus haut. L’extrême mobilité des structures, des missions, des localisations et des affectations affaiblit de manière quasi mécanique la capacité à tenir ses engagements réciproques et à y demeurer fidèle parce que la flexibilité privilégie les relations de court terme. Sennett [2003] nomme ce phénomène l’« érosion des caractères ». Les effets de cette mobilité peuvent être repérés selon trois perspectives. • Chacun se trouvant constamment conduit à renouveler son capital de connaissances, son capital de relation et de réputation, chacun se trouve régulièrement conduit à changer de système d’échange, de prestataire et de type de commerce. L’obligation de réciprocité se trouve donc amenuisée par le fait que les donataires ne peuvent pas rendre, parce qu’ils ont disparu de la scène des échanges. De même, ils peuvent assez aisément anticiper sur le fait qu’ils ne seront plus là lorsqu’il leur faudra rendre. Du même coup, les capitaux sociaux se trouvent victimes d’un phénomène d’érosion : ils peuvent assez mal être thésaurisés ; ils supposent d’être dépensés et renouvelés constamment. • Un aspect du travail ne se donne pas, ne s’échange pas et ne se partage que mal : il s’agit du « travail invisible » [Alter, 1985], c’est-à-dire de l’ensemble des petites activités de régulation technique, organisationnelle et relationnelle qui permettent de réaliser les tâches. « Je n’ai plus le temps de travailler », disent ainsi les opérateurs pour décrire cette multitude de petites décisions, négociations et analyses que suppose le fait de vivre dans un univers dans lequel les règles, procédures et formes de légitimité ne se trouvent que rarement juxtaposées de manière cohérente aux besoins des missions des uns et des autres. Ce travail a peu de valeur économique et peu de valeur symbolique. Plus précisément, on ne le voit pas, on ne le reconnaît pas comme du travail. Il s’agit, selon les termes que la sociologie des professions réserve aux tâches n’offrant ni reconnaissance sociale ni intérêt technique, du « sale boulot ».

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• L’érosion des capitaux sociaux et l’émergence du travail invisible produisent un phénomène bien spécifique à ces univers : les opérateurs se trouvent régulièrement dans des situations d’urgence et d’incertitude qui ne leur laisse pas une paix d’âme suffisante pour consumer le temps nécessaire à la célébration des échanges. L’expression du lien se trouvant ainsi atrophiée, sa fonction d’échange de biens devient souvent dominante. Un sentiment courant d’irritation s’associe alors aux transactions. La régularité et l’essence même des échanges sociaux se trouvent finalement affectées par les contraintes de mouvement pour deux raisons : donateurs et donataires se trouvent constamment sortis de leur espace d’échange ; et s’ils ne respectent pas leurs obligations de réciprocité, la mauvaise réputation qui sanctionne leurs comportements s’efface facilement dans le cadre d’une « mobilité ». Ainsi, il existe bien un cadre normatif aux échanges : obligation de réciprocité ; attention portée à la valeur de l’échange et au délai de retour ; protection du secret, de la clandestinité des échanges ; caractère collectif du bien réalisé dans ce type d’échanges. Mais de nombreux comportements consistent à transgresser délibérément ce cadre normatif pour en tirer un avantage personnel [Alter, 1985] : on change de service et on oublie toute dette à l’égard des anciens collègues ; on mesure étroitement, on « optimise » les prestations échangées ; on dévoile les secrets auprès de l’autorité hiérarchique pour faire une meilleure carrière ; on s’approprie individuellement une action menée collectivement pour apparaître comme l’expert et le « meneur d’équipe » dans la nouvelle affectation. Ces comportements font l’objet de jugements à la fois sévères et affectés. Le terme de trahison se trouve souvent mobilisé : il indique bien un jugement moral. Contrairement à une situation de conflit ou de concurrence, le traître abuse en effet du lien qui l’associe aux autres en confiance et de manière à la fois intime et affective. L’empathie qui préside aux échanges ne se trouve en effet pas toujours associée à la sympathie : accéder à la compréhension de l’autre peut au contraire représenter un moyen de le manipuler : et l’expression même de la sympathie peut relever du masque que porte celui qui souhaite mobiliser la confiance de l’autre. Le traître est ainsi toujours celui qui trahit ses « complices » : il tire parti de leur association morale et affective pour abuser de leur confiance.

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Ces pratiques n’ont rien d’exceptionnel, au contraire, elles alimentent la vie des organisations et des groupes professionnels aussi souvent que le respect des règles du jeu. La norme en la matière est effectivement ambiguë : n’être qu’égoïste ne permet pas d’accéder aux échanges sociaux et donc à la compétence car ce comportement est rejeté par le groupe ; mais, à l’inverse, adopter un comportement uniquement altruiste conduit à dilapider son propre capital social et celui des collègues avec lesquels on le partage ; et ce comportement est également rejeté par le groupe. Le principe général consiste alors à savoir être infidèle tout en préservant de bonnes relations. Simmel [1999] indique avec beaucoup de justesse que la fidélité ne vise pas directement l’autre immédiatement, mais qu’elle s’attache aux expériences, émotions et intérêts partagés avec l’autre antérieurement. C’est cette sorte de sédimentation de la relation qui définit la fidélité et produit la gratitude. Il va de soi que les situations de mouvement limitent considérablement les occasions d’éprouver ce type de sentiment : la mobilité des individus et des structures permet de disposer d’inclusions de rechange. Il est donc « normal » d’être parfois infidèle, mais il faut absolument préserver de bonnes relations pour bénéficier du capital social que représente la compétence collective. L’association de l’infidélité et des bonnes relations devient alors la caractéristique centrale de ce type d’univers dans lequel on doit savoir faire confiance sans être sincère ou sans être convaincu de la sincérité de l’autre. On prend finalement autant qu’on donne. Plus exactement, les capacités à donner et à prendre se trouvent infiniment plus développées que ne le supposent les règles et procédures sensées définir les mécanismes de coopération. Il reste que présenter le système d’échange social global comme l’agrégation de relations entre individus à la fois donataires et donateurs montre deux limites. Les conditions de participation aux échanges sociaux (délais, valeur et sympathie, secret, respect du collectif) n’étant pas systématiquement respectées, le mouvement devrait progressivement amener les individus à inscrire plus largement leurs échanges dans une perspective égoïste, intéressée. Cela n’est pas le cas. Pourquoi ? Plus encore, de nombreux opérateurs donnent des choses, des relations, du temps, du soutien à des personnes qu’ils ne reverront pas, à des dispositifs professionnels abstraits, à des missions dans

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lesquelles on ne peut reconnaître les investissements individuels, à des projets dont ils critiquent les fondements, à des actions qui heurtent leurs convictions morales. Ils ne donnent pas « à l’autre » mais aux autres, à leur mission. Pourquoi ? Donner au tiers Dans une perspective de strict individualisme méthodologique, on ne peut répondre à ces questions, pas plus qu’en mobilisant l’analyse stratégique, l’une et l’autre faisant l’hypothèse d’une utilité objective et extrinsèque de l’action et de l’engagement. Pour y répondre, il faut faire l’hypothèse qu’on donne finalement à un « tiers » plus qu’à un autre parce que cette action permet d’éprouver l’« être ensemble » et qu’elle produit du « plaisir ». On retrouve, ici, la célèbre idée de Mauss à propos du mélange de liens spirituels entre les choses, les individus et les groupes. Malinowski défend la même idée : « En dehors de toute considération sur le point de savoir si les cadeaux sont nécessaires ou même utiles, donner pour le plaisir de donner constitue l’une des caractéristiques essentielles de la sociologie trobriandaise » [idem : 236]. C’est précisément parce qu’ils souhaitent abonder à ce « mélange » que les opérateurs s’adonnent à leur tâche, à leur mission, à leur projet, ou même à leur département ou entreprise. En s’adonnant à ce tiers, ils activent un système de réciprocité élargie dont les « bénéfices » ont peu de chose à voir avec ceux d’un échange dual. Très peu de travaux concernant la sociologie du monde du travail abordent cette question (si l’on met de côté ceux qui concernent les associations et la question de l’engagement), laquelle se situe pourtant au cœur même de l’analyse de ce que l’on nomme habituellement un « collectif de travail ». Se tourner vers les recherches menées à propos de la théorie du don permet d’ouvrir la « boîte noire » de cette notion. Voici quelques exemples de ces positionnements théoriques, qui donnent à comprendre que l’« être ensemble », en tant que tel, peut présenter un attrait. • Lorsque Caillé se demande ce qui amène un grand égoïste à devenir altruiste, ce qui opère ce « basculement » [2000 : 179], il répond que l’« atmosphère du don » y est pour quelque chose.

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• Hénaff va dans le même sens [2002 : 180] : « La logique du contrat – explique-t-il – sépare les instances subjectives et objectives ; elle est déformante dans le cas de l’alliance et du rapport de don, car ce qui rend possible que la chose devienne gage et substitut, c’est qu’elle continue l’être de celui qui s’offre à travers elle ; elle en est comme une partie mobile mais non détachée ». • Reprenant les travaux de Gautier [1986], Chanial explique la manière dont l’intérêt individuel peut se dissoudre dans le bienêtre collectif, dans le fait de se sentir humain. Il indique tout d’abord que coopération et confiance permettent de réaliser des œuvres, ainsi que d’accéder à des valeurs et à des sentiments qui échappent aux comportements individuels. La participation à la vie collective tend alors « progressivement à acquérir une valeur propre » [2008 : 171]. • Godbout [2008], à partir du concept de « sympathie », propose une analyse qui permet également de comprendre la manière dont l’égoïsme et l’intérêt peuvent se dissoudre dans un être collectif, lequel émane du don : « La sympathie n’est ni l’égoïsme ni la bienveillance. La sympathie est le dispositif par lequel les passions opèrent […] ». Comme l’a si bien observé Marcel Hénaff [2002 : 197], tout se passe comme si « le rapport de dons détenait cet étonnant pouvoir d’instaurer un lien plus puissant que les sentiments qui l’accompagnent ». • Flahaut [2002], en prenant quelques exemples tirés du monde du travail, explique que le plaisir d’être ensemble est tiré du fait de participer à l’effort de constitution d’un collectif, capable de « dépasser les règles et assignations ». À chacun est attribué une place, un espace social permettant de vivre avec les autres de manière réglée, prévisible et relativement légitime ; mais du même coup cette assignation restreint la possibilité de participer à une identité collective. C’est précisément cette « incomplétude », parce qu’elle suppose de mettre en œuvre des efforts pour être surmontée, qui produit le « sentiment d’exister ». On accepte, explique Flahaut, l’incomplétude des règles parce qu’elle permet cette « expansion de nous-mêmes dans un être à plusieurs » [idem : 524].

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Formulée dans la perspective thématique qui est la mienne, la même idée signifie qu’on s’engage dans la coopération pour tirer plaisir de cette coopération, et, secondairement, pour régler les problèmes d’organisation, pour bénéficier de la reconnaissance d’autrui ou pour valoriser son capital social. On ne s’adonne pas au tiers parce qu’on juge ses finalités et dispositifs utiles, avantageux, légitimes ou moraux mais parce que s’adonner collectivement à une tâche commune permet d’éprouver le « plaisir » qu’évoque Flahaut. On peut ainsi parfaitement mobiliser ces différentes perspectives pour analyser la coopération dans le monde du travail, le plaisir que l’on en tire et l’effet de réciprocité généralisée qui s’y trouve associé. Mais la situation de mouvement, je l’ai indiqué, provoque autant d’irritation que de plaisir. Comprendre la manière dont se construit le collectif de travail suppose alors de partir des émotions ressenties dans ce cadre, plutôt que des sentiments. Les premières se traduisent par des manifestations physiologiques et cognitives liées à un événement particulier et imprévu, dont la durée est limitée à l’événement. Les sentiments proviennent au contraire de causes multiples et sont durables : il en va ainsi du sentiment amoureux. Cette distinction doit cependant être nuancée : la répétition d’émotions du même type, par exemple la fierté, produit, dans la durée, des sentiments de même nature. Un sentiment peut ainsi prendre forme à partir d’émotions. Pour des raisons académiques, au sens le plus étroit du terme, il est généralement mal venu de mobiliser cette perspective théorique. L’historien Namier l’indique bien : « Nous savons que les actions des hommes sont surtout déterminées par des facteurs autres que la raison, mais nous devons supposer en pratique leur caractère rationnel » [cité par MacMullen, 2004 : 11]. Je peux ainsi légitimement décrire, avec mes collègues spécialistes de la sociologie du monde du travail, le mouvement, les incertitudes radicales, les événements, les aléas, le désordre et le déficit de régulation sans prendre en considération que toutes ces circonstances inattendues choquent, surprennent, bousculent et émeuvent les opérateurs. Pourtant, dans ces situations de mouvement, les hypothèses sur lesquelles les salariés avaient fondé leur engagement professionnel, leur carrière, les formes de reconnaissance et d’investissement au travail se trouvent infirmées. L’écart entre ce qu’il est habituel ou attendu de faire (les

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« présomptions ») et ce qui doit dorénavant être fait devient suffisamment vaste pour bousculer les coutumes et les représentations des individus, et leur faire expérimenter quotidiennement le décalage entre ce qui était prévu et ce qui doit être vécu. Il existe ainsi une relation entre mouvement et émotions. Les entretiens réalisés ces dernières années dans des milieux aussi différents que les hôpitaux, les banques, les centrales nucléaires ou les sociétés de conseil font constamment apparaître des réactions de colère, de surprise, de plaisir, de joie, de honte ou de fierté à propos de la tension entre l’attendu et le vécu. Que cette tension concerne le rapport à la tâche, à la hiérarchie, aux règles de gestion, aux critères d’évaluation ou aux clients, elle mobilise largement et très spontanément le discours des personnes. Mais le fait que chaque individu, en vivant des situations comparables, éprouve des émotions comparables, ne détermine pas une émotion collective. Bien plus que le fait d’éprouver des émotions, c’est leur partage qui oriente le phénomène collectif. C’est le partage des émotions, leur association, qui produit ce sentiment d’« exister » et qui fait que ce sentiment est désiré. Et ce désir représente une motivation spécifique. Les travaux de la psychologie sociale analysent en profondeur ce type de processus et permettent de comprendre la manière dont ils interviennent dans le fonctionnement des organisations. Je m’appuie sur les travaux de Rimé [2005] pour en présenter les fondements. L’application d’un cadre tiré des expériences antérieures permet de donner du « sens » aux émotions. L’auteur indique tout d’abord que le partage social des émotions provient d’une recherche de support social pour interpréter de manière positive un événement et pour se distraire de l’anxiété qu’il provoque. Il représente également le moyen d’opérer la comparaison sociale. Enfin, il offre des scripts et patterns de comportements à adopter. L’activité de partage, au sens d’« associer », conduit en effet ceux qui assistent à la manifestation d’une émotion à la faire partager par d’autres en lui assignant une place dans le tissu social, en la « socialisant ». Les épisodes émotionnels, indique Rimé, se prolongent ainsi par une mobilisation collective, cognitive et affective. Le partage des émotions peut se dérouler de manière spontanée, involontaire, ou prendre la forme de rencontres spécifiquement dédiées à ce type d’occasion (prendre du temps sur l’ordre normal des choses), en créant un moment ou

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un espace spécifique ou en s’appuyant sur des rituels mieux définis. Le temps consacré à la « dramatisation » des échanges, aux manifestations de sympathie ou de complicité s’inscrivent bien dans ce cadre. Le partage des émotions y rend le monde plus prévisible et apparemment plus stable. Rimé indique que cette socialisation de l’émotion repose sur trois types d’action : • la manifestation de la sympathie ; par exemple, on s’associe à la peine du collègue qui est entré en conflit avec son chef en le soutenant affectivement, en minimisant l’enjeu du conflit ; à l’inverse, on peut s’associer à sa joie en la transmettant aux autres ; • l’expression de la sympathie se situe également sur un plan non verbal ; on partage la peine ou la joie du collègue en lui touchant l’épaule ou la main, en le conduisant à s’asseoir, en le regardant bien dans les yeux pour manifester l’incommensurabilité de sa compassion ; on peut également gesticuler ou taper sur la table ; l’incorporation de l’émotion – l’intégrer dans le corps – représente un acte obligatoire dans le partage ; • ce partage amène également à prendre des mesures concrètes permettant de diminuer l’émotion, si elle est négative, ou de la valoriser, si elle est positive : rencontres, communication, démarches administratives ou stratégiques. Le partage des émotions constitue ainsi un phénomène infiniment plus intéressant que l’expression des émotions elles-mêmes. Cette activité amène en effet les individus à construire des liens sociaux sympathiques, qui articulent les dimensions simultanément affectives, cognitives et symboliques décrites plus haut. Ce que l’on nomme le lien social ne résulte donc pas d’un système d’échanges, aussi généreux et durable soit-il, mais du besoin de partager des émotions (ou des sentiments), d’y associer les autres. Pour cette raison, principalement, l’altruisme l’emporte globalement sur l’égoïsme. L’accès à cet être collectif produit le « sentiment d’exister », le plaisir tiré du sentiment de faire société en se fondant dans les autres, en associant et en « se mélangeant » dans des échanges de biens et des liens de toute nature. Malinowski indique ainsi que les objets de base échangés dans la kula n’ont aucune valeur matérielle mais une forte valeur de lien :

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« Après tout, elle (la kula) consiste uniquement en un échange, sans cesse répété, de deux articles destinés à la parure, mais qui en fait ne sont même pas employés à cet effet. Pourtant, cet acte si simple – ce passage de main en main de deux objets sans signification et qui ne servent absolument à rien – a réussi, d’une manière ou d’une autre, à devenir la base d’une véritable institution tribale, du fait qu’il est lié à un nombre incalculable d’autres activités » [1989 : 144]. Les autres activités en question concernent les alliances stratégiques ou matrimoniales, la réalisation de fêtes, de pratiques religieuses ou la circulation des légendes. Ces activités concernent également des échanges plus « significatifs » du point de vue d’un moderne : il s’agit aussi bien d’outils de travail que de nourriture. Mais ces échanges gimwali – participant de l’intérêt économique – supposent, pour pouvoir être réalisés, de s’intégrer dans le rite de la kula. Ils s’y réalisent parallèlement. La kula devient ainsi une institution parce que sa fonction dépasse, et de loin, sa seule dimension symbolique : les échanges utilitaires ne pourraient être réalisés sans son ombre. Dans les organisations de travail contemporaines, la même idée se comprend parfaitement. Les choses échangées représentent une kula, tant est grande la variété des biens, signes, engagements, services, manifestations et rites qui circulent dans ce type de circonstance. Et surtout, l’effet de ces échanges dépasse de loin la simple volonté d’échanger : le don/contre-don permet à la société trobriandaise de se réguler, il en va de même pour les organisations. Toute une série d’éléments échangés ne servent ainsi « à rien », si ce n’est à produire du lien social. Par exemple, raconter des « petites histoires », prendre le temps de dévoiler ses valeurs ou ses émotions, consacrer un moment à des échanges amicaux, tout ceci n’a aucune utilité directe du point de vue des contraintes de production. Tous ces moments représentent même du temps perdu du point de vue de l’organisation formelle du travail. Mais ces mêmes moments représentent le moyen de faire circuler tous les autres éléments de la coopération. Le don/contre-don, dans nos organisations comme ailleurs, ne peut donc être réalisé en dehors d’un cadre symbolique « coûteux ». Plus précisément, dans le monde du travail, le partage des émotions nourrit la réciprocité élargie : on donne peut-être à l’autre, mais, plus encore, on donne au tiers (mission, tâche, projet ou département) parce que l’accès à ce tiers permet de se distraire

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de ses intérêts immédiats pour construire le sens de son activité et accéder au plaisir d’échanger. « Finalement », disent mes interlocuteurs, « c’est surtout parce que ça me fait plaisir que je donne ». Ce type de lien constitue le ferment d’une identité que les sociologues nomment un « collectif de travail », c’est-à-dire un être collectif, suffisamment cohésif pour produire une culture propre, congruente, et sensible. Et célébrer ce lien amène les individus à se « rapprocher », de manière bien plus étroite que ne l’entend la sociologie des réseaux lorsqu’elle mobilise le terme d’« amitié ». Les partenaires de ces échanges coopératifs deviennent en effet progressivement complices, et ceci dans deux perspectives distinctes : • la répétition des relations d’entraide et de soutien mutuel produit tout d’abord une complicité cognitive : celle qui permet de travailler, et ceci autant pour l’employé de banque que pour l’expert-comptable : on n’a plus besoin d’expliquer pour comprendre, de s’expliquer pour se comprendre. Les ergonomes comme les chercheurs en gestion ne cessent d’éclairer ce phénomène étonnant : les liens sociaux représentent une économie de moyens considérable, tant sur le plan des procédures, de la formation, que de la coordination ; • mais la coopération, ainsi définie, pose un sérieux problème de gestion. D’une certaine manière, elle assure la régulation des errements du management, en traitant une multitude de problèmes. D’une autre manière, elle contrecarre radicalement les fondements mêmes de la pensée organisatrice qui, depuis Taylor, souhaite, toujours un peu plus, réduire la « flânerie des opérateurs ». Le management n’aime pas, en effet (ce principe repose plus sur une dimension affective et morale qu’économique), que les opérateurs « gaspillent » du temps pour célébrer leur association, leur entente. Coopérer conduit alors les individus à être complices d’un point de vue stratégique : comme dans les « sociétés secrètes » que décrit Simmel [1999], la coopération, parce qu’elle dispose de ressources et d’un système d’allocation de ressources relativement clandestin, n’associe que des « initiés », et sa célébration, sous forme de fêtes, de carnavals et de manifestations spectaculaires, tend souvent à contester l’ordre établi, ou à proposer un autre ordre du monde [Alter, 1985].

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Cette double complicité repose sur ainsi sur l’empathie. Coopérer suppose de comprendre ce que ressent l’autre, et ce que comprend l’autre, sans qu’il soit nécessaire de le dire ou de l’analyser : très souvent, on donne à l’autre un conseil, un soutien avant même qu’il en ait exprimé le besoin, ou avant même qu’il ait eu conscience de ce besoin. Elle repose également sur la sympathie, la bienveillance qui associe les initiés selon deux registres : faire advenir l’autre à ce qu’il est, et partager explicitement des valeurs et sentiments communs. Je ne fais ici que vérifier les travaux publiés dans le numéro de la Revue du MAUSS consacré la « sympathie » [2008]. Il reste à préciser que donner au tiers ne signifie pas systématiquement donner aux autres. Ceci mérite quelque explication. Donner au tiers consiste plutôt à s’« adonner » au collectif : on donne des biens, des services, des relations, du temps et la réalisation du travail invisible pour éprouver ce « sentiment d’exister ». Ceci n’empêche aucunement de développer par ailleurs, dans la quotidienneté des échanges interpersonnels, des formes d’échange plus mesurées, et en tout cas plus « conditionnelles ». Toutes ces formes de relations parfois intéressées, parfois manipulatrices et toujours ambiguës coexistent parfaitement avec les élans de générosité. Personne par exemple n’ose donner son travail « invisible » parce que chacun sait que personne n’en veut. La générosité caractérise donc plus les relations au tiers que les relations aux autres. Tout le monde a ressenti cela, à l’occasion : on s’engage aisément dans une lourde mission supplémentaire, pour « la gloire » du métier ou de l’établissement. Mais parallèlement, on analyse avec une grande subtilité la relation qui nous associe aux collègues. « Le sentiment d’exister » semble, de ce point de vue, avoir plus de valeur que l’échange social lui-même. S’adonner et donner mobilisent peutêtre plus que donner à l’autre.

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Mauss et la naissance de la sociologie du corps

David Le Breton

L’homme total : le symbolique L’Homo duplex de Durkheim est divisé en deux régions psychiques, l’individuel, d’une part, et le collectif qui agit comme une forme de civilisation : « L’homme est double, en lui il y a deux êtres : un être individuel qui a sa base dans l’organisme et dont le cercle d’action se trouve, par cela même, étroitement limité, et un être social qui représente en nous la plus haute réalité, dans l’ordre intellectuel et moral, que nous puissions connaître par l’observation, j’entends la société. Cette dualité de notre nature a pour conséquence, dans l’ordre pratique, l’irréductibilité de la raison à l’expérience individuelle » [Durkheim, 1968 : 23]. Si le social se désagrège, dit Durkheim, il ne reste « qu’une combinaison artificielle d’images illusoires, une fantasmagorie qu’un peu de réflexion suffit à faire évanouir ; rien par conséquent qui puisse servir de fin à nos actes » [Durkheim, 1930 : 228]. Pour lui, une nature en l’homme s’oppose aux forces de civilisation : « Nous sommes entraînés dans le sens social et nous tendons à suivre la pente de notre nature. Le reste de la société pèse donc sur nous pour contenir nos tendances centrifuges, et nous concourons pour notre part à peser sur autrui afin de neutraliser les siennes. Nous subissons nous-mêmes la pression que nous contribuons à exercer sur les autres. Deux forces antagonistes sont en présence. L’une vient de la collectivité et cherche à s’emparer de l’individu ; l’autre vient de l’individu et repousse la précédente » [Durkheim, 1930 : 360]. Mauss va peu

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à peu s’affranchir de ce dualisme entre le collectif et l’individuel. À ses yeux, et notamment lorsqu’il prend des thèmes corporels ou s’interroge sur ce que Lévi-Strauss appellera l’efficacité symbolique, la socialisation s’opère aussi sur l’infinitésimal. Mauss arrache la dimension corporelle à la pure sphère physiologique pour en faire une matière socialisée et imprégnée de sens. Le social, quel que soit son point d’imputation, est toujours contenu dans le rapport au monde de l’individu, il en est un lieu de cristallisation. L’individu n’est plus devant le social, comme chez Durkheim, il est immergé en lui. Si le symbolisme est le point aveugle de la sociologie durkheimienne [Tarot, 1999 : 57], Mauss va insister sur cette dimension des liens sociaux [Tarot, 1999 ; Karsenti, 1997]. Le symbole, étymologiquement, est un procédé de reconnaissance à travers des éléments dont la mise en relation fait sens. Le sens n’est pas dans les choses, il s’instaure dans les relations sociales nouées autour d’elle. Les signes qui induisent le sens sont arbitraires, ils ne sont pas des équivalents de l’objet nommé, ils se renvoient les uns aux autres et leur mise en relation produit du sens. Le symbolisme est donc un système de sens agencé par des signes, c’est un langage au sens large du terme. Les signes seuls ne signifient rien, ils doivent marquer des écarts à l’intérieur d’un système d’expression plus large. En outre le sens qui se dégage d’un geste ou d’une parole, d’un comportement, est toujours polysémique et socialement diffracté. Les sociétés sont le plus souvent des ensembles hétérogènes, contradictoires, conflictuels. Des univers de sens et de valeurs distincts se côtoient à l’intérieur d’un même champ social. Mauss rappelle les anthropologues à la vigilance à ce propos dans son Manuel d’ethnographie : « On notera les différences morales entre les milieux : morale de cour, morale du peuple. La morale des femmes n’est pas celle des hommes, la morale des vieux n’est pas la morale des jeunes, la morale sexuelle n’est pas la morale générale. Toutes ces différences morales s’enchevêtrent par âges, par générations, par clans, par phratries, par sociétés secrètes, par classes… » [Mauss, 1971 : 201]. Le symbolisme chez Mauss est un système de sens et de valeur dont l’imputation renvoie nécessairement à un contexte. Il nourrit l’échange et l’affectivité, la communication et l’expression. À travers lui, Mauss rend plus explicite et plus concrète la dimension subjective qui imprègne le

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lien social, il dépasse la psychologie intuitive et naïve inhérente à la sociologie durkheimienne. Chez Mauss c’est toujours d’un « homme total » dont il s’agit, et non d’un Homo duplex [Karsenti, 1997]. Ce que l’histoire des disciplines a isolé, et figé parfois dans l’académisme, il faut le totaliser à nouveau et ne plus voir psychologie, sociologie et biologie comme des sphères séparées de connaissance. « C’est donc la totalité biologique que rencontre la sociologie. Ce qu’elle observe partout et toujours, ce n’est pas l’homme divisé en compartiments psychologiques, ou même en compartiments sociologiques, c’est l’homme tout entier » [Mauss, 2001 : 213]. À travers les inflexions qu’il suscite dans l’approche durkheimienne, et par l’étendue de ses connaissances, Mauss ouvre d’innombrables chemins, propose des chantiers fertiles qu’il ne développe pas lui-même. C’est un passeur qui circule librement parmi les différentes sciences humaines en refusant souvent les disciplines académiques de l’époque, il subordonne sa méthode à ses objets, et en ce sens par son caractère indiscipliné et son refus des limites arbitraires du savoir, il développe une anthropologie dont la fécondité est toujours actuelle. C’est un homme des frontières « qui les pense et les passe » [Tarot, 2003 : 8], il est ainsi dans une position propice pour briser les routines de pensée et de méthode. Mauss est un « bricoleur » comme le dit C. Tarot (p. 92). « Une méthode, dit-il, ne se justifie que si elle ouvre une voie, si elle est un moyen de classer des faits jusqu’ici rebelles au classement. Elle n’a d’intérêt que si elle a une valeur heuristique » [Mauss, 1950 : 490]. Dans la première partie du siècle, avec G. Simmel [1981], mais sur un registre et un style bien différents, Mauss intronise le corps comme objet sociologique. Le corps est la porte étroite par où se révèle une part essentielle du lien social, le symbolisme n’est pas seulement un fait de langage, il touche également les mouvements du corps, et au-delà les émotions, par exemple, ou d’autres phénomènes encore qui, à la fois, distinguent et lient les acteurs. Un mouvement du corps est un observatoire qui mène au cœur du lien social. Il n’y a pas de détail a priori pour le chercheur, aucun fait n’est négligeable. Là où Durkheim tend à voir le corps sous la forme d’un organisme, sans autre profondeur que biologique, Mauss ouvre un abîme d’analyse en montrant qu’il n’est aucun geste, aucun mouvement, aucune posture, aucune émotion, aucun

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engagement physique envers le monde qui ne s’enracine dans le symbolisme. Pourtant, il faudra longtemps avant que les sciences sociales françaises reprennent son travail. De l’efficacité symbolique Dans son texte sur l’effet physique de l’idée de mort suggérée par la collectivité, Mauss prend en compte la pénétration du symbolique au plus infime des fibres de la personne. À la suite de la négligence ou de l’offense commise, à l’encontre du tissu religieux qui soutenait sa relation au monde (infraction d’un tabou, magie, crainte d’un sort jeté, etc.), celle-ci se vit comme déliée de toute protection sociale et intériorise l’idée que la mort est sur elle et décède quelques jours plus tard. Tel est l’effet d’une parole collective qui illustre à merveille la porosité du corps à l’action du symbole. Les constituants de la personne ne sont pas étrangers à la parole collective qui présage de sa mort ou l’incite à la vie. La survenue de la mort n’est pas induite par une force naturelle, mais par l’intériorisation de la conviction de sa fin prochaine. Il ne s’agit pas d’un suicide, mais de la certitude que la situation où elle est plongée implique qu’elle meurt, sa disparition est donc la conséquence des significations collectives. Mauss décrit les faits, semblant adopter la théorie indigène, mais sa description laisse à penser, et Lévi-Strauss en tirera les conséquences, tout en demeurant par ailleurs sur un registre dualiste entre le psychique et le social, autre manière d’introduire l’Homo duplex en contrebande. Ce que Lévi-Strauss appelle l’efficacité symbolique est à l’œuvre traduisant le fait que la dimension du sens innerve l’existence. Le physiologique devient une déclinaison du symbolique. Le social, par la médiation du symbolique qui le constitue, donne sa consistance à l’individu pour le meilleur ou pour le pire. « Et c’est souvent ainsi que chavirent les pauvres confiances en la vie, ou qu’elles reprennent leur équilibre par un adjuvant, magicien ou esprit protecteur, de nature collective lui-même, comme la rupture d’équilibre elle-même » [Mauss, 1950 : 322]. Le corporel et le psychique, enchevêtrés au social, ne font qu’un car toutes les composantes de la condition humaine sont de nature symbolique. Toute somatisation est sémantisation. Il n’est de corps que de sens [Le Breton, 2008].

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En 1949, Lévi-Strauss écrit sur l’efficacité symbolique en évoquant le déroulement d’une cure chamanique reposant sur une représentation du corps dont la mise en œuvre comme levier thérapeutique libère la patiente de ses maux. Les faits recueillis se situent au Panama, chez les Indiens Cuna. Dans cette société, lors d’un accouchement difficile, il est d’usage de requérir l’aide du chaman. Les difficultés rencontrées par la femme en couches viennent de ce que Muu, la puissance responsable de la formation du fœtus, débordant sa tache habituelle, s’est emparée du purba (l’« âme ») de la parturiente. L’intervention du chaman consiste dans la recherche du purba. Ce qui implique une lutte farouche contre Muu, passant par diverses péripéties, notamment l’affrontement à des animaux dangereux. Muu est la puissance tutélaire de la procréation et de la croissance du fœtus, il convient donc de ne pas la froisser, mais de la rappeler seulement à ses devoirs envers les hommes. Une fois Muu convaincue de reprendre sa place, le chaman restitue le purba à la parturiente. L’accouchement s’accomplit alors sans plus d’obstacle. Le combat mené par le chaman et les esprits protecteurs se décline à travers les séquences d’un chant qu’il entonne dès son arrivée près de la parturiente. Par l’intermédiaire du récit consacré, les souffrances de la femme en couches sont transposées sur le versant du mythe. Les deux protagonistes s’inscrivent à l’intérieur d’une histoire déjà écrite, dont les épisodes sont tracés et qui leur offrent une ligne de conduite. Le mythe raconte le combat mené par le chaman au sein même de la chair de la femme. Il énumère les obstacles à franchir, les menaces à déjouer, les monstres à neutraliser et qui incarnent les douleurs éprouvées par la femme. À travers la narration du mythe qui décrit les embûches surmontées par les deux protagonistes, renouant à cette occasion avec les aventures vécues autrefois par les dieux, le chaman offre à la femme un système de sens grâce auquel celle-ci ordonne enfin le désordre de sa douleur, de sa fatigue et de son angoisse. « Les esprits protecteurs et les esprits malfaisants, écrit Lévi-Strauss, les monstres surnaturels et les animaux magiques font partie d’un système cohérent qui fonde la conception indigène de l’univers. La malade les accepte, ou, plus exactement, elle ne les a jamais mis en doute. Ce qu’elle n’accepte pas, ce sont des douleurs incohérentes et arbitraires, qui, elles, constituent un élément étranger à son système, mais que, par

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l’appel au mythe, le shaman va replacer dans un ensemble où tout se tient » [Lévi-Strauss, 1958a : 218]. Or la réalité humaine, et notamment celle de la chair, est d’ordre symbolique. Devant l’énigme intolérable du non-sens d’un accouchement entravé, face à l’épaisseur inconnue d’une chair qui se rebelle, le rôle du chaman consiste à réintroduire du sens, à expliquer à la femme, à travers le consensus nécessaire du groupe, le contenu des sensations insolites et douloureuses qui la traverse. Par sa mise en forme et en sens, le chaman ordonne le chaos de sensations brutes et pénibles vécues par la parturiente. La situation qui semblait un instant échapper à l’ordre humanisé du monde y revient. La femme reprend le contrôle de l’accouchement qui dès lors se poursuit normalement. L’efficacité symbolique ne pourvoit pas seulement ce surcroît d’énergie de sens dont se nourrit la guérison, dans certaines conditions, elle ouvre la voie à la mort ou au malheur. La sorcellerie fonctionne sur une logique sociale de cet ordre comme J. Favret-Saada l’a montré [1977]. La parole ou le rite dénouent un symptôme ou suscitent la mort, car ils trouvent d’emblée une résonance dans la chair. Ils puisent à la même source même si celle-ci coule ensuite sur des régions différentes. Leur matière première est commune : le tissu symbolique. Seuls diffèrent les points d’imputation. Si le sens (le rite, la prière, le mot, le geste…), moyennant certaines conditions, agit avec efficacité sur son objet (la maladie, le mauvais sort, le malheur, etc.) et donc, en dernière analyse, sur la chair, c’est qu’il pénètre comme l’eau se mêle à l’eau dans l’épaisseur d’un corps ou d’une vie eux-mêmes constitués de symbolique. Aucune contradiction entre les termes de l’intervention que médiatise l’opérateur (chaman, leveur ou jeteur de sorts, guérisseur, médecin, psychanalyste…). Ce dernier répare ou ouvre une déchirure dans le tissu du sens en modifiant la personne pour le meilleur ou pour le pire. S’il s’agit d’une confrontation à l’adversité, ces actes contribuent à une humanisation, à une socialisation du trouble. Ils restituent l’acteur au symbolisme général de son groupe d’appartenance. Celui-ci doit participer, même de façon minime (même totalement imaginaire), à la représentation du corps à laquelle adhère le thérapeute qu’il consulte. Adhésion qu’il ne faut en aucun cas confondre avec la croyance, car elle n’est pas du registre du cogito, c’est-à-dire de la pensée réflexive, des processus inconscients y entrant pour une large part.

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Cette analyse évite l’hypothèse dualiste qui traverse les textes de Lévi-Strauss sur l’efficacité symbolique. Ainsi celui-ci fait-il de la cure chamanique une action essentiellement psychologique. Le chaman manipulerait sur le plan mental des images qui ricocheraient sur le plan physique grâce à l’homologie symbolique entre ces différents niveaux de réalité : d’une part le désordre physiologique et d’autre part la série des images. La richesse de l’analyse de Lévi-Strauss butte ici sur un impensé : le modèle dualiste de la métaphysique occidentale qui distingue le corps et l’âme, l’organique et le psychologique et débouche sur ce partage du travail qui donne dans nos sociétés le corps à l’analyse des médecins et l’esprit à la sagacité des psychologues ou des psychanalystes. Mais dans l’imaginaire social de nombre de communautés humaines, le « corps » n’est pas nécessairement distingué de l’homme. Et d’ailleurs, Lévi-Strauss lui-même note que « “la route de Muu” et le séjour de Muu ne sont pas, pour la pensée indigène, un itinéraire et un séjour mythique, mais représentent littéralement le vagin et l’utérus de la femme enceinte qu’explorent le chaman et les nuchu et au plus profond duquel ils livrent leur victorieux combat » (p. 207). Entre l’action du chaman et cette représentation de la chair de la femme, il n’y a pas l’épaisseur d’un souffle, et parler d’action psychologique réduit la structure anthropologique ici présente en posant comme un fait acquis ce qui est une question infinie : une validité du psychosomatique, dans le sens le plus étroit du terme, c’est-à-dire l’homme comme addition d’un soma et d’une psyché avec des effets de résonance mutuelle. La perspective que nous proposons permet justement de passer d’une psychosomatique à une physio-sémantique qui ouvre une voie moins ambiguë et plus fertile [Le Breton, 2008]. Dans le récit du chaman, le mythe fonctionne provisoirement comme une théorie de la chair (et non du corps) et du trouble qui autorise l’action thérapeutique à travers l’adhésion de la communauté. La mise de sens du chaman restitue la femme à sa condition à la fois humaine et sociale, elle la libère des tensions qui retenaient son enfant. Pour Lévi-Strauss : « Le chaman fournit à sa malade un langage dans lequel peuvent s’exprimer immédiatement des états informulés et autrement informulables » (p. 218). Mais ce langage est une prise symbolique sur une matière dont l’élaboration relève elle-même d’une symbolisation du groupe, c’est-à-dire la chair. Les

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mêmes matériaux sont présents dans le chant du mythe et la chair de la femme. Ce n’est pas une expression seulement verbale qui « provoque le déblocage physiologique », car le physiologique ici, sur un plan anthropologique, n’est pas autre chose que du symbolique. Ce qui échappe en lui, le chaman en reprend le contrôle grâce à une symbolisation active à laquelle la femme adhère. Lévi-Strauss réintroduit ici une notion biomédicale (l’organique) dont il n’a nul besoin, d’autant qu’elle implique une approche dualiste (la nécessité d’évoquer l’action « psychologique »), pour faire fonctionner l’efficacité symbolique. La femme en couches n’est pas « devant » le symbolique, elle est immergée en lui. Le mythe agit ici comme formule de compréhension d’une situation douloureuse pour une femme immergée dans une société « holiste », communautaire, traditionnelle, ou le « nous autres » prime sur le « moi, je », en d’autres termes une société où la chair qui incarne la personne la relie à son collectif et aux différents systèmes symboliques qui donnent forme et sens à un ordre du monde. Sa personne est fondue dans le collectif et sa singularité s’inscrit dans la consonance d’une même trame communautaire. À l’inverse de nos sociétés occidentales où le mythe individuel fournit par la psychanalyse (ou le médecin sur un autre registre) exige le lent cheminement du patient et non la promptitude d’action du chaman. Alors que, dans le premier cas, le sujet puise directement au sein du collectif qui le porte les matériaux dont il a besoin pour penser et agir au regard de ses troubles, dans le second cas, l’individu effectue sa quête individuelle, avec l’accompagnement thérapeutique du psychanalyste. À partir de ces éléments de réflexion, on peut faire une tentative d’approche des efficacités symboliques réalisées par les médecines « populaires » des sociétés occidentales. Et, sans doute, est-il plus juste à cet égard de parler de « guérisseurs » que de théories générales : de magnétiseurs plutôt que de magnétisme, de radiesthésistes plutôt que de radiesthésie. Ou même de médecins plutôt que de médecine. Car si l’efficacité symbolique repose aussi sur la passion d’une technique et d’une vision du monde qui l’englobe, comme l’atteste l’histoire du chaman Quesalid, elle est d’abord une question de personne [Lévi-Strauss, 1958b : 183-203]. Et l’efficacité symbolique est une énergie de restauration (ou dans, d’autres circonstances, de destruction) qui se trame au cœur d’une relation

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sociale. Magnétiseurs, radiesthésistes, barreurs de feu, panseurs de secret, etc. manient des techniques pour lesquelles l’homme est un microcosme, une chair non coupée de l’univers qui la nourrit et lui donne ses rythmes. Pour ces représentations sociales, le corps est toujours relieur. Dans le sillage de Mauss, l’une des tâches de l’anthropologie peut être d’identifier ces logiques et d’en analyser les conditions de possibilité, de cerner avec la précision la plus fine le fonctionnement des systèmes symboliques et leurs modulations selon le statut social de la personne en mettant toujours en perspective le contexte social où elle opère. Bien entendu, il ne s’agit en aucun cas d’opposer ici une « pensée sauvage » à une vision rationnelle qu’incarnerait par exemple la médecine. À mes yeux, tout système de connaissance et d’action repose sur une efficacité symbolique. Les procédures d’action du chaman ne sont pas fondamentalement différentes de celles qui sont attendues par le médecin des molécules prescrites. Dans l’échange thérapeutique, les systèmes d’efficacité sont modulés culturellement, et selon la singularité de la relation nouée avec leur médiateur. Certains portent un coefficient d’universalité plus large que d’autres. Les limites du pouvoir d’action sur l’environnement, les limites du monde en quelque sorte, sont moins des limites de fait que des limites de sens. Le monde n’existe pas comme objectivité, ni davantage comme fantaisie. Quelque part dans l’informulable le monde est constitué de la somme des possibles symboliques susceptibles de le mettre en branle, et il les excède à l’infini. Mais même si des savoirs bien différents agissent à son propos, il y a des limites à leur action sur lui, mais elles sont seulement déductibles des impossibilités de le transformer. Le monde est toujours une équation symbolique entre les procédures de connaissance et d’action qui le visent et sa résistance à y entrer. La difficulté à comparer les systèmes de sens des sociétés humaines tient au fait que chacun ouvre une dimension singulière dans le monde (même si elle est ensuite diffractée dans chacun de ses membres), en d’autres termes les hommes ne vivent pas dans les mêmes mondes. L’action d’un chaman ou d’un barreur de feu n’est en aucun cas réfutée par les soins d’un médecin, ce sont des démarches qui, chacune, s’instaure dans un ordre de sens propre. Elles se conjuguent d’ailleurs parfois dans l’itinéraire de certains patients, aucune n’est la limite de l’autre.

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L’imprégnation symbolique des émotions Sur la dimension sociale des émotions, Durkheim esquisse les premiers pas, notamment dans sa recension, dans L’Année sociologique, en 1905, de l’ouvrage de Ribot La logique des sentiments [1905]. À ses yeux cet ouvrage, écrit par un psychologue, montre « que les formes psychiques de l’individu sont inexplicables en dehors de leurs conditions sociales, c’est-à-dire que la psychologie, quand elle est parvenue à un certain état de son développement, devient inséparable de la sociologie » [Durkheim, 1969 : 534]. « Le deuil n’est pas un mouvement de la sensibilité privée, froissée par une perte cruelle ; c’est un devoir imposé par le groupe. On se lamente, non pas simplement parce qu’on est triste, mais parce qu’on est tenu de se lamenter. C’est une attitude rituelle qu’on est obligé d’adopter par respect pour l’usage, mais qui est dans une large mesure indépendante de l’état affectif des individus » [Durkheim, 1968 : 568]. Mauss ouvre le chemin d’une anthropologie des émotions en 1921 dans un article du Journal de Psychologie, en montrant comment les sociétés induisent une « expression obligatoire des sentiments » qui imprègne l’individu à son insu et le rend conforme aux attentes et à la compréhension de son groupe. Les sentiments et les émotions ne relèvent ni d’une psychologie purement individuelle, ni d’une physiologie indifférente, ils participent du symbolisme social. Le point de départ de la réflexion de Mauss consiste dans la relativité de l’usage social des larmes. Ces dernières sont les éléments d’un langage. Leur aisance à être versées dans certaines situations participe de la facilité avec laquelle on s’en détache une fois la cérémonie achevée. Dans certains contextes, les larmes sont émises à volonté, notamment lors de rites de salutations. Elles ne sont pas l’indice d’une souffrance, mais renvoient par exemple à un rite de bienvenue pour saluer l’arrivée d’un étranger ou le retour d’un membre de la communauté. Ces manifestations témoignent d’une affectivité collective, elles marquent la solidarité du groupe, l’émotion devant un retour ou une visite qui ajoute au lien social. Insérées au sein d’une procédure rituelle de salutation, les larmes ne relèvent en aucun cas d’une signification univoque, seules les circonstances où elles apparaissent en donnent la signification. Les larmes sont tributaires du symbolisme d’une société.

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Mauss analyse longuement un rite funéraire australien. Il y montre la mise en œuvre d’une affectivité régie par des règles que les acteurs ne cessent de rejouer en se conformant aux usages. La vive douleur exprimée par les cris, les lamentations, les chants, les pleurs n’en est pas moins sincère. Les manifestations du chagrin diffèrent selon la position des acteurs dans le système de parenté, elles ne sont pas univoques, une dose licite de souffrance est de mise selon le degré de proximité avec le défunt, selon que l’endeuillé est un homme ou une femme. « Ce ne sont pas seulement les pleurs, mais toutes sortes d’expressions orales des sentiments qui sont essentiellement non pas des phénomènes exclusivement psychologiques ou physiologiques mais des phénomènes sociaux marqués éminemment du signe de la non-spontanéité et de l’obligation la plus parfaite » [Mauss, 1968-1969 : 81]. La conclusion de Mauss a une valeur programmatique, elle ouvre en son temps un vaste domaine d’analyse : « Toutes ces expressions collectives, simultanées, à valeur morale et à force obligatoire des sentiments de l’individu et du groupe, ce sont plus que de simples manifestations, ce sont des signes des expressions comprises, bref, un langage. Ces cris, ce sont comme des phrases et des mots. Il faut dire, mais s’il faut les dire c’est parce que tout le groupe les comprend. On fait donc plus que de manifester ses sentiments, on les manifeste aux autres puisqu’il faut les leur manifester. On se les manifeste à soi en les exprimant aux autres et pour le compte des autres. C’est essentiellement une symbolique » [idem : 88]. Quelques années plus tard, Granet prolonge l’analyse de Mauss en étudiant les rites de deuil de la féodalité chinoise [1953]. La mise en scène de la douleur familiale est en relation étroite avec les attentes et les émotions du public venu à la cérémonie. Des usages traditionnels accordent la peine de chacun à des conventions de gestes et de paroles. Granet, dans le prolongement de Mauss, récuse que la ritualité puisse altérer la sincérité de l’émotion. La douleur jaillit devant la mort du proche, elle est avivée par les condoléances, elle n’existe qu’à travers les formes culturelles. Chaque acteur sollicité par le deuil, du fait de sa parenté avec le défunt, « est obligé de faire parler à sa douleur un langage institué, s’il veut, en l’exprimant activement, réparer la perte que son groupe a subie. Et la société, qui a un intérêt supérieur à rétablir l’équilibre interfamilial rompu par la mort, le surveille et le force à

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rester fidèle à la symbolique traditionnelle. Les gestes de la douleur ne peuvent être de simples réflexes physiologiques ou psychologiques désordonnés, individuels, spontanés ; ils sont tout à la fois les rites de cérémonies réglées, les mots et les formules d’une langue systématisée » [Granet, 1953 : 236]. À l’intérieur d’une même communauté sociale, les manifestations corporelles et affectives d’un acteur sont virtuellement signifiantes aux yeux de ses partenaires, elles sont en résonance mutuelle, se renvoyant les unes aux autres à travers un jeu de miroir infini. Son expérience contient en germe celle des membres de sa société. Pour qu’un sentiment (ou une émotion) soit ressenti et exprimé, il doit appartenir sous une forme ou sous une autre au répertoire culturel de son groupe. Un savoir affectif diffus circule au sein des relations sociales et enseigne aux acteurs, selon leur sensibilité personnelle, les impressions et les attitudes qui s’imposent à travers les différentes vicissitudes qui affectent leur existence singulière. Les émotions sont des modes d’affiliation à une communauté sociale, une manière de se reconnaître et de communiquer ensemble sur le fonds d’un ressenti proche. « Il y a des gens qui n’auraient jamais été amoureux s’ils n’avaient jamais entendu parler de l’amour », dit La Rochefoucauld. Il n’existe pas de naturel d’un geste, d’une perception, d’une émotion ou de son expression. Le corps est partie intégrante de la symbolique sociale. L’affectivité des membres d’une même société s’inscrit dans un système ouvert de significations, de valeurs, de ritualités, un vocabulaire, etc. Chaque émotion ressentie puise à l’intérieur de cette trame qui donne aux acteurs une grille d’interprétation de ce qu’ils éprouvent et de ce qu’ils perçoivent de l’attitude des autres. Une culture affective est socialement à l’œuvre. Chacun impose sa coloration personnelle au rôle qu’il joue avec sincérité ou distance, mais un canevas demeure qui rend les attitudes reconnaissables. En toute rigueur, les émotions se détachent malaisément de la trame enchevêtrée de sens et de valeurs où elles s’insèrent : comprendre une attitude affective implique de dérouler le fil tout entier de l’ordre moral du collectif en identifiant la manière dont l’individu qui la vit définit la situation [Le Breton, 2004]1. 1. Par manque de place, je n’aborde pas ici la question des techniques du corps, l’un des apports les plus commentés de Mauss.

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Ouverture L’existence commune est un immense processus de communication, c’est d’abord échanger du sens en échangeant du lien. Le symbolique en est la matière première. La connaissance du langage, le partage d’un code, n’implique pas seulement une pensée commune, mais aussi une série d’attitudes envers le monde, des dispositions mutuellement prévisibles des efficacités collectives. Le lien social est un débat autour de la définition des situations, c’est-à-dire autour des significations attribuées par les uns et les autres. Les épisodes de l’interaction en traduisent les péripéties. Les individus ne vivent pas toujours dans les mêmes dimensions du réel, ils s’inscrivent dans des mondes sociaux, des provinces de significations susceptibles d’aboutir à des conflits d’interprétation. Le sens est ce processus qui se joue en permanence entre les acteurs. Il ne réside pas dans les choses, il émane de la relation de l’acteur avec les choses, et les débats noués avec les autres pour leur définition. Herskovist a raison de dire qu’« au lieu de traiter avec les choses, l’homme ne cesse jamais de converser avec lui-même » [1967 : 17]. La symbolique sociale est un ensemble flou, elle n’est nulle part délimitée avec précision puisqu’elle n’existe que dans les manières de faire ou de penser des individus qui la font et la défont, elle n’est pas une substance, mais la matière même de la vie individuelle et collective, une matrice rendant possible la communication entre les acteurs et la compréhension du monde. Il n’y a pas d’autres accès au monde que la symbolique qui le dévoile, aucun point de vue ne peut éliminer l’histoire et les cultures pour en dire la vérité, il y a seulement d’interminables débats et des consensus provisoires, avec cependant des systèmes de connaissance dont le champ d’application est plus universel que d’autres.

Références bibliographiques C AILLÉ A., 2007, Anthropologie du don. Le tiers paradigme, Paris, La Découverte. DURKHEIM E., 1930, Le suicide, Paris, PUF. – 1968, Les formes élémentaires de la vie religieuse, Paris, PUF.

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FAVRET-SAADA J., 1977, Les mots, la mort, les sorts. La sorcellerie dans le Bocage, Paris, Gallimard. GRANET M., 1953, Études sociologiques sur la Chine, Paris, PUF. HERSKOVITS M. J., 1967, Les bases de l’anthropologie culturelle, Paris, Payot. KARSENTI B., 1997, L’homme total. Sociologie, anthropologie et philosophie chez Marcel Mauss, Paris, PUF. LE BRETON D., 2002, L’interactionnisme symbolique, Paris, PUF. – 2004, Les passions ordinaires. Anthropologie des émotions, Paris, « Petite Bibliothèque Payot ». – 2008, Anthropologie du corps et modernité, Paris, PUF. LÉVI-STRAUSS, 1958a, « L’efficacité symbolique (I) », in Anthropologie structurale, Paris, Plon. – 1958b, « Le sorcier et sa magie (I) », in Anthropologie structurale, Paris, Plon. – 1950, « Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss », in MAUSS M., Sociologie et anthropologie, Paris, PUF. MAUSS M., 1971, Manuel d’ethnographie, Paris, Payot. – 1968-1969, « L’expression obligatoire des sentiments », Essais de sociologie, Paris, Minuit. – 1950, « Effet physique chez l’individu de l’idée de mort suggérée par la collectivité (Australie, Nouvelle-Zélande) », in MAUSS M., Sociologie et anthropologie, Paris, PUF. – 1969, « Divisions et proportions de la sociologie », Œuvres complètes, tome 3, Paris, Minuit. SIMMEL G., 1981, « Essai sur la sociologie des sens », Sociologie et anthropologie, Paris, PUF. TAROT C., 1999, De Durkheim à Mauss, l’invention du symbolique, Paris, La Découverte.

Existe-t-il une pulsion de donner ? Une remarque sur la place de l’obligation, dans le paradigme de Marcel Mauss

Gérard Pommier

Lorsqu’il est question du don, la plupart du temps, celui qui en parle se croit obligé d’ajouter tout de suite qu’il s’agit du don « gratuit ». Cette redondance fait penser que tout se passe comme si personne n’y croyait. Lorsqu’on écoute parler des Maussiens qui devraient être les premiers convaincus de la pertinence du don, ce terme est tout de suite entouré de précautions oratoires. On invite l’auditeur à faire attention, on précise que l’on n’a pas voulu dire « donner » comme s’il s’agissait d’un geste généreux : il s’agit d’un acte compliqué, qu’il faut comprendre que donner doit être pris dans un complexe « donner – recevoir – obligation de rendre ». En somme, il existe une méfiance générale par rapport à ce terme. On pourrait croire que nous avons un tel réflexe parce que nous vivons dans une société marchande sous le règne du leurre idéologique de l’Homo œconomicus. Sous son influence, nous n’y croyons pas vraiment, et par exemple, si nous vivions dans une société féodale, où le principe de se donner au suzerain domine, nous n’aurions pas un tel préjugé. Mais je voudrais soutenir que, plus profondément, nous ne voulons rien savoir du don, nous préférons de beaucoup le commerce équitable, la parité du donnant-donnant. Il en va ainsi parce que le don est l’objet même du refoulement. Lorsqu’il naît, un enfant est un don, une pure création, et cette création est de plus surnuméraire à tout ce qui est attendu de lui. C’est justement cette nature de don qu’il refoule – pour exister à son compte en attendant qu’on lui donne : donnant-donnant en quelque

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sorte. Le don prend ainsi une dimension irréelle, hallucinatoire : il appartient à cette catégorie d’actes auxquels on n’arrive pas à croire. Agréer au don, accepter d’être un don, un cadeau, ce serait disparaître, et cela restera toujours le premier paradigme de l’existence, lancée à la poursuite de ce qui occulterait sa gratuité. « Se donner » est le premier moment suicidaire de l’existence immédiatement refoulé. C’est en ce sens l’attitude que le potlatch rend évidente : il faut donner tout en détruisant ce que l’on donne, plutôt que de se détruire dans l’affrontement guerrier. Une obligation de donner, pour ne pas se donner s’impose ainsi, pour parer au risque suicidaire qui aspire vers le néant en présence d’un autre corps. Chaque rencontre avec un autre nous-même croise notre mouvement vers le néant avec le sien : (se) détruire et (se) donner se croisent en miroir. De ce point de vue, donner ou se détruire, c’est tout comme – mais le résultat n’est pas le même ! L’échange croisé du don surmonte la destruction. C’est ce que Mauss met en évidence dans sa description du potlatch. Il faut donner pour éviter de se donner, de se détruire dans l’affrontement au semblable, puisque la question du refoulement se répète à chaque rencontre avec lui. Le don dialectise le risque suicidaire – ou bien de la guerre, de l’agression de l’autre. L’alter ego que nous rencontrons nous aspire aussitôt en son lieu, il nous captive, et le premier sentiment qui nous anime à sa rencontre est l’agressivité. Pour aller à la rencontre de quelqu’un, il faut lui faire d’abord un petit cadeau. Pour lui rendre visite, il faut apporter quelque chose, des fleurs, une bouteille, quelque chose d’inutile, de périssable qui va être détruit au sens même d’un potlatch. Manger avec quelqu’un, c’est détruire en commun un gibier qui nous ressemble : c’est survivre donc à un destin tracé. Cette manducation commune est obligatoire pour que le face-à-face ne dégénère pas. Il en va tout du moins ainsi lorsque l’agressivité n’est pas déjà amortie et orientée dans un rapport hiérarchique convenu. Car généralement, dans la société, l’affrontement narcissique entre semblables est organisé en pyramide de dissemblables, qui s’éponge dans la hiérarchie. Les sociétés sont construites hiérarchiquement, précisément pour que la violence de la rencontre entre semblables soit épongée par un système de grades : « Je suis professeur, je suis ceci, cela… Et vous, qu’est-ce que vous êtes ? ». Le risque de la relation « narcissique », c’est celui d’une chute en soi qui oscille

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entre le mouvement suicidaire de se donner à un autre nous-même et l’agressivité. Les deux mouvements peuvent se résoudre dans l’obligation de donner. Le don quelconque représente une répétition du refoulement premier de « se donner ». Chacun vit sous le coup d’une obligation première de donner pour exister. Il faudrait en conclure que l’obligation ne se trouve pas là où Mauss l’a introduite dans son fameux paradigme : « donner-recevoir-obligation de rendre ». L’« obligation de donner » viendrait d’abord. L’expérience ne montre-t-elle pas qu’il n’y a pas vraiment d’obligation de rendre ? Presque tout le monde a l’impression de donner, d’être lésé sans qu’il lui soit rendu à parité. De sorte que nous ne nous sentons pas obligés de rendre, puisque nous avons l’impression d’être spoliés dans les échanges avec nos semblables. C’est tout du moins ainsi que l’enfant débute dans la vie : il se donne (obligatoirement) et par conséquent, il pense ne rien devoir. Il s’impose une impossibilité de rendre, une disparité, une inégalité entre le don total de l’initial gift, et les échanges qui lui succéderont ensuite, qui chercheront à établir une parité, sans jamais y arriver. Au fond, n’y a-t-il pas une difficulté ou une impossibilité de rendre ? On ne peut pas rendre paritairement ce qui est donné. Il y a toujours une disparité, toujours un excès de jouissance qui est en jeu dans l’échange, qui fait que les échanges vont en se développant, en s’accroissant. Car on ne peut pas rendre. Même si Mauss n’a pas vraiment insisté sur ce point – mais je crois que cela peut se lire en filigrane –, l’obligation première est dans l’acte de donner lui-même. Sans cela, c’est le suicide, ou l’agression, ou la guerre. Le commercial du donnant-donnant reste sans cesse contaminé, dérape à cause d’une plus-value de départ, un excédent qui le pousse en avant. Cela revient à dire que le refoulement du don initial ne réussit jamais complètement, qu’il faut le refaire, et qu’on peut voir là une sorte de moteur du circuit des échanges, ou même du progrès tout court. Il existe, à titre originaire, une sorte de pulsion à donner qui est corrélative de la pulsion d’emprise, une sorte de pulsion qui dit : « Tiens, prends ça ! ». Sans le refoulement originaire de cette pulsion du don, il ne reste que l’emprise, la domination du semblable ou le suicide. Il faut alors sans doute se débarrasser de cette idée égarante qu’il y aurait un parallèle entre « le don » et la générosité. Le don n’est pas généreux, c’est une obligation. Il est obligatoire

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de donner, mais il n’est pas obligatoire de rendre, au sens où plus précisément il demeure toujours une plus-value excédentaire qui ne peut être rendue, qui maintient une disparité constante. S’il est vraiment une idée bizarre, c’est celle de croire que nous vivrions dans une société réglée par des échanges paritaires, dans un monde marchand équilibré par de justes échanges. C’est en fait un monde d’exploitation non paritaire. La parité au niveau de l’échange des produits masque la disparité des rapports sociaux. Une volonté de rattraper la « plus-value » de départ. Voilà donc le point que je mets en discussion aujourd’hui concernant l’héritage de Marcel Mauss. L’obligation porterait donc sur l’acte initial de donner, une pulsion de donner, qu’il faut débarrasser de toute connotation généreuse, volontaire, consciente. On donne parce que l’on ne peut faire autrement, ou même en regrettant de l’avoir fait ou en cherchant à faire payer ensuite. Le don possède la même étymologie que le « dol », et en ce sens, il existe une souffrance du don. À cet égard, le don humanitaire est exemplaire lorsqu’on donne de manière impersonnelle, anonyme, sans savoir à qui l’on donne, si possible à des étrangers. C’est une sorte de don étrange puisqu’elle nous permet de réaliser que nous sommes à nous-mêmes des étrangers. Nous nous retrouvons dans notre étrangeté à l’heure du don, dans une sorte de retour du refoulé. Comment démontrer que nous refoulons le don que nous sommes en donnant ? On peut en apporter une intuition en examinant l’échange particulier que constitue le rapport sexuel. C’est le deuxième tour de la sexualité humaine. Dans le premier tour, l’enfant se donne comme objet de jouissance. Et dans le deuxième tour, il est question de se donner aussi, puisque la jouissance sexuelle vient du partenaire. Ce n’est pas une masturbation à deux. On le voit tout de suite, la jouissance sexuelle impose un don forcé. Elle est toujours dans la dépendance de l’autre. C’est dans la mesure où l’autre corps jouit, ou fait seulement semblant, que nous jouissons de ce don de sa jouissance. Je viens d’écrire « don forcé », et quelque chose en effet doit être forcé même s’il est consenti : il faut franchir une limite dans cette aliénation à la jouissance. Regardons un instant les fameux comptes de Tirésias, ce petit commerçant qui prétendit faire les comptes de la jouissance en termes paritaires. La scène est connue : Héra demande à Tirésias qui jouit le plus, de l’homme ou de la femme, lui qui a été homme

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et femme. Et cet apothicaire répond que la femme jouit dix fois plus. Ne méritait-il pas d’être privé de la vue pour avoir été aussi aveugle (plutôt que pour avoir révélé ce que tout le monde sait) ? Car comment les comptes pourraient-ils être établis ? D’une part, parce que l’homme jouit de la jouissance de la femme : c’est elle qui se donne pour deux. Et d’autre part, parce que cette jouissance si grande la dépersonnalise et l’anéantit en même temps. C’est l’expérience ordinaire de constater l’impossibilité de faire des comptes : si la femme jouissait dix fois plus, elle devrait être contente et deux amants devraient se quitter bons amis après l’amour. Or, ce n’est jamais le cas : une femme demande toujours quelque contrepartie, de la présence, un cadeau, un enfant, ou le nom, puisque, après tout, le don du nom est le meilleur rempart contre ce qu’il y a de dépersonnalisant dans la jouissance. En réalité, un don total – qui est aussi une jouissance – s’accompagne d’un anéantissement. Il faudrait comptabiliser à la fois un don et un dol, une soustraction, qui impose la réclamation d’une contrepartie quelconque et souvent même impossible à satisfaire : « Donne-moi quelque chose ! »… « Offre-moi ceci, ou cela, ou encore cela… ». Ce qui est réclamé se présente comme un don, un bijou, le nom, etc., mais il restera inégal au don de la jouissance – qui reste incommensurable à n’importe laquelle de ces contreparties. La sexualité permet donc de prendre la mesure et de réfléchir sur le paradigme maussien : « donner – recevoir – rendre ». Il existe sans doute un moment paritaire dans le rapport sexuel, c’est celui de sa mise en tension, ou encore du désir : on ne peut mieux en rendre compte qu’avec le verbe « donner ». C’est ce que Lacan a si bien exprimé avec cette définition aphoristique de l’amour qui consiste à « donner ce que l’on n’a pas ». Que s’agit-il de donner dans le désir sexuel ? C’est le phallus, c’est-à-dire le pénis en érection. Or, le pénis n’est pas toujours en érection, loin de là ! Et c’est justement en voulant donner ce que l’on n’a pas, c’est-à-dire un pénis en érection, qu’on arrive à l’avoir dans cet état avantageux. On veut donner ce qu’on n’a pas, et du coup, on l’a. C’est-à-dire à la condition du désir. On remarquera d’ailleurs ici que ce phallus n’est pas plus la propriété de l’homme que de la femme : c’est parce qu’elle est désirée que le phallus est en érection. C’est grâce à elle après tout ! Et elle peut donc s’en considérer propriétaire… Ce que d’ailleurs elle tente de faire le plus souvent. Il y a en quelque

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sorte un phallus pour deux, dans cette sorte de commerce équitable, qui n’est d’ailleurs souvent pas équitable très longtemps, car il est l’enjeu d’une lutte où il faut savoir qui donne et qui reçoit. Et il devient très vite obscur de savoir en effet qui donne, qui reçoit et qui rend. De sorte que s’installe une lutte entre masculin et féminin, une lutte dont l’issue sera justement ce qui est d’un autre ordre, et qui, cette fois-ci n’est ni paritaire, ni équitable, c’est-àdire la jouissance orgastique, à titre de solution de la contradiction masculin-féminin.

La structure quaternaire du don

Carina Basualdo

Introduction

Dans le rapprochement que nous tentons d’établir, sur la trace du MAUSS, entre psychanalyse et anthropologie, nous ne saurions méconnaître le rapport qui s’est historiquement établi entre les deux disciplines, et le détermine encore aujourd’hui. S’il a fallu un certain temps aux anthropologues pour s’initier à l’Essai sur le don de Marcel Mauss par-delà l’« introduction » rédigée en 1950 par Lévi-Strauss, qui lui faisait écran, le travail des psychanalystes lacaniens pour accomplir le même chemin reste inachevé. Encore intacte, la fascination de ces derniers pour le père du structuralisme doit être interprétée comme un transfert sur le Maître qui ne leur permet pas de faire le deuil de la mort de Lacan1. Il faut donc commencer par lever le voile que représente la pensée de Lévi-Strauss dans le milieu analytique lacanien, et éclaircir toute une série de malentendus et de confusions que leur fascination pour l’anthropologue continue d’exercer sur eux. C’est à ce prix que le texte de Mauss leur deviendra lisible. C’est à ce prix également que la communauté analytique pourra se sentir concernée par le pari tenu par le MAUSS, depuis 1981, pour construire un tiers paradigme du don – là où nous inscrivons nos propres recherches.

1. Pour un traitement plus approfondi de cette question, voir Basualdo [2007].

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Pour une résolution du problème du tiers dans le don

L’étude du don nous oblige à prendre en compte un problème épistémologique. Nous devons distinguer : a) la réalité observable (l’action des individus) ; b) les récits que les individus font à partir de leur réalité vécue (les représentations sociales, la superstructure, le discours) ; c) la pensée discursive qui tente de saisir l’une ou l’autre de ces réalités, voire les deux. Il est permis de penser que toute théorie sociale ou psychologique suppose, plus ou moins explicitement, une résolution du rapport entre ces trois niveaux. Pour ma part, je considère – une position largement partagée dans ce colloque – que la pensée discursive a pour tâche principale de se réapproprier les données ethnographiques, lesquelles ne peuvent être autre chose qu’une fiction du récit ethnographique. Ce que l’on oublie parfois de préciser. De ce point de vue, nous serons conduits à revenir sur le problème du tiers, si récurrent dans la littérature sur le don2. La question est celle-ci : est-il nécessaire, dans le récit du sage maori Ranaipiri mentionné par Mauss [1989], d’introduire un troisième personnage, c’est-à-dire C ? Qu’est-ce qui nous oblige à introduire cette troisième personne dans le jeu commençant avec le premier geste, lorsque A donne quelque chose à B ? Que vient faire C dans une relation qui aurait pu rester celle de A et de B ? Toute l’énigme du don paraît se condenser dans cette question. Et pourquoi, si l’on veut aller plus loin, ne pas reconsidérer la question et lui donner une certaine consistance en partant d’un quatrième élément, présent depuis le tout début, à savoir l’objet ? Car tout commence par cette petite chose que A donne à B. Telle sera donc notre question : comment concevoir cette chose, à propos de laquelle la littérature sur le don est restée plutôt silencieuse ? Cette perspective nous permet de proposer d’emblée une structure du don quaternaire, comme la structure élémentaire de

2. Pour un résumé des différentes données de la problématique, voir : Godbout [2007].

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la parenté chez Lévi-Strauss3 et comme la structure du complexe d’Œdipe chez Lacan4. Le don, la structure quaternaire de l’Œdipe et « l’atome de parenté » Nous avons eu l’occasion5 d’attirer l’attention sur l’influence que la lecture de Lévi-Strauss – en particulier L’analyse structurale en linguistique et en anthropologie6, un texte de 1945 – avait eue sur Lacan lors de sa conférence du 4 mars 1953 au Collège philosophique [Lacan, 1978]. Lacan y présentait une analyse du cas freudien, L’homme aux rats [Freud, 2000], au sein de laquelle il remettait en question la structure triangulaire du complexe d’Œdipe freudien et proposait un système quaternaire. Il s’apercevait alors de l’importance de son avancée par rapport à Freud : « C’est là que peuvent vraiment être montrées au sujet les particularités originelles de son cas, d’une façon beaucoup plus rigoureuse et vivante pour lui que selon les schèmes traditionnels issus de la thématisation triangulaire du complexe d’Œdipe » [Lacan, 1978 : 301].

Où se situe donc ce quatrième élément ? Lacan le dégage de « la seconde grande découverte de la psychanalyse », la relation narcissique au semblable, considérée comme « l’expérience fondamentale du développement imaginaire de l’être humain » et décisive dans la constitution du sujet. Cet élément nouveau, ce quart élément, permet de sortir du stade du miroir : « Le sujet a toujours ainsi une relation anticipée à sa propre réalisation, qui le rejette lui-même sur le plan d’une profonde insuffisance, et témoigne chez lui d’une fêlure, d’un déchirement originel, d’une déréliction, pour reprendre le terme heideggerien. C’est en quoi dans

3. Ou « l’atome de parenté » présenté par Lévi-Strauss dans son article « L’analyse structurale en linguistique et en anthropologie », publié d’abord in : « Word », Journal of the Linguistic Circle of New York, vol. I, n° 2, August 1945, repris dans [LéviStrauss, 1958]. 4. Il continuera à la penser, à partir du Séminaire IV (1956-1957), comme étant constituée de quatre éléments. 5. Dans notre thèse doctorale : « Lacan (Freud) Lévi-Strauss. Il n’y a pas de rapport épistémologique », Université de Paris VII-Denis Diderot, 12 décembre 2003. 6. Cf. note 3 ci-dessus.

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toutes ses relations imaginaires c’est une expérience de la mort qui se manifeste » [ibidem : 305-306].

En réalité, c’est le fait que, très souvent, dans la vie des névrosés, le personnage du père est dédoublé7 – d’une façon historique, particulière à chaque sujet – qui aboutit au quatuor mythique. Le quatrième élément, c’est la mort8, le tiers essentiel. Car l’homme s’humanise, par son imagination, dans son rapport à son semblable. « Et c’est en effet de la mort, imaginée, imaginaire, qu’il s’agit dans la relation narcissique. C’est également la mort imaginaire et imaginée qui s’introduit dans la dialectique du drame oedipien, et c’est d’elle qu’il s’agit dans la formation du névrosé… » [ibid. : 306-307].

Ainsi, Lacan propose la mort comme l’élément qui complète la structure triangulaire du complexe d’Œdipe traditionnel ; ce quatrième élément sera représenté par un personnage en tant qu’il est le dédoublement soit du père, soit de la mère, soit du frère [Lacan, 1978 : 306]9. Notre hypothèse est donc est qu’il existe un rapport entre cette structure quaternaire du complexe d’Œdipe et l’analyse que propose Lévi-Strauss de la relation avunculaire dans son texte de 1945. Le problème de l’oncle maternel, c’est-à-dire des relations entre l’oncle maternel et le neveu, qui semblait jouer un rôle capital dans un très grand nombre de sociétés primitives, avait attiré en effet l’attention des anthropologues. Dans son analyse, Lévi-Strauss fait l’historique des interprétations qui en ont été données, jusqu’à l’article important de Radcliffe-Brown10 sur l’oncle maternel en Afrique du Sud [Radcliffe-Brown, 1924] : 7. Nous avons eu l’occasion de souligner la double présence du père dans la scène sacrificielle tel que Freud l’affirme dans Totem et tabou : « Dans la scène sacrificielle se déroulant devant le dieu de la tribu, le père est donc effectivement contenu deux fois, comme dieu et comme animal sacrificiel totémique » (p. 369). L’attitude d’ambivalence vis-à-vis du père, continue Freud, a trouvé dans la « scène sacrificielle », une « expression plastique ». Voir notre texte : « Le sacrifice : Freud, Lacan », in Revue Psychologie Clinique, nouvelle série n° 15, Paris, L’Harmattan, printemps 2003. 8. A partir du Séminaire IV sur les relations d’objet (1956-1957), le quatrième élément sera le phallus. 9. Notre lecture se différencie complètement de celle proposée par Elisabeth Roudinesco, qui affirme que le système quaternaire posé par Lacan se compose des éléments suivants : la fonction paternelle, le moi, le sujet et la mort [Roudinesco, 1993 : 315]. 10. Alfred Reginald Radcliffe-Brown (1881-1955), un des représentants les plus importants du structuro-fonctionnalisme de l’école britannique en anthropologie. Il a réalisé des travaux ethnographiques sur les populations des îles Andaman, d’Australie,

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« Selon Radcliffe-Brown, le terme d’avunculat recouvre deux systèmes d’attitudes antithétiques : dans un cas, l’oncle maternel représente l’autorité familiale ; il est redouté, obéi, et possède des droits sur son neveu ; dans l’autre, c’est le neveu qui exerce à l’égard de son oncle des privilèges de familiarité, et peut le traiter plus ou moins en victime. En second lieu, il existe une corrélation entre l’attitude vis-à-vis de l’oncle maternel et l’attitude par rapport au père. Dans les deux cas, nous trouvons les deux mêmes systèmes d’attitudes, mais inversés : dans les groupes où la relation entre père et fils est familière, celle entre oncle maternel et neveu est rigoureuse ; et là où le père apparaît comme l’austère dépositaire de l’autorité familiale, c’est l’oncle qui est traité avec liberté. Les deux groupes d’attitudes forment donc, comme dirait le phonologue, deux couples d’oppositions. RadcliffeBrown terminait en proposant une interprétation du phénomène : la filiation détermine, en dernière analyse, le sens de ces oppositions » [Lévi-Strauss, 1958 : 49-50].

Après avoir souligné l’effort constructif de synthèse du maître anglais, Lévi-Strauss remarque pourtant que la relation avunculaire n’existe que dans une partie seulement des systèmes matrilinéaires et patrilinéaires, ce qui élimine d’emblée une interprétation par la détermination de la filiation, comme le fait Radcliffe-Brown. Il commence par expliquer une chose très simple : « La relation avunculaire n’est pas une relation à deux, mais à quatre termes : elle suppose un frère, une sœur, un beau-frère, et un neveu ». La relation avunculaire doit donc être considérée comme « un aspect d’un système global où quatre types de relations sont présents et organiquement liées, à savoir : frère/sœur, mari/femme, père/fils, oncle maternel/fils de la sœur » [Lévi-Strauss, 1958 : 51]. Autrement dit, il faut traiter l’avunculat comme une relation interne à un système, une structure qui repose sur quatre termes et qui constitue « l’élément de parenté » [ibidem : 56] : la structure de parenté la plus simple qu’on puisse concevoir. Cette définition, pour Lévi-Strauss, signifie que l’anthropologue est parvenu à dégager un concept comparable, dans le champ de la parenté, à celui de phonème dans le domaine de la linguistique structuraliste. Le paragraphe suivant

de Polynésie et d’Afrique. Ses études ont introduit un très important renouvellement de la théorie de la parenté. Théoriquement, il a été fortement influencé par les propos d’Émile Durkheim, mais toujours nuancé d’empirisme. Son œuvre majeure : Structure et fonction dans les sociétés primitives (1952).

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permet de comprendre l’argument à partir duquel il élaborera Les structures élémentaires de la parenté : « Le caractère primitif et irréductible de l’élément de parenté tel que nous l’avons défini résulte en effet, de façon immédiate, de l’existence universelle de la prohibition de l’inceste. Celle-ci équivaut à dire que, dans la société humaine, un homme ne peut obtenir une femme que d’un autre homme, qui la lui cède sous forme de fille ou de sœur. On n’a donc pas besoin d’expliquer comment l’oncle maternel fait son apparition dans la structure de parenté : Il n’y apparaît pas, il y est immédiatement donné, il en est la condition. L’erreur de la sociologie traditionnelle, comme de la linguistique traditionnelle, est d’avoir considéré les termes, et non les relations entre les termes » [ibid. : 56-57, nos italiques].

Ce quatrième terme – l’oncle maternel – est ce qui conditionne la présence d’une structure élémentaire, que Lévi-Strauss appellera « l’atome de parenté » [ibid. : 58]11. Dans le langage lacanien, et pour revenir notamment à son Mythe individuel du névrosé, nous dirions que l’oncle maternel est une sorte de personnage dédoublé du père (ou même) de la mère. Dédoublement qui, pour Lacan, entre dans la structure du complexe d’Œdipe et la constitue en structure quaternaire. Le quatrième élément (la mort comme représentant le personnage dédoublé) se dégage de la relation narcissique au semblable : « Il n’y apparaît pas, il est immédiatement donné, il en est la condition ». Ainsi, l’analyse de Lévi-Strauss venait remettre en question la famille nucléaire, composée des trois termes : le père, la mère, l’enfant au minimum, en tant qu’unité la plus élémentaire de parenté. Il n’est donc pas impossible de penser que Lacan se soit inspiré de cette partie de l’œuvre lévi-straussienne pour sa propre révision de la définition classique du complexe d’Œdipe comme structure ternaire. Notons que, si, pour Lévi-Strauss, le quatrième élément est tout droit sorti de la théorie de l’échange et de la réciprocité, pour Lacan il résulte de la dimension imaginaire inhérente à la constitution du sujet. Par la suite, comme nous allons le voir, Lacan décrira la structure quaternaire du complexe d’Œdipe comme se constituant des éléments suivants : mère, enfant, phallus, père. 11. La problématique autour de « l’atome de parenté » sera reprise par LéviStrauss dans l’article « Réflexion sur l’atome de parenté », inclus dans Anthropologie structurale II, Plon, Paris, 1973 : 104-105.

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Lacan maussien

Revenons à la question du tiers dans le don, et osons une paraphrase pour affirmer que : le tiers n’apparaît pas, il est toujours là… Il est déjà là dans l’objet qui ouvre le cycle du don. Cependant, une question se pose : pourquoi est-il déjà là ? Qu’est-ce qui fait que la figure du tiers est immanente à la dimension symbolique (et donc à la dimension du don)12 ? Nous proposons d’y répondre en nous appuyant sur la théorie lacanienne de l’objet-manque, et de montrer comment cette théorie se dégage de la lecture que Lacan a faite de l’Essai sur le don. Il est faux – comme Lévi-Strauss l’a fait – de penser que Lacan affirme, dans la première période de son enseignement, une prédominance du symbolique sur l’imaginaire. Le psychanalyste se livre à plusieurs recherches, montre beaucoup d’hésitations, de mouvements d’aller-retour jusqu’à ce que, enfin, il parvienne à sa conclusion du Séminaire II (1954-1955). Ainsi, pour aborder la problématique du sujet, une fois reconnue la nécessité d’ajouter la dimension imaginaire à la dimension symbolique, le concept de « fonction symbolique » devient non pertinent : « En face de cette efficacité symbolique, il s’agit aujourd’hui de mettre en évidence une certaine inertie symbolique, caractéristique du sujet, du sujet inconscient » [Lacan, 1979 : 223]. Cette distinction opérée entre le symbolique lacanien et « l’efficacité symbolique » de Lévi-Strauss, le complexe d’Œdipe prendra sa place dans une conférence prononcée à Vienne en 1955, La chose freudienne [Lacan, 1966a]. Une nouvelle idée viendra changer le cours de la recherche lacanienne : le système symbolique est le complexe d’Œdipe. C’est ce qui anime son étude de la notion de phallus dans D’une question préliminaire… (1956) [Lacan, 1966b]. Le phallus : paradigme du don chez Lacan L’équation « femme égal phallus », dit Lacan, trouve son origine dans les chemins imaginaires où le désir de l’enfant finit par s’identifier au « manque-à-être » de la mère. Le manque en question 12. Je suis la proposition d’Alain Caillé dans son article « Marcel Mauss et le paradigme du don » in Revue Canadienne de Sociologie, 2006.

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est constitué en loi symbolique, dans laquelle la mère est introduite [idem : 565]. Suivant Lacan, ce manque est aussi la raison pour laquelle les femmes, dans le réel, servent d’objet pour les échanges que prescrivent les sociétés primitives et « qui se perpétuent à l’occasion dans l’imaginaire, tandis que ce qui se transmet parallèlement dans l’ordre symbolique, c’est le phallus » [ibidem]. Autrement dit, du côté de l’imaginaire, on persiste à maintenir la règle selon laquelle les femmes servent d’objet d’échange, tandis que, du côté symbolique, un manque est transmis avec le phallus. C’est par cette notion que Lacan abordera la logique lévi-straussienne des Structures élémentaires de la parenté, tout au long du Séminaire IV (1956-1957) [Lacan, 1994], au sein duquel il expliquera « l’introduction du sujet dans la symbolique du don par le phallus ». C’est la théorie de l’objet en tant que manque qui est ici implicite : derrière ce qu’un sujet donne, il y a tout ce qui lui manque. Le phallus devient un don. Lacan interroge le principe de l’échange, dans les Structures élémentaires de la parenté, dans le cadre du « cas » Dora. Il dit que le caractère constituant de tout échange symbolique est l’audelà de l’objet (phallus), concomitant à la circulation du don. Il est ainsi très intéressant de noter qu’au moment où il ne fait plus référence à l’échange de femmes selon le principe énoncé par LéviStrauss, Lacan emprunte plusieurs voies théoriques : a) il affirme que le symbolique est le complexe d’Œdipe ; b) ce complexe est déjà conçu par lui comme une structure quaternaire, grâce à la participation du phallus en tant que quatrième élément organisant la structure ; c) ce qui est le plus important pour nous, et qui n’a pas été repéré : il aperçoit au passage une concomitance entre la dimension symbolique et le don, grâce à l’introduction de la notion de phallus. Suivant la thèse de Lacan, la figure du tiers est immanente puisque celle-ci se constitue à partir d’un objet qui a un statut très particulier : l’objet-manque.

La théorie de l’objet-manque en psychanalyse

Si cette notion apparaît comme un développement de la notion freudienne d’objet perdu (à l’origine de l’appareil psychique conçu par Freud), elle prend chez Lacan, progressivement, un contenu

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conceptuel très différent. D’abord développée comme ce qui manque au symbolique et qui l’empêche de se constituer comme un système, la notion d’objet-manque sera plus tard développée davantage comme un trou dans le réel. Nous comprenons donc, dès ce moment, pourquoi ce sont les femmes qui servent d’objet d’échange entre les hommes : porteuses de ce trou dans le réel de leur corps, elles se prêtent bien à cette fonction. La notion de l’objet « a » – que Lacan considère comme sa seule invention originale – est à situer dans ce contexte ; il est cette partie du corps qui fait trou dans le symbolique et qui, ainsi, ne pourra jamais être comblée parfaitement. Toute la production mythologique est à resituer comme des tentatives pour combler ce trou, forcément destinées à l’échec… mais ayant leurs fonctions de gain symbolique, et de jouissance, pour le sujet et pour le groupe. L’objet « a » et « la mayonnaise qui prend » Faisons donc le point. Un certain nombre de pistes de recherche proposées lors de notre colloque me conduisent à la proposition suivante. N’est-ce pas ce fond de réel inaccessible qui est sousjacent à certains essais de typologie ou de modèle du (des) don(s) ? Ou bien à ces images que nous avons évoquées – comme celle de « la mayonnaise qui prend » –, ressentant, intuitivement, que nous parvenions, là, à toucher quelque chose de vrai pour définir le don ? P. Chanial et M. Hénaff, notamment, ont insisté sur le fait que ces schémas étaient d’ordre heuristique et qu’il existe un continuum entre les différents types de don. Mais qu’est-ce qui rend possible ce continuum ainsi que les zones de passage ? Comment allonsnous les conceptualiser ? Dans les tentatives de construction théorique de ces différents types de don, il s’agirait de fixer quelque chose au niveau symbolique ; et dans la cascade d’images qui nous sont venues – parmi lesquelles « la mayonnaise qui prend » se situe en tête de liste –, nous serions à la recherche d’une condensation métaphorique qui donne sens à ce quelque chose qu’on ne peut pas « saisir », ce quelque chose qui nous excède, qui est impossible à fixer : le réel. En effet, qu’est-ce que ce réel qui circule dans la dimension du don ? Nous pourrions dire : c’est l’objet petit « a ». (Après tout, pourquoi ne pas remplacer la notion de hau du sage maori Ranaipiri par

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ce petit « a » ?) Cependant, si nous nous autorisons à introduire ce terme, cela implique qu’il sera nécessaire de considérer une dimension inconsciente du don. Regardons ensemble si cette proposition nous apporte quelque chose pour résoudre nos problèmes théoriques.

Références bibliographiques BASUALDO C., 2007, « Pourquoi la psychanalyse serait-elle en danger ? », Cahiers pour une école. La lettre lacanienne, une école de la psychanalyse, Paris. CAILLÉ A., 2006, « Marcel Mauss et le paradigme du don », Revue canadienne de Sociologie. FREUD S., 2000, Remarques sur un cas de névrose obsessionnelle (L’homme aux rats), Paris, PUF, « Quadrige ». GODBOUT J., 2007, Ce qui circule entre nous. Donner, recevoir, rendre, Paris, Seuil. LACAN J., 1966a, « La chose freudienne », in Écrits, Paris, Seuil. – 1966b, « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », in Écrits, Paris, Seuil. – 1978, « Le Mythe individuel du névrosé ou poésie et vérité dans la névrose », conférence donnée au Collège philosophique de Jean Wahl (1953), version transcrite par J. A. Miller in Ornicar ? n° 17-18, Seuil : 290-307. – 1979, Le Séminaire. Livre II : Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse (1954-1955), texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil. – 1994, Le Séminaire. Livre IV : La relation d’objet (1956-1957), texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil. LÉVI-STRAUSS C., 1958, « L’analyse structurale en linguistique et en anthropologie », in Anthropologie structurale, Paris, Plon. MAUSS M., 1989, Sociologie et Anthropologie, Paris, PUF. RADCLIFFE-BROWN A. R., 1924, « The Mother’s Brother in South Africa », South African Journal Of Science, vol. 21.

Gift, Law, and Political Reform

Richard Hyland

As he concluded his essay on the gift, Marcel Mauss discussed the lessons for political reform that he thought were implicit in his study. In the spirit of the gift, contemporary society should include more generosity in contracts dealing with basic needs and should limit the possibility for speculation in these transactions.1 Many have noted that Mauss’s suggestion does not seem to follow from his investigation. Mary Douglas, for example, in her introduction to Mauss’s essay, mentioned that she was not convinced by the connection Mauss had attempted to draw between his theory of the gift and his social democratic vision of political reform.2 The problem may be that the revolutionary nature of Mauss’s essay has been understood too narrowly. It has always been recognized as the founding study in cultural anthropology.3 But it is less frequently understood that the essay also lays the basis for the anthropology of law. Both innovations are accomplished by 1. “There must be more good faith, more sensitivity, more generosity in contracts dealing with the hiring of services, the letting of houses, the sale of vital foodstuffs. And it will indeed be necessary to find a way to limit the rewards of speculation and interest.” [Mauss, 1990: 69] 2. “As the last chapter in this volume shows, [Mauss’s] own attempt to use the theory of the gift to underpin social democracy is very weak.” [Mauss, 1990: XV] 3. “[F]or the first time in the history of ethnological thought, an effort was made to transcend empirical observation and to grasp deeper realities.” [Lévi-Strauss,1989: XXXIII]

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means of the same method, namely a particular understanding of how to conceive of the object of study. Considering the legal and anthropological aspects of Mauss’s essay together may make it more plausible to derive political consequences from Mauss’s essay. The Legal View of Law To understand the novelty of the vision of the law that Mauss and his colleagues developed, it is useful to compare it to what, still today, is the dominant vision of law among lawyers and legal scholars. Of course the nature of law, particularly its relation to associated concepts such as justice and morality, is a perennial topic of legal philosophy. In most modern legal systems, however, the discussion is of little practical consequence because there is functioning consensus on the basics. The common law view is that the law involves those rights that are enforceable in a court of law.4 Judges may find the norms they enforce in a variety of sources. They examine constitutions, statutes, regulations, judicial decisions, and even custom. Moreover, the particular rights that are enforced are constantly changing, some disappearing as new ones arise. As Holmes noted long ago, the text of the sources may remain unchanged even as the rights the courts enforce evolve. [Holmes: 5–33] In other words, the nature of the sources does not define law. Instead, the lawyerly criterion for law is the existence of a legal remedy. Ubi ius, ibi remedium.5 Rights that are not judicially enforceable are thought to belong to other realms, such as morality and politics. Of course there are many difficulties with this conception, and, at the edges, considerable dispute. As a practical matter there is often a gap between rights and remedies. [Gerwitz: 590–591] Judges also make mistakes. They ignore precedent and good arguments. They also disagree. Theoretical questions arise as well. Is it law when a judge enforces a clearly immoral rule? Natural rights theorists argue that any norm that violates natural law, even though judicially 4. “[T]he law consists of the rules recognised and acted on by courts of justice.” [Salmond: 41] 5. “[I]t is a general and indisputable rule, that where there is a legal right, there is also a legal remedy, by suit or action at law, whenever that right is invaded.” [Blackstone: 23]

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enforceable, cannot be law. Nonetheless, as a rule of thumb, judicial enforceability remains the principal criterion for law in many modern legal systems. This conception has several consequences relevant to Mauss’s study. First, there can be no law without a judicial system. As some anthropologists have concluded, a meaningful legal system therefore presupposes the existence of the state.6 In this perspective, it is meaningless to speak of law beyond the context of the modern state and its professional judiciary. As a result, the customary and religious norms of many non-Western societies cannot be considered to be law. Some anthropologists have extended this notion to clan-based societies. For example, E. Adamson Hoebel believed he had encountered law wherever he found a “total system of social control.” [Hoebel: 15] Hoebel was following the realist tradition in American jurisprudence, which has tended to understand law as the social mechanism used to resolve disputes. For Hoebel, law was best understood in terms of the threatened or actual application of physical force, regardless whether that force emanates from a modern state.7 Mauss’s Concept of Law Mauss understood law differently. The achievement of Mauss and the scholars with whom he worked, principally Georges Davy, one of Durkheim’s last students, was to craft a concept of law that not only did not depend on the notion of the state but that was even independent of the notion of sanction. In La Foi jurée, a great (though neglected) work of legal anthropology, Davy argued that the basis of law is the notion of obligation. [Davy: see Mauss 1990: 5 and note 6] That notion predates modern law and in fact is experienced by individuals in all societies. Davy focused on the obligations that arise in clan-based societies in the context of 6. “[T]here is no law until there are courts . . . [R]eally primitive peoples have no courts and no conception of the state.” [Seagle : 69, 60] 7. “A social norm is legal if its neglect or infraction is regularly met, in threat or in fact, by the application of physical force by an individual or group possessing the socially recognized privilege of so acting.” (entirely in italics in the original) [Hoebel : 28]

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kinship relations and the potlatch. Though the West did not create law, it has made three significant contributions. First, it has refined and formalized the notion. Second, it has provided obligation with a state sanction. And, finally, it has freed obligation of its basis in custom and has permitted it, in the form of the contract, to become an instrument of individual initiative. [Davy: 1–3] The Object of Study Mauss structured many of his objects of study in this same manner. Three aspects of his method are relevant here. First, he tends to group phenomena from greatly varying social systems under a single concept. Second, he understands these phenomena to be in flux. In particular, institutions may evolve to the point that their underlying bases can be freed of their customary roots and they may thereby develop into an instrument for planned action. Finally, Mauss understood his objects of study not as discrete social institutions but rather as abstract aspects of complex social phenomena. Theme and variation. The gift is perhaps the best example of the radical nature of Mauss’s concept formation. One of the notable accomplishments of his study of gift giving was to grasp the hidden similarity of social phenomena in radically different cultures. Mauss recognized a common feature in phenomena as diverse as the Kwakwaka’wakw potlatch and the interpenetration of personal and real rights in Roman law. Interestingly, Mauss rarely referred to more contemporary phenomena in his sociological work. Perhaps that was because Rome, in his mind, stood metaphorically for all of Western culture. Once he found traces of commonality in both clan-based societies and Roman law, he assumed that the same phenomena would continue into contemporary Western civilization. Lévi-Strauss was therefore following Mauss when he compared Christmas gift giving in the West to the potlatch. [Lévi-Strauss, 1969: 56] Mauss grouped all these phenomena under the same concept because he found that they all take place within a framework of relationships that impose what might be called the Maussian obligations, namely the obligations to give, to receive, and to reciprocate. Mauss employed this method throughout his work. For example, in his short essay on the category of the person, Mauss found a

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common basic notion taking the different forms of personage and person in different societies. [Mauss, 1989b] Evolution. A second aspect of Mauss’s conceptual structure involved tracing the development of the phenomenon from one society to the next. He noted that the phenomena may become more refined over time. For example, his goal in his work on the person was to present a catalogue of the forms of personhood in different societies. Those forms have developed in our day to the point that they are now clear and precise.8 Aspects of the whole. A final, and well-known, aspect of Mauss’s concept formation concerns his effort to avoid parcellation and to understand individual phenomena as aspects of a single functioning entity. That goal could not be achieved by approaching phenomena from the points of view of individual academic disciplines. Mauss continually worked across disciplines to grasp phenomena as aspects of a living whole. Once again his work on the gift is exemplary. As he noted, no individual discipline is capable of grasping the whole of the process.9 Mauss’s goal was to consider gift giving as one aspect of a living organism.10 As he 8. “For what I intend is to provide you, brusquely, with a catalogue of the forms that the notion [of person] has assumed at various points, and to demonstrate how it has taken hold in body, matter, form, lines and this down to our time, when it has finally become clear, precise, in our civilizations (in ours, almost in our own day), and yet still not in all.” [id.: 334] 9. “All these phenomena are at the same time juridical, economic, religious, and even aesthetic and morphological, etc. They are juridical because they concern private and public law, and a morality that is organized and diffused throughout society; they are strictly obligatory or merely an occasion for praise or blame; they are political and domestic at the same time, relating to social classes as well as clans and families. They are religious in the strict sense, concerning magic, animism, and a diffused religious mentality. They are economic. The idea of value, utility, self-interest, luxury, wealth, the acquisition and accumulation of goods—all these on the one hand—and on the other, that of consumption, even that of deliberate spending for its own sake, purely sumptuary: all these phenomena are present everywhere, although we understand them differently today. Moreover these institutions have an important aesthetic aspect that we have deliberately omitted from this study.” [Mauss, 1990: 79] 10. “Thus these are more than themes, more than the bare bones of institutions, more than complex institutions, even more than systems of institutions divided, for example, into religion, law, economy, etc. They are whole ‘entities’, entire social systems, the functioning of which we have attempted to describe. We have looked at societies in their dynamic or physiological state. We have not studied them as if they were motionless, in a static state, or as if they were corpses. Even less have we

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wrote in his essay on magic, the reality of the whole is greater than the reality of the parts.11 From Gift to Political Reform As he concluded his study of the gift, Mauss argued that the basic necessities of modern society should be generously available to those in need and that resources needed for individual survival should be protected from the possibility of speculation. As noted above, this is the claim that many have found to be unsupported by Mauss’s essay on the gift. Perhaps by examining Mauss’s study as a work of both anthropology and law it might become easier to understand the basis of his claim. As Mauss demonstrated, the obligations to give, to receive, and to reciprocate are necessary, structural features of all societies. (For Mauss, this thesis was a statement about gift giving, but, since it concerns obligation, it was also a statement about law.) Whatever is given must be reciprocated. This obligation is even implicit in occasional provisions of the Western civil codes.12 To the wealthy, society gives richly. These gifts must be reciprocated. The gifts are given by those whose work creates more than they receive in wages and who therefore create social wealth. Yet they are often left with barely enough to survive, and sometimes even less. The wealthy, those who are comfortable because they have received this gift of wealth, are under an obligation universally acknowledged

decomposed and dissected them, producing rules of law, myths, values, and prices. It is by considering the whole entity that we could perceive what is essential, the way everything moves, the living aspect, the fleeting moment when society, or men, become sentimentally aware of themselves and of their situation in relation to others. . . . In our opinion, nothing is more urgent or more fruitful than this study of total social facts (des faits sociaux).” [id.: 79-80] 11. “But the unity of the whole is yet more real than each of the parts. That is because these elements, which we have considered successively, are given to us simultaneously. Our analysis resorts to abstraction, but these elements are completely, necessarily united.” [Mauss, 1989a: 80] In his introduction to Mauss’s work, LéviStrauss argued that Mauss had not gone far enough in this direction. [Lévi-Strauss, 1989: XXXVIII] 12. Hyland [2009], n° 641–645 (prohibition of the interposition of third parties); 1116–1200 (revocation for ingratitude).

GIFT, LAW AND POLITICAL REFORM

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in all societies to reciprocate. This they can do by, at a minimum, providing assistance to those who create that wealth. One feature of the obligation of reciprocal giving is to reinforce relationships and acknowledge mutual dependence. Like all legal notions, this one too has evolved over time until it has become clear and precise. As a result, these obligations can be fulfilled today by a conscious social process, by planned social effort. Reciprocation therefore must become an aspect of social policy if other mechanisms prove unable to provide it. Finally, following Mauss’s conceptual scheme, gift obligations must be seen in the context of the living social organism. The labor power that reproduces social life involves the exercise of human creativity. As a result, it cannot be considered the object of a sale. Its only reasonable legal characterization is as a gift. Scholars have considered labor to be a gift to the employer. [Akerlof, 1982] The wage is a small and insufficient attempt at reciprocity. Since labor is performed on a social scale, the required reciprocity must be institutionalized on a social scale as well. In this way, the understanding of the universal nature of the obligation of reciprocity might provide a theoretical foundation for the political reforms Mauss suggested.

Bibliography (Translations of works cited in an original foreign editions are my own.) AKERLOF G. A., 1982, “Labor Contracts as Partial Gift Exchange”, The Quarterly Journal of Economics 97: 543–569. BLACKSTONE W., 1979, Commentaries on the Laws of England [1765–1769], Chicago: University of Chicago Press. DAVY G., 1975, La foi jurée. Étude sociologique du problème du contrat: la formation du lien contractuel [1922], European sociology, New York: Arno Press. G ERWITZ P., 1983, “Remedies and Resistance”, Yale Law Journal 92: 585–681. HOEBEL E. A., 1967, The Law of Primitive Man: A Study in Comparative Legal Dynamics, Cambridge, Mass.: Harvard University Press.

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HOLMES O. W., 1963, The Common Law [1881], Ed. Mark DeWolfe Howe, Boston: Little, Brown. HYLAND R., 2009, Gifts: A Study in Comparative Law, New York: Oxford University Press. LÉVI-STRAUSS C., 1969, The Elementary Structures of Kinship, Trans. James Harle Bell and John Richard von Sturmer, Boston: Beacon Press. – 1989 [1950], “Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss”, In MAUSS (1989) VIII-LII. MAUSS M., 1989, Sociologie et anthropologie, 3rd ed, Paris: PUF. – 1989a [1902–1903], “Esquisse d’une théorie générale de la magie”, In MAUSS (1989) 1–141. – 1989b [1938], “Une catégorie de l’esprit humain: la notion de personne, celle de ‘moi’”, In MAUSS (1989) 331–361. – 1990, The Gift: The form and reason for exchange in archaic societies, Foreword Mary Douglas, Trans. W. D. Halls, New York: W.W. Norton. SALMOND, J., 1957, Salmond on Jurisprudence, 11th ed., Ed. Glanville Williams, London: Sweet & Maxwell. SEAGLE W., 1941, The Quest for Law, New York: Knopf.

« Mauss et moi… ». Sur le droit des dons

Richard Hyland

Je voudrais commencer par remercier Keith et Alain de m’avoir invité. C’est un honneur et un privilège pour moi d’être ici. Après la discussion que nous avons eue ces deux derniers jours, j’ai décidé de vous présenter la version d’un discours que nous aurions tous pu faire, discours que l’on pourrait intituler : « Mauss et moi ». Pour ma part, je choisirai de l’appeler « Invitation ». J’espère que vous allez me rejoindre dans cette aventure qui présente de nouvelles opportunités d’explorer le rôle du don dans la société moderne. Ce que j’aimerais que nous fassions ensemble, c’est explorer les lois relatives à la donation dans les différents systèmes juridiques de l’Occident moderne. Je pense qu’une telle exploration pourrait éclairer la question de savoir si, aujourd’hui encore, faire des dons est conforme à la triple obligation de donner, de recevoir et de rendre. Dans cette matière, le droit est beaucoup trop important pour qu’on puisse l’abandonner aux juristes. Les sociologues ont toujours eu à l’esprit qu’il était essentiel de comprendre comment le don est régulé par le droit, à commencer par Mauss lui-même. Dans son merveilleux ouvrage Arguing with Anthropology, notre amie Karen Sykes écrit : « En différents endroits dans ce livre, j’ai suggéré qu’il était important de comprendre les implications juridiques des échanges de dons » [Sykes, 2005 : 187]. Karen suggère de regarder en particulier le droit international et les questions du commerce équitable, et comment le droit régule le don au sein de la famille.

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Toutefois, pour autant que je sache, aucun sociologue n’a examiné le pivot principal de la régulation juridique du don : la partie du droit privé relatif à la donation que l’on trouve dans tous les systèmes juridiques modernes. Et il y a une bonne raison à cela. Jusqu’à maintenant, il a été difficile pour des non-juristes de s’orienter dans ce domaine, et plus encore de le comprendre. Dans la majeure partie des systèmes juridiques modernes, le droit relatif aux dons est complexe. Dans plusieurs de ces systèmes, il s’agit du domaine du droit privé le plus compliqué et le plus confus d’un point de vue conceptuel, au point où il est presque impossible d’énoncer avec clarté la plupart des règles du droit relatif aux dons dans la majorité des systèmes juridiques modernes. Pourquoi donc ? C’est ce que je vais tenter d’expliquer dans un instant. Mon expérience est qu’il faut une carrière entière pour maîtriser la question. Mais cela est assez fâcheux car si vous consacrez votre carrière à étudier les droits de la donation, vous n’avez pas le temps de lire la théorie sociale qui serait nécessaire pour comprendre cette vaste matière. En d’autres termes, ce projet ne saurait être réalisé que si juristes et anthropologues travaillent ensemble. Comme j’ai toujours été fasciné par la discussion sociologique autour du don, j’ai pensé que je pourrais y apporter ma contribution en rendant ce droit accessible. L’ouvrage que j’ai publié récemment [Hyland, 2009], sur lequel vous pouvez jeter un œil dans la pièce voisine si cela vous intéresse, est une tentative de fournir une description détaillée des lois qui régissent les dons dans certains des systèmes juridiques majeurs de l’Occident. Pour ce qui est du droit civil, je m’intéresse en premier lieu à la tradition juridique du continent européen, en particulier au droit belge, français, allemand, italien et espagnol, sans oublier les textes pertinents du droit romain et du ius commune. Quant à la common law, l’ouvrage donne un aperçu du droit relatif aux dons en Angleterre, en Inde et aux États-Unis. Il est intéressant de noter que le droit de la donation varie considérablement selon les pays, même entre des pays qui partagent le même système économique et social, la même religion et les mêmes traditions juridiques. Ceci s’ajoute au défi relevé, tant il est difficile d’expliquer de façon simple ces différences. J’ai certaines idées qui pourraient expliquer le sens de ces normes, que je présenterai dans quelques instants, mais mes spécu-

« MAUSS ET MOI ». SUR LE DROIT DES DONS

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lations ne constituent pas le principal sujet du livre. En revanche, j’ai voulu rassembler nombre de matériaux en un seul lieu et en une seule langue – les normes, les débats sur les questions de droit, les écrits des universitaires ainsi que l’évolution historique propre à ce domaine. Il y a encore beaucoup de grain à moudre, quantité de matériaux empiriques à explorer, quelle que soit la position que l’on souhaite adopter quant au rôle du don dans la société moderne. Je voudrais vous encourager à profiter de ces informations. Ainsi vais-je consacrer quelques instants pour présenter brièvement le contenu de ce livre et de l’usage que l’on pourrait en faire pour étudier le don dans la société moderne. Et je voudrais en parler précisément dans cette conférence parce que je souhaiterais établir un lien avec le travail des personnes qui sont ici avec nous. Je n’aurais jamais su comment démarrer ce projet si je n’avais lu l’ouvrage de Jacques (Godbout) et d’Alain (Caillé) intitulé L’esprit du don [Godbout, Caillé, 1992] et quelques numéros anciens de la Revue du MAUSS. Et chaque jour, lorsque j’écrivais ce livre, je pensais aux articles de Jonathan Parry, d’Ilana Silber et de Bruno Karsenti. S’il est arrivé à l’un d’entre vous de se demander si son travail atteint un public qu’il n’a encore jamais rencontré, j’espère que ceci vous réconfortera quelque peu. Je voudrais dire une dernière chose en guise d’introduction. Certains parmi vous travaillent sur le droit. Mais je sais ce que les autres sont susceptibles de penser. Quelques-uns de mes meilleurs amis sont largement au fait de la sociologie et des lettres classiques, mais il ne viendrait à l’idée de personne de lire un livre de droit. Je n’ai jamais compris pourquoi. Pourquoi le droit est-il moins intéressant que la diététique des Nambikwara ? Ma fille, qui a quatorze ans, aime lire. Je lui ai demandé une fois ce qu’elle en pensait. Elle a fait la moue et son seul commentaire fut : « C’est ennuyeux ! » Mais c’est tout sauf ennuyeux ! Pour des raisons sur lesquelles je reviendrai, ce champ du droit est parfaitement divertissant. Il est frappant de voir combien le don trompe souvent le droit. Voici les deux pensées qui me sont venues à l’esprit après avoir terminé la rédaction de ce livre. D’abord, quand je regarde ce système complexe tel que j’ai tenté de l’exposer, le droit de la donation m’apparaît comme une des plus belles choses que j’ai jamais contemplée. Elle dépasse même

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ce qui me semble être la plus belle merveille du monde, savoir le Taj Mahal juste avant l’aurore. Puis la seconde pensée qui me vient à l’esprit est celle-ci : le droit de la donation dans tous ces pays est complètement absurde. Mon exposé comprendra trois brèves parties. Premièrement, Le contenu du droit relatif aux dons ; deuxièmement, Complexité et divertissement ; troisièmement, Tentative d’explication dans l’esprit du MAUSS.

Le contenu du droit dans la donation

Que trouve-t-on précisément dans le droit de la donation ? En voici les points principaux : la définition juridique de la donation ; la capacité de donner et de recevoir ; les promesses de donation ; les formes de la donation ; la révocation de la donation déjà effectuée et, enfin, la question difficile de savoir si la donation est ou non un contrat. Quelles sont donc plus précisément les normes à l’œuvre ? Commençons par la capacité de donner. Celle-ci est bien plus restreinte que la capacité de conclure un contrat synallagmatique. Par ailleurs, il est frappant de voir que la capacité de recevoir est encore plus limitée. Par exemple, jusque dans les toutes dernières années, les associations françaises et italiennes n’étaient pas habilitées à recevoir des dons sans autorisation administrative en bonne et due forme. En outre, jusqu’à une date récente, les dons entre époux étaient considérés comme nuls et non avenus en Italie et révocables en France. Pendant un certain laps de temps, les époux ne pouvaient se faire de dons l’un à l’autre, alors que les dons entre concubins non mariés n’étaient pas interdits. La seconde question, celle de savoir si les tribunaux doivent respecter une promesse de donation, est une des questions les plus controversées en droit privé. Si la promesse est faite devant un notaire, le droit allemand respecte cette promesse. Des juristes allemands affirment qu’une telle reconnaissance de la force exécutoire des promesses de donation offre une liberté plus importante aux donateurs, car cela leur permet de s’engager pour l’avenir. La common law quant à elle ne reconnaît pas en général cette force exécutoire. Selon les juristes de la common law, ne pas exiger

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l’exécution des promesses de don rend les donateurs plus libres, car ils pourront ainsi décider d’eux-mêmes. En France, les promesses de donation sont en général nulles et non avenues, bien qu’il existe des moyens pour les rendre obligatoires. Les formalités nécessaires varient selon les systèmes. Prenez l’exemple d’une tante qui souhaite donner un chèque de 1000 euros à son neveu. En Italie, elle doit prendre rendez-vous avec le notaire et participer à un rituel au cours duquel l’acte de donation est lu à haute voix. Elle doit être avertie des dangers liés au don et signer l’acte en présence de témoins. Ceux-ci doivent contresigner l’acte et le donataire doit expressément accepter le don qui lui est fait, soit dans le même document soit dans un autre. La loi française est, à sa manière, tout aussi étrange. Elle exige en général la forme solennelle d’un acte authentique, tout en prévoyant une série de subterfuges – notamment la donation déguisée en vente – pourvu que nul ne puisse remarquer ce déguisement. Les dons peuvent aussi être révoqués, même ceux qui ont été déjà effectués. Dans nombre de systèmes, ils peuvent l’être pour ingratitude. Dans certains systèmes, par exemple en France, des dons peuvent être révoqués suite à la naissance d’un enfant. Ainsi, jusqu’à une date très récente, tous les dons émanant d’un donateur étaient automatiquement révoqués lors de la naissance du premier enfant du donateur. Enfin, les spécialistes du droit civil soulignent presque partout que la donation relève du domaine du contrat, même si, dans la plupart des droits civils, les normes relatives aux dons ne ressemblent en aucune façon aux normes qui régissent les contrats synallagmatiques. Les juristes de la common law affirment, quant à eux, que la donation n’est pas un contrat, même si la common law rend exécutoires plusieurs types de dons selon le modèle des contrats. À la fin de l’ouvrage, je montre que plusieurs de ces normes, même si elles pouvaient se justifier jadis, n’ont plus aucun sens et doivent être abrogées. Le droit lui-même renonce ainsi progressivement à une grande partie de son formalisme. Il serait intéressant pour un sociologue d’explorer les raisons de cette évolution. Dans tous les cas, je crois véritablement qu’à l’avenir, il y aura – et il doit y avoir – de moins en moins de droit de la donation.

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Complexité et divertissement

Complexité J’ai évoqué tout à l’heure la complexité du droit de la donation. Les raisons ne sont pas les mêmes dans tous les systèmes. Certains d’entre eux considèrent le don comme dangereux. Par exemple, le droit français considère que le don présente un risque non seulement pour les donateurs, pour leurs époux, leurs familles et leurs héritiers potentiels, mais aussi pour les donataires. Ouvrons une petite parenthèse. Je voudrais évoquer deux moments où l’hostilité de la loi par rapport au don est apparue clairement, deux exemples qui conviennent particulièrement à un colloque français sur la pensée de Marcel Mauss. Le premier concerne la Révolution française. En mars 1793, la Convention nationale a interdit aux parents de faire le moindre don à leurs enfants. Lorsque la Révolution s’est radicalisée, l’interdiction a été étendue jusqu’à couvrir presque toutes les formes de dons, quels qu’en soient les bénéficiaires. Le deuxième concerne le potlatch. Comme certains parmi vous le savent peut-être, le gouvernement canadien a interdit plusieurs fois le potlatch. De nombreux participants ont fait ainsi de la prison durant des années et les objets de ces potlatchs ont été confisqués. Certains de ces objets peuvent même être vus aujourd’hui dans les musées de l’île de Vancouver. Ni Mauss ni Boas n’ont beaucoup parlé de cette interdiction. Néanmoins, en 1895, lorsque Franz Boas prenait ses notes lors du potlatch d’hiver, il était témoin d’une activité criminelle. Bien sûr, une interdiction totale, comme dans ces deux exemples, ne crée pas de la complexité. Mais elle ne se rencontre que rarement. Les choses deviennent en revanche plus complexes lorsque le droit n’interdit pas le don, mais l’entoure d’infinies protections. La difficulté est que les juges savent que certains de ces dons doivent être respectés. Quand ils sentent qu’il y a effectivement intention donatrice et que ce don est adapté aux circonstances, ils ignorent souvent la loi et valident le don. En conséquence, des cas similaires sont tranchés différemment, et il s’avère impossible de concilier tous les arrêts. La complexité est accrue du fait que le don est souvent régi par l’usage. Parfois le droit n’a pas d’autre choix que de reconnaître

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ces usages. Il le fait en créant des exceptions aux formalités rigides et en validant les divers types de dons que nous avons l’habitude de faire. Comme ces usages ne peuvent être décrits aisément, les tribunaux doivent ajouter des exceptions aux exceptions et établir ensuite des listes de facteurs particuliers et autres considérations à prendre en compte. L’impossibilité de comprendre pourquoi tel cas doit être régi par des règles et tel autre doit être considéré comme une exception rend le droit de la donation complètement confus, chaque cas semblant être un cas d’espèce. Divertissement Vous pourriez vous demander pourquoi le droit considère que le don est dangereux. Sans ce préjugé, il n’y aurait que très peu de droit sur ce sujet. La réponse à cette question nous permettra de comprendre pourquoi le droit de la donation est tellement amusant. Le droit privé régit à titre principal les transactions marchandes. Il présuppose en général que les gens agissent rationnellement sur le marché et cherchent à maximiser leurs avantages. Par conséquent, le droit a forgé des concepts propres aux contrats synallagmatiques. Or, lorsqu’il cherche à appliquer ses concepts à la donation, le droit doit modifier ses concepts juridiques pour s’ajuster à la pratique du don. Dès lors, quand des notions de droit contractuel sont appliquées au droit de la donation, leur signification change. C’est la raison pour laquelle, dans de nombreuses situations, la tentative de définir les concepts employés dans les lois relatives aux dons crée non seulement une confusion totale, mais des incohérences que même les juristes ressentent parfois comme absurdes.

Tentative d’expliquer les choses dans l’esprit du MAUSS

Pour conclure, voici l’exemple d’une interprétation que Marcel Mauss, j’imagine, aurait pu donner d’un ensemble de normes relatives au don. Comme nous sommes en France, j’ai choisi les règles françaises qui interdisent l’interposition des tiers. J’ai dit tout à l’heure que les règles qui régissent la capacité de recevoir sont très restrictives. La loi française en particulier interdit les dons émanant de mineurs et d’autres personnes incapables

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ainsi que les dons entre individus qui se trouvent dans un certain rapport, par exemple les dons entre une personne sous tutelle et son tuteur, un patient et son médecin ou un fidèle et son prêtre. Jusqu’à une date récente, le droit français a aussi interdit certains dons entre cohabitants. Le problème, bien sûr, c’est que des tiers sont souvent disposés à aider les donateurs à contourner les règles sur les incapacités. Par exemple, si quelqu’un sous tutelle ne peut pas faire de don à son tuteur, il peut offrir un cadeau à son épouse afin qu’elle le lui fasse parvenir par la suite. Le recours à un tiers dans ces circonstances est désigné en droit français sous le terme d’interposition. Lorsque l’interposition est établie, le don est nul. Mais la nullité ne résout pas le problème car il est difficile de prouver l’interposition. Après tout, ceux qui sont impliqués dans la fraude ont tout intérêt à la dissimuler. Afin de résoudre ce problème, le droit français présume que tout don destiné à une personne proche du donataire sujet à l’interdiction est nul. Les relations spécifiées incluent les époux des personnes incapables, leurs parents, leurs enfants et autres descendants. Jusqu’à une date récente, ces présomptions étaient considérées irréfragables. Par conséquent, la loi a souvent interdit des dons à des parents proches, bref à celles et ceux à qui nous avons l’habitude de faire des dons. Qu’est-ce qu’un maussien pourrait dire à ce sujet ? Dans ces relations protégées, une partie, celle que le droit considère comme la partie dominante, rend souvent des services à la partie jugée plus faible. Le service est parfois rendu par compassion et même par amour. Ces services incluent ceux rendus par un médecin, un tuteur et un ministre ou, dans un mariage traditionnel, par l’épouse. Dans le cadre de ces formes de relation, les excès dépassant ce qui est requis par contrat ou selon les usages engendrent un bénéfice gratuit qui, dirait Mauss, appelle une réciprocité. Si celui qui rend service reçoit bien une compensation, l’excès n’en est toujours pas compensé. C’est l’une des raisons pour laquelle les bénéficiaires éprouvent un besoin pressant de rendre. Les présomptions d’interposition suggèrent ainsi que tout le monde comprend bien l’exigence de réciprocité. Les parties et leurs parents proches sont souvent disposés à violer la loi afin de s’acquitter de leurs obligations de donner.

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Il me semble que peu de choses, dans les études consacrées à la société moderne, démontrent d’une façon aussi éloquente le pouvoir des obligations maussiennes que ces présomptions d’interposition. (Traduit par Stéphane Bornhausen et Philippe Chanial.)

Références bibliographiques GODBOUT J. T. (en collaboration avec CAILLÉ Alain), 1992, L’esprit du don, Paris, La Découverte. HYLAND R., 2009, Gifts : a study in comparative law, Oxford, Oxford University Press. SYKES K., 2005, Arguing with Anthropology : An introduction to critical theories of the gift, London, Routledge.

Sacralité, droit et justices : sur les traces de Mauss

Raymond Verdier

« Sauf dans nos sociétés occidentales, partout religion, droit et morale sont étroitement solidaires. » Marcel MAUSS, Œuvres, tome I : 128. « Autour de la religion, il y a la magie…, autour du Droit, il y a la morale. » Manuel d’ethnographie, 1937 : 199.

En 1893, Durkheim soutenait que « La passion est l’âme de la peine…, que la peine consiste en une réaction passionnelle, qu’elle est un acte de vengeance et une expiation ». Au fond même de cette notion d’expiation, écrivait-t-il, il y a « l’idée d’une satisfaction accordée à quelque puissance, réelle ou idéale ». D’où sa conclusion : « Le droit pénal à l’origine était essentiellement religieux ». Dès lors la vengeance privée, loin d’être le prototype de la peine selon une théorie répandue, « ne pouvait être la forme unique de la peine », mais bien « une peine imparfaite, que la société laisse aux particuliers le soin d’infliger » [Durkheim, 1897 : 56, 60, 61]1.

1. En 1898, dans le premier numéro de L’Année sociologique, Émile Durkheim rendit compte de l’originalité considérable de l’étude de son neveu : non seulement Mauss confirmait ce qu’il avait avancé lui-même sur le caractère religieux des peines primitives trois ans auparavant, mais il avait en plus, écrit-il, su démêler dans le tabou l’institution religieuse, d’où dérive la religiosité du droit pénal.

SACRALITÉ, DROIT ET JUSTICES : SUR LES TRACES DE MAUSS

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En 1896, deux ans avant la création de L’Année sociologique, Marcel Mauss avait vingt-trois ans. Dans La religion et les origines du droit pénal, il fit un long compte rendu analytique et critique de l’ouvrage de Steinmetz, Ethnologische Studien zur ersten Entwickelung der Strafe (1892-94). L’œuvre suscitait tout à la fois son « admiration » pour « avoir touché de si près les questions religieuses à propos de la peine », et en même temps sa critique pour avoir rattaché la peine à la vengeance et ne pas avoir « dissocié les deux réactions sociales », qu’il distinguera en une courte phrase : « Dans la vengeance, ce n’est pas la société qui punit, c’est un groupe qui se défend ». S’agissant du clan, Mauss écrit : « Le clan ne forme qu’un seul corps, qu’une seule chair… Toute blessure grave, en provenance de l’extérieur, de la vitalité du clan donne cours à la vengeance, qui garantit non seulement la vie physique de ses membres – le sang est ce qui est commun à tout le clan, c’est sa vie – mais aussi son honneur et son intégrité morale. La solidarité religieuse du groupe est au fondement même de la vengeance. » [196869, tome II : 688 ; nos italiques].

Parmi les phénomènes religieux, la notion de sacré allait devenir pour Mauss le « phénomène central…, la mère et la génératrice des représentations religieuses », [Mauss, 1906, XVI-XVII]. Après avoir écrit en 1899 avec son ami Henri Hubert l’Essai sur la nature et la fonction du sacrifice, Mauss en vint en 1906 à concevoir « comme sacré tout ce qui, pour le groupe et ses membres, qualifie la société. Notion impersonnelle fondée sur des sentiments complexes (crainte, espoir…) ». Le sacré fut dès lors « une idée-force autour de laquelle ont pu s’agencer les mythes et les rites ». Dans les sociétés « archaïques, le droit constitue l’armature de la société, … il est un moyen d’organiser le système des attentes collectives, il est généralement revêtu d’un caractère religieux très marqué et les phénomènes juridiques y sont inséparables des phénomènes religieux » [Mauss, 1937 : 137 ; nos italiques]. Pour Mauss, il était d’un très grand intérêt de procéder à l’étude de ces droits à « caractère coutumier ». Et il y avait lieu de « chercher un peu partout leur formulation dans les proverbes, les contes, les mythes [ibidem : 138]. La coutume s’étendant aux moindres actes de la vie de famille, l’individu, disait-il, se trouve dans un état continuel de prestations et de contreprestations » [ibid. : 135]. En ethno-sociologue du sacré, Mauss allait mettre en rapport le

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sacrifice avec bon nombre de pratiques socio-juridiques comme la peine, l’initiation2, le don, le contrat, ainsi que la vengeance, le serment et l’ordalie. Ces trois dernières institutions ont en commun de mettre en œuvre la justice sur le plan humain et divin et ont retenu plus spécialement l’attention de l’ethno-anthropologue du juridique – et – judiciaire, qui garde en tête le triple avertissement Maussien : • « Nos concepts généraux sont encore instables et imparfaits… » ; • « Il faut avant tout dresser le catalogue le plus grand possible des catégories » ; • « La difficulté des études juridiques est qu’un grand nombre de classifications ne peut être ici d’aucune utilité » [1924 ; 1937 : 139]. J’examinerai ainsi d’abord les justices vindicatoires en rapport avec la parenté, puis les justices de l’Invisible qui font appel aux Puissances de la Nature3.

Les justices vindicatoires : du don au par-don de l’offense « L’humanité naît dans l’homme à mesure qu’il sait réduire les offenses mortelles à des litiges d’ordre civil, à mesure où punir se ramène à réparer ce qui est réparable. » Emmanuel LÉVINAS.

De la dette d’offense L’approche Maussienne de l’homme total et du fait social total fut au point de départ de notre démarche ethnologique, historique (avec Yan Thomas) et philosophique (avec Gérard Courtois) 2. De l’initiation, Mauss dira qu’elle est à la fois un événement juridique et religieux, en tant qu’elle fabrique le jeune homme matériellement, moralement, religieusement. 3. Je me permets de renvoyer à quelques publications anciennes et d’autres plus récentes : Verdier [1980-84 ; 1991 ; 1996 ; 1997 ; 2000 ; 2004 ; 2006] ainsi qu’à deux documentaires audiovisuels édités sous la forme de DVD : Verdier [1998-2004 ; 2005-2006].

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pour appréhender les phénomènes de vengeance d’un point de vue psychologique et sociologique, dans des cultures différentes passées et présentes. Nous avons ainsi mené des recherches dans de nombreuses sociétés extra-occidentales où la vengeance n’a pas été disqualifiée ni refoulée aux motifs de son immédiateté, de son aveuglement, de sa démesure, voire mise hors la loi par l’État-nation moderne se réservant l’usage de la violence dite légitime. En regard de la justice pénale, il y a dans ces sociétés traditionnelles une justice vindicatoire transcendant les pulsions vindicatives et visant à restituer et restaurer le capital-vie du groupe offensé : son capital, c’est-à-dire l’ensemble des êtres et des biens matériels et spirituels qui le constitue, sa vie, c’est-à-dire le sang transmis dans la parenté et l’honneur partagé par ses membres. À la différence de la peine visant à châtier le coupable d’une transgression et à effacer la souillure menaçant l’intégrité de son groupe, la vengeance, justice du face à face entre adversaires, tend, dans sa finalité, à réparer le dommage infligé par le groupe de l’offenseur à celui de l’offensé et à rétablir selon la règle de réciprocité l’équilibre des forces entre les partenaires de l’offense. Cette réparation incombe soit à la partie offensée, par le jeu d’une contre-offense, soit à l’offenseur, par le versement d’une compensation. On rencontre dans maintes sociétés l’institution du prix du sang qui fait le plus souvent l’objet d’une négociation entre les groupes adverses. Il est alors fait appel à des médiateurs et il est procédé à des rituels sacrés de réconciliation et de reconnaissance réciproque. Le système vindicatoire institue ainsi deux relations au sein d’un espace médian d’échanges entre groupes adverses. Il y a, d’une part la relation intra-groupale de solidarité des parents et proches de l’offenseur et de l’offensé et, de l’autre, la relation inter-groupale de réciprocité entre les deux groupes. Ces relations s’inscrivent dans un espace d’échange intermédiaire entre celui, interne de la peine, – cercle des parents et amis, au-dedans duquel il est interdit de se venger –, et celui externe de la guerre, cercle des ennemis du dehors que l’on doit vaincre. De la remise de dette – Le par-don met fin au lien d’offense, il dé-lie l’offenseur de son acte selon deux voies : il y a d’une part le pardon-renoncement

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de l’offensé, forme gratuite et sublimée du don, qui repose sur la miséricorde et la compassion de l’offensé et, de l’autre, le pardontransaction, remise de dette négociée entre les partenaires de l’offense au cours de rituels de composition et de réconciliation. Le récit biblique du mythe du premier meurtre dans la Genèse est à cet égard riche d’enseignements sur l’articulation de la peine qui châtie le transgresseur, et de la vengeance réparatrice, qui, au lieu d’un contre-meurtre, qui aurait mis fin à la progéniture du couple adamique, instaure une nouvelle descendance. Il y a d’abord la punition divine qui condamne à l’errance de Caïn, le fratricide sacrilège, tout en le protégeant dans son exil. Quant à Abel, dont le sang (principe de vie) crie du sol vers Yahweh, il ne peut en effet être vengé sur son frère, ce qui mettrait fin à la descendance du couple primordial. Sa mort est vengée par le don d’une nouvelle naissance, celle de Seth, dont sa mère témoigne quand elle s’écrie : « C’est Dieu qui a placé une autre semence à la place d’Abel, puisque c’est Caïn qui l’a tué » (Genèse, 4.25). Cette autre descendance, don d’une nouvelle vie, est grâce et pardon d’un Dieu lent à la colère, qui ne veut pas la mort du pécheur mais sa conversion, pour qui toute vie est bonne à pardonner, et pour qui la miséricorde se joue du jugement. Ainsi, à l’opposé d’une justice vindicative nourrie de haine et de ressentiment, la justice vindicatoire est fondamentalement une justice de protection et de réparation. En cas de meurtre, la réciprocité vindicatoire donne ainsi lieu à un règlement pacifique, si un don de vie est accepté en remplacement du mort. Ce que nous appelons le prix du sang, loin d’être une opération purement mercantile, – l’Homo œconomicus est devant nous, disait Mauss –, relève, dans maintes sociétés traditionnelles, d’un rituel sacral de réparation, d’apaisement et de réconciliation. Rien de surprenant alors que le prix du sang et le prix de la fiancée soient ici et là désignés par le même terme. Le groupe offenseur sollicite la remise de sa dette par l’offrande de biens précieux – Mauss avait souligné la force de ces biens à propos du potlatch – et parfois du bien le plus précieux, la femme (chez les Maengue, les Beti…). Chez les Bédouins, ils sont accompagnés de la remise d’une fille appelée à enfanter pour le compte de la famille offensée. Chez les Ossètes, le meurtrier, revêtu d’habits

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de deuil, venait se livrer au défunt et se faire pardonner sur la tombe de sa victime par le fils du mort. Réconciliation et paix entre groupes adverses sont marquées par des libations et partages d’animaux sacrifiés.

Les justices de l’Invisible : l’appel aux Puissances (sur) naturelles « Ce n’est pas raison que l’art gagne le point d’honneur sur notre grande et puissante mère Nature. Nous avons tant rechargé la beauté et richesse de ses ouvrages par nos inventions que nous l’avons du tout étouffée. » MONTAIGNE, Essais, livre 1, chap. XXX.

Jurements et serments Institution archaïque universelle, la parole jurée a survécu à la mort de Dieu et à la sécularisation de la justice dans nos États modernes laïques. Le serment nous introduit dans le monde des rituels de l’oralité, où le dire et le faire sont inséparables dans le prononcé d’une parole solennelle à l’adresse d’une puissance sanctionnatrice. Parole de puissance, mettant en jeu des forces sacrales, susceptibles de changer l’état de la personne, le serment intervient dans la constitution de nombreux corps sociaux, consacre des engagements individuels et des alliances entre groupes. Il opère alors comme mode de régulation sociale pour conjurer la violence entre parents, amis, ennemis. Dans ses formes anciennes, le serment est souvent associé au sacrifice et à une substance « sacrée ». Dans le pacte ou fraternité de sang, l’échange de sang entre individus ou groupes garantit une aide mutuelle (hospitalité, vengeance…). Dans le serment de fidélité prêté lors de l’intronisation d’un nouveau souverain Merina, le peuple malgache absorbait de l’eau mélangée avec la terre des tombeaux et devenait père et mère du roi. Aujourd’hui, le contact matériel – toucher, prendre, avaler… – avec l’objet sacré est devenu de moins en moins charnel au fur et à mesure que le geste a gagné en abstraction. Il suffit ainsi de

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lever une seule main nue vers l’objet symbolique, pour attester la vérité en justice. Nombreux sont les engagements placés sous le signe du sacré dans l’État moderne laïque ; citons en particulier : • la conjuration faisant du groupe assermenté un tiers transcendant « exerçant un droit de tous contre chacun » ; • l’engagement du juré à se décider « debout et découvert » « avec l’impartialité et la fermeté qui conviennent à un homme « probe et libre ». Il s’agit d’une véritable initiation qui le fait passer du statut de simple citoyen à celui de juge ; • l’adhésion à l’honorable Société Calabraise, où le postulant, à travers un duel rituel, blesse un adversaire, boit son sang et se coupe de sa famille d’origine ; • l’entrée de jeunes marginaux dans une bande sur le mode initiatique en accomplissant le « rituel de la dépouille » par lequel il paie le prix de son intégration en volant le blouson d’un autre adolescent. Action-et-sanction faisant appel, soit à une puissance suprahumaine, soit à l’honneur et à la conscience de l’individu, la parole jurée opère tant au niveau individuel que collectif : • lien individuel du jureur à soi, affirmant sa foi, attestant son innocence ; • pacte d’incorporation dans un groupe, fondation d’une nation, alliance entre peuples ; • terminaison d’un procès où les juges en l’absence de preuves matérielles demandent aux plaideurs de laisser la solution du procès à la justice divine en recourant à un rituel d’automalédiction conditionnelle. Ainsi chez les Kipsigi du Kenya. Le jureur, enjambant une lance, cassant un arc, buvant dans le crâne d’un cadavre, prête le serment Mounek : « Que je meure, si je ne dis pas la vérité ».

SACRALITÉ, DROIT ET JUSTICES : SUR LES TRACES DE MAUSS

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Procédures sacrales de dévoilement de la vérité judiciaire « Ce merveilleux don de métamorphose qu’a eu l’ordalie dans la cité hellénique s’explique par l’infinie variété des fonctions qu’elle a remplies dans le groupe primitif », G. GLOTZ, L’ordalie dans la Grèce primitive, 1904.

Dans les sociétés archaïques, l’homme appartient à une Nature où le visible et l’invisible se font écho. L’ordre naturel et l’ordre social y sont solidaires et l’homme participe de la vie sacrale des Éléments. Pour se protéger, au sein de la parenté et du voisinage, contre des agissements maléfiques mettant en péril l’existence de l’individu et du groupe, on fait appel aux Puissances de la Nature qui ont le pouvoir de donner et de reprendre la vie. En l’absence de preuves matérielles, la justice humaine ne peut juger les responsables de conflits meurtriers comme ceux provenant de la sorcellerie, conflits qui se jouent dans l’Invisible. Alors on sollicite, par le truchement de devins, l’intervention des Puissances de la Nature pour faire advenir la vérité et sanctionner les transgressions sacrilèges au moyen d’épreuves corporelles. Ainsi, pour départager les parties au conflit, on a recours à des rituels purgatoires dont sortira vainqueur celui dont la parole – parole d’accusation ou de dénégation – est véridique. Le verdict incombe ainsi à l’une des forces élémentaires auxquelles le corps est confronté : l’Eau, le Feu, la Terre, l’Air. Le vainqueur, celui qui sort indemne de l’épreuve, est reconnu innocent ; le vaincu, celui dont la parole est mensongère, a la main brûlée, le souffle coupé, meurt empoisonné… Ces procédures et rituels de dévoilement de la vérité ont fait dans le passé l’objet d’études d’historiens et d’ethnologues. Mauss n’avait pas manqué alors, à propos de l’influence de la religion sur la vie juridique et judiciaire, de mentionner la place occupée par les ordalies, à côté des sanctions divines et du serment [cf. en particulier 1968-69, tome I : 119]. Pour aller plus avant dans la compréhension de ces épreuves qui perdurent et se renouvellement dans maintes sociétés actuelles et pour confronter les procédures auxquelles elles donnent lieu, dans différentes cultures, il nous faut, à l’instar de Mauss, saisir l’homme total, corps et esprit, dans son rapport à soi, aux autres

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et à la Nature, et penser l’homme tout entier, dans une pluralité d’approches : ontologique, psychologique, sociologique, éthique et religieux. Je terminerai par une dernière citation de Mauss qui, à propos de la psyché humaine, et des deux règnes de la conscience individuelle et de la conscience collective, écrivait : « C’est aux confins des sciences que se font leur progrès » [1924].

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Marcel Mauss et le don dans l’art contemporain

Roger Sansi

L’influence de Marcel Mauss, et de l’Essai sur le don en particulier, sur l’art contemporain, a été considérable. On ne peut la résumer dans le cadre de cet article1, aussi mon seul but consiste-t-il à en fournir un aperçu général. La description du « potlatch », en particulier, est devenue une référence-clé dans le remodelage de la pratique artistique au cours de la seconde moitié du XXe siècle, lorsque certains mouvements artistiques ont commencé à redéfinir la pratique artistique : de la production d’objets artistiques à la médiation des situations de rencontres d’échange et aux rencontres sociales. Dans la plupart de ces cas, les arguments de Mauss ont servi à critiquer le capitalisme, l’économie de marché et les compromis d’une façon plus radicale et, peut-être, plus simpliste que Mauss ne l’aurait fait. On pourrait se demander quelle est la pertinence de cette lecture de Mauss par les artistes et théoriciens de l’art, mais mon objectif, ici, consiste moins à critiquer les malentendus au sujet de Mauss qu’à exposer comment son travail a ouvert un champ de nouvelles possibilités dans la théorie de l’art et de sa pratique. 1. Je ne serai pas à même de discuter, par exemple, les critiques littéraires qui ont traité ce thème, comme Le don de Lewis Hyde, lequel a été extrêmement influent en ce qui concerne la théorie et la pratique littéraires américaine, ou l’exposition Largesse de Jean Starobinski et l’ouvrage qui l’accompagne. J’ai préféré me concentrer sur les récits autour du situationnisme et de ses successeurs en raison de leur influence directe sur l’art contemporain et aussi en raison de l’influence directe que Mauss a exercé sur eux à travers Bataille.

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Le potlatch chez Bataille et le situationnisme Le thème du don est implicite au sein de l’esthétique moderne depuis Schiller, lequel comprenait la définition de l’expérience esthétique kantienne comme un jeu libre, une forme de relation aux objets sans utilité et sans intérêt, qui est fondamentale dans l’éducation esthétique de l’homme vers la liberté2. Comme Risaliti l’a montré [2002], nous trouverons ces thèmes de Kant et de Schiller relatifs à la liberté et au jeu dans le développement du don maussien chez Bataille, dans La part maudite, où il ne propose rien de moins qu’une économie politique fondée sur l’abondance et la dépense plutôt que sur la rareté et l’utilité. L’usage que Bataille fait de la description du « potlatch » a fortement influencé les situationnistes. Bataille et les situationnistes étaient fascinés par ce que Mauss appelle « le plaisir de la dépense généreuse » [Mauss 2003 : 93]. Issus du surréalisme, les situationnistes avaient pour but de ne plus produire de l’art mais des événements, des situations qui provoqueraient l’ordre établi de la société. Dans le « potlatch », ils avaient en vue un événement qui remettait en question le fondement intime du capitalisme, « le glacial calcul utilitaire » [idem : 100], l’utilitarisme et l’esprit comptable, en mettant le « don pur » au centre des rapports sociaux3.

2. Les Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, de Schiller, représentent encore aujourd’hui une référence majeure pour tout écrit sur l’art et la politique, surtout et avant tout dans le travail de Jacques Rancière [2000]. 3. « L’insuffisance du don aristocratique engage à fonder de nouveaux rapports humains sur le don pur. Il faut retrouver le plaisir de donner ; donner par excès de richesse ; donner parce que l’on possède en surabondance. Quels beaux potlatchs sans contrepartie la société du bien-être va, bon gré, mal gré, susciter quand l’exubérance des jeunes générations découvrira le don pur! La passion, de plus en plus répandue chez les jeunes, de voler livres, manteaux, sacs de dames, armes et bijoux pour le seul plaisir de les offrir laisse heureusement présager l’emploi que la volonté de vivre réserve à la société de consommation » [Vaneigem 1967 : 81]. Ce texte est un extrait du Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, un des textes-clés de Mai 68. Ce que signifie ici le « pur don, c’est le “don sans contrepartie” », lequel, selon Vaneigem, devait caractériser la société future opposée à la fois à la société bourgeoise fondée sur le marché et à la société aristocratique qui l’a précédée et qui repose sur le don.

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Pour les situationnistes, la révolution devait être promue dans la vie quotidienne4 : « Il s’agit de produire nous-mêmes, et non des choses qui nous asservissent », disait Debord [1958]. Ceci est repris en partie dans l’Essai sur le don de Mauss, lequel insistait sur la création des rapports sociaux et des gens, plutôt que sur la production des biens d’usage et des choses. Les situationnistes ne remettaient pas seulement en question la production artistique mais la division sociale du travail et le mode d’organisation de la vie en général : « La théorie situationniste soutient résolument une conception non continue de la vie » [Debord, 1957 : 18]. Cette conception non continue et segmentée de la vie, constituée par des situations qui peuvent ne pas avoir de trajectoire linéaire et qui, pour cela, ne constituent pas des sujets unifiés, mais pluriels, est fondée sur une notion relationnelle et distribuée de la personne, comme le diraient certains anthropologues [comme Gell, 1998], suivant la discussion de Mauss autour de la notion de personne. L’objectif des situationnistes était « l’augmentation qualitative » de la vie humaine » [Debord, 1957 : 16], en remettant en question la division entre le travail et le loisir, et en mettant le jeu au centre de la vie. « Dans une société sans classes, peut-on dire, il n’y aura plus de “peintres”, mais des situationnistes qui, entre autres choses, feront parfois de la peinture » [ibidem]. Pour le théoricien de l’art Nicolas Bourriaud, « L’art moderne […] refuse de considérer comme séparés le produit fini et l’existence à mener. Praxis égale poiesis. Créer, c’est se créer » [Bourriaud, 1999 : 13]. Dans ce sens, le situationnisme est la conclusion logique de l’art moderne et de l’esthétique moderne en tant que politiques tels qu’ils avaient été théorisés par Schiller : en transformant la pratique artistique et le jeu en production de la vie quotidienne et en remettant en question l’aliénation capitaliste. Les théories et pratiques situationnistes sont devenues constitutives de l’art contemporain après les années 1960. Les artistes contemporains continuent à faire de la vie quotidienne leur sujet principal. Il se pourrait que ce soit une contradiction si le situation4. « Nos situations seront sans avenir, seront des lieux de passage. Le caractère immuable de l’art, ou de toute autre chose, n’entre pas dans nos considérations, qui sont sérieuses. L’idée d’éternité est la plus grossière qu’une homme puisse concevoir à propos de ses actes » [Debord, 1957 : 18].

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nisme était la fin de l’art en tant que production ; mais ce que disent des théoriciens de l’art contemporain comme Bourriaud, c’est que l’art contemporain n’éprouve pas le besoin de se justifier lui-même par rapport aux formes précédentes, au sein d’un récit historisant, comme le faisait l’art moderne. En ce sens, les artistes contemporains utilisant les techniques situationnistes ne sont pas dépourvus de légitimité au prétexte que leurs techniques ont déjà été utilisées. Ce qui est important, pour eux, c’est de savoir où et comment ces techniques ont été effectivement appliquées : leur pratique fait sens beaucoup plus dans sa relation au site que dans le récit d’une histoire de l’art. Cette spécificité situationnelle de l’art depuis les années 1990 est ce qui a fait de l’ethnographie une des techniques clé de la pratique de l’art contemporain [Foster, 1995 ; Coles, 2000 ; Kwon, 2002]. Plusieurs praticiens contemporains opèrent sur un territoire instable entre l’art, la recherche et l’activisme politique. Cette instabilité est très préoccupante, et parfois offensante, dans les quartiers qui revendiquent une propriété légitime dans la division moderne du travail universitaire5. Art relationnel À la fin des années 1990, le thème du don est revenu au cœur des discussions de la théorie et de la pratique artistiques6. Ceci est particulièrement évident pour tout ce que Bourriaud a appelé « art relationnel » ou « art prenant comme horizon théorique la sphère des interactions humaines et son contexte social plus que l’affirmation d’un espace symbolique autonome et privé » [Bourriaud, 5. Le situationnisme a été ignoré ou moqué par des générations d’universitaires [Plant, 1992], précisément peut-être à cause de sa proximité. Les situationnistes étaient à l’origine des artistes adoptant le langage et les méthodes et les rituels des sciences sociales (« Notes sur la Formation d’un Bauhaus imaginiste », Asger Jorn, 1957, in KK 29). Ils parlaient de capitalisme, faisaient des recherches et organisaient des conférences. Et ils concevaient leurs pratiques de recherche comme une forme d’activisme politique. Cette position instable entre la pratique artistique, la recherche et l’activisme troublait plusieurs chercheurs universitaires préoccupés par la délimitation des rôles. 6. Voir l’exposition : « Le don. Présents généreux et hospitalité redoutable », et le volume important qui l’accompagne [Marianello et alii, 2001] réunissant des discussions sur des questions d’anthropologie, de philosophie et de théorie littéraire et d’art contemporain qui sont un exemple du renouveau en la matière.

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2002a : 14]. Dans Esthétiques relationnelles, Bourriaud discute le travail d’artistes comme Felix Gonzales-Torres, qui a fait des piles de bonbons ressemblant à des sculptures minimalistes : son intention était de permettre aux gens de prendre des bonbons, défaisant ainsi l’installation en leur ôtant des morceaux. Pour Bourriaud, l’art, à notre époque, établit une situation de rencontre. En d’autres termes : « Toute œuvre d’art produit un modèle de socialité, qui transpose le réel ou pourrait se traduire en lui » [Bourriaud, 2001 : 18]. La forme du travail artistique est dans la relation qu’il établit : produire une forme, c’est créer les conditions pour un échange. En d’autres termes, la forme du travail artistique réside dans l’échange avec le public. Dans cet esprit, l’artiste devient plus un médiateur, une personne qui promeut et produit des situations d’échange, plus qu’un créateur d’objets. Pour Bourriaud, les pratiques d’art relationnel veulent établir des rapports sociaux pour des gens particuliers, à savoir l’artiste et le public qui participent à l’échange, nourrissant ce qu’il appelle une « culture de l’amitié » [Bourriaud, 2001 : 26] comme étant opposée à l’impersonnalité de la culture de masse. L’esthétique relationnelle que Bourriaud décrit, ces formes d’échange qui créent des relations personnelles sont apparentées de plusieurs façons au modèle du « don ». Comme je l’ai montré ailleurs [Sansi, 2005], les théories contemporaines d’anthropologie de l’art, comme les idées de Gell sur la « personne distribuée » [1998], fondées également sur Mauss, conviennent parfaitement au cadre établi de l’art relationnel. Le tournant situationniste de ces idées est aussi assez clair. Mais il est également manifeste qu’il s’agit là d’une lecture plutôt conservatrice du situationnisme, le préservant dans la tour d’ivoire de l’art au lieu de l’abandonner à la rue. On a proposé que si l’art relationnel souhaite réellement faire une déclaration sur le plan social, il doit manifestement diriger son activité comme médiateur social au-delà de la sphère immédiate de la pratique artistique du monde de l’art [Bischop, 2004]. Et déjà, il serait injuste de penser que Bourriaud est en train de décrire la totalité de la pratique artistique contemporaine ; en fait, le tournant du siècle a vu émerger des propositions politiques bien plus radicales de la part d’artistes activistes chercheurs qui, bien qu’ils s’inspirent du situationnisme et de l’esthétique relationnelle, sont susceptibles de travailler sur une base plus fondée et cohérente

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autour de la politique quotidienne du travail et de la propriété. La révolution des technologies de l’information au cours de la dernière décennie, dans le contexte de l’émergence d’un « capitalisme cognitif », a incité à renouveler ces questions. Postproduction, appropriation, cultures libres et « économie du don » Bourriaud lui-même a ajouté à ses écrits sur l’art relationnel un second ouvrage sur le thème de la Postproduction [2002b]. Si l’Esthétique relationnelle discutait les pratiques qui impliquent des relations interpersonnelles, contrairement aux relations impersonnelles de la consommation produite par la culture de masse, Postproduction est une introduction aux pratiques artistiques qui incluent des processus de réappropriation de cette culture de masse, ou mieux encore, aux outils de production de cette culture industrielle, afin de mettre en place des formes d’art relationnel – ou simplement des rapports sociaux. Des technologies comme le sampling et l’internet ont rendu accessibles un vaste ensemble de produits culturels qui peuvent être réappropriés, transformés et re-distribués d’une façon autonome, indépendamment du marché formel de la propriété intellectuelle et du copyright – ou, mieux encore, en opposition directe par rapport à eux. Les industries culturelles, paradoxalement, fournissent un espace dans lequel les pratiques artistiques peuvent contredire les fondements des lois de la propriété. En fait, ces idées étaient déjà en train de circuler dans différents espaces, en particulier dans la production musicale et l’art de l’internet, et plus généralement dans des réseaux tels que Creative Commons ou Copyleft. Dans ce contexte, Mauss devient, encore une fois, une référence. Ainsi, par exemple, pour Barbrook [1999], Internet et les nouvelles formes de technologie sont susceptibles de constituer une « économie du don » à partir du capitalisme lui-même. Concevant les choses à partir des idées situationnistes, Barbrook définit l’internet comme un anarcho-communisme réellement existant, avec une base sociale plus large que l’élite artistique qui représentait les situationnistes.

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Dons purs ? Une des critiques clé au sujet de l’appropriation du thème du don par des situationnistes au discours anarcho-communiste sur Internet, c’est la lecture restreinte du potlatch en tant que don pur ou pratique sociale égalitaire opposée à la lecture bien plus nuancée de celui-ci en tant que rituel agonistique et fait de compétition. Le potlatch concerne l’honneur, la reconnaissance, l’expansion de la personne distribuée. En ce sens, Mauss approuve, dans l’Essai sur le don, l’institution des droits d’auteur, car il conçoit que ce n’est que justice qu’un artiste reçoive des compensations pour sa contribution au domaine public7. Suivant Cox, l’opinion de Mauss n’est pas trop éloignée de Lawrence Lessig, un des principaux instigateurs des Creative Commons, pour lequel le cadre légal existant devrait fournir suffisamment d’espace susceptible de protéger et les droits d’auteur et le domaine public. « La question est toujours de savoir comment organiser une société dans laquelle des producteurs-échangeurs donnent, reçoivent et payent pour la satisfaction de leurs intérêts mutuels (sans en venir aux armes) » [Cox, 2000]. Lorsque les situationnistes revendiquaient le potlatch, ils étaient aussi impliqués dans une critique radicale de l’art et du statut d’auteur. La « gloire », la reconnaissance de l’artiste étaient le cadet de leurs soucis, au moins en théorie. Pour Vaneigem par exemple, le don agonistique était une chose appartenant au passé, de la société féodale, tandis que la nouvelle société d’abondance de la jeunesse prolétaire serait fondée sur le don pur. Ce rejet de la 7. « Il a fallu longtemps pour reconnaître la propriété artistique, littéraire et artistique, au-delà de l’acte brutal de la vente du manuscrit, de la première machine ou de l’œuvre d’art originale. Les sociétés n’ont, en effet, pas très grand intérêt à reconnaître aux héritiers d’un auteur ou d’un inventeur, ce bienfaiteur humain, plus que certains droits sur les choses créées par l’ayant droit ; on proclame volontiers qu’elles sont le produit de l’esprit collectif aussi bien que de l’esprit individuel ; tout le monde désire qu’elles tombent au plus vite dans le domaine public ou dans la circulation générale des richesses. Cependant le scandale de la plus-value des peintures, sculptures et objets d’art, du vivant des artistes et de leurs héritiers immédiats, a inspiré une loi française de septembre 1923, qui donne à l’artiste et à ses ayants droit un droit de suite, sur ces plus-values successives dans les ventes de ses œuvres » [Mauss, 2002 : 91-92*] *NDLR : p. 260 de l’édition française de 1950 aux Presses Universitaires de France, dans la coll. « Quadrige ».

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« gloire » et de la reconnaissance est probablement plus difficile à assumer pour les générations récentes d’artistes, comme ceux qui sont assimilés à « l’art relationnel ». Et la situation est même encore plus complexe lorsque nous passons d’une élite artistique à une sphère d’échange beaucoup plus large comme l’internet. Perspectives critiques : l’art, le don, le travail gratuit et le nouvel esprit du capitalisme Ces perspectives sur « l’économie du don » sur Internet ont été de plus en plus critiquées ces dernières années par une littérature qui remet en question l’aspect « volontaire » et « participatif » de l’internet comme étant en réalité une forme de fausse conscience qui camoufle le travail gratuit et non rémunéré sous l’idéologie de l’accès libre et de la mise en place d’une communauté [Terranova, 2000]. Ces critiques ne peuvent pas être aisément écartées d’avec une nouvelle évaluation critique de l’héritage situationniste. Non seulement les pratiques situationnistes ont été récupérées par la publicité et la société du spectacle, mais d’une façon plus générale, la critique artistique du capitalisme a été intégrée dans des pratiques capitalistes courantes, dans ce que Boltanski et Chiapello [1999] appellent Le nouvel esprit du capitalisme. L’autonomie est réduite à la flexibilité, la participation et la production de rapports sociaux sont réduites au travail en réseau et au « capital social », et la synthèse de la praxis et de la poiesis est réduite au fait d’être « motivé » et créatif au travail. La politique révolutionnaire de la vie quotidienne des situationnistes a été réduite à la biopolitique bourgeoise ordinaire. Dans ce contexte, il n’est pas étonnant de voir que des artistes et des activistes deviennent des conseillers, des coachs et des animateurs pour des écoles de management et des séminaires. L’idée que par la participation aux pratiques artistiques relationnelles des gens augmentent le capital social ne semble pas nous avoir menée très loin vers l’horizon révolutionnaire que visaient les situationnistes, après Mauss ; plutôt que de transformer la société à travers « la dépense artistique généreuse » et la récupération subversive du temps, les artistes semblent devenir des « fournisseurs de services artistico-culturels » [Kwon, 2002 : 4], des hiérophantes de potlatchs apprivoisés.

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Encore que tous les potlatchs ne soient pas devenus des activités sociales pour des sessions d’entraînement, et que tous les artistes ne soient pas devenus des coachs. Bien sûr, le meilleur endroit pour observer les pratiques qui submergent la discipline managériale n’est pas la galerie d’art, mais la vie quotidienne – dans les actes de récupération et de subversion des lois de la propriété intellectuelle innombrables et indifférents qui inévitablement transforment la production culturelle d’une façon que nous ne parvenons pas encore à concevoir. Comme le disait Vaneigem, la jeune génération a redécouvert le don pur – et elle le prend.

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Mauss in the Tropics: Love, Money and Reciprocity in Brazilian Popular Music

Ruben George Oliven

The Portuguese poet Fernando Pessoa once said that “All love letters are ridiculous/ They would not be love letters if they were not ridiculous/ … But then only creatures who never wrote love letters are really ridiculous.” Read by those who are not their senders or their recipients all love letters sound of course silly. But for those who write or receive them they are full of sentiments, promises and expectations. Thus, the great problem with love letters is what to do with them when love ends. Keep them? Destroy them? Ask them back? Return them? In the English language, people “fall in love” when they are enamored and “fall out of love” when they are no longer enamored. Love in this type of idiomatic expression is a continent into which we fall when passion starts and of which we are expelled when passion ends. Are we before a second Fall of humankind? People also “lose their hearts to” somebody when they “fall in love.” Does this mean that the person to whom one loses our heart to must keep it, take care of it and eventually return it? Since affectionate relationships are made out of expectations, we are before a tension between what one gives to and what one expects or receives from the object of our passion. Present is also what one has done to fulfill the expectation of the other and the gratitude or ingratitude that this has generated. Thus, when the passion that has given rise to love ends, there are frustrations. These frustrations have to do with incomprehension. There was a whole set of promises and expectations but they were not fulfilled. This

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inevitably gives origin to complaints. Complaints between genders are important instances to analyze social relations. They speak about social roles, promises that were not kept and expectations that were not corresponded. They address the masculine and the feminine universe. They also speak about love exchanges and what they entail. Complaints are part of the field of sentiments. Love presupposes the capacity to give ourselves to another person and it presupposes that this person returns this gesture. Although love can entail the giving of presents, its origin has to do with a feeling which is normally defined as sublime. Thus, love in itself would be the superior form of gift. Popular music is a key instance for looking at social relations and the way they are represented. In many societies the majority of composers are men and they tend to use music as one of the few public spheres in which they allow themselves to speak more freely about their private feelings. They will sing about their weakness, their fear of losses, their sentiments towards women. But popular music does not speak only about love. It also sings money, work, social inequalities and gender relations. This paper looks at love, money and reciprocity in Brazilian popular music of the first half of last century. During that period great social and economic changes took place in Brazil. Slavery, which had been the basis of the country’s economy for three centuries, had been recently abolished (1888), Brazil became a republic (1889) and migration from the countryside to the cities grew. During the 1930s and 1940s urbanization and industrialization gained momentum and salaried labor started to spread in cities. Social life became increasingly monetized and a redefinition of gender roles took place, with the transformation of a more extended family to a more nuclear one. All these changes are reflected in popular music that speaks about its consequences. That was a period of much creativity in Brazilian popular music. The musical genre called samba started to grow in Brazil in the twentieth of last century and became stronger in the 1930s and 1940s, transforming itself into the hegemonic musical genre in the 1950s. At that time samba was so pervasive that it encompassed almost every aspect of Brazilian society. Thus, the saying that in Brazil “everything ends up in samba.” Songs of

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that period speak about practically every aspect of social life and remind us of what Mauss called social total fact. The relation between love and money is a central theme in those songs. Samba composers see love as morally superior to money. Love is generally offered by men who see themselves above material interests, while women would be constantly bringing up the matter of money. Men tend to emphasize love over money, suggesting that the latter does not bring happiness. The question of reciprocity surfaces constantly in samba songs. Expectations and complaints between men and women are abundant in the compositions at this time. The songs show both the masculine and feminine points of view (although the woman’s perspective is shown through the male imagination). As love relationships involve reciprocity, a tension exists between what is expected or demanded of the opposite sex and what is obtained from it. Popular music at that time reflects this world of expectations and complaints in a register that is at times humorous and at other times resentful. During the 1930s and 1940s—period of the formation of an urban-industrial society in Brazil—there is a proliferation of sambas that emphasize three basic and frequently inter-related themes: labor, women and money. Contrary to a weberian work ethic, Brazil has no tradition of valuing work, mainly manual labor. Even after the abolition of slavery and introduction of wage labor in factories, work has never been very highly valued, because the social order has always been highly exclusive. Until the 1930s Brazil was an essentially rural society. When industrialization and urbanization started to become more important there was a strong reaction against working and the growing monetization of life. At that time the horror ao batente (hatred of manual work) developed into malandragem (idleness) which can be seen simultaneously as a survival strategy and a conception of the world through which some segments of the lower classes refused to accept the discipline and monotony associated with the wage-earning world. The negative side of labor is reflected in Brazilian popular music. During the 1920s, 1930s and 1940s of the last century, when an urban-industrial society was in the making in Brazil, samba composers used to eulogize idleness. Malandragem developed into a way of life and a way of regarding life. Instead of developing

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a work ethic, Brazilians were developing a malandro ethic. This was so widespread that during the 1937-45 dictatorship the State decided to intervene through its censorship department prohibiting songs which praised malandragem and at the same time giving prizes to those which praised work. The same composers who praised malandragem also depicted money as something ignoble, generally demanded by women who didn’t understand that the men they were asking it for had something much more precious to offer them: their love. Of course one can see here a “sour grapes complex:” knowing they would never make much money no matter how hard they tried, those men looked down at the vil metal (filthy lucre). On the other hand, in several of the lyrics of these songs one can notice that money is a reality from which one can not escape in a monetized society. But all of this is seen in a melancholic fashion. Nobody is happy to work. And money after all is very destructive: it ends love and friendship, and it invites falsehood and treason. It is therefore natural that composers would praise love in detriment of money. Thus, in 1918, Sinhô, the “Samba King,” wrote “Quem São Eles,” his first Carnival success. One of the verses states: Não precisa pedir Que eu vou dar Dinheiro não tenho Mas vou roubar

No need to ask I’ll give it to you I don’t have any money But I’ll steal it

The theme of money appears incidentally in this song, in the middle of other motives, as if it were a minor issue. The fellow has no money, but to get it he would rather steal than work, which he considers unworthy. As he presents himself as uninterested in material preoccupations, it becomes clear that it is a woman who is asking him for money. In Brazilian popular songs of the first half of last century, money is increasingly associated with the figure of the woman. She can be either Emília or Amélia, (characters from homonymous sambas in the early forties) who “knew how to wash and cook” and who thought that “it was good not to have enough to eat,” that is, women who do not complain and eventually support the

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malandro1, or she can be the housewife who constantly tells her husband he needs to work to bring home money. She may also be the piranha,2 a woman who pretends to love the man, but in reality only wants to take his money. People who love expect to be loved by their others. Thus, Pra Você Gostar de Mim (Taí) (For you to love me) (There you are), song composed by Joubert de Carvalho and made famous by Carmen Miranda (a Brazilian singer who made great success in Hollywood in the 1940es and 1950s), speaks about expectations: Taí, eu fiz tudo para você gostar de mim Meu bem, não faz assim comigo não Você tem,você tem que me dar seu coração Meu amor não posso esquecer Se dá alegria faz também sofrer A minha vida é sempre assim Só chorando as mágoas que não têm fim Essa história de gostar de alguém já é mania que as pessoas têm Se me ajudasse Nosso Senhor eu não pensaria mais no amor There you are, I have done everything for you to like me Darling, don’t do that to me You have to, you have to give me your heart My love, I cannot forget That happiness also makes one suffer My life is always like that Always crying the sorrows that never end This story of liking someone Is a mania people have If our Lord would help me I would no longer think about love

1. A malandro is usually an important male character in sambas, and the word is also used in Brazilian society to identify a clever, easy-living confident trickster. 2. Piranha is a Brazilian slang word for a woman who has a licentious sexual life.

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This song speaks about two inter-related themes: the first is the expectation of reciprocity in love; the second the fact that loving makes you suffer. The best would be if God would make us forget about it. Anxiety and suffering are present in this song. In “É o que ele quer,” a 1938 composition by Oswaldo Santiago and Paulo Barbosa, we find what is the woman’s image of the male dream: Boa casa e boa roupa E comida de mulher É o que ele quer É o que ele quer

Good house and good clothes And home cooked meals That’s what he wants That’s what he wants

Uma vida de orgia Com o dinheiro da mulher É o que ele quer É o que ele quer

A life of fun With the woman’s money That’s what he wants That’s what he wants

Isso é demais Não pode ser Quem não trabalha Não deve viver Esse rapaz chega a querer Que eu mastigue Pra ele comer

This is too much It cannot be He who does not work Should not live This young man even wants Me to chew So he can eat

Men, of course, have several complaints against women. In Brazil popular music, the worst accusation that can be made toward woman is that she is calculating and that she sells her heart, for in this operation she becomes as vile as the money. This is what happens in “Você é das tais,” a 1937 samba by Francisco Malfitano and Eratóstones Frazão: Eu sei que você está fazendo negócio com seu coração Você é das tais com as quais tanto faz a gente ter carinho ou não

I know that you are doing business with your heart You are one of those It doesn’t matter if one loves or not

A recurring theme during this time focuses on the woman’s interest in money and the pressure she exerts on the man to obtain it. The man’s invariable answer is that he is going to get some, but this is secondary to the affection that he has to offer. This is

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perfectly clear in “Dinheiro não Há,” by Benedito Lacerda and H. Alvarenda: Lá vem ela chorando O que é que ela quer? Pancada não é

There she comes crying What does she want? Not a beating

Já sei Mulher da orgia Quando começa a chorar Quer dinheiro Dinheiro não há Não há

I know Fun-loving woman When she begins to cry She wants money There is no money There is none

Carinho eu tenho demais Pra vender e pra dar Pancada também não há de faltar Dinheiro, isto não Eu não dou à mulher

I have a lot of love To sell and give away Beatings will also not be lacking Money, not that I don’t give that to women

Mas prometo na terra, O céu e as estrelas Se ela quiser Mas dinheiro não há

But I promise on earth, The sky and the stars If she wants them But there is no money

Even in its title the song affirms the scarcity of money and the abundance of love that can be manifested even through physical aggression. The woman (fun-loving, in this case) wants money, whereas the man has something much better to offer her. The dilemma of love versus money remains constant during this period. Many songs emphasize that love is much more important than money and that the latter does not bring happiness. It is better to be poor and happy than rich and unhappy. The composer who developed the criticism toward money more than any other was Noel Rosa. He realized early that money was a reality that was permeating live in all of the great Brazilian cities. In an interview given to the newspaper O Globo on December 31, 1932, he made it very clear: “Before, the word samba had one single meaning: woman … Now, the malandro worries in his samba almost as much about money as he does woman … after all, they are the only serious things left in the world.”

V. Passé et avenir de Mauss Le sens d’une œuvre

Passé

Mauss en Angleterre (1898). Trois lettres à Henri Hubert

Jean-François Bert

Depuis leur première rencontre en 1896 à l’École Pratique des Hautes Études lors du cours de judaïsme talmudique et rabbinique d’Israël Lévi (1856-1939) et jusqu’aux derniers jours d’Henri Hubert à Chatou en 1927, Marcel Mauss et Henri Hubert ont inscrit l’échange de correspondance au cœur de leur pratique scientifique. En 1898, celle-ci consiste à apprendre à écrire à deux et à rédiger ensemble l’Essai sur la nature et fonction du sacrifice. Cette correspondance nous permet également, de façon plus directe que l’œuvre publié, de repérer les positions scientifiques soutenues respectivement par l’archéologue, alors hostile aux spéculations a priori, et par le sociologue encore sous l’influence de son oncle. Ces trois lettres, que nous avons choisi de retranscrire, ont été écrites par Mauss lors de son séjour à Oxford. Trois lettres qui portent autant sur le bien-fondé des recherches sociologiques ou du travail scientifique au sens large que sur des affaires personnelles et familiales, des soucis de carrière, des événements politiques, dont l’affaire Dreyfus. L’année 1898 a été, pour les deux savants, particulièrement riche en événements. C’est en avril qu’Hubert est nommé « attaché libre » au musée des Antiquités nationales de Saint-Germain-enLaye, sous la direction de Salomon Reinach. Il sera signataire de la troisième liste en faveur de la révision du procès du capitaine Dreyfus, bien avant certains de ses célèbres contemporains. De son côté, Mauss passe en 1898 une année charnière. Il décide de

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partir en Hollande, puis en Angleterre, à Oxford, avec l’objectif d’approfondir l’œuvre de figures-clefs de l’anthropologie, dont Tylor, Max Müller ou encore James G. Frazer. Il reviendra surtout avec la détermination de continuer la recherche et de terminer sa thèse sur la prière et d’abandonner la carrière qui lui était promise dans l’enseignement secondaire. C’est durant son séjour à l’étranger que les deux auteurs vont décider des futures orientations théoriques de l’Essai sur le sacrifice, en opérant un certain nombre de choix. Hubert compte sur Mauss pour, dit-il, « combler ses lacunes en ethnologie », ajoutant dans la même lettre que « ce n’est pas mon métier »1. Mauss espère de son ami qu’il jouera pour lui le rôle de « garde-fou » en l’obligeant à ne privilégier que des « faits » bien connus : « Je suis d’avis, en effet, à la lecture de mon travail, qu’il y a là des incohérences et des fautes. Bien des choses que je signale comme sociologiques ne le sont que dans ma tête »2, lui confie-t-il dans une de ses missives. C’est aussi dans cette correspondance que sont abordées des pistes de travail et que sont âprement discutés tel ou tel concept issu de la tradition grecque ou hébraïque. Hubert n’hésite pas à refuser plusieurs longues analyses de Mauss qu’il juge hors de propos : « Pourquoi as-tu voulu écrire cinq ou six pages sur les occasions du sacrifice dans la Bible, je t’assure que je n’en laisserai pas une ligne » ; « Il faudra que je te montre quelques passages où j’ai dû corriger ton charabia. Il y en a d’autres que je n’ai pas touchés mais que j’ai marqués d’un formidable trait de crayon bleu. Je te montrerai qu’une ou deux fois je me suis permis de rétablir mes anciennes phrases et je te dirai pourquoi »3. Il ajoute dans une autre lettre : « Je ne vois pas du tout la nécessité de faire entrer la notion d’oblation et d’offrande dans notre travail […] L’idée de l’offrande est une idée secondaire. Elle s’est introduite dans l’histoire du sacrifice. Elle est devenue créatrice de sacrifice »4. Mauss, de son côté, pense à répartir le travail de manière opératoire : « Je songe, et je tacherai, sinon t’en déléguerai la charge, de faire quelque chose sur les rites du sacrifice dans le temple d’après 1. Lettre de Hubert à Mauss, non datée, inédite, IMEC. 2. Lettre de Mauss à Hubert, non datée, inédite, IMEC. 3. Lettre de Hubert à Mauss, non datée, inédite, IMEC. 4. Lettre de Hubert à Mauss, non datée, inédite, IMEC.

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le Talmud. Je me rappelle de textes encore plus détaillés que ceux de la Bible, ils sont réunis dans une section spéciale et facilement accessible. Je vais me débattre encore là-dedans »5. Hubert fait de même : « Je me charge du dépouillement de la Bible, tu as assez à faire de ton côté, ou bien veux-tu que nous partagions les livres bibliques ? Je n’ai pas l’intention de faire un dépouillement complet des textes assyriens ». Ailleurs, il ajoute : « Je crois que pour la partie générale tu as plus de faits que moi. Tu pourrais écrire soit un brouillon soit un plan très détaillé avec l’indication des développements et des faits. Tu me l’enverras. J’y intercalerai ce que j’ai, au besoin, je le remanierai et alors, quand nous nous retrouverons, nous pourrons faire une rédaction. » La rédaction de l’Essai sur le sacrifice est un véritable chantier qui devient de plus en plus difficile à maîtriser. Les délais imposés par Durkheim sont une contrainte que Mauss a du mal à supporter. Surtout, Mauss et Hubert ne peuvent se résoudre à accepter certaines transformations demandées par Durkheim qui, sur le fond du dossier, cherche à introduire une définition du sacrifice qu’il juge plus pertinente sociologiquement. Hubert rejette totalement cette perspective, expliquant ses raisons à Mauss : « Durkheim voudrait nous voir distinguer nettement, dans l’exposé des effets du sacrifice, les sacrifices qui étendent au sacrifiant le caractère sacré et ceux qui localisent le caractère sacré pour le faire couler de la chose au-delà de la personne pour laquelle on a sacrifié […] Durkheim voit d’une façon trop nette, trop formelle, les destructions du sacrifice communiel et du sacrifice expiatoire. Je lui ai dit que cette distinction très […?] dans l’abstrait ne correspondait pas à la réalité »6. À la lecture de ces documents, derrière l’objectivité scientifique de l’article publié, c’est une tout autre figure du travail sociologique qui transparaît. Nota bene. On a indiqué un mot illisible par [… ?], un mot (ou un passage) incertain par [mot ?]. On a aussi rétabli l’accentuation et rédigé des notes pour aider à la compréhension des contextes.

5. Lettre de Mauss à Hubert, non datée, inédite, IMEC. 6. Lettre de Hubert à Mauss, non datée, inédite, IMEC

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« Cher Vieux, » L’ensemble de tes réponses m’a fait le plus grand plaisir. » J’espère toujours te voir un peu ici. Mes projets de départ au moins se précisent, voici ce que je peux dire. Je compte quitter Oxford vers le 20, soit dans 9 semaines d’ici, passer huit jours à Londres à voir un certain nombre de publications difficiles à trouver ailleurs et être le 30 juin ou le 1er juillet à Paris. En toute espèce de cause, j’y passerai une semaine, plus spécialement avec toi et près de toi. Si donc tu pouvais venir, ne te semble-t-il pas qu’il serait plus agréable pour tous les deux que nous passions ensemble les […?] jours que je resterai à Londres, et ceux de la fin de mon séjour. Tu sais que je réserve tout pour quand tu seras là. » Je prends mes dispositions pour l’affaire Tuchmann. » Tu peux dire à Stickney7 que j’ai une dizaine de fichiers pour lui, et les compléments de Dyer pour lui. Dyer semble le tenir en très haute estime. Je suis très heureux d’avoir été l’intermédiaire de votre sorte de mariage. » Donne-moi des nouvelles de Simiand8, de Drouin9 aussi. Et dis-moi ce que tu sais de Lévy et de ses projets de rentrée. » Je te remercie de la façon dont tu acceptes notre offre. Durkheim t’écrira de son côté. Moi, voici ce que je pense, et ce que j’écris en même temps à Durkheim et à toi : je comprends très bien l’impatience de Durkheim à voir la chose finie, et nous aussi ne serons tranquilles que quand la dernière ligne sera achevée, mais, je prie D. de réfléchir que voilà à peine quatre mois que nous travaillons, et que nous prétendons faire un travail le moins superficiel possible, qu’il n’y a donc pas encore de temps à perdre, et qu’il faut au contraire nous laisser le plus de temps possible. Une rédaction trop hâtive pourrait avoir les plus graves inconvénients. D’autre part, il faut que nous soyons l’un et l’autre économes de notre temps et de notre argent. Il me semble donc très simple que, pour ce qui est de notre autarcie à tous les trois, il vaudrait mieux qu’elle se fît à Épinal ou en Suisse, à ton départ ou retour 7. Il s’agit de Joe Stickney. 8. François Simiand (1873-1935). Dirige la section de sociologie économique dans L’Année sociologique. 9. Marcel Drouin (1870-1943). Écrivain, directeur en 1908 de la Nouvelle Revue Française.

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d’Allemagne. Pour moi je suis tout disposé à aller écrire avec tes notes et les miennes, une centaine de pages de mon écriture à Bordeaux, en trois semaines au mois de juillet. Nous repartirions de Paris ensemble au mois d’août. » Mais la combinaison ne serait parfaite que si nous pouvions passer le mois d’octobre à Paris, et tous les trois, pour achever et vérifier. Or ici se présente une grave question, dont, entre nous deux (je ne mettrai que toi et Fauconnet10 dans la confidence) je veux te parler. » Durkheim, qui s’en défend, a quelques scrupules d’avoir retardé ainsi, pour le mémoire et pour l’Année, mon travail sur l’École […?], et celui sur la prière. Il parle donc d’arrêt de développement de mon travail et de mon esprit, si je prends un poste cette année, et me conseille de n’en pas prendre. Il a été plus loin, il a, à Pâques, longuement causé avec ma mère, et n’a pas eu de peine à la persuader, la pauvre femme ! que les nécessités de ma carrière et de mon bonheur exigent que je restasse encore au moins deux ans à travailler librement. Ma mère a consenti à tous les sacrifices. En échange, me demande simplement de terminer ma thèse d’ici deux ans. » J’ai répondu ceci. Que je croyais en effet que, travaillant aussi lentement que je le fais, et ayant encore besoin d’apprendre et de voir, l’entrée dans l’enseignement secondaire me serait très préjudiciable. Et que je me faisais mille illusions, que c’était ma thèse rejetée aux calendes grecques. Que sous ce rapport je leur savais pleinement gré de leurs propositions, en reconnaissais les motifs, et les remerciais infiniment. Mais que je sentais des raisons plus graves pour refuser. Que, par suite de réflexions, de plus en plus intimes, je ne considérais le travail que comme un élément dans ma vie, et pas du tout comme son tout ; que surtout j’avais absolument abandonné toute ambition et ne rechercherais qu’une carrière modeste, que tôt ou tard j’entrerais dans l’enseignement secondaire, et qu’en attendant plus longtemps, j’y entrerais dans de moins en moins bonnes conditions ; que, pour maman et pour moi, il valait mieux que je saute le pas tout de suite. Je pourrai toujours prendre un congé le jour ou cela deviendrait nécessaire. Qu’en tout 10. Paul Fauconnet (1874-1938). Sociologue, spécialiste de la responsabilité pénale. Auteur en 1920 de La responsabilité : Études de sociologie.

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cas, ayant demandé un poste, je croyais qu’il valait mieux attendre avant de prendre une décision, et savais quel poste je pourrais obtenir ou refuser au cas où j’aurais un poste qui m’interdirait absolument tout travail. » Durkheim et ma mère ont résisté, je crois que je persisterai. Et voici pourquoi. L’an dernier une pareille proposition m’aurait comblé de joie. Mais cette année, après les événements, et après mes résolutions, je suis autre. Je ne crois plus devoir rien rechercher d’intérieur à moi-même et aux miens, et à mes idées. Certaines ambitions me sont demeurées étrangères, que je croyais auparavant tout à fait premier. Je ne puis donc plus accepter les sacrifices que maman consent même à faire, puisqu’elle les fait en des buts qui ne sont pas les miens. Certes je serais très heureux d’être une bonne fois pour toutes, indépendant. Mais il ne s’agit pas de cela, ni dans l’esprit de Durkheim ni dans l’esprit de ma mère. Il s’agit, pour eux, de m’aplanir la vie. Je crois qu’ils ne font que reculer les obstacles ; et c’est pourquoi je refuse des sacrifices faits en pure perte. Enfin, pour ma part, j’en ai assez de la vie d’étudiant, et de continuer à vivre, comme un grand dadais, en tutelle ou en école buissonnière. » Dis-moi ce que tu penses de tout cela. Tu peux me dire d’autres choses que celles que maman, mon oncle et moi avons dites, et m’apporter d’importants éléments de décision. » Il me serait bien agréable de pouvoir pendant deux ans vivre le plus longtemps possible avec toi. Et si ma mère pouvait habiter avec moi, cela ne ferait pas de doute, j’irais avec elle résider et travailler à Paris, sans autre ambition que celle de rester tranquille et arriver là où on rechercha. Je verrais à cela de grands avantages et le principal serait précisément de mettre en nous plus de souvenirs connus et un peu moins de lettres. Je deviens chaque jour plus sensible et j’ai plus besoin de sentir que d’imaginer. » Si, en fin de compte je me décidais, je crois que l’année prochaine, j’en passerais la plus grande partie près de ma mère, à Épinal, jusqu’au mois de décembre au moins. J’irais à Paris ensuite puis je retournerais à Londres un ou trois mois ; avec un secrétaire, je suis sûr que j’achèverais le dépouillement de mes travaux ethnographiques, sans compter que, je le crois et je le crains, je voudrais apprendre une langue mélanésienne.

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» L’année d’après je la passerais à rédiger ma thèse, partie à Paris, partie auprès de maman. Ce serait ainsi compenser ses sacrifices et diminuer sa solitude et […] définitivement. » Tu as dit que le Frazer11 était indispensable. Comment veux-tu que nous nous arrangions à ce propos. Il serait assez simple que j’en fasse le C.R. et te repasse le bouquin après. Je pourrai toujours te l’emprunter quand j’en aurai besoin. Je crois qu’en effet il y a matière à C.R. Ce qui me faisait hésiter c’était la cherté du livre, et le fait que les exemplaires ne sont pas assez nombreux : veille bien à ce que l’Université en achète un, et fais-le inscrire au registre des demandes. » Pour les Revues, j’en ai vu un certain nombre, pour celles que nous n’avions pas, nous aurons bien le temps de partager tout cela. » On pourra envoyer le Flinders Petrie12 à Lévy13 et je pourrai faire avec lui le C.R. de Maspero14 (table d’offrandes). » Pour le Talmud, je verrai à Épinal avec le grand rabbin, autrefois un des bons talmudistes, les textes qui concernent : le grand prêtre pendant la nuit de Kippour – (veillée, etc., sortie du tabernacle) ; les textes qui concernent le gômel berâchah – c’est-à-dire le changement de nom pendant une maladie et le retour au temple après une maladie grave pendant laquelle cette cérémonie a été faite. Je suis au mieux avec lui, j’espère qu’il fera cela pour nous. » Le travail va lentement. Je sens ma machine qui se rouille. As-tu lu dans le Frazer le passage sur les Bouphonia15. » J’en viens à ne plus admettre un tas de choses sur le totémisme. Les cultes thériomorphiques ne sont pas du tout totémiques, et 11. James Georges Frazer (1854-1941). Il s’agit ici de Pausanias and Other Greek Sketches, 1898. Sur les traces de Pausanias à travers la Grèce ancienne, trad. G. Roth, Paris, Belles Lettres, 1965. 12. William Matthew Flinders Petrie (1853-1942). Il s’agit sans doute de cet ouvrage : Six Temples at Thebes, London, 1897. 13. Emmanuel Lévy (1871-1944). Juriste. 14. Gaston Maspero (1846-1916). Professeur de Philologie et d’Antiquités Egyptiennes au Collège de France. Marcel Mauss fait sans doute référence ici à l’article : « La Table d’offrandes des tombeaux égyptiens », Revue de l’histoire des religions, t. XXXV, 1897, p. 275-330 ; t. XXXVI, 1897, p. 1-19. 15. Le rituel athénien des Bouphonia consiste à immoler et consommer un bœuf que l’on remet ensuite au labour sous la forme d’un mannequin de paille.

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Marillier16 critique tout cela très élégamment, encore qu’un peu filandreusement. » As-tu pratiqué le Farwell, et qu’en penses-tu. La première lecture m’avait beaucoup intéressé, la seconde (j’ai acheté le livre) m’a désenchanté. Le particulier, dont j’ai fait la connaissance […?] a fait aimable et intéressant. » Je commence à sortir. Je dîne de temps en temps dans les collèges variés. Les gens ne fichent rien ici. » Je vais quelques fois à Londres, j’y retournerai la semaine prochaine, me reposer, deux ou trois jours. » J’ai fini pas m’acclimater un peu. Mais bon Dieu ! malgré mon internationalisme je suis absolument français. Faute de curiosité et de temps je ne parle pas anglais, pas dix mots par jour. » Allons mon vieux à bientôt. » Mauss The Isis House. » * * * « Mon Cher Hubert, » Merci, j’espère que ce dernier effort que je fais avec ton aide sera efficace, et que je n’aurai plus l’idée que je puis laisser quelqu’un littéralement crever de faim. Il y a des moments où je m’en veux de posséder de par le hasard la petite aisance que j’ai, et d’autres moment où je voudrais être infiniment riche pour pouvoir faire ce que je veux et surtout faire cesser les misères qui m’entourent directement. L’un et l’autre sont aussi fous. » Mon retour s’approche, et je t’avoue avoir une véritable soif de rentrer, de te voir, de voir les autres, de voir ma mère. Je crois que ce sera excellent pour nous de reprendre contact autrement que par lettre. Nous avons besoin tous deux de passer quelque temps ensemble. D’abord il s’agit de sceller, par la communauté de souvenirs matériels, une amitié qui, quelque délicieuse qu’elle soit, est encore trop faite d’intelligence et de désirs. Je suis un voluptueux, et ne m’en cache pas. Il n’y a rien de tel que les longues conversa16. Léon Marillier (1862-1901). Professeur d’histoire des religions à l’École Pratique des Hautes Études. C’est Mauss qui lui succédera en 1901 à la chaire d’Histoire des religions des peuples non civilisés.

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tions, de belles promenades et les épanchements du crépuscule pour donner à des relations la frange sentimentale qui les prolonge dans tout l’esprit et toute la mémoire. Ensuite au point de vue de nos vies à tous les deux, nous avons la plus salutaire influence à […?] l’un sur l’autre. Tu as à ennoblir, à idéaliser certaines de mes tendances matérielles, et j’ai à te sortir, de temps en temps, de tes bouquins, de tes idées, de ta solitude physique qu’involontairement tu peuples de rêves. Nous avons beaucoup à apprendre l’un de l’autre, encore plus de bonheur que de science. » Passons à des choses moins douces. » Je t’accuse réception de ton colis postal. Je te prie d’ailleurs de ne plus rien m’envoyer. Je suis trop surchargé de travail pour avoir, jusqu’à mon départ d’ici, le temps de rien faire d’autre que de finir mon Apastamba çrauta sûtra17. » Mon retour est toujours fixé avec assez de précision du 27 juin au 31 juillet. » Je suis en effet moins préoccupé que toi des doutes que, nécessairement, tout travail soulève. Je veux simplement te signaler les moyens d’échapper en partie aux critiques que notre travail ne manquera pas de soulever. 1) marquer le caractère de systématisation du travail. Plus je réfléchis plus je vois combien de choses se rattachent à ce que nous étudions. À l’instant, je rapproche le Bauopfer, les rites de la construction – des Ackerbauopfer – rite de l’agriculture18. Et je crois qu’il y aurait une très jolie page à écrire sur la spiritualisation de la matière à l’aide d’un sacrifice. Indiquer, par conséquence, à chaque instant, que nous savons que nous étudions un phénomène central, et que nous avons avant tout pour but de rechercher des systèmes de faits, ce qui est, après tout, la méthode scientifique elle-même. 2) du coup, bien des reproches qu’on pourrait nous adresser tomberont. Car il s’agit de présenter avant tout notre travail comme une hypothèse, réunissant un plus grand nombre de faits que les hypothèses précédentes, et expliquant un nouvel ordre de faits dans les faits déjà connus, mettant en lumière un côté du système du sacrifice – côté plus essentiel, plus général, sinon plus primitif 17. Sûtra cité dans l’« Essai sur la nature et fonction du sacrifice », Œuvres I, p. 200. 18. Rituel cité dans l’article, in Œuvres I, p. 205.

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que l’autre. Toute autre façon de présenter les choses serait dangereuse et inexacte. Tu es encore, cher ami, trop historien. Nous n’avons, […?] ça entre nous, aucune preuve que le sacrifice ait été tel à l’origine, et pour employer des termes qui me plaisent assez, que le système de la consécration ait été antérieur au système de l’offrande, ou du sacrifice sanglant… Nous ne pourrons donc établir, comme tu le voudrais, qu’il s’agit chez les Sémites et les Occidentaux, de survivances. » Il y a plus chez les Hindous, eux-mêmes, le sacrifice nourriture, ou le sacrifice contrat sont bien connus, et il y a un texte épatant du […?]. Il ne s’agit donc nulle part de survivances historiques, historiquement démontrables ou plutôt démontrables par des procédés d’une critique hasardeuse. Il s’agit partout de retrouver le noyau du phénomène sacrifice, sa loi interne, sa cause intérieure. Or cette cause, nous pourrons l’établir, j’espère avec assez de sûreté, est foncièrement la même. Mais nous aurons bien le temps de causer de tout cela. » Pour le voyage en Allemagne, j’irais, cher ami, avec la plus grande joie travailler avec toi dans quelque coin perdu de la ForêtNoire ou de la Thuringe. Mais je ne crois pas que je pourrai continuer à vagabonder et à dépenser des sommes de plus en plus folles. » J’ai en effet entendu parler des bourses de 15 mille francs, et je t’avoue y avoir songé. Ce serait une occasion splendide de voir les choses dont j’aurai à parler toute ma vie ; et je rêve depuis quelques temps Mésopotamie, Inde, Tibet, Mélanésie, sans vouloir préciser mes rêves. Pourrais-tu me donner quelques renseignements précis sur ces bourses, sur les demandes qui sont faites, à qui doivent-elles êtres adressées, quelles sont les conditions précises. Pourtant je ne peux pas y songer sérieusement. D’abord en partant je remettrai à l’infini des travaux pressants, j’abandonnerai l’Année, et la vie errante ne me convient qu’à petites doses. » J’ai réservé pour la fin quelques nouvelles que je juge d’une certaine importance. J’attends d’ailleurs sur ce que je vais dire une réponse de toi assez rapide. L’autre jour dans la soirée, chez Tylor19, j’ai entendu Evans20 (l’archéologue qui revient de Crête) parler de 19. Edward Tylor (1832-1917). Directeur du Museum de l’Université d’Oxford, président de la Société d’Anthropologie anglaise. 20. Arthur Evans (1851-1941). Archéologue anglais.

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l’affaire Dreyfus, il m’a dit que Conybeare21 (le prof. d’arménien et de syriaque d’ici) avait des renseignements particuliers, 1) que Panizzardi22 lui aurait montré des documents tout à fait importants, démonstratifs de la culpabilité d’Estherazhy (Conybeare serait un ami de Panizzardi), 2) que Panizzardi l’aurait chargé de publier ces documents dans une revue anglaise, et cela avec l’autorisation de l’ambassade italienne, 3) mais que, depuis, Tornielli23, intimidé, aurait interdit la publication de ces documents. » D’un autre côté (Dyer), je savais que Conybeare avait en effet l’intention d’écrire un article sur l’affaire Dreyfus, et qu’il avait vu Reinach24 dans ce but. » Enfin Neubauer25 me dit qu’il a entendu parler de documents qu’avait le frère de Conybeare, sur la question. Il fera d’ailleurs son possible pour savoir des choses plus précises. » Conclusions : veuille demander à Reinach ce qu’il sait sur ce sujet, et ce qu’a pu lui dire Conybeare. Que si celui-ci ne lui a rien dit, il serait peut-être bon que Reinach lui écrive, ou bien me donne une introduction pour Conybeare auquel je pourrais tâcher de tirer quelques vers du nez. » En tout cas, ce sont des choses qu’il ne faut ni garder pour nous, ni lancer sans leur avoir donné le plus de vérité possible. » Cela ferait peut-être un bel incident. Ton Mauss. »

* * *

21. Frederick Conybeare (1856-1924), linguiste, professeur à l’Université d’Oxford. 22. Nom de l’attaché militaire italien à Paris. 23. Le Comte Tornielli, ambassadeur d’Italie. 24. Salomon Reinach (1858-1932). Archéologue, conservateur au Musée National de St Germain-en-Laye. 25. Adolf Neubauer (1831-1907). Lecteur d’Hébreu rabbinique à l’Université d’Oxford.

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« Cher vieux, » Je crois que cette fois-ci, c’est toi qui es en retard, et tu ne t’étonneras pas si je m’inquiète un peu de ton long silence. Après tout, je me l’explique assez bien, c’est vrai. Ton voyage à Florence a dû te prendre quelque temps, et depuis tu ne sais pas où m’écrire. Et moi, j’ai été assez sot pour ne pas t’écrire le premier, et te donner des adresses précises. » Donc écris-moi vite, et dis-moi quand tu comptes venir, ce que tu comptes faire ici, de façon à ce que nous arrangions ensemble un petit programme de travail et de repos mitigés. » Fais tout ton possible pour ne pas venir avant le premier juin, jusque-là, j’aurai trop à faire pour que je ne puisse te recevoir avec quelque liberté d’esprit. » Oxford est ravissant, les gens y sont aimables (ni plus ni moins qu’ailleurs) et pourtant je m’y déplais. Est-ce mes maux d’estomac, est-ce ma vie trop régulière, trop solitaire, trop […?], trop sobre et chaste ; mais je […?] mon spleen dans les grandes largeurs ? Je ne suis pas fait aux adaptations et réadaptations. Je quitte difficilement les gens, et n’aime pas les nouvelles figures. C’est curieux ce que je me sens vieux et triste. Tu sais que ton arrivée sera pain béni. » J’ai reçu une lettre de Lévy, très gaie, très gentille, me parlant de son prochain retour, en as-tu d’autres nouvelles. » Je n’ai encore aucun projet ferme de retour, quelque besoin que j’aie de rentrer bien vite. Tout dépendra de mon travail, de ma santé, de ma forme. » Voici en effet ce qui se produit, je crois et suis à peu près certain que j’aurai vu d’ici la fin du mois de juin tout le rituel d’une des écoles brahmaniques avec référence à deux autres. J’entends le rituel des grands sacrifices. Je n’aurai pas fini avant et je n’espère pas avoir fini plus tard. Donc outre les textes que cite Lévi26 dans son bouquin sur l’Idée du sacrifice, tous les textes de théorie, nous aurons à notre disposition les textes du rituel : soit deux reprises de cérémonies (le sacrifice animal est particulièrement intéressant – ainsi que le sacrifice de [Lorna ?]: l’animal la […?] – la plante 26. Sylvain Lévi (1863-1935). Indologue, Professeur au Collège de France. Il s’agit ici de 1898, La doctrine du sacrifice dans les Brâhmanas, Paris, Ernest Leroux, « Bibliothèque de l’École des Hautes Études-Sciences religieuses ».

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dieu […?] dieu le sacrifiant) soit mantra (prières des samhitas27, attachés à tels ou tels moment du sacrifice et exprimant directement sa signification. » Je t’ai peut-être (mais non que je suis bête) dit que je travaillais ici avec Wintermitz, un des hommes les plus compétents en fait de sûtras, éditeur d’une paire de textes, d’un recueil de Mantra, en particulier, d’un travail sur le culte des serpents, d’un sur le rituel du mariage. (À propos des serpents je te signale ce qu’il dit du rapport des serpents et des dragons mythiques, dans son […?] (offrande aux serpents Millheil. R. Anthropo. Gesel. Wien 1887), ça pourra te servir pour Persée.) D’autre part Wintermitz est, chose triste, un pauvre diable, écarté par l’antisémitisme autrichien, pillé par Max Müller28 qui après s’en être servi comme d’un nègre l’a plagié quand il n’en a plus eu besoin. Donc « je prends des leçons », ce qui a culbuté ma bourse et mes projets, mais j’en ai pour mon argent, et pour plus, ces choses-là ne se payent pas. » Venons-en enfin au topo. Je t’avoue que ce travail sur le sacrifice m’aura gâté cette année, mais là, gâté. J’ai mené une vie fantomatique, dans un rêve sanscrit m’acharnant à des textes trop difficiles pour moi, ayant le cauchemar de n’avoir jamais fini, voyant tous les jours mes ambitions se restreindre, mon ignorance plus grande, et avec l’idée horrible d’une faillite nouvelle. Mon oncle est très heureux de ce que j’ai perdu. Moi j’en ai été très malheureux. Cette année qui devait être une année de vie, de distraction, d’étude, de gens et de choses, de voyage gai et libre, de réflexion, presqu’artistique et libre, aura été terne, abstraite, solitaire et dégoûtée. » Au lieu d’éclaircir mes idées je sens que je les aurai embrouillées. J’ai passé au milieu de tout sans rien voir ; j’ai dû deviner ce que je n’avais pas le temps d’observer, et je crains bien d’avoir augmenté mon bagage d’idées fausses. En tout cas tous ces bruits de philologie allemande que j’aurai recueillis seront de nouvelles pierres dans mon jardin. Enfin, espérons qu’un jour je lirai des sûtras à livre ouvert. 27. Les Samhitas sont les recueils de base dont découlent les autres. Le plus important est le Rigveda-Samhita car c’est dans celui-ci que les prêtres trouvent les prières et la liturgie utilisées le plus souvent. 28. Max Müller (1823-1900). Philologue et orientaliste allemand.

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» Durkheim m’a l’air impatient, peureux, de ne pouvoir être tranquille avant que tout sera fini. Où en es-tu donc, dis-le-moi. » Pour moi, je mets en fiche le livre de Lévi, il nous sera de la sorte plus maniable. Je continue mon rituel et vois le plus souvent possible à quelle partie du rituel se rattache telle ou telle théorie. En fait, je n’aurai vu au sémitisme que les Rois, les textes cités par Snouck Hurgronge29 sur l’ihrâme. Naturellement R. Smith30 et quelques petits bouquins divers. As-tu fait le dépouillement du reste ? Neubauer ne faisant pas de cours je n’ai pu suivre. Le Talmud est donc à l’eau. » Pour les documents ethnographiques, ils seront fort restreints. Outre que mon érudition ne s’est nullement augmentée en cette matière cette année, de tels arguments ne prouveront qu’à condition d’être complets (à peu près). » La combinaison Tuchmann s’impose de ce côté, or je crains bien qu’elle soit irrémédiablement compromise. Voici en effet ce qui est arrivé (Dieu que cette longue interruption a fait de tort à notre correspondance.) – Tu sais que j’ai écrit à Gaidoz, que celui-ci fort aimable a transmis ma lettre à Tuchmann. Celui-ci après avoir laissé un certain temps ma lettre sans réponse, m’a écrit deux jours avant mon départ de Leyde qu’il était à Paris, et me recevrait dans l’après-midi. Là-dessus ne sachant que faire, n’ayant ni le temps ni l’argent pour aller à Paris, j’ai écrit à Durkheim, lui demandant un conseil par télégramme. Durkheim qui je ne sais comment se trouvait depuis un certain temps en relation avec Gaidoz, est allé droit chez ce dernier, et je ne sais pas bien les termes de leur conversation. Mais il me semble que Durkheim aurait parlé d’un héritage dont Tuchmann ne voudrait à aucun prix. Il m’a là-dessus télégraphié que l’avis de Gaidoz et le sien étaient que cela ne valait pas la peine. Tuchmann chercherait un éditeur pour ses compilations c’est tout. En réalité, la situation s’est plutôt embrouillée. – Il faudrait donc aviser, – Voici ce que je crois favorable et par suite obligatoire : j’écrirai à Tuchmann que je n’ai pu aller le voir et aussi à Mathieu et les prierai de s’entendre. Comme je crois que Tuchmann est aussi assez lié avec Herr, je le ferai prévenir de s’adresser à Herr31 pour 29. Christiaan Snouck Hurgronje (1857-1936). Orientaliste néerlandais. 30. Roberton Smith (1846-1894). Professeur à Cambridge. 31. Lucien Herr (1864-1926). Bibliothécaire de l’École Normale Supérieure.

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avoir des renseignements sur nous deux. Je le ferai alors prier par Mathieu de mettre à notre disposition en juin ou juillet, quelquesunes de ces notes sur des sujets à déterminer. La chose pourrait être ainsi [emmanchée ?]. » Qu’en dis-tu ? » Enfin il faut songer à la rédaction. Dans l’idée de Durkheim nous devions rédiger chacun de notre côté notre partie et coller ça ensemble. – Je crois que nous ne sommes, ni l’un ni l’autre, de cet avis. Pour moi, je suis très décidé à écrire le plus possible en ta présence. En effet, je pense que notre travail consistera à entremêler et comparer et différencier le plus possible les faits que nous aurons à notre disposition, que si quelques parties doivent être rédigées plutôt par l’un que par l’autre, il me semble que tu auras des faits de cultes suffisamment nombreux à me repasser, et que j’aurai quelques mythes à te signaler. Enfin, il faut une réelle unité. » Dans mon projet primitif, nous nous serions vus à mon passage en juillet à Paris et communiqués ce que nous avions de notes. Nous aurions laissé tasser tout cela, et puis en août moitié en Suisse, moitié à Epinal, nous aurions pondu le fond, avec le mois de septembre pour lire notre brouillon et vérifier nos textes (le mois de juillet j’aurais fait des comptes rendus à Epinal). » Durkheim avait d’autres combinaisons en tête et il vient de m’en faire part dans deux lettres successives. » La première me parlait de ma chambre à Bordeaux en juillet, chez lui, avec nos documents, et là j’aurais pondu un premier brouillon que nous aurions réarrangé complété plus tard ensemble. » Là-dessus j’ai signalé mes projets. » Ils étaient ceux que je t’ai dits, avec cette addition que j’irai avec plaisir, ce qui […?], passer un mois à Bordeaux et y faire des C.R. mais que j’estimais que nous devions rédiger à deux. » Durkheim m’a fait alors ses contre-projets, les voici. Tu me passerais (et moi je te passerais réciproquement ce qui te concerne) ce que tu aurais de notes me concernant plus spécialement. Je m’en irais à Bordeaux, ou tu viendrais me rejoindre quand le travail serait en train de ton côté comme du mien. » Durkheim ne peut t’offrir de chambre, mais tu pourrais tout de même vivre avec nous et travailler avec moi. Nous pourrions de

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la sorte nous arranger une quinzaine de jours de réelle intimité et de meilleur travail dans un hôtel suisse. Ce qui est juste. » En ton cas, Durkheim me charge de te dire en notre nom à tous deux que, « soit qu’il s’agisse de venir à Bordeaux, soit qu’il s’agisse de venir à Épinal, tu acceptes notre proposition aussi simplement qu’il te la fait ». Il ajoute à cela un topo sur votre correspondance dont […?] de modestie. Mais, comme tu le sais, j’arrive à aimer et à faire aimer, et […?] retenir de te dire « quelque lui fait l’effet d’être à la maison ». » Dis-moi sur ce point, ce que tu penses de tout cela, quels étaient tes projets primitifs, quelles sont les époques que tu croirais les plus favorables et cadrant le mieux avec les […?] d’attachés des Musées nationaux. » Allons mon vieux, voilà une lettre interminable qui t’obligera à une réponse de grande dimension. » À bientôt, n’est-ce pas. » Ton dévoué. » Mauss » Iffley Road » The Isis Boarding House, Oxford. »

L’interdisciplinarité de Mauss : la fécondité de l’indologie

Nick J. Allen

La formation de Mauss a été pluridisciplinaire. Après son éducation juive et son parcours scolaire classique en Alsace, sa biographie [par Fournier, 1994] nous apprend que Mauss arrive à Bordeaux pour étudier la philosophie et, bien sûr, la sociologie, avec Durkheim, sans oublier les cours de droit ou de psychologie qu’il a suivis, ou ceux de biologie chez Espinas. À partir de 1895, ensuite, il entreprend des études de religion et de philologie à l’École Normale Supérieure. Son année à l’étranger, et son amitié avec Hubert, l’ont ouvert à la muséologie, et naturellement il s’est plongé profondément dans l’ethnographie avec L’Année sociologique. Mais observons surtout son intérêt pour la philologie. Elle comprend l’hébreu, l’avestan et le comparatisme indoeuropéen. Regardons de près l’indologie, qu’il a étudiée chez Sylvain Lévi. L’indologie comprend précisément des études sur l’Inde à travers des textes en langues indigènes, et avant tout à travers des textes en sanskrit. Mauss a également étudié le pali (langue employée dans certaines branches du bouddhisme), mais cela lui importait moins que le sanskrit. Ma question est la suivante : en quoi l’indologie a-t-elle fécondé son œuvre ? Ce fut une contribution importante sans doute, étant donné que les premiers cours de Mauss en tant que professeur (en 1900) portaient sur l’indologie. Il a donné des cours pour Lévi sur les religions de l’Inde et les philosophies hindoues [Fournier : 181]. Il était déjà en excellents termes avec son professeur lequel, peu de

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temps après, l’a aidé à trouver un poste fixe à l’École normale et devait rester un ami et un soutien de longue date. Bien que Mauss ait dû traiter des religions des non civilisés, cela ne lui aurait guère ressemblé de simplement oublier l’indologie, et bien sûr tel n’a pas été le cas. Mauss et l’indologie En essayant de répondre à cette question (apparemment non posée auparavant ?), je passerai des applications les plus manifestes de l’indologie à celles qui restent plus discrètes. L’Essai sur le sacrifice a été rédigé (pour le second volume de L’Année) avant qu’il n’obtienne son premier poste en tant que professeur. Bien que ce fût en collaboration avec Hubert, Mauss est celui qui a dû contribuer le plus sur le sacrifice védique, en reprenant les cours que Lévi venait juste de donner, et qui lui étaient tout particulièrement destinés. J’ai commenté cet essai dans un article [Allen, 2010] qui retrace le passage des idées puisées dans les Brahmanas1 via Lévi et Mauss, jusque dans la monographie classique d’Evans-Pritchard sur La religion des Nuer (1956). Douze ans plus tard, Mauss participe à une publication destinée à rendre hommage à Lévi sous la forme d’un article entièrement consacré à l’indologie, Anna-Viraj. Article court mais très suggestif, comme j’ai tenté de le montrer en 1998. Voici le moment d’évoquer les comptes rendus de Mauss. Sur les comptes rendus recensés dans la biographie de Fournier, au moins vingt-six sont consacrés à des ouvrages qui présupposent une connaissance dans le domaine de l’indologie (on peut y ajouter l’article de 1901 sur le yoga). Son but a été bien sûr de montrer leur pertinence pour les lecteurs de L’Année qui n’étaient pas nécessairement au fait de l’indologie. De tels comptes rendus cessent après 1910 : des livres de l’indologue Hopkins ont été recensés en 1925 et en 1926 (le dernier non publié avant 2004 dans [AS2, ser. 3, vol. 54]), mais ils ne relevaient pas étroitement de l’indologie. Plus caractéristique pour l’œuvre de Mauss s’avère son habitude de se tourner vers l’Inde ancienne lorsqu’il s’agit de proposer un 1. Une catégorie de textes sanskrits. 2. Voir bibliographie pour les références abrégées.

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cas permettant d’aborder des questions d’anthropologie dans une perspective historique globale. Dans ces essais, où elle est associée à la Chine entre autres, l’Inde représente les anciennes civilisations dotées de l’écriture qui font le pont entre le monde tribal et celui des modernes : le monde tribal est typiquement divisé entre l’Australie plus primitive et la Polynésie moins primitive ou celle des Américains du Nord ; le monde moderne est plus ou moins considéré comme une évidence. Je vais maintenant présenter les quatre publications concrètes et deux projets non réalisés où il suit ce plan : • dans Les classifications primitives (1903) en collaboration avec Durkheim, les cas étudiés sont ceux de l’Australie, des Zuni, des Sioux ; il évoque la Chine, la Grèce et l’Inde ; • dans l’ Esquisse générale d’une théorie de la magie, en collaboration avec Hubert, il évoque l’Australie, la Mélanésie, les Amérindiens, le Mexique, la Malaisie, l’Inde, le MoyenOrient ancien, la Grèce et Rome, le Moyen Âge européen ; • dans son projet de thèse sur les prières – planifiée dans cette première période mais jamais achevée – la séquence devait être la suivante [Mauss, 1930] : les formes élémentaires (Australie) ; les développements (Mélanésie, Polynésie, l’Inde védique) ; la sublimation mystique (l’Inde des Brahmanes et du Bouddhisme), l’individualisation (sémites, chrétiens) ; sa régression vers une répétition mécanique (Inde, Tibet, le christianisme) ; • l’Essai sur le don (1925) : Polynésie, Andamans, Mélanésie, Amérindiens du Nord-Ouest ; Rome, les Hindous, les anciens Germains, les Chinois ; • La catégorie de substance (projet que, en 1930, Mauss espérait encore publier, avec des contributions de Hubert alors récemment décédé) : la forme archaïque de la notion de nourriture ; comparaison entre la Grèce et l’Inde védique ; ensuite, peutêtre, les Pères de l’Église. Anna-Viraj constituait une esquisse d’une des parties consacrées aux Veda ; • La personne (1938) : les Pueblos (y compris les Zuni), les Amérindiens du Nord-Ouest ; l’Australie, l’Inde, la Chine, Rome, le Christianisme primitif, la philosophie européenne moderne.

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Ces travaux sur l’histoire mondiale méritent quelques commentaires. En 1903, les rares remarques discrètes sur l’Inde [II : 79-81], largement le fait de Mauss, sont intéressantes pour une raison dont nous allons reparler. En 1904, la trentaine de références à l’Inde ne sont pas confinées dans une section, mais disséminées à travers le texte entier ; ma liste des cas étudiés provient des seules notes de bas de page du travail [SA : 7-9], et ils sont présentés dans l’ordre des sources relevées. Les textes qui se rattachent à l’indologie proviennent essentiellement des traditions de l’Atharva Veda, soit de la Samhita elle-même (un recueil d’hymnes et d’invocations), ou de la Kaushika Sutra qui lui est liée, fournissant de brèves instructions sur les performances domestiques des rites magiques. Vraisemblablement, c’est un des textes des sutras avec lesquels Mauss s’est battu durant l’année qu’il a passée à l’étranger, ce dont il se plaint dans les lettres de cette période [Fournier : 127-134]. Le matériau sanskrit est enrichi par l’ethnographie qui provient essentiellement de Crooke, auteur recensé en 1898 et en 1900. Le travail sur des lois hindoues classiques dans l’Essai sur le don est, après l’Essai sur la nature et la fonction du sacrifice, celui où il emploie au maximum sa connaissance du sanskrit. Bien qu’il ne néglige pas les textes juridiques explicites, comme les Dharmasutras et Manu, il s’appuie essentiellement sur une des longues parties didactiques du livre 13 du Mahabharata. Ce travail est suffisamment dense pour mériter un commentaire propre, par quelqu’un qui serait prêt et capable de travailler sur les nombreuses références en sanskrit. Celles-ci sont compliquées car Mauss se sert de deux éditions différentes du texte (l’édition de Bombay qui fournit les numéros des lignes par chapitre et l’édition de Calcutta qui ne les fournit que par livre), avec la traduction de K. M. Ganguli qui, ce qui est fréquent à l’époque, est faussement attribuée à l’éditeur Pratap Chandra Roy (on renvoie étrangement à Pratâp [SA : 246] ou Prâtap [ibidem : 250]). Un examen attentif relèverait probablement un certain nombre d’erreurs semblables et nous permettrait d’évaluer comment Mauss emploie ces textes choisis. Mais c’est une question légèrement différente que celle d’évaluer la contribution que les données en sanskrit apportent à l’ensemble de l’essai. Parry montre bien que Mauss minimise la rareté des références à la réciprocité dans son texte (1986). En

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même temps, il admet que le matériau renforce d’autres aspects de l’argumentation de Mauss. Dans La personne, Mauss suggère que l’Inde a été la première civilisation à inventer quelque chose comme le concept d’individu. Le terme technique philosophique ahamkara (« création de l’ego ») a été créé par des penseurs de l’Upanishad, formalisé dans le Samkhya et développé par le bouddhisme, mais (si je comprends bien l’argument très ramassé) le concept a été noyé et dissout dans le monisme de l’ancien Hindouisme [SA : 348-9 ; 28, II : 557]. Loin d’être confinée dans sa pensée historique globale, l’indologie apparaît ici et là dans des parties variées de son œuvre. Par exemple, dans l’Essai sur les variations saisonnières des sociétés Eskimos (1906), après avoir étudié les alternances entre les concentrations démographiques en hiver et la dispersion en été, Mauss fait référence à deux autres cas : aux troupes de bergers montagnards en Europe de l’Est, avec les mêmes schémas saisonniers, et aux moines bouddhistes ou aux ascètes hindous dont la population se rassemble durant la saison des pluies en été. Dans les Techniques du corps (1935), le dernier paragraphe évoque la respiration en se référant aux textes sanskrits que Mauss avait lus sur le yoga (celles-ci incluent les sutras de Patanjali et leurs commentaires [SA : 27]). Dans les Relations historiques [28, II : 556-560], il propose une influence historique du mysticisme hindou sur celui que l’on trouve à Alexandrie. Son intérêt profond pour l’Inde ancienne transparaît aussi dans son enseignement. En feuilletant l’index de la traduction anglaise du Manuel d’ethnographie [Allen, 2007a], on peut rapidement identifier une douzaine de références au sanskrit. Certaines méritent d’être illustrées. La définition du droit par Manu (p. 108 ; Mauss avait cité Manu depuis sa recension de Steinmetz en 1896 [II : 683]) ; la distinction indienne utile entre cultes publics ou domestiques-privés (décrits respectivement dans les srautas-sutras et les grhya-sutras : p. 166, 176) ; l’épopée du Mahabharata « correspondant à la somme de la sagesse humaine (p. 93) » et, en tant que telle, susceptible d’être citée devant une cour (p. 110). De tels détails peuvent nous écarter de l’essentiel qui concerne les dispositions générales d’un savant. Pour Mauss, les ethnographes, comme tous ceux qui espèrent contribuer à une science des phénomènes sociaux, devraient cultiver une curiosité insatiable

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dans tous les domaines. Ils devraient aspirer à un esprit encyclopédique. Il a pressé les étudiants de se familiariser avec la préhistoire et la linguistique, la technologie et l’anthropologie sociale, et de chercher à atteindre une connaissance complète de la littérature ethnographique à travers le monde – sans oublier les langues classiques et l’indispensable sanskrit [Paulme, 1967]. Cette attitude, embrassant avec enthousiasme les anciennes civilisations de l’écrit, contraste avec l’attitude de l’anthropologie anglo-américaine qu’il critique, qui voulait isoler la totalité du groupe des civilisations supposées inférieures de celles qui leur sont supérieures [27 II 288]. L’opposition était toujours vive lorsque je suis entré dans le sujet vers la fin des années 1960. Elle était manifeste par exemple dans les attitudes à l’égard de la philologie de deux Himalayistes qui m’ont aidé et qui m’ont influencé : C. von Fürer-Haimendorf à SOAS, qui a négligé la philologie, et A.W. Macdonald à Paris, qui l’a cultivée. De Mauss à Georges Dumézil et à Louis Dumont Maintenant que nous avons commencé à rassembler les références, on pourrait tenter de faire la synthèse et évaluer Mauss l’indologue ; on pourrait discuter ses conceptions pleines d’assurance sur la contribution des Aryens et des non-Aryens à la religion du sous-continent. Mais les connaissances ont progressé entre-temps ; Mauss n’était pas un spécialiste de l’indologie ; et il y a une autre façon, plus programmatique, d’envisager son travail (et par là de lui rendre hommage) : tenter de développer la tradition qu’il représente [Allen, 2000]. Construire ainsi non seulement à partir de ses propres écrits (et ceux de son oncle, les deux étant reliés si subtilement), mais voir aussi de sa tradition, des développements dont il a été l’inspirateur. En ce qui concerne l’Inde, les figures les plus importantes sont Georges Dumézil et Louis Dumont, les deux ayant écrit sur l’idéologie traditionnelle de l’Inde, le premier d’un point de vue plus philologique à l’origine, le second d’un point de vue plus sociologique. Dumézil, le comparatiste indo-européen, a attribué la genèse de sa fameuse théorie de la division fonctionnelle tripartite à l’enseignement du sinologue Granet, ami étroit de Mauss et fortement influencé par son Essai sur les formes de classification. Dumézil

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a dédié un de ses premiers livres très connus, le Mitra-Varuna (première édition de 1940), à Mauss et Granet (« à mes maîtres »), et son premier article sur la division trifonctionnelle en 1938, qu’il a considéré comme une percée, mérite d’être comparé avec Durkheim et Mauss (1903). Ainsi, il fait remarquer la fréquence avec laquelle, parmi les demi-civilisés, « la classification d’une catégorie de concepts est solidaire avec d’autres classifications » [1969 : 164], et il compare ensuite la classification triadique de la société védique et son univers à trois niveaux avec certaines triades cosmiques et religieuses à Rome. Durkheim et Mauss aussi parlent de l’Inde comme distribuant des choses tout comme des dieux à travers les trois niveaux cosmiques [II : 79f], et peu de temps après ils notent que « la philosophie hindoue abonde en classifications de choses, d’éléments, de sens, d’hypostases » (les corrélations entre les sens et les éléments sont de fait particulièrement caractéristiques de la philosophie du Samkhya). Le phénomène ne peut pas avoir échappé à un apprenti indologue intelligent, et l’on peut envisager, bien que je n’aie pas relevé de preuves, que les connaissances de Mauss de la philosophie hindoue ont joué un rôle dans la genèse de ce travail. En tous les cas, bien que Dumézil ait commencé à travailler sur les Vedas, l’analyse dumézilienne la plus étoffée du matériau indien a porté sur le Mahabharata que Mauss, comme nous l’avons vu, a considéré d’une certaine façon comme une encyclopédie de la tradition hindoue. Cette analyse [Mythe et épopée I-III, 19681973] représente un grand pas en avant mais, comme je l’ai montré ailleurs, la triade de Dumézil a besoin d’être étendue à une forme pentadique (ce qui rend les Indo-Européens plus proches des Zunis), et une façon de le faire [Allen, 2007b] est de se servir du travail de Dumont, en particulier de son Homo hierarchicus [1979]. En se dotant d’une théorie pentadique de l’idéologie indo-européenne, inspirée à plusieurs égards de Mauss, et surtout de sa volonté de s’engager sérieusement dans le domaine de la philologie, on pourrait tenter de se hisser à la hauteur de ces géants. Mauss, comme Dumézil vingt ans après, a été un élève du grand Meillet, figure dominante de la philologie comparative de l’indo-européen (champ dans lequel évidemment le premier élément résonne essentiellement avec le sanskrit, et que l’on ne conçoit que difficilement sans cette langue). Ce n’est donc pas une surprise qu’il

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ait recensé la thèse de Dumézil, Le festin d’immortalité [25, II : 315-316]. En se référant à Anna-Viraj, Mauss a critiqué la vision du Mahabharata du jeune étudiant, mais il a approuvé à la fois sa tentative de renouer avec la comparaison des mythologies indoeuropéennes et sa conclusion qui établissait un lien entre les anciens récits et une fête basée sur un potlatch. C’était treize ans avant que Dumézil ne commence à réfléchir sur les relations des classifications entre elles, et n’ouvre ainsi de multiples pistes de recherche contenant de futures découvertes inattendues [cf. Allen, 2009]. De mon point de vue, la curiosité de Mauss pour l’Inde, comme pour tant d’autres domaines et questions, est restée totalement vivante dans bien des recherches en cours.

Références bibliographiques SA renvoie à Sociologie et anthropologie ; AS à L’Année sociologique ; les autres références aux Œuvres de Mauss, tomes I à III, V. Karady dir., Paris, Minuit 1968-1969, sont précédées par les deux derniers numéros de la date de publication de l’original. ALLEN N. J., 1998, « The category of substance : a Maussian theme revisited », in JAMES W. et ALLEN N. J. (dir.), Marcel Mauss : a Centenary Tribute, Oxford, Berghahn : 171-191. – 2000, Categories and classifications : Maussian Reflections on the social, Oxford, Berghahn. – 2007a (dir.), Marcel Mauss : Manual of ethnography, trad. D. Lussier, Oxford, Berghahn. – 2007b, « Dumont e Dumezil : una comparazione e una combinazione », Quaderni di teoria sociale, 7 : 11-29. – 2009, « L’Odyssée comme amalgame : Ulysse en Ithaque et comparaisons sanskrites », Gaia, 12 : 79-102. – 2010, « From the Brahman as to Nuer Religion : one strand in studies of sacrifice », in BERGER P., HARDENBERG R., KATTNER E., et PRAGER M. (dir.), The Anthropology of values: Essays in Honour of Georg Pfeffer, Delhi, Dorling Kindersley : 249-259. DUMÉZIL, G., 1938, « La préhistoire des flamines majeurs », Revue de l’histoire des religions, 118 : 188-200 (réédité avec des commentaires sous le même titre, in Idées romaines, Paris, Gallimard, 1969). – 1968-73. Mythe et épopée I-II-III, Paris, Gallimard.

L’INTERDISCIPLINARITÉ DE MAUSS : LA FÉCONDITÉ DE L’INDOLOGIE

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DUMONT L. 1969, Homo hierarchicus, Paris, Tel. FOURNIER, M., 1994, Marcel Mauss, Paris, Fayard. JAMES W. et ALLEN N. J. (dir.), 1998, Marcel Mauss : a Centenary Tribute, Oxford, Berghahn. MAUSS M., 1930, « L’œuvre de Mauss par lui-même », Détails d’édition et traduction in JAMES W. et ALLEN N. J. (dir.), Marcel Mauss : a centenary tribute, Oxford, Berghahn : 29-42. PAULME D., 1967, « Avertissement à la deuxième édition », in MAUSS M., Manuel d’ethnographie, Paris. PARRY J., 1986, « The gift, the Indian gift and the “Indian Gift” », Man, 21 : 453-473.

Passé et avenir

Durkheim, Mauss et Bourdieu : une filiation ?

Marcel Fournier

Émile Durkheim, Marcel Mauss, Pierre Bourdieu : une filiation ? Du point de vue d’une histoire des idées, qui le plus souvent consiste en l’étude de l’influence d’un auteur (qui est antérieur) sur un autre auteur (qui lui est postérieur), c’est là une question qui en cache (évidemment) deux : quelle est l’influence de Durkheim sur Mauss ? Quelle est l’influence de Mauss sur Bourdieu ? En d’autres mots, Mauss est-il durkheimien ? Bourdieu est-il maussien ? Et si on répond à cette question par l’affirmative, il faut enfin se demander : Bourdieu est-il durkheimien ? Toute filiation est, on le sait bien, faite de nuances, d’inflexions, parfois même de distanciations. Dans le contexte de ce colloque sur « Mauss vivant » organisé par la Revue du MAUSS, la seule formulation de ces questions peut apparaître comme une provocation, car la lecture que la revue propose de l’œuvre de Marcel Mauss présente un Mauss moins durkheimien qu’on pouvait le penser, et un Bourdieu plus loin de Mauss qu’on aurait pu le croire. L’oncle et le neveu Tout a été dit ou à peu près sur les relations de Marcel Mauss et son oncle. Émile est le chef d’école, celui qui attire Marcel vers la sociologie puis l’oriente vers l’histoire des religions et l’anthropologie. Marcel devient l’assistant de recherche, la « cheville ouvrière » de L’Année sociologique, le plus proche collaborateur et l’alter ego de Durkheim. Ils écrivent des comptes rendus et tex-

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tes ensemble, dont « Les formes primitives de classification ». Le dernier ouvrage de Durkheim, Les structures élémentaires de la vie religieuse, est en quelque sorte le produit d’un travail collectif. « Il ne manque, dit Henri Hubert à Marcel Mauss, que ta signature ». « Impossible de me dégager des travaux d’une école », reconnaissait Mauss lui-même. Et il ajoutait : « J’ai collaboré à tout ce que (Durkheim) a fait, comme il a collaboré avec moi et même réécrit des pages entières de mes écrits ». Permettez-moi, afin d’animer la débat, de jouer à la provocation… Je veux bien, s’agissant de Durkheim, qu’on parle, comme le fait Laurent Mucchielli [1994] dans La Recherche, de « révolution » : défense de l’idée de science positive en sciences sociales, anti-biologisme, critique de l’ethnocentrisme et du racisme, défense du relativisme. Mais peut-on, s’agissant de Mauss, parler de révolution ? Aussi bien Camille Tarot, dans son ouvrage De Durkheim à Mauss, qu’Irène Théry dans La distinction de sexe [2007] donnent de Mauss une image qui est loin de celle du disciple effacé qui n’aurait fait que redire et répéter ce que disait le Maître : c’est un penseur original. Camille Tarot présente Mauss comme un acteur et un auteur à part entière qui « a fait des découvertes et des ruptures de la plus grande importance ». Avec Durkheim, au-delà de Durkheim ! Telle serait en résumé la trajectoire intellectuelle de Mauss. Tarot ne cesse de le répéter : Mauss va plus loin que son oncle, le disciple dépasse le maître. Son ouvrage est d’ailleurs divisé en deux grandes parties : la première s’intitule « Dans l’usine de Durkheim », et la deuxième, « Dans l’atelier de Mauss ». L’image est belle : d’un côté l’entrepreneur et, de l’autre, le bricoleur. Dans son effort pour dégager le fil conducteur de la pensée de Mauss, Camille Tarot identifie l’enchaînement suivant : doctrine (durkheimienne) du fait social – doctrine (maussienne) du fait social total – nature symbolique des faits sociaux –, place centrale du don. Tout Mauss ne se résume donc pas dans son fameux Essai sur le don publié en l925. Si le nom de Durkheim est associé à l’invention du social, celui de Mauss doit l’être, selon Tarot, à une autre invention : l’invention du symbolique. Dans la préface à l’ouvrage, Alain Caillé parle d’ailleurs d’une « révolution par le symbolisme ». Comme si Durkheim n’avait pas participé à « l’invention du symbolisme ». Il suffit pour s’en convaincre de lire ce

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que celui-ci a écrit sur le drapeau dans nos sociétés ou du totem dans les sociétés archaïques. Irène Théry distingue pour sa part, dans l’évolution de la pensée Mauss, deux temps, deux périodes : d’abord, il prolonge la réflexion de Durkheim, pour ensuite opérer un « retournement complet de ses hypothèses sur les relations entre hommes et femmes dans les sociétés primitives » [Théry, 2007 : 119]. On connaît la fameuse phrase de Mauss (qui a cependant peu écrit sur les femmes) : « Nous n’avons fait que la sociologie des hommes et non pas celle des femmes ou des deux sexes » (1932). Même s’il a peu écrit sur les femmes, Mauss aurait donc proposé une toute nouvelle approche qui se distinguerait voire s’opposerait à celle de son oncle : alors que l’un parle de la division des sexes (Durkheim), l’autre parle de la division par sexes (Mauss), on passe du genre comme identité des personnes au genre comme modalités des relations. L’idée même d’un (nouveau) paradigme du don chez Mauss que défend brillamment Alain Caillé participe (évidemment) de ce mouvement : pour qu’il y ait, avec Mauss, un nouveau paradigme, il faut en effet qu’il y ait eu une totale rupture entre l’oncle et le neveu. Une deuxième révolution, quoi. Il y aurait donc une révolution dans la révolution. La notion de « révolution » (surtout si elle est paradigmatique) risque alors de ne plus avoir de sens, car il ne peut, dans une discipline scientifique, y avoir à tous les ans une révolution paradigmatique, au sens kuhnien. Ce serait rapidement la pagaille ! À moins de parler d’une sorte de « révolution permanente » qui serait composée d’une série de « petites révolutions » qui se succèdent, comme le montre Pierre Bourdieu pour la science contemporaine : on serait, selon lui, passé de la période des (quelques rares) grandes révolutions à celle des (nombreuses et fréquentes) petites révolutions [Bourdieu, 1975]. L’apport de Mauss L’idée de présenter un Mauss qui serait « autre », voire « meilleur » que Durkheim n’est pas nouvelle. Au moment de la défense de la candidature de Mauss au Collège de France, Charles Andler disait de lui qu’il était comme Durkheim, mais en mieux : un chercheur « mieux outillé » avec une vigueur de travail peu commune, une rare abnégation, une connaissance de plusieurs

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langues anciennes, une formation complète d’ethnographe, une compétence de muséographe et le souci de réviser constamment les règles de la méthode. Andler présentait l’École sociologique française comme « un des fragments les plus originaux de la science et de la philosophie française », et, de l’œuvre de Durkheim (dont il avait été un critique féroce), il disait que c’était « un édifice en mouvement ». À ses yeux, le groupe durkheimien était un véritable « atelier » caractérisé par l’échange des idées, le contrôle mutuel, voire la critique : tout y était « sujet à discussion » [Andler, 1930 : 176]. Le « mieux » ne signifie donc pas ici totalement « différent ». Et s’il y a dépassement, cela ne veut pas dire que Durkheim soit « dépassé » : Mauss demeure durkheimien. Mauss avait beaucoup travaillé avec et aussi pour les autres, éditant les cours de Durkheim et les inédits de Robert Hertz ou d’Henri Hubert. Il a eu des intuitions, des idées (qu’on peut dire géniales) qui ont permis d’ouvrir de nouveaux chantiers de recherche. Je pense aux essais sur le sacrifice et sur la magie (en collaboration avec Hubert), aux mémoires sur les catégories de pensée (en collaboration avec Durkheim) et sur les variations saisonnières dans les sociétés Eskimo, au fameux essai sur le don, sans oublier ses textes, en fin de carrière, sur la notion de personne ou les techniques du corps. Rituels, croyances, catégories de pensée, symboles, représentations collectives : voilà les dimensions de la vie sociale qui retiennent l’attention de Mauss. Étude objective du fait social (total), critique de l’ethnocentrisme et défense du relativisme (culturel), approche structurelle, perspective constructiviste (par exemple la nation comme groupe ethnoculturel et communauté de citoyens) : voilà autant d’éléments de la « démarche » de recherche de Mauss. Tout dans la société est, à ses yeux, relatif (relativisme culturel) ; tout est relationnel, le social n’étant que l’imbrication des gens et des choses les uns dans les autres, âges, sexes, générations, clans. N’oublions pas non plus les écrits politiques de Mauss. Comparons les engagements politiques de l’oncle et du neveu : l’un et l’autre se sont impliqués très activement à deux grands moments historiques, l’affaire Dreyfus et la Première Guerre mondiale. Mauss

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a été, on le sait, un militant socialiste, alors que son oncle n’a jamais adhéré à aucun parti politique. Pourtant il était un ami de Jaurès, il a donné un cours sur le socialisme. Dans l’équipe de L’Année, on retrouve plusieurs militants socialistes (Simiand, etc.), quelques radicaux dont Bouglé qui se fait le chantre du solidarisme façon Léon Bourgeois. Solidarité, solidarisme : on n’est pas très loin. Simiand est responsable des Notes critiques-Sciences sociales, auxquelles participe sporadiquement Durkheim. On dira de la position politique de Durkheim qu’elle relève tantôt du socialisme démocratique [Filloux, 1977] tantôt d’une défense communautariste du libéralisme [Cladis, 1992]. Bref une sorte de troisième voie entre le libéralisme et le communisme, avec une insistance sur la vie associative, qui est celle des groupes intermédiaires, par exemple les groupes professionnels. Mauss partage le même point de vue « associatif » et se lie étroitement au mouvement coopératif : participation aux congrès internationaux, chronique sur les coopératives dans L’Humanité, fondation d’une coopérative socialiste (La Boulangerie), etc. Le militantisme de Mauss n’a rien à voir avec la forme d’engagement politique que préconise son oncle qui, plus d’une fois, a reproché à son neveu de « perdre son temps ». Mais l’analyse politique que peut faire Mauss s’inscrit, comme on peut le voir dans son « Appréciation sociologique du bolchevisme » [Mauss, 1925], dans une perspective durkheimienne. Il s’agit en effet d’une magnifique analyse à la Durkheim du changement : tout véritable changement demande du temps. Les erreurs des bolcheviks, ces « sociologues naïfs », ont été, selon Mauss, les suivantes : action d’une minorité (donc sans l’appui de la majorité), recours à la violence, gouvernance par décret, refus du marché (toute économie est nécessairement mixte), destruction des groupes intermédiaires (syndicats, coopératives). On peut bien, comme le fait Sylvain Dzimira [2007], présenter Mauss comme l’apôtre de l’économie sociale, mais force est de reconnaître que la grande voie de changement que celui-ci privilégie est double : le mouvement d’en haut et le mouvement d’en bas. Oui à la nationalisation mais à la condition qu’il y ait participation des ouvriers à la gestion. Donc, d’un côté, la régulation, et de l’autre l’intégration. Ce sont les deux grands axes d’analyse à la Durkheim de la cohésion sociale.

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Pierre Bourdieu est-il maussien ? Pierre Bourdieu cite souvent les écrits de Marcel Mauss, dont de courts extraits sont publiés dans la deuxième partie du Métier de sociologue (en collaboration avec Jean-Claude Chamboredon et Jean-Claude Passeron). La notion même d’habitus se retrouve aussi sous la plume de Mauss. Mais peut-être l’idée que Bourdieu aime le plus chez Mauss c’est celle de l’attente, l’idée selon laquelle, en société, nous sommes toujours en attente de quelque chose : un contre-don, etc. Lors de la conférence d’ouverture du colloque « L’héritage de Mauss » au Collège de France, Pierre Bourdieu se refuse de « proposer un témoignage sur (son rapport à) Marcel Mauss, genre éprouvé où l’autocélébration se dissimule souvent sous une célébration annexionniste : il décide de faire tout simplement « la lecture d’un certain nombre de phrases ou de paragraphes de Marcel Mauss, parfois sans commentaire, parfois accompagnés d’un bref discours d’accompagnement ». Voici quelques-unes de ces phrases ou paragraphes (c’est moi qui mets les titres) : Sur la méthode et l’objet de la sociologie : « Tout phénomène social a en effet un attribut essentiel […] il est arbitraire. » « Tout en elle, la société, n’est que relation. » « (Les choses sociales) existent à la fois selon le point de vue auquel on se place, dans et hors de l’individu. » « En réalité, tout ce qui est social, est à la fois simple et complexe. »

Sur la pratique et la logique pratique : « Les gens ont surtout parlé “pour agir” et pas seulement pour communiquer. » « L’enfant marocain est technicien et travaille bien plus tôt que l’enfant de chez nous, sur certains points il raisonne donc plus tôt et plus vite et autrement – manuellement – que les enfants de nos bonnes familles bourgeoises. Même dans nos jardins d’enfants, les enfants ne font pas de travail manuel proprement dit, mais seulement des jeux. » « Du côté des moralistes et des philosophes, il est certain que le professeur Dewey est celui qui se rapproche le plus des sociologues. »

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« Il nous arrive sans cesse d’accomplir un acte dont il nous est impossible de percevoir les raisons, le sens, la portée, la nature véritable. Souvent nos efforts pour être conscients n’arrivent qu’à nous tromper nousmêmes, à tromper sur nous-mêmes, l’idée que nous pouvons nous faire même d’une pratique qui nous est habituelle n’en est qu’une expression tout à fait inadéquate. » « Notre sociologie sur ce point [c’est-à-dire en ce qui concerne la division par sexes], notre sociologie sur ce point est très inférieure à ce qu’elle devrait être. Nous n’avons fait que la sociologie des hommes et non pas la sociologie des femmes ou des deux sexes. »

Homo academicus : « L’une des erreurs communes de la sociologie est de croire à l’uniformité d’une mentalité qu’on se figure ensemble à partir d’une mentalité, je dirai académique, du genre de la nôtre. » (Dans l’éloge des durkheimiens disparus pendant la Première Guerre mondiale) « […] Nous montrerons ce que peut, même dans notre pays, si peu habitué au travail en commun, être une société de jeunes savants animés du sincère désir de coopérer. » « Les grands ethnologues ont été aussi éclectiques dans le choix de leurs problèmes que dans celui de leurs méthodes. » « Notre pays ne sut jamais bien utiliser ses hommes. »

La sociologie, une science rigoureuse et engagée : « La sociologie n’est que le moyen principal d’éducation de la société, elle n’est pas le moyen de rendre les hommes heureux. Même l’art social et la politique en sont incapables quoiqu’ils poursuivent ce but illusoire. » « L’histoire et l’ethnographie ne doivent servir qu’à mieux comprendre le présent, afin d’aider l’humanité à prendre conscience de son avenir. » (Dans un débat avec Aftalion, à propos de la rentabilité économique du système socialiste) « C’est comme sociologue d’une part et comme socialiste d’autre part que je me permettais de vous répondre […] La différence entre vous Aftalion et moi est que vous avez, a priori, peur d’un changement, et qu’en principe, au contraire, je n’ai peur d’aucun changement aussi radical soit-il pourvu qu’il soit sagement décidé et sagement réalisé. »

(Dans une lettre écrite en 1938 et adressée à Roger Caillois) « Ce que je crois un déraillement général dont vous êtes vous-même victime, (les maîtres étaient sévères à l’époque moi je n’oserais jamais écrire une lettre comme cela, on dirait que je suis un patron qui règne),

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c’est cette espèce d’irrationalisme absolu par lequel vous terminez au nom du labyrinthe et de Paris, mythe moderne, (vous voyez, métaphore chic d’époque, enfin de tous les temps), mais je crois que vous l’êtes tous en ce moment, probablement sous l’influence de Heidegger ; bergsonien attardé dans l’hitlérisme, légitimant l’hitlérisme entiché d’irrationalisme et surtout cette espèce de philosophie politique que vous essayez d’en sortir au nom de la poésie et d’une vague sentimentalité. Autant je suis persuadé que les poètes et les hommes de grande influence peuvent quelquefois rythmer une vie sociale, autant je suis sceptique sur les capacités d’une philosophie quelconque et surtout d’une philosophie de Paris, à rythmer quoi que ce soit. »

Une telle façon de faire ne serait-elle qu’une dérobade ? Bourdieu reconnaît lui-même qu’il est « difficile d’être à la hauteur d’une œuvre aussi immense » ; il est aussi conscient de « l’arbitraire du choix » de textes qu’il fait : ce sont « des pensées qu’(il) a rangées depuis longtemps comme une part de (son) trésor personnel ». Aussi admiratif soit-il face à Mauss, Bourdieu ne cache pas ses réserves. Il regrette en effet qu’il y ait certaines « vieillerie stylistiques » chez Mauss, ; il voit même des « incohérences » dans la pensée de Mauss, « pourtant le plus proche d’une théorie de la pratique », ces incohérences s’expliquant par le fait qu’« (il) balançait entre une philosophie de la conscience, une philosophie de type kantien dans laquelle les durkheimiens ont été formés et ont baigné et une philosophie que développaient à la même époque de manière beaucoup plus explicite les pragmatismes anglo-saxons ». Mais Bourdieu défend son choix de citations, car ces citations témoignent de l’influence que Mauss a eue et continue d’avoir sur lui, dans les termes suivants : « Il est évident que les phrases que je vais citer et qui m’ont paru intéressantes, non seulement intéressantes mais éminentes, extraordinaires, ces phrases qui m’ont arrêté et sur lesquelles je vais essayer d’arrêter votre regard m’ont paru intéressantes parce qu’elles étaient évidemment très proches de ce que je crois être la vérité sur la question mentionnée. » En d’autres mots, Pierre Bourdieu se revendique, ce que l’on sait déjà, de Mauss, et il s’appuie aussi sur Durkheim tout en le critiquant. Le rapport aux auteurs et aux œuvres que Bourdieu privilégie est l’éclectisme, le moins scolaire que possible : il faut savoir en faire un bon usage pour ses propres réflexions théoriques et recherches empiriques.

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Conclusion. Comment être maussien aujourd’hui ? Tout comme il n’y a pas une façon et une seule d’être durkheimien, il n’y a pas, et j’ajouterais, et il ne peut pas y avoir une façon et une seule d’être maussien. Les interprétations des auteurs et des œuvres sont nécessairement multiples, divergentes, même si évidemment elles ne se valent pas toutes. Mauss, ce touche-à-tout, a lui-même indiqué quelle devait être la lecture de son œuvre (de toute œuvre ?), lui qui se refusait à donner un caractère systématique (paradigmatique ?) à son œuvre. Laissons-lui la parole : « Je ne suis pas intéressé, confie-t-il à E. E. Eubank, un sociologue américain de passage à Paris, à développer des théories systématiques […]. Je travaille simplement sur mes matériaux et si, ici ou là, apparaît une généralisation valable, je l’établis et je passe à quelque chose d’autre. Ma préoccupation principale n’est pas d’élaborer un grand schème théorique général qui couvre tout le champ – c’est une tâche impossible –, mais seulement de montrer quelques-unes des dimensions du champ dont nous n’avons touché que les marges. Nous connaissons quelque chose, ici et là – c’est tout. Ayant travaillé ainsi, mes théories sont dispersées et non systématiques et il n’y a nulle part quelqu’un qui peut chercher à les résumer […]. Il y a tellement de choses à faire et qui me semblent plus importantes que de rebrasser du vieux. Après avoir terminé complètement un travail, je l’oublie, je le mets de côté et je vais vers quelque chose d’autre » [Mauss, 1934 : 145].

Références bibliographiques ANDLER C., 1930, « Proposition en vue de la création d’une chaire de sociologie au Collège de France », exposé fait le 15 juin 1930, assemblée des professeurs, 1925-1934, Archives du Collège de France, G11-13. BOURDIEU P., 1975, « La spécificité du champ scientifique et les conditions sociales du progrès de la raison », Sociologie et sociétés, « Science et structure sociale » (sous la direction de Marcel Fournier et Louis Maheu), vol. 7, n° 1, mai 1975 : 91-118. CLADIS M., 1992, A Communautarian Defense of Liberalism, Stanford (CA), Stanford University Press. DZIMIRA S., 2007, Marcel Mauss, savant et politique, Paris, La Découverte, « Textes à l’appui/Bibliothèque du MAUSS ». FILLOUX, J.-C., 1977, Durkheim et le socialisme, Genève, Droz.

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Bourdieu, un « héritier » paradoxal1 ?

Philippe Chanial

Sous bien des aspects, l’Essai sur le don de Mauss apparaît ainsi comme un héritage qui n’a été précédé d’aucun testament et, de fait, comme un héritage sans héritiers. De ce point de vue, l’introduction brillante à l’œuvre de Marcel Mauss de son élève, Claude Lévi-Strauss, malgré l’éloge de son « caractère révolutionnaire » et sa volonté d’en déployer toutes les potentialités seulement esquissées, peut être lue comme un enterrement de première classe. À l’instar d’un Christophe Colomb moderne, Mauss n’aurait pas fait la découverte qu’il avait cru faire. Il n’aurait pas posé les pieds sur l’« un des rocs humains sur lesquels sont bâties les sociétés » [1989 : 148], mais, sans le savoir, sur un tout autre continent : celui du « principe de réciprocité », cette règle fondamentale de la socialité humaine. Or, ce principe ouvre pour Lévi-Strauss à une découverte bien plus capitale que celle de Mauss : celle de l’émergence et de la prégnance de l’ordre et de la pensée symboliques, celle de la différence entre nature et culture telle qu’elle se manifeste à titre exemplaire à travers la prohibition universelle de l’inceste. Bref, derrière le don, l’échange. Derrière l’échange, toute une forêt de symboles. Derrière celle-ci, cet interdit fondamental, ce tabou universel, qui fait naître l’homme à la vie culturelle.

1. Ce texte est en partie extrait de notre introduction à Chanial [2008 : 15-22]. Pour une discussion approfondie et précieuse de la conception du don de Pierre Bourdieu, voir Silber [2009].

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De cet interdit s’en déduit un autre, tout aussi rédhibitoire, mais de nature méthodologique. Professé par la science structuraliste, il proscrit toute « phénoménologie verbeuse » qui « risquerait d’engager la sociologie sur une voie dangereuse, qui serait même sa perte si on réduisait la réalité sociale à la conception que l’homme, même sauvage, s’en fait » [Lévi-Strauss, 1950 : XLVI]. Bref, non seulement le don cache la forêt mais, pire encore, en s’y penchant de trop près, le sociologue sombrerait dans une bien mauvaise sociologie. Face à ce « risque tragique » et en conséquence de ce tabou méthodologique, il n’est alors pour Lévi-Strauss d’alternative pour saisir le sens des actions humaines que de se détacher de celles-ci pour mieux le dévoiler, en surplomb, dans la mise à jour de la structure même de l’échange2. Critiquant ce que Lévi-Strauss nommait les « lois mécaniques » du « cycle de la réciprocité », pointant combien la démarche objectiviste du structuralisme conduit à réduire les agents au « statut d’automates » et à passer par pertes et profits l’incertitude permanente, voire « le charme » de ces échanges [1980 : 167-168], Bourdieu pourrait bien incarner la figure de l’héritier légitime du neveu de Durkheim. Il est assurément, parmi les sociologues français, l’un de ceux qui ont tenté de tirer toutes les conséquences de la théorie maussienne du don. Au point qu’il n’est pas illégitime de considérer que sa théorie sociologique générale s’est en grande partie construite dans un dialogue continu avec (et contre) l’Essai sur le don. Ainsi, lorsqu’il précise, magistralement, ses concepts de sens pratique et d’habitus, c’est dans le cadre de son ethnographie du don kabyle [1972, 1980]. De même, la portée de la notion de règles en sciences sociales – et à travers elle la question fondamentale de la « détermination » et de la régularité sociale des pratiques – est d’abord 2. Et par là même, comme le lui reprochera Claude Lefort [1951] dans un texte important, de faire disparaître les sujets concrets de l’échange. Et, pour Maurice MerleauPonty, de privilégier la « vérité de la sociologie généralisée » au détriment de celle de la « microsociologie », négligeant en quelque sorte le fait que ce ne sont pas les structures formelles qui « font qu’il y a des hommes, une société, une histoire », que celles-ci doivent bien être accomplies, incarnées, la « tâche la plus propre de l’anthropologie » consistant justement à opérer ce « raccordement de l’analyse objective au vécu » [1983 : 155-156]. Pour une lecture plus maussienne de l’œuvre de Lévi-Strauss, voir le bel ouvrage de synthèse de Marcel Hénaff [1991].

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discutée au regard de la règle de la réciprocité [ibidem]. Enfin, lorsqu’il déploie sa théorie du capital symbolique, c’est encore en réponse aux paradoxes du don pointés par Mauss, un don à la fois intéressé et désintéressé, libre et obligé [1980, chap. 7]. Double vérité du social et double vérité du don Dans sa volonté de trouver une voie moyenne entre l’objectivisme, qu’il reproche au structuralisme, et le subjectivisme propre à la tradition humaniste de la philosophie du sujet, la théorie de l’action de Bourdieu systématise en fait ce dialogue avec Mauss et (ou via) Lévi-Strauss3. Le couple règles-stratégie ne vise-t-il pas à montrer qu’à l’instar du don, l’action est indissociablement « obligée » et « libre » ? De même, l’hypothèse d’une « double vérité du social » ne généralise-t-elle pas ce que Bourdieu nommera plus tard la « double vérité du don » [1997 : 229-240], soit le fait que toute pratique sociale articule nécessairement « intérêt » et « désintéressement » ? Quelques mots sur ces deux homologies troublantes et récurrentes. En premier lieu, en montrant que le don – ou l’échange – des femmes résulte bien de « stratégies matrimoniales », Bourdieu vient souligner en quoi, d’une façon générale, la logique de la pratique, en raison de sa plasticité, de son indétermination, voire de sa spontanéité génératrice, interdit d’y voir la simple application mécanique d’une règle sous-jacente – par exemple la règle de la réciprocité – que le sociologue, « en se plaçant d’un point de vue objectiviste, celui de Dieu le Père regardant les acteurs sociaux comme des marionnettes dont les structures seraient les fils » [1987 : 19], prétendrait avoir dévoilée. Pour autant, l’idée de stratégie ne définit pas pour Bourdieu une orientation de la pratique consciente ou calculée. Pas plus que le don ne peut se résumer au donnantdonnant des économistes, la pratique ne se dissout dans l’intention ou le calcul explicites. Toute stratégie est le produit du sens du jeu – par exemple le sens de l’honneur – propre à tel ou tel jeu social, 3. Bourdieu confie longuement, dans le long et précieux entretien qui introduit à Choses dites, combien la plupart des concepts auxquels il recourt et des recherches qu’il a menées jusqu’ici sont « nés d’une généralisation des acquis des travaux ethnologiques et sociologiques » qu’il avait effectués en Algérie [1987 : 33-34].

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et acquis par la pratique et l’expérience même de celui-ci. En ce sens, cette métaphore du jeu et du « sens du jeu » – c’est-à-dire le concept même d’habitus – permet d’expliquer pour Bourdieu que le sujet de la pratique, comme le don lui-même, peut être déterminé, « contraint », et néanmoins agissant, « libre4 ». La seconde homologie découle de la première. Lorsqu’il évoque la « double vérité » du social – sa « vérité objective » et sa « vérité vécue » –, c’est une nouvelle fois le don qui en constitue le modèle. Quelle est en effet cette « double vérité du don », paradigmatique au regard de sa théorie générale de l’action et même du rapport social ? Il l’énonce ainsi : « D’un côté, le don se vit (ou se veut) comme refus de l’intérêt, du calcul égoïste, et exaltation de la générosité gratuite et sans retour ; de l’autre, il n’exclut jamais complètement la conscience de la logique de l’échange, ni même l’aveu des pulsions refoulées et, par éclairs, la dénonciation d’une autre vérité, déniée, de l’échange généreux, son caractère contraignant et coûteux » [1997 : 229]. Il y a donc bien une « vérité vécue » du don, qu’il s’agit de prendre en compte comme telle, c’est-à-dire comme celle d’un acte libre et surtout désintéressé, et non comme un calcul cynique. Néanmoins, « la vérité structurale » mise à jour par Lévi-Strauss – le principe de réciprocité – n’est pas pour autant ignorée. Comme de nombreux proverbes kabyles l’attestent, le don n’est pas seulement un bienfait, il est aussi malheur. Pourquoi ? Parce qu’il porte atteinte à la liberté de celui qui le reçoit et l’oblige à rendre, parfois même plus qu’il n’a reçu. Parce qu’il est sans cesse soupçonné de n’avoir été accompli qu’à cette fin – pour obliger l’autre et, sans le dire, en tirer le plus grand profit. L’illusion constitutive du don Chacun connaît l’argument de Bourdieu par lequel il explique les conditions sociales de cette double vérité. Partant de l’observation que, « en toute société, sous peine de constituer une offense, le contre-don doit être différé » [1972 : 222], il suggère que cet 4. Ou plutôt, parce que façonné par la pratique elle-même, résultant d’une compréhension incorporée, et à ce titre en deçà de la distinction conscient-inconscient, l’habitus est également, comme le suggère Jacques Bouveresse [1995 : 583], « en deçà de la distinction entre ce qui est le produit d’une simple contrainte causale et ce qui est “libre” ».

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intervalle de temps est ce qui permet d’occulter la contradiction entre la vérité subjective du don, conçu comme acte généreux et sans retour, et sa vérité objective, le fait que le don n’est qu’un moment au sein d’une relation d’échange régie par le principe de réciprocité. « Si je peux vivre mon don, précise Bourdieu, comme un don gratuit, généreux, qui n’est pas destiné à être payé de retour, c’est d’abord parce qu’il y a un risque, si minime soit-il, qu’il n’y ait pas de retour (il y a toujours des ingrats), donc un suspense, une incertitude, qui fait exister comme tel l’intervalle entre le moment où je donne et le moment où l’on reçoit » [1994 : 179]. Néanmoins, cette incertitude ne doit pas faire illusion. Ou plutôt : elle est l’illusion constitutive du don dans son expérience vécue. En effet, ce délai, en faisant écran entre le don et le contre-don, permet de vivre l’échange objectif sous le registre de la gratuité, tant pour le donateur que pour le donataire. Plus encore, « il est ce qui rend viable et psychologiquement vivable l’échange de dons en facilitant et en favorisant le mensonge à soi-même, condition de la coexistence de la connaissance et de la méconnaissance de la logique de l’échange » [1997 : 229]. Donateur et donataire collaborent ainsi, inconsciemment, sur le registre de l’illusio, à un travail de dissimulation tendant « à dénier la vérité de l’échange, le donnant-donnant, qui représente l’anéantissement de l’échange de dons » [1994 : 180]. Une sociologie par le don à front renversé Au-delà de cet argument portant sur la temporalité du don5, c’est toute sa théorie de l’action et du rapport social que Bourdieu semble avoir bâtie sur ce mensonge à soi-même. Si la double vérité du don dissimule en fait la loi de l’intérêt, un « ça calcule » tout autant inconscient que généralisé6, il semble en être de même de la double vérité du social. Car l’invitation constante de Bourdieu est bel et bien de généraliser ce qu’il a cru dévoiler dans l’apparente énigme du don, bref de suggérer que le champ très large des pratiques qui n’ont pas le profit ou le capital économique (monétaire, matériel) comme 5. Par ailleurs très contestable. Cf. Testart [2007 : 223-226]. 6. Caillé [1994, chap. I]. Dans cet ouvrage, l’auteur développe une critique de Bourdieu à laquelle celle qui est ici présentée doit beaucoup, même si nous insistons plus dans ces lignes sur cette étrange sociologie par le don, à front renversé, à laquelle cet héritier paradoxal nous invite.

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fin explicite ou immédiate ne se déploie effectivement que régi par l’universalité du principe d’économie. C’est-à-dire de calculs implicites visant à assurer l’optimisation du bilan coût-profit. Or, ce qui est frappant, c’est que cette généralisation du principe d’économie s’opère en clé de don. Et même qu’elle est mobilisée afin de mieux dépasser les apories d’une représentation des motivations de l’action et du rapport social en termes de donnantdonnant. « L’échange de dons (ou de femmes ou de services, etc.) conçu comme paradigme de l’économie des biens symboliques, écrit encore Bourdieu, s’oppose au donnant-donnant de l’économie économique en tant qu’il a pour principe non un sujet calculateur mais un agent socialement prédisposé à entrer, sans intention ni calcul, dans le jeu de l’échange7. » Si le modèle de l’échange de dons peut ainsi constituer le paradigme de l’action ou de la relation, c’est en fait parce qu’il fournit le type idéal, épuré, de l’illusio. Il permet ainsi, selon Bourdieu, d’étudier les différents marchés de biens symboliques sous la forme « d’un système de probabilités objectives de profit » [1997 : 231-232] et de révéler que ce qui est au principe de toute action généreuse ou désintéressée, dans les différents champs sociaux, n’est autre que la conservation ou l’augmentation du capital symbolique. En ce sens, lire le social en clé de don ou avec les lunettes du don consiste paradoxalement pour Bourdieu à démasquer toutes les formes de dénégation, d’euphémisation ou de transfiguration de l’économie réelle des échanges réels, à déconstruire l’ensemble des constructions symboliques qui tendent objectivement à dissimuler 7. [1994 : 184 – nous soulignons]. Une nouvelle fois, c’est le concept d’habitus qui vient dévoiler le sens des pratiques, soit l’« intérêt » ou l’illusio qui les motivent et les dirigent. D’où cette autre formulation : « Lorsqu’on oublie que celui qui donne et celui qui reçoit sont préparés et inclinés par tout le travail de socialisation à entrer sans intention ni calcul de profit dans l’échange généreux, dont la logique s’impose à eux objectivement, on peut conclure que le don gratuit n’existe pas, ou qu’il est impossible, puisqu’on ne peut penser les deux agents que comme des calculateurs se donnant pour projet subjectif de faire ce qu’ils font objectivement, selon le modèle lévi-straussien, c’està-dire un échange obéissant à la logique de la réciprocité » [ibidem : 181]. Ou celle-ci : « Le don comme acte généreux n’est possible que pour des agents qui ont acquis, dans les univers où elles sont attendues, reconnues et récompensées, des dispositions généreuses ajustées aux conditions objectives d’une économie capable de leur assurer récompense (pas seulement sous la forme de contre-dons) et reconnaissance, c’est-à-dire, si l’on me permet une expression en apparence aussi réductrice, un marché » [1997 : 230-231].

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la vérité objective de la pratique et des rapports sociaux, qu’ils reposent sur l’intérêt ou le pouvoir. Bref à généraliser ce modèle du « mensonge social » ou de la common miscognition. De ce point de vue, le concept d’habitus, qui devait justement permettre d’articuler les deux faces du don, et par là les deux faces de l’action – leur caractère obligé et libre, intéressé et désintéressé –, conduit à privilégier systématiquement le premier terme de chacun de ces couples. Parce qu’il est le produit des structures qu’il tend à reproduire, l’habitus implique la soumission à l’« ordre établi » et « porte à vivre comme nécessité inéluctable du devoir ou comme appel irrésistible du sentiment les exigences objectivement calculables d’une forme particulière d’économie8 » [1980 : 269-270]. Sauver l’alchimie de l’échange symbolique : oui, mais comment ? S’il n’est d’alternative au rabattement structuraliste du don sur le principe de réciprocité que son identification au stade suprême du mensonge social, Bourdieu ne nous invite-il pas en fait à chausser les seules lunettes du soupçon afin de nous déniaiser face aux illusions du don ? Tel n’est pourtant pas le sens, du moins dans une perspective normative, de l’éloge paradoxal du don qui caractérise ses derniers travaux. Dans ses Médiations pascaliennes, Bourdieu écrit : « La difficulté que nous avons à penser le don tient au fait que, à mesure que l’économie du don tend à n’être plus qu’un îlot dans l’océan de l’économie du donnant-donnant, sa signification s’en trouve changée […] : à l’intérieur d’un univers économique fondé sur l’opposition entre la passion et l’intérêt, entre le gratuit et le payant, le don perd son sens véritable d’acte situé par-delà la distinction entre la contrainte et la liberté, entre le choix individuel et la pression collective, entre le désintéressement et l’intérêt pour devenir une simple stratégie rationnelle d’investissement orientée vers l’accumulation de capital social, avec des institutions telles 8. Comme il le note dans ses Méditations pascaliennes, « le don s’exprime dans le langage de l’obligation : obligé, il oblige, il fait des obligés […] il institue une domination légitime » [1997 : 235]. Dans Le sens pratique, Bourdieu avait déjà montré combien l’étude du don conduisait à celle des « formes élémentaires de la domination ».

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que les relations publiques ou le cadeau d’entreprise [Godbout, in Chanial, 2008, chap. III], ou encore une sorte de prouesse éthique impossible parce que mesurée à l’idéal du don vrai, entendu comme un acte parfaitement gratuit et gracieux, accordé sans obligation ni attente, sans raison ni fin, pour rien » [1997 : 234]. À mesure que se déploie et se généralise ce qu’il nomme « l’économie économique » – l’économie du donnant-donnant –, et avec elle cette « disposition calculatrice » indissociable du « développement d’un ordre économique et social caractérisé, comme dit Weber, par la calculabilité et la prévisibilité » [ibidem], il deviendrait impossible d’accéder au « sens véritable » du don. Non que le don, hier partout, ne serait désormais nulle part. Selon Bourdieu, l’échange de dons conduit toujours à produire des relations durables, et les différents champs et marchés des biens symboliques, notamment ceux de l’art ou de la religion, résistent en partie à ce mouvement. Néanmoins, ce qui s’y joue tend à ne plus pouvoir y être compris. Quel sens alors accorder à cet ultime et surprenant éloge bourdieusien du don, exprimé dans des termes si maussiens ? Nous retrouvons ainsi le paradoxe à partir duquel nous avons suggéré d’interpréter son étrange sociologie par le don. Paradoxe en quelque sorte redoublé par cette invitation du dernier Bourdieu à renouer avec le langage du don pour dénoncer l’emprise croissante de l’imaginaire économiciste et utilitariste promu par nos sociétés modernes. En effet, il s’agit moins pour lui de desserrer cette contrainte pour porter un autre regard sur ce qui se joue en leur sein que de pointer combien cette « révolution symbolique » ne peut « arracher la société à l’économie du don – dont Mauss observe qu’elle est “au fond, à l’époque, anti-économique” – qu’en suspendant la négation collective des fondements économiques de l’existence humaine » [1997 : 233]. Il s’agit donc en quelque sorte pour Bourdieu de défendre cette « hypocrisie collective en vertu de laquelle la société rend hommage à son rêve de vertu et de désintéressement », de sauver cette « alchimie de l’échange symbolique » et, à travers elle, cette illusio nécessaire au jeu social9. 9. Bourdieu en conclut ainsi qu’à la question scolastique de savoir si le désintéressement et la générosité sont possibles, il faut substituer « la question politique des moyens qui doivent être mis en œuvre pour créer des univers dans lesquels, comme dans les économies du don, les agents et les groupes auraient intérêt au désintéressement et à la générosité » [1997 : 240]. Bref, de constituer des habitus désintéressés.

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Cette injonction paradoxale – « mentons-nous pour mieux résister à la vérité économique qui régit nos échanges et nos pratiques » – manifeste l’anthropologie – et la morale – profondément pessimiste de Bourdieu, toute pascalienne10. Par ailleurs, et surtout, une nouvelle fois se voit fermée la voie qu’avait (entr) ouverte Bourdieu, refermée cette faille dans l’univers bourdieusien du calcul inconscient généralisé, « faille par laquelle semblait pouvoir s’engouffrer la question de la générosité » [Caillé, 1994a : 248].

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Jacques T. Godbout

Presque un siècle après sa première publication dans la revue L’Année sociologique [Mauss, (1925) 1985], l’Essai sur le don, de Marcel Mauss, a paru enfin pour la première fois de manière séparée en 2007. Il est précédé d’une longue préface de Florence Weber [Mauss, 2007]. Elle y présente une intéressante et pertinente mise en contexte historique de l’Essai et commence son introduction en évoquant à plusieurs reprises un texte obscur (p. 7). Cela m’a rappelé ma première lecture de l’Essai, lecture obligatoire pour tout étudiant en sociologie. Ce texte m’avait troublé, car j’avais conclu que le don, au fond, n’existait pas, qu’il n’était que « mensonge social ». J’aurais aimé en discuter avec les confrères. Mais ce projet s’est arrêté net après en avoir parlé à ma copine, étudiante aussi en sociologie : « As-tu lu ce texte », lui dis-je ? « Mauss semble dire que le don n’existe pas ». « Je ne suis pas étonnée que tu crois cela, tu es tellement égoïste ! » a-t-elle rétorqué, ce qui m’a enlevé toute envie d’en parler à quiconque pendant vingt-cinq ans, jusqu’à ce que je rencontre Alain Caillé. Ma compréhension de la pensée de Mauss était précisément celle que je critique aujourd’hui, ce qui pourrait confirmer la présence d’une certaine obscurité dans l’Essai sur le don. 1. Quelques paragraphes sont extraits de Godbout [2007].

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Mais Florence Weber n’y échappe peut-être pas entièrement non plus. Comme l’Essai, son introduction est la fois ethnologique et politique, toutefois, elle se termine étrangement. Le sous-titre coiffant les derniers paragraphes s’intitule : « Lire l’Essai… pour en finir avec le don » (p. 58). L’auteur y réaffirme la complexité de ce phénomène et rappelle qu’il n’y a pas une forme de don, mais plusieurs formes « ambivalentes » ; elle critique aussi les travaux sur le don qui ont donné lieu à des « lectures unificatrices, qui minimisent ces différences internes pour mettre l’accent sur l’opposition binaire entre don et marché » (p. 58). Elle vise sans doute le MAUSS qui a peut-être commis cette faute au début. Mais, peut-on se demander, n’était-ce pas nécessaire dans un premier temps, dans la mesure où le don, en dehors de l’ethnologie, n’était interprété qu’à travers le prisme du modèle marchand ? Lorsqu’on s’adresse à l’individu moderne, il ne faut pas négliger l’importance qu’il y a à « décoloniser l’imaginaire économique » (Latouche) pour penser le don. Ce que font peut-être plus facilement des ethnologues comme Florence Weber que de simples sociologues, sans parler évidemment des économistes… Cela étant admis, faut-il pour autant passer à l’autre extrême et en arriver à suggérer d’en finir avec le don ? Cette conclusion étonne. En examinant le texte de plus près, on y voit deux sens possibles : 1) en finir avec le don charitable. C’est d’ailleurs le titre d’une section de son texte. « La critique de l’aumône, tout à fait explicite, constitue le principal enjeu politique de l’Essai sur le don » (p. 50) ; 2) en finir avec le paradigme du don. « Il n’y a pas de paradigme du don », est le titre d’une section d’un autre livre écrit par F. Weber avec C. Dufy [Dufy & Weber, 2007 : 37], L’ethnographie économique, section qu’elle reprend presque mot pour mot dans l’introduction à l’Essai. En finir avec le don signifie donc aussi en finir avec le paradigme du don. Pour reprendre ses mots, le don est « un continent ou mieux peut-être, un archipel » (p. 58), mais on a tort, doit-on conclure, de vouloir en faire un paradigme. Ces deux affirmations, à première vue sans rapport, sont en fait étroitement reliées et se situent au cœur des débats actuels autour du don, qu’il soit maussien ou non.

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Examinons d’abord la première en rappelant que, comme le note l’auteur, on a déjà tenté d’en finir avec le don charitable : c’est toute l’histoire de l’État providence. Cette tentative n’a réussi qu’à moitié. Pour comprendre pourquoi, revenons à l’Essai, et en particulier à la différence entre le début et la fin de ce texte de Mauss. Comme Adam Smith qui se propose de chercher les règles de l’échange, Mauss commence en cherchant les règles du don. Mais il parvient à des conclusions très différentes de l’auteur de La richesse des nations. Sa conclusion est double. Il affirme d’une part qu’en observant le don, on saisit, au-delà (ou en deçà) des règles, « l’instant fugitif où la société prend » (p. 243) : Mauss passe des règles au sens et, au-delà de ce qui circule, il cherche le sens de ce qui circule. D’autre part, il se demande si la sécurité sociale naissante ne pourrait pas être ce qui remplacera le don négatif charitable, celui qui « abaisse le receveur ». L’État providence fait appel à la solidarité entre étrangers. Il diffuse l’esprit du don dans la société et incite les citoyens à suivre son exemple. Il répand l’esprit du don, ajoutera Titmuss plus tard dans son célèbre essai sur le don du sang [Titmuss, 1972]. Tout en étant en partie exact, cet optimisme ne s’est pas entièrement avéré en ce qui concerne le don charitable. Comme l’écrit Weber, « L’État providence n’a pas su éviter le risque d’une régression vers la charité » (p. 51). Le don charitable renaît toujours de ses cendres. Pourquoi ? Don et justice L’État providence repose sur les droits, la justice, l’égalité. Historiquement, il a servi à corriger des inégalités fondamentales propres au don charitable. Le don va au-delà de la justice. Mais le don n’est pas juste. Plus on donne et plus on reçoit. Cette logique du don s’oppose autant à la justice commutative que distributive. Cet aspect non redistributif du don, par rapport à l’État, a d’ailleurs été souvent dénoncé [Komter, 1996 ; Schwartz, 1993 ; Dumont, 2002 : 423]. On donne non pas pour respecter une norme de justice, mais parce qu’on a envie de donner et que donner fait exister. Lorsque ce modèle ne fonctionne pas, lorsqu’un des partenaires ne peut pas donner, lorsque le don n’incite pas le receveur à entrer dans la logique de la réplique, mais au contraire nie sa capacité de donner, alors

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doit intervenir la justice pour éviter la domination, ou l’exploitation. La justice est supérieure au mauvais fonctionnement du don, ce qui est très fréquent. Mais elle n’est pas supérieure au don en soi, comme l’avait déjà écrit Aristote. C’est ce que le législateur n’a pas reconnu lorsqu’il a voulu faire assumer au système de justice tous les rôles du don sous la forme d’un État providence omniprésent. Il fallait certes – il faut toujours – faire intervenir le principe de justice, supérieur à la réciprocité agonistique à chaque fois que le rapport est inégal. Mais il fallait en même temps reconnaître que le rapport de droit est non seulement différent, mais qu’il constitue une rupture par rapport au don. C’est pourquoi l’État et le don ne se renforcent pas toujours mutuellement. Le don est un saut quantique hors des règles et, sous cet angle, il s’opposera toujours à la justice, comme la philia chez Aristote, laquelle n’a pas besoin de la justice, alors que l’inverse n’est pas vrai. « Si les citoyens pratiquaient entre eux l’amitié, ils n’auraient nullement besoin de la justice ; mais même en les supposant justes, ils auraient encore besoin de l’amitié » [Aristote, 1965]. La justice est une structure ternaire « objective ». Elle mesure, compare, et n’a rien à voir avec la grâce. Quand une Autorité – la Justice – accorde sa grâce, quand elle gracie quelqu’un, elle le fait précisément malgré les normes de justice, en dehors de la justice. Le coupable n’est pas acquitté, ce que serait un acte de justice. Il est gracié, c’est un don. Le tiers est extérieur dans la justice, alors que le don est d’abord une structure d’appartenance, immanente aux partenaires. C’est toute la question du tiers qui est en jeu ici. Dans le don, le tiers n’est pas légal, il n’est pas juridique. Il est social. Mais encore ? À moins de rejeter comme non pertinent le sens que l’acteur accorde à son comportement, on peut affirmer que le don ne relève pas d’une obligation sociale habituelle, découlant des normes de la tradition, des concepts habituels des sociologues. Car plus un acte de don entre dans ces catégories, moins il est considéré comme don par les agents sociaux. Or nous, comme observateurs et analystes du don, avons toujours tendance à chercher une règle extérieure – un tiers extérieur – pour comprendre le don. Pour illustrer cette affirmation, rappelons l’exemple du rituel du vin dans les bistrots du Midi de la France, rendu célèbre par LéviStrauss, et repris par Descombes, qu’il interprète ainsi : « Servi avant mon voisin (à la même table), je lui dois une réparation et, pour

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l’aider à attendre, je lui verse un peu de mon vin » [Descombes, 1996 : 263, je souligne]. Cette interprétation met en évidence toute la difficulté de l’idée de loi appliquée au don. Car la question se pose : pourquoi donc lui devrais-je quoi que ce soit parce que je suis servi avant mon voisin ? Lévi-Strauss ne fait aucune mention de cette dette. N’est-il pas tout aussi vraisemblable, et parfaitement raisonnable, de considérer que je ne lui dois rien, et que je ne lui dois surtout pas « réparation ». S’il y a injustice, elle n’est pas mon fait. Je n’ai pas de dette, car je n’y suis pour rien dans le fait d’avoir été servi avant mon voisin dans un restaurant. Tout le problème du rapport à la règle dans le don est là. Je ne lui dois rien. Et c’est d’ailleurs essentiel au don, car si je lui devais quelque chose au sens d’une loi de justice, si je lui « devais réparation », le geste que je pose ne serait justement plus un geste de don. Il n’aurait plus le même sens. Mon voisin pourrait exiger réparation, idée peu plausible dans le contexte. Car comme l’a si bien écrit Sahlins, « le don affecte seulement la volonté, non le droit » [1976 : 222]. S’il y a règle, ce n’est donc pas une règle de justice, c’est une règle que je crée en même temps que je pose l’acte. La règle n’est pas là avant, ou alors elle est « flottante », et si l’on demandait aux agents s’il y a une règle, si l’on leur demandait s’ils se sentaient obligés de poser ce geste, ils diraient sans doute non, et protesteraient. Pour rendre compte de ce qui se passe à cette table, pour bien décrire ce fait social de don que nous observons et expliciter la règle que les partenaires semblent suivre, et nous la rendre intelligible, comme Mauss l’a fait à propos du hau, que faut-il faire ? Et s’il suffisait de supprimer cette section de la phrase « je lui dois réparation », et dire tout simplement : « Servi avant mon voisin, pour l’aider à attendre, je lui verse un peu de mon vin. » N’est-ce pas complet ?2 Mais pourquoi ressentons-nous le besoin d’ajouter ce « je lui dois réparation » ? Pour trouver une raison, une cause à son geste, une intention au don ? Mais aussitôt qu’une intention extérieure au geste du don est trouvée, le don semble réduit à autre chose, et il nous échappe. Le rapport du don aux règles commence à être saisi une fois qu’a été reconnu qu’il doit certes y avoir un rapport à la règle, mais 2. On peut certes se demander pourquoi je ressens cette envie de l’aider, ce que fait admirablement Lévi-Strauss [1967 : 69-71].

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que ce rapport n’est réductible à rien d’autre : ni à une structure inconsciente, ni à un rapport de force physique, ni à une contrainte légale, ni à un rapport de fait. Parce que le don contient toujours un élément de liberté, d’indétermination, ce qu’a oublié l’État providence qui est un système où le retour est exigible en fonction de règles. Un tel système est parfaitement légitime et souvent souhaitable comme on l’a vu, mais à condition de reconnaître la liberté du don par ailleurs. Concluons sur ce point : pour en finir avec le don charitable en suivant les leçons de Mauss, il faut se méfier des règles et accepter le risque du don. On a construit l’État providence en souhaitant substituer progressivement le plus de règles possible au mouvement de solidarité des individus. Ce faisant, on affaiblissait l’énergie sociale émanant du don et on ouvrait ainsi la voie à la généralisation du modèle marchand, soit l’effet inverse de celui souhaité autant par Mauss que par les promoteurs de l’État providence. « The more government takes the place of associations, the more will individuals lose the idea of forming associations and need government to come to their help » [Goddin, 1985 : 64]. Don et institution La question du tiers pose le problème de l’incertitude : comment penser un phénomène qui crée de l’indécidabilité, de l’indétermination comme condition de son existence, un phénomène qui fait émerger l’incertitude au lieu de chercher à la réduire ? Comment penser formellement ce qui est par définition de trop, ce qui excède, ce qui échappe volontairement à la sphère de la nécessité ? Normalement, la pensée part de l’incertitude, du risque, et cherche à les réduire. Toutes les situations sociales analysées par la théorie des jeux, toutes les théories formelles obéissent à cette logique. Le comportement propre émergent du don est l’indécidabilité. Mais elle est voulue par les agents, alors que l’incertitude est généralement un résultat non voulu. Est-ce pensable ? Se pourrait-il que le don comme modèle révèle le moment fondateur du rapport de l’acteur social à la règle, à la loi, à la justice, à l’institution, à la morale ? Ce moment fondateur de la société ne doit pas être pensé comme ayant eu un début, mais une

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origine3 : c’est un moment continu au sens où la société a besoin que ses membres auto-instituent en permanence les règles qui président à leurs actions qui se formaliseront ensuite en règles de justice, commutative ou autre. En ce sens le don n’est pas la morale, mais il en est le fondement. Non pas le commencement, comme l’affirme Nietzsche au début de sa Généalogie de la morale, mais son fondement permanent. Il est extérieur, mais il n’oblige vraiment que s’il est aussi intérieur, « intériorisé », comme on dit. Qu’est-ce que cela signifie ? Comment un membre d’une société intériorise-t-il une obligation ? Les sociologues butent sur cette question depuis toujours. Elle les rend mal à l’aise puisqu’elle affaiblit leur position face aux économistes qui n’ont pas besoin de se poser cette question, le postulat de l’intérêt faisant figure de réponse. Ce que l’observation du don permet de constater, c’est que les acteurs sociaux intériorisent l’obligation en faisant comme s’ils en étaient les auteurs, auteurs de la règle qui s’impose à eux. Certes, ce phénomène n’est pas propre au don, mais dans le don, il est exacerbé à tel point que les agents changent la règle aussitôt qu’ils ont l’impression qu’elle leur échappe, qu’elle ne signifie plus assez le lien entre eux, et commence à trop signifier le lien aux autres extérieurs à la relation. Autrement dit, aussitôt qu’elle s’institutionnalise. Voilà pourquoi ni la justice, ni un tiers extérieur, ni même la relation elle-même en tant qu’entité séparée des sujets ne semblent répondre à la question du tiers. Aucune solution n’est complète peut-être tout simplement parce qu’il n’y a pas de solution. Trouver une réponse à ces questions ne reviendrait-il pas une fois encore à chercher des garanties impossibles à trouver dans le don ? L’incertitude essentielle au don ne concerne pas seulement le retour, elle s’applique aussi au sens du don. Elle ne s’applique pas seulement à ce qui circule, mais également au sens de ce qui circule. S’assurer du sens de ce qui circule, c’est encore une fois vouloir satisfaire ce besoin d’éliminer l’incertitude, trouver une solution à un problème qui n’en a pas. Le lien social, dans la mesure où il est structuré à des degrés différents, se situe à une certaine distance du don conçu comme 3. Au sens de Mancini [2002 : 187-217].

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ce moment insaisissable parce qu’il est un pur mouvement, et non un « moment », justement, moment où le mouvement s’arrête pour devenir institution. Le don n’est donc pas le lien en tant que ce dernier est institution, ou est en voie d’institutionnalisation. C’est pourquoi ce qui se déroule sous nos yeux en observant le don, plutôt que l’institution elle-même, ce sont les institutions en émergence permanente, l’institution à vif, le bouillonnement institutionnel, l’incessant mouvement de création de règles et de transgression des règles, justement pour qu’elles ne deviennent pas des institutions au sens courant du terme, c’est-à-dire relativement extérieures au sujet, figées, et parfois transcendantales. Ce à quoi Mauss est arrivé au terme de sa quête, cet « instant fugitif où la société prend » (p. 243). Conclusion. La solidarité plutôt que les règles Revenons à la question de départ : faut-il en finir avec le don ? En finir avec une vision binaire, oui ; s’attaquer au don charitable en promouvant la solidarité, oui ; reconnaître la spécificité des multiples formes de don, oui. Mais faut-il rejeter pour autant l’idée de don qui s’appliquerait à tous ces phénomènes aux multiples formes ? Posons-nous la question : sans ce mot, sans cette notion, comment relever le défi de penser ensemble ces phénomènes complexes, qui vont de l’aumône au potlatch ? Comment percer le secret et comprendre la richesse de cette polysémie ? En les séparant comme des réalités radicalement différentes, qui n’ont rien à voir les unes avec les autres ? C’est ce que semble suggérer F. Weber en nous invitant à en finir avec le paradigme du don. Mais plus j’observe le don dans la société actuelle, plus j’y vois des éléments communs en même temps que des différences. La page de couverture de la section « affaires » d’un important quotidien canadien4 titrait récemment : « Take this flower please… and once you accept it, you’re in my debt ». L’auteur présentait ainsi les disciples de Krishna distribuant des fleurs dans les aéroports aux hommes d’affaires. Un ethnologue venant d’une société archaïque ne se demanderait-il pas, comme 4. National Post, par Kay, décembre 2001.

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Mauss, en observant ce phénomène : quelle est donc cette force qui pousse ces hommes d’affaires à donner quand ils reçoivent une fleur, et ce alors qu’ils ne veulent même pas de ce don ? Lorsque F. Weber affirme que le don (je dirais certains dons) « grandit le donateur et abaisse le donataire » (p. 23) à propos du potlatch, comment ne pas penser à l’aumône, à la philanthropie ? Allons-nous progresser plus rapidement en en faisant des phénomènes sans liens ? J’ai suivi, avec le MAUSS, une autre voie. Non pas en finir avec le don comme paradigme, mais au contraire, essayer de penser ensemble ces phénomènes, comme F. Weber le fait d’ailleurs admirablement. En finir avec le don qui se veut unilatéral, qui ne considère pas l’autre capable ou digne de donner et qui humilie, oui. Mais comprendre également pourquoi il n’est pas aussi facile d’en finir avec ce type de don qui renaît toujours de ses cendres, pas aussi facile qu’on l’a cru au moment de gloire de l’État providence ; poursuivre l’élaboration d’une problématique du don à travers ses multiples formes, laquelle conduira peut-être, qui sait, à un paradigme du don ; et comprendre que le don ne nous conduit pas ultimement à des règles, contrairement à ce que croyait Mauss en commençant sa quête (« Quelles sont les règles…. »), mais à ce qui se passe avant les règles, car au lieu de trouver des règles Mauss a révélé « l’instant fugitif où la société prend » (p. 243). En finir avec le don négatif se fera donc toujours par un appel à des valeurs, à la solidarité. « Ce qui manque aujourd’hui, ce ne sont pas tant les moyens financiers qu’un mouvement qui sache regrouper à nouveau des militants, des intellectuels et des philanthropes pour “repenser la solidarité” (p. 50-51) », écrit F. Weber. N’est-ce pas le projet du MAUSS ! Il ne lui manque que les philanthropes… Le don est-il un continent, un archipel ou un paradigme ? La redistribution étatique est-elle une forme de don ? Quel est le tiers du don ? Le texte de F. Weber pose toutes ces questions et bien d’autres, objets des débats actuels sur le don. J’ai suggéré quelques éléments de réponse.

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Références bibliographiques ARISTOTE, 1965, Éthique à Nicomaque. Paris, Flammarion. DESCOMBES V., 1996, Les institutions du sens, Paris, Minuit. D UFY C. & F. WEBER , 2007, L’ethnographie économique, Paris, La Découverte. DUMONT, J.-P., 2002, Approche anti-utilitariste de la coopération en situation de travail, Paris, École des Hautes Études Commerciales. GODBOUT J. T., 2007, Ce qui circule entre nous, Paris, Seuil. GOODIN R. E., 1985, Protecting the Vulnerable, Chicago and London, The Chicago University Press. KOMTER A. E., 1996, « Reciprocity as a Principle of Exclusion », Sociology, 30 (2) : 299-316. LÉVI-STRAUSS C., 1967, Les Structures élémentaire de la parenté, Paris, Mouton. MANCINI R., 2002, Il dono dell’origine. Il Codice del Dono, G. Ferretti, PisaRoma, Istituti Editoriali e Poligrafici Internazionali : 187-217. MAUSS M., 1985, Sociologie et Anthropologie, Paris, PUF, « Quadrige ». – 2007, Essai sur le don, Paris, PUF. SAHLINS M., 1976, Âge de pierre, âge d’abondance : l’économie des sociétés primitives, Paris, Gallimard. SCHWARTZ B., 1993, « Why Altruism is Impossible… and Ubiquitous », Social Service Review, 67 (3) : 374-387. TITMUSS R., 1972, The Gift Relationship. From Human Blood to Social Policy, New York, Vintage Books.

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Homo maussianus : totalité ou dissociation ?

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« Mauss vivant » : une évidence pour tous ceux qui voient dans cet auteur l’un de leurs contemporains, en mesure de montrer la voie pour une science sociale en prise sur l’époque actuelle. Mais ce rapport privilégié avec l’œuvre maussienne n’a rien d’évident, au-delà d’un cercle de convaincus relativement restreint. Aussi, avant même d’envisager en quoi l’œuvre de Mauss est pertinente aujourd’hui, il convient de prendre conscience de la difficulté d’en présenter les aspects majeurs. Difficile en effet de reconstituer une vue cohérente à partir d’une œuvre fragmentée. Mauss n’hésite pas, dans nombre de ses notes de lecture, de ses esquisses, ou encore de ses essais de s’interroger sur la validité de ses propres prises de position, ou même d’en faire une critique plus ou moins radicale. Ou encore, « toujours prêt à se rectifier ou même à se contredire, ne poussant jamais ses théories jusqu’à des conclusions dogmatiques, ses textes de la maturité conservent toute la saveur du discours vivant qui est le mode de l’affirmation provisoire » [Karady dans Mauss, 1968 : LI]. La prudence de Mauss est telle qu’il n’hésite pas à considérer l’Essai sur le don, par exemple, comme un ensemble de questions posées aux spécialistes de l’histoire et de l’ethnologie, mais aussi comme une proposition d’objets d’enquête [1973 : 274]. Inutile de dire qu’il serait vain de présenter le « vrai » Mauss. Une œuvre émiettée, faite de points de vue divergents, opposés, voire contradictoires, au point qu’il est difficile de les évaluer à

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leur juste mesure1. Il est inévitable que celui ou celle qui aborde une œuvre aussi éclatée le fasse à partir d’un point de vue qui lui est propre, même si le risque est de présenter une vue épurée de Mauss. Nul doute qu’un travail de relecture s’impose. Sans conteste, la notion de totalité est une catégorie fondamentale de la sociologie maussienne. Elle permet, entre autres, d’envisager l’être humain dans toute sa complexité. Ce qui implique, à la suite de Mauss, de prendre en considération des données fournies, par exemple, par l’éthologie et les neurosciences. L’humanité est ainsi une espèce animale parmi d’autres. Mais, pour Mauss, une espèce avec des caractéristiques distinctives. L’humanité affirmerait sa singularité dans son aptitude à inventer des mondes pour donner un sens à son existence. Mais cet apport majeur de Mauss fait problème en raison de son insistance à diviser l’humanité en deux grandes catégories : d’une part, les individus « dissociés » ou « divisés » d’une « élite » tout à fait minoritaire ; d’autre part, la grande masse des êtres « totaux », qui devrait constituer le « terrain » même du sociologue. Quelle position prendre face à cette apparente confusion, entre la totalité comme principe méthodologique et comme terme commun désignant à la fois l’homme « primitif » et l’homme « moyen » de la modernité ? Reconnaissons que certains aspects de l’œuvre de Mauss sont proprement dépassés, pour mieux faire ressortir ceux qui permettent de porter un regard critique et décentré sur le monde actuel. C’est à cette condition que Mauss est notre contemporain... L’idée de totalité Pour évaluer la pertinence actuelle d’une œuvre du passé, une voie, parmi d’autres certes, est de s’interroger sur ses présupposés anthropologiques. Mauss présente-t-il toujours la même conception 1. Dans un entretien en 1934, Mauss affirmait : « Je ne suis pas intéressé à développer des théories systématiques. Je travaille simplement sur mes données, et si, ici et là, une généralisation valable apparaît, je la formule, et je passe à quelque chose d’autre […]. Ayant travaillé de cette manière, mes théories sont dispersées et non systématiques, et il n’y a nulle part quelqu’un qui puisse parvenir à les résumer » [Murray 1989 : 165].

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de l’homme à travers ses multiples textes ? Quelle est la nature de la relation entre ses présuppositions sur l’être humain et ses élaborations théoriques et ses prises de position normatives ? Plus qu’un simple rapport strictement linéaire, ne faut-il pas y voir bien davantage une sorte de va-et-vient entre les unes et les autres ? Pour tenter de répondre très partiellement à ces questions, un point de départ inévitable est de voir dans l’idée de totalité à la fois l’objet et la méthode de la sociologie maussienne. Tentons, dans un premier temps, de clarifier cet apport majeur de Mauss. Avec ce dernier, l’idée de totalité nous engage dans une approche à la fois inverse et complémentaire par rapport à l’orthodoxie scientifique actuelle. Cette idée ne permet-elle pas de transcender tout un ensemble de connaissances parcellaires et spécialisées ? La vision du monde dominante aujourd’hui repose sur les notions de séparation, de division, ou encore de fragmentation. Ce qui est pleinement moderne dans la modernité équivaut à une transformation radicale des modes de penser et d’agir, au point de placer au sommet de la hiérarchie des valeurs tout ce qui libère, délie, ou différencie. L’idée de totalité, présente chez Durkheim, pose certes d’indéniables problèmes, à commencer par la forte tendance à hypostasier la société comme une totalité en surplomb. La confusion avec une pensée dite réactionnaire est clairement avancée par des philosophes comme Léon Brunschvicg (1869-1944) ou Henri Bergson (18591941). Un rapprochement clairement réfuté par Mauss [1969 : 436-37]. Ce qui n’empêche pas un philosophe danois, ancien étudiant de Mauss, d’inclure Durkheim parmi les « précurseurs savants du fascisme » [Ranulf, 1939]. Et pourtant, même si la notion de totalité peut se confondre avec une dérive totalitaire [Déat dans Fournier, 1994 : 753], il n’en reste pas moins qu’elle doit être réexaminée, en raison, entre autres, d’un morcellement excessif des savoirs sur l’être humain comme être vivant, être social et comme individu. Pour Mauss, parler de totalité revient à voir dans la vie humaine un ensemble enchevêtré, fait à la fois d’oppositions et de confusions [1973 : 302]. D’où les différents sens avancés par plusieurs auteurs pour clarifier cette catégorie majeure [par exemple, Karsenti, 1997 ; Gofman, 1998 ; ou Tarot, 2003]. Pourtant, la tendance est de rabattre l’idée générale de totalité sur celle de « fait social total », en se

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rapportant le plus souvent à l’Essai sur le don. De manière complémentaire, il s’agit ici d’envisager la notion de totalité en rapport avec la manière de concevoir l’être humain. Pour Mauss, en effet, les individus « sont eux-mêmes des “touts”, et qui pensent et agissent comme tels » [idem]. Ou encore, les « phénomènes de totalité » comprennent « non seulement le groupe, mais encore, par lui, toutes les personnalités, tous les individus dans leur intégrité morale, sociale, mentale, et, surtout, corporelle ou matérielle » [id.]. La figure proprement maussienne de l’être humain est donc celle de « l’homme total » vu comme « la seule unité que rencontre le sociologue » [Mauss, 1996 : 235]. L’objet du sociologue n’est pas simplement centré sur les institutions sociales comme telles. Il porte tout autant sur cet « homme tout entier », à la fois producteur et produit des institutions, qu’il intériorise, subit, ou encore rejette et transforme. Le point de départ de toute recherche sociologique est ainsi l’être humain nécessairement situé dans un contexte spécifique. Aussi « le donné, c’est Rome, c’est Athènes, c’est le Français moyen, c’est le Mélanésien de telle ou telle île » [Mauss, 1973 : 276]. Un être dont l’évidence empirique est celle d’un « homme complet, concret », « non compartimenté », d’un « être indivisible », d’un « homme total » [idem : 304]. Penser l’être humain comme un tout suppose une collaboration aussi étroite que possible entre biologie, psychologie et sociologie. Mauss met ainsi en question le fractionnement de l’être humain en plusieurs composantes, constitutives de trois champs disciplinaires, avec le risque évident de développer des points de vue autonomisés et partiels sur un même objet empirique. La totalité humaine est fondamentalement celle d’un Homo triplex ou mieux encore d’un Homo complexus [Berthoud, 1999]. La vie humaine, dans sa plus grande généralité, suppose que « la triple considération du corps, de l’esprit et du milieu social doit aller de pair » [1973 : 308]. Ainsi, pour saisir au mieux la complexité de la réalité humaine, Mauss s’interroge sur les nécessaires rapports entre la sociologie, d’une part et la psychologie et la biologie humaine d’autre part, ces « deux autres règnes de la vie humaine » [Mauss, 1969 : 313]. Mauss insiste sur les apports mutuels des deux domaines psychologique et sociologique. Il parle de « services rendus » et de « service à rendre » [1973 : 291 et 298]. Par ce souci interdisciplinaire, il dépasse les limites de la centration

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durkeimienne sur les « faits sociaux ». Du même coup, il s’efforce d’éviter toutes les dérives propres aux sciences sociales, comme le relativisme, le culturalisme, ou encore le sociologisme. Les vues de Mauss sur le savoir biologique se réduisent à quelques indications générales sans grande portée, sauf sur la question du corps humain. Il semble surtout en rester au seul domaine de la biologie humaine. Ses quelques remarques sur les « sociétés animales » montre qu’il tend à réduire la distinction entre monde animal et monde humain à celle d’une discontinuité radicale. Pour lui, « on peut distinguer les sociétés humaines, qui sont institutionnelles, et les sociétés animales qui ne le sont pas » [1969 : 297]. Mais rester dans l’esprit de Mauss, c’est prendre au sérieux les dernières avancées des sciences de la vie contre un grand partage, opposant traditionnellement les sciences naturelles aux « sciences de l’esprit » (Geistesswissenschaften). Pour les premières, l’être humain est un organisme qui s’insère dans la continuité de l’évolution des espèces. Pour les sciences humaines et sociales, la réflexion sur l’identité humaine suppose au contraire une nette discontinuité avec l’ensemble du monde vivant. L’être humain apparaît ainsi comme un être à part. Certes cette distinction entre corps et esprit ou âme2 semble être universelle. Mais pour la représentation moderne, il ne s’agit pas simplement de séparer les deux univers corporel et spirituel, mais de les considérer comme antinomiques. Le corps est ainsi marqué par la finitude de tout être vivant et l’esprit est vu comme une force d’imagination sans limites. Contre cette prédominance d’une pensée dualiste et dans le sillage de Mauss, il importe de tenir compte des apports les plus significatifs de disciplines comme l’éthologie, la primatologie, ou les neurosciences. À cette condition, il devient possible de mettre solidement en question toute conception réductrice de l’être humain, sans tomber dans la pure condamnation morale. 2. Ces notions devraient être explicitées. L’âme ne renvoie-t-elle pas à la croyance en l’immortalité ? L’esprit recouvre à la fois les deux termes anglais de spirit, qui s’identifie en quelque sorte à celui d’âme et de mind, qui se rapporte à des facultés comme la pensée, la conscience, ou encore la mémoire. Certes, dans le langage courant, la polysémie des termes âme et esprit (au sens de spirit) tend à effacer toute différence.

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Certains acquis de ces disciplines imposent une mise en question radicale de l’opposition nature-culture, comme un mode de pensée majeur pour établir un ordre discriminant du monde3. Avec l’éthologie, une stricte rupture à l’intérieur du monde vivant n’est plus acceptable. L’animal ne se réduit pas à un être naturel opposé à l’humain, seul être social et culturel. L’animalité peut ainsi s’envisager comme une catégorie en vue d’établir une comparaison avec l’humanité, pour dégager à la fois des similitudes et des différences. L’homme doit être vu d’abord comme un être vivant parmi d’autres, contre toute accentuation de l’altérité radicale du monde animal. Selon une tradition savante bien attestée, l’être humain et l’animal se caractérisent par un ensemble de traits plus ou moins apparentés. Tels sont, en particulier, l’« instinct de conservation », ou l’« instinct de vie ». L’idée générale derrière ces formulations et bien d’autres encore est celle d’un être en mesure de se maintenir en vie, grâce à ses capacités adaptatives. En d’autres termes, tout être vivant est vu comme une force, à la fois menaçante et menacée, dans ses affrontements inévitables avec les autres et contre les phénomènes naturels. Mais, comme nous l’apprennent avec insistance nombre de travaux en éthologie, il y a une socialité animale, en particulier chez les grands singes, propre à limiter la portée destructrice des besoins et des affects les plus élémentaires, tout au moins dans les limites d’un groupe défini [De Waal, 2006 ; De Waal et Tyack, 2004]. Faut-il alors se contenter de poser l’existence d’un « instinct social » ? Mais, selon une perspective largement partagée, les termes de société et de culture passent pour des notions transspécifiques. La socialité animale ne se réduirait pas au seul domaine de l’inné ; elle relèverait, pour une part variable, d’un acquis culturel. Une manière de mettre radicalement en doute la prétention anthropocentrique 3. Pour Lévi-Strauss, par exemple, « on a commencé par couper l’homme de la nature, et par le constituer en règne souverain ; on a cru ainsi effacer son caractère le plus irrécusable, à savoir qu’il est d’abord un être vivant. Et, en restant aveugle à cette propriété commune, on a donné champ libre à tous les abus. Jamais mieux qu’au terme des quatre derniers siècles de son histoire, l’homme occidental ne put-il comprendre qu’en s’arrogeant le droit de séparer radicalement l’humanité de l’animalité, en accordant à l’une tout ce qu’il retirait à l’autre, il ouvrait un cycle maudit, et que la même frontière, constamment reculée, servirait à écarter des hommes d’autres hommes » Lévi-Strauss, 1973 : 53].

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que toute capacité culturelle serait propre à la seule humanité. Des caractéristiques communes se retrouvent chez les primates et chez les humains, comme la confrontation et la réconciliation. À suivre De Waal, par exemple, rétablir la paix chez les primates « est une compétence sociale acquise et non un instinct » [2006 : 188]. Dans une telle perspective, la socialité animale nous oblige ainsi à relativiser fortement la croyance en une exception humaine [Schaeffer, 2007]. Pour De Waal encore, l’homme serait un « singe bipolaire » (à la fois chimpanzé et bonobo), mû par la violence de l’intérêt individuel et l’ouverture empathique et altruiste envers autrui [2006 : 278-9]. Sollicité, avec d’autres, pour répondre à la question « qui sommes-nous ? », De Waal confirme son point de vue en esquissant une sorte de « grand récit » naturaliste de la condition humaine. Pour lui, en effet, « nous nous comparons aux singes pour défendre des conceptions du monde et des hypothèses sur la nature humaine »4. Aussi le sociologue, à moins de s’enfermer dans sa bulle cognitive, peut-il aujourd’hui rejeter sans autre l’idée d’une continuité entre l’humanité et le monde animal ? Avec les neurosciences, entre autres, la rationalité et ce qui est censé la nier comme les passions, les émotions ou les sentiments ne peuvent plus se ramener à l’opposition dualiste entre nature et culture. La prétention de l’Homo rationalis moderne d’incarner l’être humain par excellence doit être l’objet d’une forte critique. Les recherches sur le fonctionnement du cerveau sont une contribution indispensable pour tendre vers une vue intégrée de l’être humain. Plus encore, avec la neuroscience dite sociale, l’examen de données neurobiologiques, tirées des techniques de l’imagerie cérébrale liées à diverses expérimentations, permet d’expliquer, entre autres, les comportements prosociaux, dans leurs aspects cognitifs et affectifs [Cacioppo et Bernston, 2005 ; Dunbar, 2003]. Pour le sens commun, rien de plus évident que les sujets humains soient guidés en partie par les émotions dans leurs actions comme dans leurs idées. Il en va de même pour toute une pensée savante hétérodoxe [Berthoud, 2008]. D’une certaine manière, la neuroscience sociale ne fait que reprendre ces vues non conformistes. 4. « Des singes bipolaires », Philosophie Magazine, n° 35, déc. 2009-janv. 2010 : 57.

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Mais les moyens techniques utilisés sont radicalement nouveaux. Ils permettent en quelque sorte d’ouvrir cette « boîte noire » que constituent les états et les processus mentaux, en mettant à mal les spéculations sociologiques simplificatrices sur ce qui pousse les êtres humains à agir. Les données tirées de l’exploration du cerveau permettent ainsi de montrer la part irréductible des émotions sociales dans toute interaction. L’être humain ne peut plus se concevoir comme celui qui est ou devrait être motivé par ses seuls intérêts rationnellement calculés. Le recours raisonné à l’éthologie et à la neuroscience sociale permet ainsi de mettre en cause une double exception. Celle de l’humain en général, par rapport aux autres êtres vivants et, parmi les humains, celle de l’homme moderne. « La part que joue la vie sociale dans la vie humaine » Nul doute qu’une connaissance de l’être humain dans toute sa complexité suppose une capacité de décentration disciplinaire. Les approches éthologique et neuroscientifique imposent certes d’inclure l’humanité dans l’ensemble du monde vivant. Elles permettent ainsi de faire une critique argumentée du sociologisme ou du culturalisme, mais avec le risque évident de minimiser, voire d’ignorer, la créativité humaine révélée par la diversité des contextes sociaux et culturels à travers le temps et l’espace. Aussi la tâche du chercheur en sciences sociales est-elle de se demander très explicitement ce qui est proprement humain, au point de nous différencier du monde animal, malgré l’évidence d’une base biologique commune. En d’autres termes, il s’agit d’insister sur cette capacité universelle de créer des mondes institués, qui donnent un sens à la vie humaine. Dans cette perspective, Mauss définit son propre champ de réflexion et de recherche comme « la part que joue la vie sociale dans la vie humaine » [1996 : 236]. Tout en reconnaissant la nécessité de comprendre « les conditions biologiques et psychologiques du fait social » [1969 : 266], la sociologie maussienne apparaît simultanément comme une manière forte d’affirmer l’existence d’un ordre spécifique de la réalité humaine qualifié de social. En particulier, elle porte sur cette part irréductible du social intériorisé par l’individu. En partie tout au moins, les manières de sentir, de

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penser et d’agir sont celles que les individus acquièrent dans un contexte institutionnel défini. Elles supposent, implicitement tout au moins, la présence de la société en chaque individu, grâce à la socialisation et à l’éducation. Le sujet humain n’a pas d’existence effective en dehors d’une relation à autrui par la médiation de tiers. Les relations humaines sont donc fondamentalement triadiques. Dans le langage des pronoms personnels, par exemple, pas de Je et de Tu sans un Il unificateur. Le tiers médiateur peut prendre de multiples formes : institutions, personnes, objets. Dans tous les cas, il est la marque même du social objectivé. Même dans la communication intersubjective, les deux parties concernées s’inscrivent nécessairement dans une relation triadique. Ne serait-ce qu’en raison du tiers que constitue l’institution du langage. Tout tiers symbolise un ensemble de valeurs partagées. Mais comme entre-deux, ou comme médiation, le tiers unit et sépare tout à la fois. Certes seuls les individus pensent et agissent. Mais ils ne peuvent le faire que dans des limites institutionnelles spécifiques, en se conformant plus ou moins à des lois, des règles et des normes propres à canaliser pulsions et affects. Des contraintes inévitables pour imposer des façons de sentir, de penser, d’agir et de maintenir une forme définie de vivre-ensemble. Mais la violence instituée et la force légitimée, nécessaires pour punir toute violation des lois, seraient bien insuffisantes pour assurer une vie sociale effective. Pour l’être humain, la question du sens de l’existence est tout aussi vitale que la survie physique. Pris dans sa condition d’être mortel, il ressent plus ou moins clairement l’absurdité d’une existence que rien ne semble justifier. Dans toute société, l’individu doit donc trouver une raison d’exister comme une défense contre la mort. Il est ainsi conduit à acquérir ce qui est valorisé. Tels sont, par exemple, le prestige, l’honneur, la renommée, le pouvoir, ou encore la richesse. Ces fins valorisées constituent autant de modèles d’être, de penser et d’agir, qui indiquent ce qui est à faire et qui contribuent à la fabrication sociale des individus. Mais les fins valorisées d’une société donnée ne sont pas des moules imposant absolument leur forme aux individus. Il y a en tout être humain une « part maudite », ou une « part obscure »

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irréductible et jusqu’à un certain point socialement indomptable. Cette part se manifeste dans de multiples formes de transgression et d’excès liées à une quête passionnelle combinant, de manière variable, pouvoir, avoir et reconnaissance sociale. Ces tendances à la démesure entraînent des rivalités et des luttes, qui prennent le plus souvent une forme constructive dans les limites d’une collectivité donnée, mais qui deviennent, dans des moments particuliers, des menaces plus ou moins graves pour la cohérence sociale à divers niveaux. Cet être humain mû par la passion concerne l’humanité entière. Il est aisément repérable dans les travaux de Mauss. La voie sociologique adoptée par ce dernier s’appuie sur la connaissance des sociétés dites archaïques, dans lesquelles les fins poursuivies par les individus s’affirment de manière ostensible. La catégorie de l’archaïque, ce qui passe pour l’humanité première, est vue comme un point de départ propre à fournir des éléments majeurs pour dégager un fond commun proprement humain de la socialité. Les principes fondamentaux ainsi dégagés infirment l’image d’une socialité archaïque marquée par des formes sociales rigidement instituées. Au contraire, ils prennent la forme du don, ce fait total par excellence, qui unit et sépare tout à la fois. Avec son insistance sur la portée paradigmatique du don archaïque, Mauss nous invite à donner toute son importance à des dimensions fondatrices du social, mais largement dévalorisées aujourd’hui, sinon même occultées. Telles sont, par exemple, la ritualisation plus ou moins marquée d’une grande partie des pratiques sociales, ou encore la composante communautaire vue comme ce qui est en commun, ou ce qui est partagé comme la langue et, plus largement, des idées et des valeurs. Ce rappel de l’aspect unificateur du social devrait nous mettre en garde contre la tendance apparemment irrépressible d’un découpage de l’être humain en divers homines spécialisés : faber, œconomicus, ludens, loquens et bien d’autres encore. Pour Mauss au contraire, « la sociologie est là pour empêcher d’oublier aucune des connexions » [1969 : 215]. Aussi, il n’y a qu’une seule science sociale pour toute l’humanité. Une visée qui repose sur l’hypothèse d’une unité (relative) de l’espèce humaine » [1974 : 152], en dépit de l’évidence empirique des différences criantes entre sociétés et cultures. Sur cette base, Mauss développe

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tout au long de sa vie académique une approche comparative, en mesure de mettre en perspective la modernité occidentale. Cet éclairage anthropologique d’une humanité à la fois une et multiple permet d’établir des contrastes significatifs entre l’homme dit archaïque et l’homme dit moderne [Berthoud, 2007]. Une manière de repérer chez le premier ce qui est pleinement affirmé comme la totalité sociale ou l’individu-en-relation, par exemple, et ce qui est dénié chez le second au profit, entre autres, d’un idéal individualiste et d’une coupure radicale entre personne et chose. Dans une conception aussi épurée de l’individu moderne, vu dans une situation d’extériorité avec les autres et avec l’univers objectif des phénomènes naturels, c’est l’être humain dans toute son épaisseur, faite de raison et d’intérêts certes, mais aussi de passions, de sentiments, ou encore d’émotions, qui disparaît littéralement. Une double représentation de l’homme moderne Pour Mauss, le recours privilégié à l’humanité archaïque n’implique en aucune manière que le sociologue doive « s’absorber dans le passé ; mais l’histoire et l’ethnographie ne doivent lui servir qu’à mieux comprendre le présent afin d’aider l’humanité à prendre conscience de son avenir » [1968 : 94]. À prendre à la lettre une telle déclaration, bien des affirmations de Mauss deviennent discutables sinon même inacceptables5. Tout au moins pour ceux qui n’acceptent pas de se couler dans le moule d’un conformisme savant largement dominant aujourd’hui. En effet, Mauss donne l’impression de se rallier pleinement à une vision orthodoxe de la modernité. Sommes-nous alors ce que nous croyons être, en le proclamant au monde entier comme une vérité universelle ? Plusieurs textes publiés par Mauss, échelonnés sur de nombreuses années, peuvent être vus comme une réponse affirmative à une telle interrogation.

5. Elles illustrent l’énorme difficulté de satisfaire aux exigences méthodologiques et théoriques que Mauss s’était imposées. Sans doute très sévère avec lui-même, il affirme : « Nous avons dû diviser pour commencer à comprendre. Mais nous n’avons fait que cela. Au fond, nous sommes encore dans l’ornière de l’abstraction et du préjugé, impuissants à sortir des classifications étroites que nous imposent les sciences déjà anciennes de l’économie, du droit, de la religion, etc. » [1969: 203].

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De l’un de ses premiers textes sur « la religion et les origines du droit pénal » en1896 [1974 : 651-698], à l’un de ses derniers sur « la notion de personne » en 1938 [1973 : 331-362], sans omettre sa période la plus fructueuse entre 1920 et 1925, la représentation évolutive de l’histoire humaine est constante. Trois citations devraient suffire pour corroborer une telle tendance chez Mauss : « Dans les sociétés inférieures […] l’homme n’y a pour ainsi dire ni pensée ni activité propres […]. Mais, dans les sociétés supérieures, […] l’individu semble largement autonome » [1969 : 149 ; publié en 1901 avec Paul Fauconnet] ; « Plus nous reculons vers les formes moins évoluées de la vie sociale, […] plus nous avons affaire à des hommes instinctifs, ou […] totaux » [1973 : 305-6 ; publié en 1924] ; « La conscience claire que l’individu a de soi et des autres est un “trait de civilisation” de nos sociétés à nous » [1997 : 13 ; notes pour une communication présentée en 1938].

Le primitif – et non plus l’archaïque – apparaît ainsi comme l’origine, toute relative certes, d’un mouvement progressif de l’histoire6. À cet homme intégralement socialisé de l’origine aurait succédé, après un long processus historique, l’homme proprement moderne divisé en facultés. Mauss met en évidence la « “dissociation” de ceux des hommes que nous sommes, sentant nos personnes, et résistant à la collectivité » [1973 : 329-330]. Aussi, « l’instabilité de tout le caractère et la vie d’un Australien ou 6. Les sociétés dites primitives ont constitué dès le début de l’anthropologie universitaire un terrain de recherche privilégié. Il n’en reste pas moins qu’elles servent jusqu’à aujourd’hui de repoussoir pour mettre en valeur une modernité idéalisée. Pour l’anthropologue Kuper, « la condition civilisée est définie comme l’opposé d’un état primitif imaginaire, et elle est également imaginaire » [2008 : 720 ; et Kuper, 2005). De manière similaire et en ciblant sa critique sur Mauss, l’anthropologue Olivier de Sardan n’hésite pas à dire : « On peut aujourd’hui à peu près prouver que l’Essai sur le don est une œuvre empiriquement non fondée » [1996 : 54]. La sévérité de ce jugement devrait être soumise à un examen approfondi. Une tendance dominante de la recherche anthropologique n’est-elle pas de produire des descriptions détaillées sur des entités sociales et culturelles limitées ? Le risque de verser dans l’ethnographisme est donc loin d’être négligeable [Berthoud, 1992].

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d’un Maori est visible. Ces “hystéries” collectives ou individuelles […] ne sont plus chez nous que des affaires d’hôpitaux ou de rustres. Elles ont été la gangue dont, lentement, notre solidité morale s’est dégagée » [ibidem : 330]. En bref, le type anthropologique proprement moderne résulterait d’une longue transformation, à partir d’une humanité largement prisonnière des confusions d’une affectivité dominante. Au contraire, l’homme moderne, selon une vue évolutive portée à accentuer les différences, serait radicalement opposé à l’homme primitif caractérisé, entre autres, par une « incapacité… d’abstraire et de diviser » ; aussi, il ne saurait « ni se dissocier ni dissocier [ses] actes » [idem : 193]. Cette manière d’inférioriser le prétendu primitif se retrouve encore dans l’attitude de Mauss au sujet de la situation coloniale, marquée par une violence politique extrême et un racisme généralisé. Mauss est peu porté à dénoncer les conquêtes coloniales, vues comme contribuant à une transformation inéluctable du monde. Son souci majeur est que « les faits euxmêmes, qu’il s’agit d’observer, disparaissent chaque jour […]. Tous les voyageurs nous disent les prodigieuses transformations que subissent par exemple, les sociétés nègres, sous l’action de nos colonisations européennes. Les tribus se décomposent, se croisent, se métissent, se déplacent, quand elles ne dégénèrent pas ou même ne meurent pas » [1969 : 432]. Mauss ne fait qu’adopter un point de vue largement répandu parmi les anthropologues pendant une longue période. Durant tout ce temps, il n’y avait guère de contestation sur le fait de poursuivre des recherches ethnographiques sur les « indigènes », en se centrant sur l’organisation sociale dite traditionnelle et sans établir un lien explicite avec l’occupation coloniale. Une démarche qui se justifiait, entre autres, par le fait qu’elle devait permettre « d’administrer intelligemment » et d’« asseoir une politique coloniale » [Mauss dans Fournier 1994 : 503]. Mais Mauss n’en reste pas à l’opposition binaire « primitif » et « civilisé ». Il n’hésite pas, au contraire, à faire une sorte d’amalgame entre primitif, d’une part, et populaire, moyen, ordinaire et normal, d’autre part. Certes, pour lui, le « progrès général de la race humaine et de la civilisation » montrerait que « dans l’humanité moyenne, d’aujourd’hui, il y a plus de bon

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sens, de clarté, de moralité, de connaissance, de sentiment que dans la conscience d’un homme de jadis » [1974 : 483]. Aussi, malgré une telle différence de degré, « l’homme moyen de nos jours — et ceci est surtout vrai des femmes [sic] — et presque tous les hommes des sociétés archaïques ou arriérées, est un “total” : il est affecté dans tout son être par la moindre de ses perceptions ou par le moindre choc mental » [1973 : 306]. Pour lui encore, les « hommes totaux » se rencontrent « dans les couches les plus considérables de nos populations et surtout dans les plus arriérées. Ce sont donc eux qui forment la majorité dans les éléments statistiques dont nous disposons […], les classes vraiment civilisées étant, même dans les plus riches nations, encore assez faibles numériquement » [idem]. C’est dire que la modernité comprendrait deux grandes classes d’individus : la masse ou ceux d’en bas et l’élite ou ceux d’en haut. Dans cette dernière, l’« homme civilisé », apparemment libéré des limites de l’« homme total », incarnerait la figure même de l’Homo rationalis. Il est « “divisé” : son intelligence, la volonté qui lui fait suite, le retard qu’il met à l’expression de ses émotions, la façon dont il domine celles-ci, sa critique – souvent excessive – l’empêchent d’abandonner jamais toute sa conscience aux impulsions violentes du moment » [id.]. Mauss, notre contemporain À partir d’une image aussi fruste de l’humanité dite primitive et populaire, faut-il exclure tout retour à Mauss, sauf comme un jalon important de l’histoire de la pensée sociologique et anthropologique ? Comme bien d’autres auteurs avant et après lui, Mauss se contente-t-il de voir dans « l’homme total » la stricte négation d’une forme ou l’autre de la rationalité, largement considérée comme l’idéal indiscutable de la modernité ? Oui d’une certaine manière, en défendant l’orthodoxie évolutionniste des théories de la rationalisation. Et pourtant nous pouvons nous rallier à Mauss contre lui-même en quelque sorte, grâce à la richesse de ses idées éclatées et quelque peu désordonnées. Il reste pour nous une source d’inspiration incomparable. Dans l’esprit du Mauss comparatiste, la mise en perspective de certains aspects majeurs de la modernité prend tout son sens. En particulier, la tension devient

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évidente entre la permanence du social et des valeurs proprement modernes comme la rationalisation et l’individualisation. Avec Mauss, nous prenons conscience des conditions à remplir pour un regard équilibré sur notre modernité. Nous pouvons ainsi nous engager dans une anthropologie, propre à nous mettre à distance de nous-mêmes, pour (re) découvrir l’irrépressible composante sociale de toute existence humaine. Mais l’approche comparative esquissée par Mauss permet aussi de s’interroger sur des caractéristiques constitutives du fondement normatif de la modernité. Prenons comme exemple la séparation absolue entre personne et chose et la tendance apparemment libératrice d’étendre toujours davantage l’univers des choses, incluant l’être humain lui-même, comme une ressource disponible d’une manière ou d’une autre. Les travaux ethnographiques sur les sociétés dites archaïques montrent que cette distinction entre personne et chose est instable et varie selon les contextes. Certes une telle instabilité est souvent perçue comme la marque par excellence de la primitivité. On pourrait encore se contenter de mettre en évidence le contraste entre la personnification des choses dans l’univers archaïque et la chosification des personnes dans le monde moderne. Une manière de montrer très clairement les différences majeures entre des ensembles institués de significations imaginaires, propres à justifier les idées et les actions des individus. Mais la tension entre la réalité du social et l’idéal individualiste montre la relative fragilité de la distinction absolue entre personne et chose. C’est alors une part inexprimée, ou tout au moins dévalorisée, de cette distinction qui peut surgir. Et d’insister ainsi sur le fait que l’Occident moderne, comme toute société humaine, suppose une distance entre ce qui est dit explicitement et ce qui se fait réellement. Les formulations maussiennes, qui prêtent aux choses une force, un pouvoir, une vertu, une âme, ou encore un esprit, il est vrai soumises à de fortes critiques, devraient pourtant nous inciter à rendre visibles « ces côtés obscurs de la vie sociale » [Mauss, 1973 : 273], ou tout au moins à relativiser les visées d’une instrumentalisation généralisée des êtres et des choses. En particulier, l’être humain, dans des usages de son corps ou dans certaines de ses parties, est ravalé au rang d’une chose et comme

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telle acquiert une valeur marchande. Pensons aux exemples révélateurs des dons d’organes, de la gestation pour autrui, ou encore de la recherche sur les cellules souches embryonnaires, tous difficiles à penser, à sentir et à vivre dans les limites de l’opposition binaire personne-chose. Le recours aux formes d’altérité culturelle les plus distantes devrait permettre, entre autres, de prendre conscience que ces « choses humaines », en quelque sorte détachables et disponibles comme marchandises, peuvent être vécues souvent comme autant de symboles ou de substituts de l’être total. Une voie ouverte par Mauss quand il affirme, par exemple, que « les choses ont encore une valeur de sentiment en plus de leur valeur vénale, si tant est qu’il y ait des valeurs qui soient seulement de ce genre. Nous n’avons pas qu’une morale de marchands » [1973 : 258]. Vue dans une telle perspective, la position de l’homme moderne est pour le moins malaisée. Elle résulte de deux exigences conflictuelles, vécues le plus souvent de manière disjonctive. D’une part, l’idéal individualiste tout puissant d’un Homo rationalis, à la fois sur le plan de la morale, du savoir et comme calculateur de ses propres intérêts. Mais, d’autre part, l’individu empirique ne peut se réaliser pleinement qu’en créant et en maintenant des liens avec autrui, en particulier par la médiation des choses à la fois comme valeur d’usage et comme valeur symbolique. Cette tension existentielle entre la figure valorisée de l’individu et le fait de l’être social, toujours en situation d’interdépendance, ne permet-il pas de comprendre le flottement constant chez Mauss entre ses points de vue évolutionniste et comparatif sur l’« homme total » ? Notre tâche ne serait-elle pas alors, avec et contre Mauss, de mettre en évidence ce qu’une représentation sélective de la modernité écarte, ou dissimule, en vue de montrer en quoi toute action est irréductiblement paradoxale et ambivalente ? Prendre en considération une telle complexité suppose de pouvoir se démarquer d’une vision linéaire pour laquelle l’humanité évoluerait rigoureusement de la tradition à la raison, de la magie à la science, du don à la marchandise, ou encore de la communauté à la société.

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« L’instant fugitif ou la société prend. » Le don, la partie et le tout

Philippe Chanial

Existe-t-il un plus beau cadeau, pour un sociologue ou un anthropologue, que de se voir offrir par son terrain, pour ainsi dire sur un plateau, un pur moment de société ? Un moment privilégié et rare où son objet, son énigme, le lien social, vient se nouer devant lui, se donner à voir en pleine lumière. Tel un photographe, Mauss a saisi ce moment sous cette belle formule : « l’instant fugitif où la société prend ». Or que décrivait-il ainsi sinon ces fêtes du don, potlatch, kula, pilou-pilou, ces instants où, à travers les présents donnés, reçus et rendus, la société manifeste son « aspect vivant », où s’offre au regard de l’anthropologue le « mouvement du tout »1 ? Ces moments de don, Mauss nous invitait à les appréhender comme autant de moments de vérité de la socialité humaine. Car si, pour Mauss, le don désigne bien une forme de prestation sociale – ou de relation interhumaine – parmi d’autres, il est, en même temps, plus que le don. Non seulement figure-t-il le phénomène social total par excellence, mais plus encore, avec le don, comme il le suggère dans sa fameuse conclusion, « nous touchons le roc » [Mauss, 1989 ; 148, 264]. Cette dernière formule de Mauss a été

1. Ces instants fugaces, rajoutait-il, où « les hommes prennent conscience sentimentale d’eux-mêmes et de leur situation vis-à-vis d’autrui » [Mauss, 1989 : 275].

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passablement mal comprise, réduite à sa seule dimension normative, jugée par ailleurs bien irénique2. Or l’Essai sur le don ne se résume pas à ses conclusions, si précieuses soient-elles, et celles-ci ne sont pas seulement morales (ou politiques), mais aussi proprement sociologiques et anthropologiques. C’est cet apport de l’Essai à une science sociale générale que je voudrais ici brièvement questionner dans la perspective, tout aussi générale, d’une théorie de la relation humaine. Il me semble en effet que le défi que Mauss nous invite à affronter consiste à appréhender le don à la fois comme un mode de relation humaine spécifique – « tout », évidemment, n’est pas don –, et comme l’opérateur privilégié – le fameux roc – de la sociabilité humaine. Ou pour le dire en termes simmeliens, une forme (de relation) sociale parmi d’autres et la forme (de l’ensemble) des formes sociales [Papilloud, 2002]. La partie et le tout. Commençons par le tout.

On the « roc ». Total, vous avez dit total ?

À l’instar de Mauss et des chasseurs d’éclipses, nombreux sont les sociologues et les anthropologues qui sont partis en quête de tels instants fugitifs où la société prend. Comme si être le témoin, direct ou indirect, de telles épiphanies du social constituait l’une des conditions de félicité de leur vocation de savant. Que l’on songe à la fascination de Durkheim pour les moments, archaïques et modernes, d’effervescence collective, à la minutie avec laquelle Simmel décrit les multiples formes sociales par lesquelles la société se dévoile in statu nascendi dans le flux et le bouillonnement de nos actions réciproques, ou à l’obsession, notamment des ethnométhodologues, pour la production in situ de l’ordre social, dans une banale file d’attente ou une conversation. Et que décrivait Lévi-Strauss à travers sa célèbre analyse du rituel de l’échange de vin dans les petits restaurants du Midi, sinon une « forme non 2. Comme si Mauss nous (re) faisait le coup des bons sauvages, « plus généreux et plus donnants que nous », et par là nous faisait la leçon : nous, modernes, n’aurionsnous pas oublié la « morale éternelle » du don – « fondement du droit » ou, mieux encore « principe même de la vie sociale normale » – pour faire de l’homme un « animal économique », « une machine, compliquée d’une machine à calculer » [idem : 271-272] ?

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cristallisée de la vie sociale », une « situation fugace » où se noue « toute une cascade de menus liens sociaux » entre deux voisins de table totalement étrangers l’un à l’autre [Lévi-Strauss, 2002 : 70] ? J’y reviendrai. Le don ou l’art de (se) lier En ce sens, ces moments de pure société ne sont pas le monopole des peuples archaïques et de leurs anthropologues patentés. Et, faut-il ajouter, ce bonheur du spectateur ne doit pas faire oublier celui des acteurs eux-mêmes, ce bonheur banal, que nous prenons à la socialité elle-même, pour elle-même, à la manifestation du social comme tel. Ce bonheur de se lier, tel qu’il s’atteste, par exemple, dans une simple conversation, Simmel invitait à la saisir comme un bonheur de pure forme, où les contenus engagés dans la relation importe moins que ce « jeu de société » où chacun donne et reçoit de l’autre rien d’autre que « le maximum de valeurs sociables (en joie, aide et vivacité) », et où « la matière du discours n’est que le support indispensable des attraits que l’échange vivant de la parole déploie comme tel » [Simmel, 1981 : 157 ; 131]. Pour autant, si ces bonheurs éphémères rendent la société si vivante, ils en disent également long sur ce qui la rend possible et pérenne. Ou, pour le dire autrement, ces moments de société sont à la fois des moments de manifestation et d’institution du social. Évoquant les travaux de Maurice Leenhart, Mauss rappelait en quels termes les Kanaks décrivaient l’un des moments culminants de la société néo-calédonienne, la grande fête rituelle du pilou-pilou : « Nos fêtes sont le mouvement de l’aiguille qui sert à lier les parties de la toiture de paille pour en faire un seul toit, une seule parole » [Mauss, 1989 : 174-175].

À l’image du va-et-vient de l’aiguille, le va-et-vient du don – biens échangés et « paroles enfilées »3 –, vient tresser le toit de paille de cette « maison commune », de cette « maison bien lacée » sous laquelle toutes les familles, tous les clans, les vivants et les morts, les hommes, les femmes, les enfants, les dieux et les esprits, 3. Ces « hors d’œuvres poétiques » rappelant l’origine des clans, leur histoire commune, leurs accords passés [Leenhart, 1971 : 215-216]

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pourront s’abriter et vivre ensemble. Biens et paroles, indissociables – « recevez ces ignames, ils sont notre parole » – symbolisent ces « liens d’âme », passés et présents, et ouvrent aux liens à venir. Accomplir ces gestes, c’est « faire la coutume », la donner, la recevoir et la rendre ; rappeler et réactualiser le pacte. Bref, comme les sociétés archaïques savent si bien le manifester, le ritualiser et le symboliser, il n’y a pas de monde commun qui tienne sans cet art de se lier, sans ce travail d’attachement, d’entrelacement. Le don ou la scène originaire Sondons plus loin encore ce roc de la sociabilité humaine, au plus profond de la signification anthropologique de ces « moments fugitifs où la société prend ». Comme nous y invitent Marcel Hénaff, Lévi-Strauss et Mauss lui-même, il n’est pas illégitime d’y voir l’écho d’une scène originaire, scène de la première rencontre, scène de la confrontation à l’altérité. Comme si, par le don, la société nous livrait l’énigme de son origine. Comme si, au commencement était non seulement la parole ou l’action (Goethe) mais, parole et action mêlées, le don. De tels récits des origines foisonnent dans la littérature anthropologique. Marcel Hénaff rappelle en ces termes celui recueilli dans les vallées au pied du mont Hagen, en Nouvelle-Guinée, par Andrew Strathern dans son ouvrage The Rope of Moka : « […] Un de ces informateurs, alors septuagénaire, avait, dans son adolescence, assisté à l’arrivée dans son village du premier administrateur australien. Selon les légendes locales, certains morts devenaient des fantômes pâles et cannibales. D’où la grande angoisse des villageois à la vue de cet être étrange à peau blanche qui approchait d’eux. Comment savoir s’il s’agissait ou non d’un être humain ? Il fut décidé de lui appliquer le test d’humanité : on lui offrit des cochons ; l’étranger – bien informé – répondit en offrant des coquillages précieux qu’il portait dans son sac. « Ainsi, conclut l’informateur, nous comprîmes que nous avions affaire à un être humain semblable à nous » [Hénaff, 2009a : 477-478].

Cette histoire, Hénaff suggère de l’interpréter comme une « parabole de référence » pour comprendre la signification du don cérémoniel dans son rapport essentiel au phénomène de la reconnaissance. Un tel « test d’humanité » permet en effet de saisir com-

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bien le don est un opérateur d’humanisation, permettant de tisser les fils invisibles de la reconnaissance et de la confiance entre un « Je » et un « Tu ». Mais il révèle aussi plus généralement en quoi le don est, conjointement, facteur de socialisation, performateur d’alliance par lequel s’institue un « Nous ». Or ce lien tissé entre étrangers – ici dans ce contexte singulier de l’arrivée des premiers colons blancs – ne tient qu’à un fil. En effet, le fond d’où se dégage cette forme, l’alliance symbolisée par l’échange réciproque, est fait de méfiance, voire de défiance mutuelle. Cette épiphanie du social s’opère toujours sur fond de violence. Telle est, pour Lévi-Strauss, et d’une façon plus euphémisée, l’arrière-plan sur lesquels s’opère le rituel de pichets de vin évoqué plus haut. La promiscuité étroite entre ces deux étrangers qui se font face à moins d’un mètre de distance suscite un état de tension où, « à base d’ignorance de ce que la rencontre peut annoncer de menus désagréments », une « imperceptible anxiété » vient poindre dans l’esprit des convives [2002 : 70]. Pour Lévi-Strauss, ce « drame en apparence futile » nous livre « les vestiges encore frais d’expériences psychologiques très primitives », un écho moderne à l’expérience, entre tout angoissante, de la vie primitive : « L’attitude respective des étrangers du restaurant nous apparaît comme la projection infiniment lointaine, à peine perceptible, mais néanmoins reconnaissable, d’une situation fondamentale : celle dans laquelle se trouvent des individus ou des bandes primitives, entrant en contact la première fois ou exceptionnellement, avec des inconnus » [ibidem : 70-71].

Comme chacun sait, cette allégorie des pichets de vin n’est rien d’autre qu’une interprétation de la partition de l’Essai de Mauss en clé de réciprocité [Chanial, 2008 : 14-15]. Celui-ci avait en effet souligné cette étrangère atmosphère qui règne dans toutes les sociétés segmentées, composées de familles et de clans « plus ou moins indivises à l’intérieur et plus ou moins isolées les unes des autres vis-à-vis de l’extérieur ». Il rappelait ainsi dans l’Essai que « dans un nombre considérable de sociétés, les hommes se sont abordés dans un curieux état d’esprit, de crainte et d’hostilité exagérées et de générosité également exagérées » [1989 : 277]. Et, précisait-il, sauf à « s’écarter » et passer son chemin, « il n’y a pas de milieu : se confier entièrement ou se défier entièrement » ; « se lancer un défi,

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se battre » ou « donner tout, depuis l’hospitalité fugace jusqu’aux filles et aux biens » [ibidem]. Car « il fallut d’abord savoir poser les lances » en même temps que savoir « s’opposer sans se massacrer », bref stabiliser des rapports menaçant sans cesse de basculer dans la défiance ou la violence, en s’engageant à donner, recevoir puis rendre [ibid. : 278]. C’est en ce sens, double sens, que le don, démontre Mauss, contient la violence4. Le don ou l’ambivalence de l’exposition des corps Scène originaire, quasi-mythologique disions-nous, sur le modèle d’une sortie de l’état de nature où le don constituerait « l’analogue primitif du contrat social » [Sahlins, 1976 : 221]. Allons plus loin encore. Si le don est bien l’écho d’une telle scène primitive, n’est-ce pas parce que s’y découvre, à nu, un mode d’être originel, la condition même de la vie humaine ? S’appuyant sur les travaux de la philosophe arendtienne Adriana Cavarero [2000], Judith Butler décrit cette condition commune comme celle d’une précarité du soi, de l’autre et de la vie même. Ne sommes-nous pas, d’abord, des êtres nécessairement exposés à l’autre, exposés dans notre vulnérabilité, celle de nos corps ? Des êtres, « d’emblée et sans recours, à découvert » [Butler, 2005 : 58], « à nu », au sens d’Agamben ? Cette commune vulnérabilité, induite par la co-présence des corps et l’irréductibilité de leur exposition mutuelle, ne débute-t-elle pas avec la vie elle-même – songeons à la fragilité du nouveau-né –, pour se prolonger lorsque cette dernière est menacée par la maladie, ou approche de son terme avec la vieillesse ? Cette condition originelle atteste d’un autre fait, tout aussi irréductible : notre commune dépendance. Cette vulnérabilité partagée nous livre en effet aux autres, voire nous assujettit aux autres au point où, selon Butler, nous sommes tout à la fois constitués et dépossédés par nos relations [ibidem : 50]. En ce sens, cet assujettis4. Et c’est la raison pour laquelle il en porte donc toujours la trace, non seulement dans les « pays à potlatch », mais aussi dans cette civilisation du « don pur » et désintéressé [Parry, 1986], l’Inde, ou autrement, dans les sociétés germaniques. Le don n’est-il pas, suggère Mauss dans son paragraphe consacré au droit hindou, « à la fois ce qu’il faut faire, ce qu’il faut recevoir et ce qui est dangereux de prendre » [1989 : 249] ? Le double sens du don dans les langues germaniques – Gift/gift, cadeau/poison – en marque également tout l’ambivalence [1969 : 46-51 ; 1989 : 250-255].

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sement nous fait comme il nous défait. Il nous fait au sens où, selon la conception relationnelle du moi défendue par l’auteur, le moi n’est ni une entité, ni une substance, mais une batterie de relations et de processus relationnels dans lesquels les premiers donneurs de soin jouent un rôle essentiel5. Mais il nous défait également en nous exposant à la menace de la violence du fait même de cette exposition. D’où cette ambivalence fondamentale du corps à corps : « Qui dit corps dit mortalité, vulnérabilité, puissance d’agir : la peau et la chair nous exposent au regard et au contact des autres comme à leur violence, et nos corps nous font courir le danger d’en devenir également le ressort et l’instrument » [ibid. : 52]. À l’image du visage chez Lévinas qui, simultanément, m’incite au meurtre et me dit « Tu ne tueras point », la vulnérabilité d’autrui peut tout autant susciter le geste de sollicitude – soin et protection – que l’acte d’agression – prédation et désir de tuer [idem : 167168]. En ce sens, toute confrontation à l’altérité relève de cette ambivalence, de l’indétermination de toute rencontre, toujours potentiellement ouverte à l’acceptation ou au rejet de l’autre, à la reconnaissance ou à la défiance [Hénaff, 2009b]. Or, n’est-ce pas ce qui est en jeu dans le don lui-même, au cœur de son « instabilité constante entre la fête et la guerre » [Mauss, 1989 : 278] ? Dès lors, si, comme le suggère Adriana Cavarero, notre « situation politique » consiste à apprendre à honorer au mieux cette constante et nécessaire exposition à l’autre [Butler, 2007 : 32], le don n’incarne-t-il pas ce qui vient, sur ce fond de violence, transformer les ennemis en amis, la guerre en paix, la défiance en confiance, le conflit en alliance ? Générosité et/ ou réciprocité ? La question est alors de déterminer en quoi le don permet de lever, toujours partiellement et toujours provisoirement, cette indétermination, de contenir cette violence latente et d’initier ce processus de reconnaissance mutuelle par lequel, pour reprendre cette formule de Lévi-Strauss, se « substitue un lien à la juxtaposition » ? 5. Cette conception relationnelle du moi est très proche de celle de deux anthropologues, de Leenhardt hier [1971] et de Marilyn Strathern aujourd’hui [1988].

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Pour ce dernier et, comme le suggère aujourd’hui en termes nouveaux Marcel Hénaff, la réciprocité constitue l’opérateur privilégié de l’alliance, donc de la reconnaissance. Dans le rapport de réciprocité, ce moment « inaugural », c’est avant tout « une confiance qui se cherche », confiance qui peut aussi bien s’instaurer qu’échouer. « La réciprocité, souligne Hénaff, est ce qui permet d’inventer un lien dans le paradoxe d’un face-à-face où chacun s’affirme, s’oppose et, en même temps, est appelé à accepter – ou non – autrui » [2009b]. S’y manifeste la capacité pour les partenaires de la relation à la fois d’assumer la distance qui les sépare – que symbolisent autant les petites tables des restaurants du Midi que la grande Table ronde évoquée par Mauss – que de la transgresser. En ce sens, la réciprocité permet d’instituer un monde commun, qui, pour reprendre l’expression d’Hannah Arendt, « nous rassemble et nous empêche, pour ainsi dire, de tomber les uns sur les autres » [1986 : 92]. Sahlins a lui aussi, mais tout autrement, analysé le don, et plus généralement l’« échange primitif », en clé de réciprocité. Rappelant, à la suite lui aussi de Lévi-Strauss6, combien les sociétés archaïques sont « en guerre avec la guerre et que ses transactions sont toutes des traités de paix » [1976 : 236], l’anthropologue fait de la réciprocité – voire de l’« obligation compulsive de la réciprocité, telle qu’elle est inscrite dans le hau » – une réponse à la « force de répulsion inscrite dans la société », à la menace de la guerre [ibidem : 236-227]. Pour autant, la réciprocité ne saurait être réduite au modèle, économique, de l’équilibre, de l’échange impeccablement symétrique. Elle constitue au contraire un « continuum de formes », idéaltypiques, qui oscille entre deux pôles : • « à un extrême, le souci altruiste de contenter son partenaire » – i.e. le pôle de la solidarité, qu’il nomme « réciprocité généralisée » ; • « à l’autre, le souci égoïste de promouvoir son propre intérêt » – i.e. le pôle limite de la non-sociabilité, la « réciprocité négative » ; 6. « Il y a un lien, une continuité entre les relations hostiles et la fourniture de prestations réciproques ; les échanges sont des guerres pacifiquement résolues et les guerres sont issues de transactions malheureuses » [Lévi-Strauss, 2002 : 78].

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• « en passant par le souci intermédiaire d’une satisfaction mutuelle des deux partenaires » – i.e. le moyen terme de la « réciprocité équilibrée » [idem : 247]. Sur le premier pôle, sur le modèle du « don pur » de Malinowski [2001 : 39 ; 1989 : 238-241] ou de l’hospitalité et du partage, ou du tribut et du « noblesse oblige », il s’agit de « donner quelque chose contre rien » [Gouldner, 2009], sans obligation contraignante de rendre sinon sous une forme diffuse. À l’autre extrémité, du marchandage au troc, mais aussi de la « filouterie jusqu’à la violence et les stratagèmes utilisés pour se procurer des chevaux », ou de « la force payée de retour conformément au principe de la « loi du talion », la réciprocité, négative, désigne « tout effort d’acquérir impunément quelque chose pour rien » [Sahlins, 1976 : 246]. Ce n’est donc qu’entre ces deux pôles que la réciprocité, conçue en termes d’équilibre strict et d’équivalence7, s’identifie au « donnantdonnant ». L’intérêt, paradoxal, de cette typologie par ailleurs bien contestable [Hénaff, 2009b ; Testart, 2000 : 61-62], est de nous inviter à penser le don lui-même et, à travers lui, les différentes formes idéaltypiques de relations interhumaines selon un continuum qui ne saurait s’ordonner sur le seul plan de la réciprocité. En effet, la réciprocité généralisée n’est-elle pas, comme le reconnaît Sahlins lui-même, une manifestation de générosité ? Par ailleurs, la « réciprocité négative » ne participe-t-elle pas davantage d’une logique d’exploitation, de prédation ou de violence, qui s’oppose autant à la réciprocité – à l’exception importante du « donnant-donnant » de la vengeance – qu’à la générosité ? Enfin, le déficit de réciprocité, défini en termes d’asymétrie des positions entre donateur et donataire, n’est-il pas aux principes des relations de pouvoir que l’analyse de Sahlins tend en partie à exclure ? Qu’en conclure ? Notre hypothèse est que le don non seulement contient, comme nous l’avons évoqué, la violence, mais aussi, et toujours au double sens du terme, la réciprocité (et le pouvoir). Et s’il les contient, n’est-ce pas en raison du fait qu’il est d’abord un pari de générosité ?

7. Transactions matrimoniales, traité de paix, « contrats » d’amitié, etc.

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Du tout à la partie, et réciproquement

Reprenons ces différents éléments. Affirmer, à l’instar d’Alain Caillé [2000] et Jacques Godbout [2000 ; 2007], que cette dimension de générosité est première – qu’elle se manifeste soit sous le registre, agonistique, de l’honneur et de la splendeur, « noblesse oblige », soit sous celui, harmonique, du partage et de la mutualité –, et qu’elle englobe la réciprocité, c’est rappeler que, dans le don, il ne s’agit pas avant tout de donner pour que l’autre rende, mais d’abord de donner pour que l’autre donne à son tour8. C’est en effet à cette condition que le don enclenche la spirale du don, que le don appelle le don. Et qu’il fabrique du rapport social. Pour l’exprimer dans les termes de Gouldner [1975a ; 1975b ; Chanial, 2008 : 23-28], le don ne fait donc lien que parce que s’y mêlent deux normes, la norme de la générosité (norm of beneficience) et la norme de la réciprocité (norm of reciprocity). Ou plus précisément parce que, dans le don, cette articulation se structure sous une forme spécifique et hiérarchique : l’obligation de donner, propre à la générosité, est première par rapport à ce qu’exige la réciprocité, l’obligation de rendre9. Générosité, réciprocité, pouvoir et violence Si la force de lien caractéristique du don repose en premier lieu sur le mode d’articulation entre ces deux registres, n’est-il pas possible d’analyser une large gamme des relations humaines en étudiant comment chacune d’entre elles se rapporte à une forme spécifique de configuration entre ces deux pôles, ou, pour le dire dans le langage du don, comment elle fait sa part respectivement à l’obligation de donner et à l’obligation de rendre ?

8. Cette dimension de générosité est d’autant plus fondamentale que l’on met l’accent, comme je l’ai suggéré, sur le fait de la vulnérabilité mutuelle. 9. En ce sens, le régime du don, comme le suggère Alain Caillé [2000], est celui de l’inconditionnalité conditionnelle. Il se distingue ainsi tant de celui de la pure générosité – ou du « don sublime », unilatéral – qui relève davantage de l’inconditionnalité inconditionnelle que de celui de la pure réciprocité qui, régi par le do ut des, repose sur ce que l’on peut nommer une conditionnalité inconditionnelle.

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Faisons l’hypothèse que cette grammaire idéaltypique des relations s’articule selon deux axes. Le premier axe, horizontal, est celui de la réciprocité. Le long de cet axe, les relations se distinguent au regard de l’importance qu’y revêt l’exigence de contreparties – et à travers elle l’obligation de rendre. À mesure que cette importance décline, ces relations s’« asymétrisent » pour se déplacer vers le pôle opposé, l’envers de la réciprocité. Nommons-le le pôle du pouvoir. Il renvoie, en clé de don, à une autre obligation, l’obligation de recevoir. Premier axe, première polarité : réciprocité/pouvoir, rendre/recevoir. Le second axe, vertical, est celui de la générosité. Le long de celui-ci, les relations se distinguent cette fois au regard de l’importance de cette seconde norme, donc de l’obligation de donner. Le pôle opposé, l’envers de la générosité, nommons-le le pôle de la violence. Et associons-le au contraire du « donner », au « prendre ». Second axe, seconde polarité : générosité/violence, donner/ prendre. Toute relation peut ainsi être classée selon ces quatre pôles conformément à la représentation suivante : GÉNÉROSITÉ

PRENDRE VIOLENCE

POUVOIR

É

RENDRE

RENDRE RÉCIPROCITÉ

RECEVOIR

DONNER

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De la boussole du don aux régimes de la relation interhumaine Sur le modèle de l’opposition du « donner » et du « prendre », de la générosité et de la violence, que nous avons mise en scène (originelle) dans les paragraphes précédents, distinguons régimes de paix (ou de confiance) – partie Nord – et régimes de guerre (ou de défiance) – partie Sud10. Et au sein de ceux-ci, sur l’axe vertical séparant les régions Ouest et Est, distinguons les formes de relations symétriques et asymétriques (pôle réciprocité/pouvoir ; rendre/recevoir). Sans pouvoir ici entrer dans les détails, la partie Nord décrit un continuum qui se déploie ainsi : 1. Sur le modèle du don agonistique ou du don-partage, les deux systèmes de prestations totales privilégiées par Mauss [1967 : 129131 ; 1989 : 151-153], les relations au sein desquelles l’impératif de générosité prime sur l’impératif de réciprocité, en l’englobant hiérarchiquement, constituent celles auxquelles nous réservons le terme de relation de don [Chanial, 2008 : 559-560]. Mettant l’accent sur le moment du « donner », leur impératif catégorique peut être ainsi formulé : « donner pour que l’autre donne ». 2. Lorsque la polarité entre ces deux principes s’inverse, la norme de réciprocité s’imposant au détriment de la manifestation de générosité, se dégage une seconde forme idéaltypique de relation. Celle-ci se caractérise par une certaine routinisation, au sens de Max Weber, des relations interpersonnelles. Chacun s’en tient alors à ce que son rôle, son statut lui prescrivent. Chacun joue le jeu social, à sa place, à son tour et selon ses règles. Sur le modèle de la réciprocité équilibrée de Sahlins, du don rituel ou des rites d’interaction étudiés par Goffman, nous avons proposé ailleurs [ibidem : 560-561] de la désigner sous le terme de jeux de rôles. Ici prime le troisième élément constitutif du don maussien, l’obligation de rendre, donc l’exigence de contrepartie, immédiate ou différée : « donner pour que l’autre rende ». 3. Partant du don en parcourant cette fois la région Ouest, bref en pénétrant dans l’espace des relations asymétriques propre à ces 10. Bref d’un côté le « sym-bolique » – ce qui, étymologiquement, fait lien – de l’autre le « dia-bolique » – ce qui divise.

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régimes de paix, deux formes doivent être distinguées. La première, sur le modèle cette fois de la « don-ation » ou du don gracieux, est celle la grâce. Alors que les jeux de rôles marquent une routinisation des relations de don, la grâce en constitue une forme de « sublimation ». Ici la générosité, telle qu’elle s’atteste dans le beau geste, efface toute obligation de réciprocité, sauf à susciter librement un geste gracieux chez le receveur [Sauge, 2010]. Cette dimension de « gratuité » peut être exprimée par cette formule : « donner pour donner ». 4. Enfin, lorsque cette relation asymétrique vise avant tout à répondre, unilatéralement, à un besoin, dans une situation où le receveur s’en révèle pour toute raison incapable – qu’il s’agisse, par exemple, des soins apportés à un enfant, une personne malade, handicapée ou « dépendante » –, elle prend la forme de la sollicitude (ou du care). Si les relations de don renvoient à la philia, la grâce à la kharis grecque, celle-ci, sur le modèle notamment du don charitable ou bienfaisant, relèvent de l’agapè et privilégient le moment du recevoir : « donner pour que l’autre reçoive ». À ces régimes, maussiens, de paix s’opposent les régimes, hobbesiens, de guerre : 1. Sur le modèle du don empoisonné, Gift/gift, cette asymétrie entre donateur et donataire peut en effet basculer en relation de domination. Domine alors celui qui donne face à celui qui se voit rabaissé, écrasé au rang de pur receveur11. Le cycle du don se voit de la sorte grippé, la dette ne pouvait ni circuler, ni être acquittée, ni être valorisée sous le registre de l’endettement positif [Godbout, 2000, 2007]. Cet impératif en résume l’esprit : « donner pour que l’autre ne puisse rendre ». 2. Un second basculement peut s’opérer lorsque le donner cède au prendre. Soit qu’il s’agisse, sur le modèle du don de dépendance, de la prestation du troisième type dégagée par Testart [2000] voire du salariat étudié par Marx12, d’une relation d’exploitation. Soit, 11. Cf. Rémy [2008]. Dans une veine clastrienne, il propose de définir la domination comme « l’établissement par les dominants d’une dette dont les dominés ne peuvent s’acquitter ». Elle conduit les premiers à occuper la place de « créditeurs permanents » et assigne les seconds au rang de débiteurs permanents. 12. Cette critique, en clé de don, mobilise à la fois le registre de la domination et celui de l’exploitation. Le capitaliste, c’est celui qui prétend donner en grand (un

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sur celui de « l’anti-don » – des simples rapines aux manifestations de l’hybris13 guerrier jusqu’à l’extermination –, bref d’une relation de prédation : « prendre pour prendre ». 3. Attachée au modèle du don négatif, où il s’agit de donner non pas des biens mais des maux, des coups voire la mort, une seconde forme de violence peut être dégagée, celle caractéristique des relations de vengeance14. Elle se distingue de la pure et simple prédation en ce qu’elle est régie, dans sa violence même, par le principe de réciprocité : « prendre ce qui été pris ». 4. Enfin, situé, en raison de sa dimension réciprocitaire, entre la vengeance et les jeux de rôles, se déploie une dernière forme de relation : l’échange utilitaire. Ici le bien importe plus que le lien. À la réciprocité diffuse du don se substitue la règle de calcul et la quête d’équivalence. Marquée à la fois par une très forte exigence de conditionnalité – troc ou « don-nant/don-nant » –, mais aussi par la méfiance voire la défiance mutuelles et à la tentation de la prédation, comme le suggère Sahlins, son impératif peut être ainsi formulé : « donner à condition que l’autre rende (plus) ». Ces huit régimes idéaltypiques de relation interhumaine peuvent être ainsi schématisés :

emploi, un salaire, un repas, un toit). Pour cela, il doit nier tout ce que le prolétaire lui donne (son travail, son ingéniosité, sa peine, son corps, son temps, sa vie même). Pour mieux le prendre (la fameuse sur-valeur) et ainsi ne jamais se trouver en dette. N’était-ce pas la raison pour laquelle Mauss [1989 : 260-261 ; Dzimira, 2007 : 162166] affirmait, notamment pour justifier la protection sociale et les retraites ouvrières, que l’employeur, et plus généralement la société, n’est pas quitte par le seul versement d’un salaire. Que ces dons – et à travers eux cette part non contractuelle du contrat de travail – doivent être reconnus et honorés ? 13. Marcel Hénaff pointe clairement, à travers l’exemple de la guerre, la singularité de ce régime de prédation : « La guerre signifie donc l’absence de réciprocité ; le refus ou l’impossibilité de la maintenir. Des groupes en guerre se disent en fait : entre nous, pas de don/contre-don, pas de vengeance réglée, c’est-à-dire pas de justice ; mais l’affrontement d’étrangers à étrangers ; où l’on peut tout prendre à l’ennemi sans autre condition que celle de vaincre » [2002 : 287]. 14. Cf. Verdier [1980-1984] et Anspach [2002]. Voir également les travaux de Catherine Alès où elle montre en quoi le système vindicatoire des Yanomami peut être compris sur le modèle du système du don maussien, irréductible à une pure et simple prédation. Et combien la colère et la vengeance peuvent y être considérées, paradoxalement, comme marques d’amour et de sollicitude [2006, chap. VI et X].

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GÉNÉROSITÉ DONNER

POUVOIR

RECEVOIR

Donner pour donner

Donner pour que l’autre donne

Don-ation

D agonistique Don Don-partage D

Donner pour que l’autre ne puisse rendre

Don-nant/ don-nant

Don-poison

Anti-don n

Donner pour que l’autre rende

Don rituel

Don « pur »

Domination

Jeux de rôles

Don-négatif D

Exploitation & Prédation

Prendre pour prendre

Échange utilitaire É Donner à condition que l’autre rende (plus)

Vengeance Prendre ce qui a été pris



PRENDRE VIOLENCE

Pour conclure

Bien évidemment, cette boussole n’a pas la prétention de dresser définitivement la carte de l’ensemble des relations humaines, encore moins de figer ses différentes formes qui, en raison de leur statut idéaltypique, ne se retrouvent jamais comme telles dans les relations concrètes. Par ailleurs, les frontières ici tracées sont poreuses et cette boussole vise avant tout à appréhender les mouvements, glissements et basculements possibles entre ces formes et polarités de la relation15. 15. Par exemple, comment le don se sublime en grâce ou se routinise en simple jeux de rôles ; comment la sollicitude bascule en domination, la vengeance en prédation, l’échange en exploitation ; ou comment, à l’inverse, la vengeance se règle par le don ou l’échange utilitaire, etc.

RÉCIPROCITÉ

Donner pour que l’autre reçoive

Don

RENDRE

Sollicitude

Grâce

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Si elle peut néanmoins fournir quelques repères, c’est d’abord pour mettre en valeur et formaliser ce que le don donne à voir dès lors qu’il est mobilisé comme paradigme en sciences sociales. Dans cette perspective, analyser les relations interhumaines en clé de don ne consiste pas seulement à se donner un objet – le don – et à l’étudier pour lui-même et en en déclinant les différentes modalisations : le don d’organes, le don d’hospitalité, le don humanitaire, le don de soin, etc. Chausser les lunettes du don ne saurait pas davantage conduire à opposer à ceux qui affirment qu’il n’est nulle part ou, au mieux, qu’il n’est qu’un vestige d’époques révolues, qu’il est toujours et partout, avec la même prégnance et la même intensité. Ou, pour le dire autrement, affirmer qu’il constitue l’opérateur fondamental de la sociabilité humaine – le « tout » – ne signifie pas que, si l’argent ne fait pas le bonheur, le don ferait « société » ou « lien » à lui seul. En effet, le don n’est qu’une modalité particulière du rapport social. Mais, en même temps, ses autres modalités ne peuvent être comprises sans lui et peuvent aisément, d’un point de vue analytique, s’en déduire16. La partie et le tout. C’est l’une des raisons pour lesquelles, comme le souligne également J. Godbout dans ce numéro, il est sûrement hâtif de suggérer, comme nous y invite Florence Weber en conclusion de son introduction au maître ouvrage de Mauss, de « lire l’Essai sur le don… pour en finir avec le don » [2007 : 58].

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Mauss, Weber et les trajectoires historiques du don1

Ilana F. Silber

Mauss et Weber : une « rencontre manquée » de plus ? Affirmer que le dialogue engagé entre les traditions wébériennes et maussiennes est resté d’une grande discrétion relève de l’euphémisme. Ce dialogue, si nécessaire, n’a tout simplement jamais été noué jusqu’à aujourd’hui. Il y a sinon de bonnes, du moins de compréhensibles raisons à cet état de fait. Certaines d’entre elles renvoient à l’évidence à des facteurs contingents, comme des conditions historiques ou des configurations intellectuelles particulières. En dépit de l’intérêt renouvelé dont l’œuvre de Mauss a fait l’objet depuis une vingtaine d’années, il est ainsi frappant de constater combien Weber est bien davantage connu et reconnu que Mauss, tant en sciences sociales en général qu’en sociologie en particulier. Il suffit pour s’en persuader de comparer la diffusion et la réputation respectives de leurs maîtres ouvrages, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, pour le premier, et l’Essai sur le don, pour le second. Si ce dernier essai est dûment célébré, on ne saurait nier qu’il n’a pas accédé à une reconnaissance comparable à celle dont jouit l’ouvrage de Weber, tout particulièrement hors de France. 1. Une version précédente de ce texte a été présentée lors du colloque international « Mauss Vivant », Cerisy-la-Salle, juin 2009. Je voudrais remercier les participants de ce colloque, et Philippe Chanial en particulier, pour ses commentaires et son travail précieux de traduction de l’anglais au français.

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En second lieu, l’œuvre et la personne de Mauss ont longtemps été éclipsées par celle de son oncle et mentor, Durkheim. Le plus souvent, l’auteur de l’Essai a été assimilé au statut de simple membre d’une école durkheimienne dont on a, par ailleurs, souvent exagéré l’homogénéité et l’unité. Il faut de plus rappeler combien en France, où Mauss est le plus connu et le plus discuté, la réception de Weber a été laborieuse et tardive [Pollak, 1988]. De ce point de vue, le « silence » entre Mauss et Weber n’est pas sans rapport avec celui, bien connu, entre Durkheim et Weber, chacun incarnant pour beaucoup deux traditions très différentes, voire opposées, parfois même deux sensibilités théoriques proprement « française » et « allemande » en sciences sociales2. Il n’est pas illégitime de considérer que la situation est aujourd’hui plus favorable à un tel dialogue. Quelques voix se sont en effet levées pour rompre ce « silence », tant en France qu’à l’étranger [Tiryakan, 1966 ; Giddens, 1987 ; Hirschorhn, Coenen-Huthers, 1994 ; Boudon, 2001 ; Emirbayer 1996]. De plus, la contribution propre de Mauss est maintenant mieux reconnue, et sa voix entendue, même si elle contredit parfois celle de son maître, Durkheim [Fournier, 1994 ; Karsenti, 1994, 1996, 1997 ; Tarot 1999]. Et si 2. Weber, mort en 1920, n’a pu avoir connaissance de l’Essai sur le don, publié tout d’abord dans L’Année sociologique en 1924. Par contre, il aurait pu avoir accès à certains des textes précédents de Mauss, notamment son étude consacrée au sacrifice de 1899 [Hubert, Mauss, 1968]. Mauss semble quant à lui avoir lu certains travaux de Weber. Dans une note publiée en 1923 dans L’Année sociologique, il évoque la sociologie wébérienne, pour mieux l’opposer à la « sociologie catholique » de Max Scheler, sur un ton plutôt élogieux et complice : « Le regretté Max Weber, s’il n’a guère cité Durkheim et l’œuvre faite sous la direction de celui-ci, était beaucoup plus près de notre point de vue » [1968 : 291]. Pour autant, ses références à Weber restent très rares et, d’une façon générale, Mauss ne semble guère manifester d’intérêt particulier pour son œuvre ni de réelle proximité avec elle. Dans une lettre datée du 3 novembre 1936, il écrivait à Roger Bastide : « L’un de ceux que vous appréciez particulièrement, Max Weber, est un de ceux avec lesquels Durkheim, Hubert et moi communions le moins » [Fournier, 1996]. Plus explicitement encore, dans une lettre adressée à Gurvitch la même année, Mauss soulignait qu’il ne considérait pas Durkheim et Weber comme des auteurs de valeur égale [Fournier, 1994 : 620, n.3]. Par ailleurs, proche de Raymond Aron, il connaissait son intérêt pour Weber auquel ce dernier consacra d’importants développements dans son étude de 1935 consacrée à la sociologie allemande contemporaine. Sans que l’on puisse aujourd’hui disposer, selon Marcel Fournier (communication personnelle), de preuves concluantes, Mauss aurait rendu visite à Weber, une fois au moins, à Heidelberg et même remarqué quelques volumes de L’Année sociologique sur ses étagères [Tiryakan, 1966, p. 332].

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un intérêt croissant se manifeste en France pour l’œuvre de Weber depuis vingt ans3, on peut voir poindre en Allemagne des signes comparables en faveur de celle de Mauss4. Cependant, rares sont les tentatives de nouer un dialogue systématique et fructueux entre ces deux sociologues. Sur le fond, il ne fait guère de doute qu’entre Weber et Mauss, les différences sont loin d’être mineures. Elles se marquent tant au regard de leurs thèmes et objets de prédilection, de leurs perspectives théoriques et méthodologiques que de leurs orientations normatives et politiques respectives. Pour autant, il est selon moi non moins important de tenter de dégager leurs convergences ainsi que d’explorer les pistes possibles d’un enrichissement réciproque à ces quatre niveaux : thématique, méthodologique, théorique et politique. Un tel projet est à l’évidence des plus ambitieux et je ne saurai prétendre le mener à terme dans ce texte. Je voudrais plus modestement, dans cette perspective d’un enrichissement mutuel, engager une réflexion comparative entre ces deux auteurs en me limitant à un domaine spécifique, celui des recherches consacrées au don, afin d’esquisser les voies d’une sociologie historique et comparative du don, à la fois néo-maussienne et néo-wébérienne. Mauss, Weber et le don I : quelles divergences ? Au regard des divergences qui opposent nos deux auteurs, il faut en premier lieu expliquer, pour mieux la surmonter, l’opposition apparemment si tranchée entre leurs objets de recherche. À la différence de Mauss, Weber semble d’une façon générale n’avoir guère manifesté d’intérêt pour le don. Ou, pour faire écho à son propre usage des métaphores musicales, n’avoir guère été sensible à la « mélodie » du don. Chez Weber, si le don brille, c’est avant tout par son absence. Évoquée à de très rares occasions, son importance ou sa pertinence est même parfois déniée ou dénigrée dans certains de ses textes. Une lecture approfondie révèle certes des références explicites à différentes formes de don, mais jamais il ne constitue 3. Cf. Boudon [2001] ; Bouretz [1996] ; Caillé [2002] ; Caillé, Chanial [2010] ; Colliot-Thélène [2006] ; Fleury [2001] ; Gauchet [1985]. 4. Cf. Adloff, Mau [2006] ; Adloff [2007] ; Moebius [2006, 2008] ; Volz, Kreuzer [2005].

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un objet de plein droit, restant au mieux un aspect parmi d’autres du phénomène qu’il analyse, et qu’il traite en général avec une extrême brièveté, d’un mot ou dans un court paragraphe. Ainsi consacre-t-il quelques remarques éparses à la charité, évoque-t-il ici ou là les formes d’entraide au sein des communautés de voisinage ou des sectes religieuses, les normes de générosité des strates aristocratiques, le besoin pour certains groupes de bénéficier des contributions d’autres groupes – par exemple, la dépendance de certains groupements religieux (moines, ascètes, prêtres) vis-à-vis de l’aumône des profanes, en raison de leurs vœux de pauvreté. Non seulement ces références au don sont allusives et marginales, mais, plus encore, elles révèlent un point de vue plutôt instrumental, voire utilitaire. Ainsi, Weber analyse les donations comme des sources de revenu nécessaires à certains groupes ou comme des « prestations économiques » [Weber, 1995 : 69]5, la générosité et l’hospitalité comme un simple élément constitutif du statut aristocratique, ou l’entraide entre voisins comme une action motivée par le fait que l’on pourrait dans l’avenir avoir besoin d’une aide comparable [idem : 350-351]. Ces remarques prennent parfois une tonalité presque méprisante. Cela est tout particulièrement frappant lorsque, étudiant les mondes catholiques et indiens, il identifie les dons que les laïcs offrent aux spécialistes religieux à des moyens d’« acheter son salut » dans le cadre d’une relation « d’anthropolâtrie magique » [Weber, 1915, in Gerth, Mills, 1975 : 289]. Des accents négatifs comparables apparaissent lorsqu’il souligne la tendance de la charité, telle qu’elle est promue par les « religions éthiques », à encourager la mendicité ou à devenir un « geste purement rituel ». De même, s’appuyant sur Baudelaire, Weber met en garde contre la générosité indifférenciée des religions mystiques, son déni de l’individualité du bénéficiaire et la « prostitution sacrée de l’âme » qu’elle induit. Au regard de ces analyses, Weber semble avoir porté, consciemment ou non, un regard de protestant 5. Weber évoque le « mécénat » comme l’un des cinq types fondamentaux de « prestations économiques », c’est-à-dire de moyens par lesquels les groupes économiquement actifs assurent la fourniture des biens et des services nécessaires à leur action commune. Outre le mécénat, ces prestations incluent les obligations relevant de l’économie naturelle (oïkos) ; les contributions telles que l’impôt ou la cotisation ; les productions destinées au marché et les charges liées à des privilèges positifs ou négatifs [1995 : 67-71].

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ou plus généralement un regard « rationaliste » et critique sur ces formes de dons rituels et religieux. Mais, il faut immédiatement souligner que son point de vue est tout aussi critique à l’égard de la charité protestante, lorsqu’elle est mise en œuvre sous la forme d’une « entreprise rationnelle » dont « la signification religieuse est soit éliminée, soit directement transformée en son contraire » [idem : 360]6. Une exception d’importance mérite néanmoins d’être relevée : la place que Weber accorde à la puissance du charisme, cette notion enracinée dans la représentation chrétienne de la grâce divine, du don de Dieu. Pour autant, il faut souligner que Weber lui-même ne conçoit pas le charisme comme un élément d’un ensemble plus vaste de phénomènes que l’on pourrait regrouper sous les concepts de don, de relations de don ou de processus de don. Selon lui, le charisme est tout d’abord et surtout une forme d’autorité et source de pouvoir. À l’inverse, Mauss n’a jamais été attentif à la puissance du charisme au sens de Weber. Et jamais il n’a offert une quelconque conceptualisation (religieuse ou non) du charisme comme forme de don ou comme ayant une quelconque relation avec le don. Ces différences majeures qui opposent Weber et Mauss dans leur analyse du don ne sont pas sans rapport avec nombre d’autres divergences. Je voudrais pointer ici certaines d’entre elles, moins pour tirer au clair les raisons qui expliquent l’absence de dialogue entre les traditions wébériennes et maussiennes que pour dégager des pistes possibles pour leur enrichissement réciproque. Une bonne part de ces divergences semble à première vue résulter des différences biens connues entre histoire ou sociologie historique d’une part, et anthropologie, d’autre part. Du moins si l’on s’en tient aux distinctions disciplinaires les plus conventionnelles qui, à mes yeux, tendent à enfermer les disciplines dans un carcan bien étroit. Commençons par ce qui apparaît comme la différence essentielle en termes de champs et d’objets de recherche. Mauss a consacré beaucoup de temps et d’attention à l’étude des sociétés dites « primitives » ou « archaïques ». À l’inverse, Weber ne s’y est 6. Cette interprétation est cependant en tension avec celle, tout aussi allusive, qu’il consacre, dans L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, à la charité au sein des cercles puritains. Je ne peux engager cette discussion ici. Il faudrait aussi examiner le rapport avec les idées de Weber sur l’amour acosmique dans les religions de déni du monde [Bellah, 1999].

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guère intéressé, privilégiant la comparaison entre les soi-disant « grandes » traditions, civilisations et religions de salut, entre autres aspects, parce qu’il considérait que celles-ci avaient contribué à frayer autant de voies divergentes vers le capitalisme et la modernité. Si, à l’évidence, Mauss n’a jamais été indifférent à ces grandes traditions, elles jouent néanmoins un moindre rôle dans l’ensemble de son œuvre, et plus particulièrement dans l’Essai sur le don. Il n’est d’ailleurs pas très difficile de repérer chez Weber un regard dépréciatif sur la « magie » et les religions primitives, mais aussi sur les aspects ritualiste ou magique des grandes religions, comme si elles marquaient une régression vers des formes d’orientation plus primitives, populaires et/ ou instrumentales et purement pratiques. Pour Weber, manquent en effet aux cultures archaïques ces germes vitaux et cette capacité de transformation si caractéristique des religions marquées par une relation de tension entre la transcendance du monde divin et un ascétisme intramondain qui, selon lui, ont joué un rôle essentiel dans les processus de rationalisation et de « désenchantement du monde », voire dans la formation du capitalisme moderne comme forme spécifique de civilisation. Culminant dans une position tragique, ou du moins ambivalente, vis-à-vis d’une modernité occidentale qu’il n’a jamais portée aux nues, la posture de Weber contraste fortement avec l’espoir de Mauss de renouer avec l’« atmosphère » du don qui prévalait dans les sociétés traditionnelles (sans être pour autant étrangère aux sociétés modernes), avec leur « mélange de liens spirituels entre les choses qui sont à quelque degré de l’âme, et les individus et les groupes qui se traitent à quelque degré comme des choses » [1989 : 163]. Une autre différence, qui n’est peut-être pas sans rapport avec celle évoquée plus haut, ni sans relation avec des divergences en termes de méthodologie et de style de recherche, mérite d’être évoquée. Weber a tendance à accorder une attention égale aux points communs et aux différences entre les civilisations, ainsi qu’aux continuités et aux changements au sein d’un même contexte culturel ou civilisationnel. Sur le principe, Mauss aurait pu soutenir une telle position, mais dans le cas de l’Essai sur le don, il ne met guère un accent comparable sur ces aspects de la recherche comparative, préférant se concentrer sur les continuités et les

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similitudes au risque de négliger diversité et différences [Silber, 2004, 2007]. Par ailleurs, Mauss accorde une grande attention à la matérialité concrète des objets ainsi qu’à leur dimension et puissance significatives en tant que symboles. Cet aspect est crucial dans l’analyse maussienne des objets comme dons et des dons comme objets. De ce point de vue, la démarche du sociologue allemand contraste de nouveau avec celle de Mauss. Les objets matériels ne sont guère présents dans l’œuvre de Weber qui, comme l’a suggéré il y a longtemps déjà S. J. Tambiah, semble être bien davantage attentif au « charisme des individus plutôt qu’à celui des choses » [Tambiah, 1984 : 321-347]. Une fois encore, cette différence n’est pas sans rapport avec le type de société que chacun d’entre eux a privilégié. En ce sens, si Mauss est plus attentif aux objets, n’est-ce pas en raison de l’importance que les sociétés archaïques accordent à la notion de mana et de la valorisation des objets caractéristique du totémisme ? Pour autant, il ne faudrait pas oublier que, dans les religions « supérieures » aussi, notamment dans le catholicisme, les objets sacrés les plus divers sont légion. Du reste, en raison de la connaissance qu’il avait des idées de Marx, Weber ne saurait être totalement inconscient de l’importance, voire de la dimension « fétichiste » des objets dans le capitalisme moderne. Cette différence entre Weber et Mauss mériterait d’être davantage creusée. Elle pourrait être rapportée à leurs approches respectives de la dimension incarnée des comportements humains et des activités sociales, notamment telles qu’elles se reflètent dans leurs usages du terme habitus. En effet si, chez Mauss, l’habitus renvoie avant tout aux techniques du corps, chez Weber, son usage relève d’une dimension plus générale et plus mentale. D’un point de vue analytique et théorique maintenant, les contrastes entre ces deux auteurs sont également inséparables de différences profondes de caractère personnel et de style d’écriture. S’opposent ainsi à l’approche wébérienne, régie par la discipline rigoureuse de la méthode comparative et de l’idéaltype, la tendance fréquente chez Mauss à adopter, au grand désespoir de son oncle, une façon de travailler ouvertement impressionniste, sans réelle rigueur ni précision théorique. Néanmoins, même si Mauss rechigne à toute théorisation systématique et explicite et nous laisse souvent deviner le sens de ses propos, il est possible de dégager

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une première différence théorique fondamentale. Pour dire en un mot ce qui mériterait de plus amples développements, la sociologie wébérienne repose avant tout sur une théorie de l’action — i.e. une théorie posant l’action humaine comme l’atome logique de la réflexion sociologique – alors que l’œuvre de Mauss, plus proche de celle de Simmel à cet égard, privilégie les relations sociales et les interactions [Papilloud, 2002]. De plus, Weber manifeste un fort intérêt pour la recherche des causalités historiques et diachroniques (quels que soient la complexité et le caractère multidimensionnel des enchaînements causaux à l’œuvre), alors que Mauss s’en préoccupe moins et privilégie des formes d’appréhension de la réalité sociale plus synchronique et totalisante. Dans le même sens, si Weber accorde une autonomie relative aux différents aspects et aux diverses sphères sociales et ne cesse de souligner la spécificité de leurs logiques internes, Mauss reste étranger à de telles questions. Si l’on rassemble ces différences à la fois thématiques, méthodologiques et théoriques, on peut également pointer ce qui sépare leur style d’exposition et d’interprétation. Alors que Weber s’échine à produire des distinctions idéaltypiques et à identifier les multiples facteurs explicatifs de telles ou telles configurations historiques, Mauss peut engager son travail par une démarche analytique tout en concluant parfois par une appréciation très ambivalente de ses propres efforts analytiques, tant il est davantage porté à saisir intuitivement comment les choses fusionnent, se mêlent au sein d’une « totalité »7 certes énigmatique mais néanmoins concrète. De même, Mauss est-il plus intéressé que Weber par les combinaisons et les tensions entre tendances – ou pulsions – contradictoires, dans la mesure où, justement, celles-ci peuvent se mêler pour former un phénomène total, unique et synchronique, ou forger une perspective totalisante (du moins dans le cas du don). Le sociologue allemand, au contraire, a tendance à attribuer les orientations contradictoires à différents groupes (les « porteurs sociaux », par exemple les masses versus les élites), à les placer dans des séquences temporelles diachroniques ou des enchaînements de causes historiques, ou à les ancrer dans le conflit sans issue entre sphères de valeurs 7. Ce concept de totalité est chez Mauss chargé d’une multiplicité de significations. Cf. Karsenti [1994, 1997] ; Gofman [1998].

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irréconciliables qui ne vont qu’en s’intensifiant et conduisent à une véritable « guerre des dieux » dans le cadre de la modernité. Enfin, Mauss et Weber manifestent une compréhension très différente du sacré et de la façon dont il opère et interagit avec d’autres dimensions de l’expérience humaine et de la vie sociale. Même si le terme de charisme a sa source dans la théologie chrétienne, Weber n’en nie pas la présence dans les sociétés primitives8. Mais, en même temps, il met l’accent sur la « pureté » et la volatilité du charisme. Et c’est dans sa forme « pure » et concentrée dans des individus d’une stature hors du commun qu’il manifeste une grande force de créativité, virtuellement révolutionnaire au regard des transformations qu’il peut provoquer, même s’il peut également faire l’objet d’un processus de routinisation et d’institutionnalisation. Mauss, au contraire, et peut-être sous l’influence des conceptions archaïques du mana, semble plus sensible à certaines dimensions « enchantées » et effervescentes de la vie sociale, qui se manifestent dans ces processus concrets et vivants où se mêlent toutes les pulsions et interactions sociales. C’est ainsi notamment qu’il analyse les phénomènes de nature apparemment « économique » dans des sociétés où « tout va et vient comme s’il y avait échange constant d’une matière spirituelle comprenant choses et hommes, entre les clans et les individus, répartis entre les rangs, les sexes et les générations » [Mauss, 1989 : 164]. D’où sa position ambivalente, qui mériterait une plus ample discussion au regard de la fameuse distinction durkheimienne entre le sacré et le profane [Tarot, 1999, 2008 ; Park Jun Ho, 2010]. Quoi qu’il en soit, Mauss nous conduit ainsi à bonne distance des interprétations utilitaristes des phénomènes liés au don suggérés par Weber, alors qu’à l’inverse, il semble être resté indifférent aux aspects les plus « purs » du charisme individuel, si essentiels à l’analyse wébérienne des processus d’innovation et de changement en général, et de l’émergence des nouvelles religions en particulier. En dépit de ces multiples et importantes divergences, je voudrais maintenant montrer que les points de convergence sont tout aussi significatifs au regard du projet esquissé ici d’encourager un dialogue empirique et théorique plus étroit entre Weber et Mauss. 8. Cf. Weber [1995 : 146] : « Ces pouvoirs extraordinaires qui ont été désignés par des noms particuliers, tels que mana, orenda et l’iranien maga (d’où : magie) […] nous [leur] donnerons désormais le nom de “charisme” ».

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Weber, Mauss et le don II : Quelles convergences ? Commençons une nouvelle fois par les questions thématiques. Weber comme Mauss ont apporté, chacun à leur façon, une contribution inestimable à l’historicisation et à la dénaturalisation de la notion d’« économie de marché ». Tant dans L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme que dans l’Essai sur le don, le capitalisme moderne et l’économie de marché sont appréhendés comme le résultat d’un certain développement historique et non comme un « fait de nature » qui serait donné, objectif voire éternel. De plus, au lieu de se limiter à l’étude de la modernité occidentale et de son économie, tous deux s’intéressent fortement aux civilisations non occidentales. Quelles que soient les différences importantes déjà évoquées au regard de leur appréhension des religions « primitives », Mauss partage avec Weber un même intérêt pour l’histoire des religions en général, et pour les religions de l’Inde en particulier [Allen, 1998 ; Parry, 1986, 1998 ; Trautmann, 1986]9. Il est d’ailleurs étonnant que cet intérêt ne s’exprime pas plus systématiquement ni avec plus de brio, comme on était en droit de l’attendre de Mauss, tout particulièrement dans son Essai sur le don [Silber, 2000, 2002]. Par ailleurs, l’un comme l’autre est très attaché à la démarche comparative et place ses recherches à un niveau macrosociologique, celui de civilisations entières. L’Essai sur le don est en effet explicitement présenté, dès son introduction, comme un projet de recherche comparative d’une ambition peu commune. Débutant par une vaste vue d’ensemble des phénomènes de don dans de nombreuses sociétés dites « primitives » ou « archaïques » (Mélanésie, Polynésie, Alaska et Colombie britannique), il se poursuit par une analyse plus brève du don dans les systèmes juridiques de l’Antiquité (romains, hindous, germaniques, celtes et chinois), pour s’achever par un chapitre plus bref encore de conclusion, consacré aux sociétés modernes. Certes, Mauss n’aborde pas l’histoire comparative d’une façon méthodique ni dans une perspective théorique solidement étayée. 9. Rappelons que Mauss étudia le sanskrit – qui était selon lui une langue « indispensable » – et entretenait des relations étroites avec le grand indianiste Sylvain Lévi.

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Par ailleurs, il privilégie dans ce texte la recherche d’éléments communs entre les périodes historiques et les civilisations, et non celle des différences et des discontinuités. Pour autant, il ne faut pas sous-estimer que c’est par cet essai que la sociologie historique et comparative du don a été constituée en champ de recherche de plein droit. D’un point de vue analytique et théorique, les convergences ne sont pas moins riches et frappantes. Tous deux manifestent en effet un même intérêt et accordent une importance particulière aux dimensions non utilitaires, voire anti-utilitaires, de la vie sociale, au point de considérer que celles-ci exercent une influence au moins égale, sinon supérieure, à celle des intérêts et des modes d’orientation pratiques et utilitaires. En témoigne de façon évidente la notion de charisme de Weber, indissociable pour lui d’un refus de tout calcul, de pulsions anti-économiques (au sens le plus large du terme), créatives voire subversives. En atteste également l’attention qu’il porte à l’influence de la rationalité en valeur (Wertrationalität), tant dans la sphère religieuse que dans toutes les autres sphères de l’action humaine, et plus généralement le poids qu’il reconnaît à la quête de sens et de salut dans l’articulation rationnelle entre les visions du monde et les systèmes de pensée, d’une part, et le façonnement de l’ethos et des conduites de vie des individus, d’autre part. Il en est de même chez Mauss. Cette attention portée aux dimensions et aux orientations non utilitaires ou anti-utilitaires de la vie sociale traverse l’ensemble de son œuvre et brille d’un éclat tout particulier dans son Essai sur le don. Même si ces orientations étaient davantage prégnantes dans les premières phases de l’histoire humaine, Mauss est persuadé qu’elles n’ont pas totalement disparu et devraient même retrouver une nouvelle vigueur dans le contexte moderne. En dépit de la domination qu’exerce aujourd’hui la figure de l’Homo œconomicus, « nous sommes, écrit Mauss, encore heureusement éloigné de ce constant et glacial calcul utilitaire ». Et, poursuit-il, « ce n’est pas dans le calcul des besoins individuels qu’on trouvera la méthode de la meilleure économie. Nous devons, je le crois, même en tant que nous voulons développer notre propre richesse, rester autre chose que de purs financiers, tout en devenant de meilleurs comptables et de meilleurs gestionnaires » [Mauss, 1989 : 272].

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Comme le montre clairement cette dernière citation, cette orientation anti-utilitariste ne s’abîme jamais dans un « idéalisme » simpliste et ne présuppose aucune indifférence à l’égard des intérêts matériels et des contraintes économiques. Au contraire, comme le soulignent avec force Alain Caillé et Philippe Chanial, cet antiutilitarisme participe avant tout, chez l’un comme chez l’autre, d’une approche résolument plurielle et multidimensionnelle de la vie sociale [Caillé, Chanial, 2010]. Même moins élaborée d’un point de vue analytique, la conception maussienne tant de la complexité de l’« homme total » que de celle des sociétés humaines, l’articulation intrinsèque au don entre intérêt et désintéressement, liberté et obligation, et même, dans les termes de Parry, son analyse de « la fragmentation progressive d’un système conceptuel originellement unifié » [1998 : 153] est pleinement comparable à la conceptualisation sophistiquée de la vie sociale de Weber, nourrie de toute une diversité d’intérêts matériels et idéels, d’un ensemble de formes possibles d’action et de rationalité, d’une pluralité de sphères de vie en partie autonomes et d’idéaux souvent en conflits les uns avec les autres10. De même, il ne fait aucun doute que tous deux partagent un intérêt tout aussi aigu pour les dimensions culturelles de l’activité sociale, y incluant l’activité économique. L’un comme l’autre tente d’en saisir toutes les implications d’un point de vue interne ou « indigène », quelle que soit la précision de la méthode adoptée et, il faut y insister une nouvelle fois, sans pour autant sombrer dans un quelconque « idéalisme ». Au contraire, Weber et Mauss manifestent clairement leur préférence pour des interprétations qui prennent en compte, voire qui font honneur, à la complexité et au caractère multidimensionnel de la vie sociale et, comme le montrent Caillé et Chanial [ibidem], tous deux opposent une même résistance à toute forme d’interprétation holiste et/ ou unidimensionnelle. 10. Un exemple tiré de l’œuvre de Weber, certes ténu, mais très parlant dans la mesure où il évoque de façon frappante les formules même de Mauss et concerne le don, est sa définition du mécénat : « Contributions spontanées de personnes qui en ont les moyens économiques et qui ont un intérêt quelconque, matériel ou spirituel, aux activités du groupe […] Il n’y a pas, ici, de règle bien établie, ni d’obligation, ni de lien entre la prestation fournie et toute autre participation à l’activité de la communauté : le mécène peut être tout à fait extérieur au cercle des membres de la communauté » [Weber, 1971 : 69, traduction modifiée, je souligne].

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Dans le même sens, il faut ajouter que Weber et Mauss manifestent une attention toute particulière aux aspects paradoxaux, contradictoires et aux effets non intentionnels des activités sociales. La complexité et la multidimensionalité ne sauraient aller sans contradictions ni tensions internes. Ainsi, Mauss souligne combien le don incorpore tout un ensemble d’orientations contradictoires qui bousculent les dichotomies modernes habituelles, et montre en quoi il obéit à différentes obligations tout en constituant une « structure » dynamique et ouverte11. Quant à Weber, n’a-t-il pas, comme chacun sait, pointé certains effets non intentionnels des croyances issues du protestantisme et tout particulièrement de l’angoisse des fidèles face à leur salut ? Je finirai sur un point qui, à ma connaissance, n’a guère été relevé. Alors que Mauss partage à l’évidence avec Durkheim une même préoccupation pour les enjeux et les mécanismes de la solidarité sociale, il se démarque néanmoins de son oncle par la singularité du regard qu’il porte sur la société, et qu’il partage cette fois avec Weber. En effet, tous deux sont sensibles au fait que la société est, dans une certaine mesure, avant tout un assemblage de groupes de statut qui entretiennent entre eux des relations agonistiques, traversé de conflits de nature symbolique que nous appréhenderions aujourd’hui davantage comme des luttes pour la reconnaissance que comme des luttes strictement économiques ou politiques [Honneth, 2000 ; Caillé, Lazzeri, 2009]. À la lumière de cet ensemble d’affinités, il y aurait bien des questions à explorer et à approfondir, tant du point de vue d’une sociologie historique de la sociologie que d’une sociologie de la connaissance, afin d’expliquer l’absence de dialogue entre ces deux auteurs. Mais je voudrais plutôt tenter d’indiquer – comme j’avais déjà commencé à le faire ailleurs [Silber, 1995] – comment Weber et Mauss pourraient se compléter l’un l’autre, tout particulièrement dans la perspective d’une sociologie historique du don que je considère comme une dimension essentielle, bien que négligée, d’une sociologie comparative et historique des civilisations.

11. Ce qui, jusqu’à un certain point, justifie l’interprétation par ailleurs trompeuse et unilatérale de Lévi-Strauss dans son introduction à l’œuvre de Marcel Mauss de 1950.

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Weber, Mauss et le don III : Quelles complémentarités ? Toute tentative pour enrichir mutuellement les traditions wébériennes et maussiennes dans leur approche du don suppose tout d’abord de montrer en quoi chacune peut venir corriger les « points aveugles » de l’autre. Du côté de Weber, il s’agit avant tout de remédier à sa cécité face au don afin que ce dernier soit reconnu comme un phénomène de plein droit. Du côté de Mauss, il s’agit d’enrichir sa démarche analytique et comparative en mettant davantage l’accent sur les changements historiques, les discontinuités et la diversité. Pendant longtemps, la plupart des recherches menées dans ce domaine n’ont cessé de reconduire voire de renforcer ce « point aveugle » de l’héritage maussien. Quelques travaux, qui se multiplient aujourd’hui, ont néanmoins marqué des avancées empiriques et conceptuelles appréciables en direction d’une approche plus historique et plus diversifiée du don. L’une des sources d’inspiration majeure de ces recherches reste l’étude de Paul Veyne consacrée aux pratiques de l’évergétisme à l’époque hellénistique puis romaine, Le pain et le cirque [Veyne, 1976]. Il s’agit d’ailleurs, à ma connaissance, du premier texte à se référer explicitement à la fois à Weber et à Mauss. Discutable sous certains de ses aspects, il s’agit d’un travail pionnier et novateur. S’y mêle en effet une double exigence : celle de construire des distinctions idéaltypiques rigoureuses et d’opérer un travail de contextualisation historique d’une rare finesse, voire d’une grande radicalité. Cet ouvrage est aussi le premier à attirer l’attention sur la capacité du don – ici de formes de dons asymétriques et profanes – à construire et à symboliser les identités personnelles et collectives dans l’espace public12. Sans faire référence au travail de Paul Veyne, tout un ensemble de recherches ont plus récemment proposé d’élaborer des typo-

12. Veyne est très sélectif dans ses références à ces deux auteurs. Si, d’une façon générale, il met ses pas dans ceux de Weber d’un point de vue méthodologique – principalement en recourant à la notion d’idéaltype comme outil pour l’analyse historique –, il se réfère davantage à Mauss en ce qui concerne son objet de recherche, le don, sans pour autant s’appuyer sur sa perspective méthodologique et théorique. Ses références à Mauss sont assez brèves et ambiguës et il ne précise jamais en quoi ses propres analyses convergent ou divergent des siennes. Cf. Silber [2004, 2007].

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logies plus souples et plus raffinées du don13. Ces travaux tentent de formaliser le spectre de ses diverses modalités en s’appuyant, pour certains d’entre eux, sur les catégories classiques dégagées par Mauss (intérêt/ désintéressement ; liberté/ obligation ; rapport agonistique/ solidarité) ou, pour d’autres, en mobilisant une matrice plus large des polarités de l’action ou de l’interaction sociale [Caillé, 2009 ; Chanial, 2008 ; Hénaff, 2002 ; Komter, 2005 ; Vandevelde, 2000]. D’autres perspectives de recherche se sont davantage attachées à identifier les diverses formes de don associées à différentes périodes historiques et types de société. On doit à l’anthropologue anglais Jonathan Parry d’avoir avancé l’une des premières – et pour moi l’une des plus incisives – hypothèses de recherche dans cette direction [Parry, 1986]. S’appuyant sur ses propres recherches touchant à la notion hindoue de danadharma, Parry identifie une valorisation idéologique de la non-réciprocité et du désintéressement – le « don pur » – qu’il considère comme une caractéristique historique essentielle des grandes religions mondiales. Deux conditions nécessaires auraient favorisé, selon lui, le développement de ce type de représentation du don : en premier lieu, un système de croyances fondé sur des orientations sotériologiques transcendantes et extramondaines ; en second lieu, un haut degré de différenciation sociale (essentiellement économique et politique) propre à « alléger » le don des fonctions économiques, sociales et politiques qu’il remplissait dans les sociétés archaïques, plus indifférenciées. En termes wébériens, la théorie de la « purification » du don proposée par Parry est précieuse en ce qu’elle analyse le développement historique et la diversité du don dans une perspective comparative macro-sociologique et multidimensionnelle. Parry peut ainsi montrer comment le don se transforme sous la pression des changements qui s’opèrent au sein des configurations institutionnelles et idéologiques et combien ceux-ci façonnent ses idéaux et ses pratiques. En écho à l’attention portée par Weber à l’influence des croyances sotériologiques en général et aux orientations intra13. Pour une discussion plus approfondie, cf. Silber [2007]. Incidemment ou non, aucune tentative n’a été faite en vue d’appliquer les célèbres typologies wébériennes de l’activité sociale ou du pouvoir comme grille conceptuelle pour théoriser la diversité des formes de don.

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mondaines et ascétiques en particulier, cette contribution converge également avec la perspective de recherche qui s’est proposée d’explorer les répercussions à long terme de ce que Karl Jaspers nommait l’« âge axial », soit cette période historique durant laquelle ont émergé plusieurs civilisations, chacune façonnée par la croyance en une forme de réalité radicalement transcendante [Arnson, 2005 ; Bellah, 1964 ; Eisenstadt, 1982 ; Jaspers, 1954 ; Schwartz, 1975]. Pour l’exprimer en d’autres termes, si l’on accepte l’hypothèse selon laquelle cette quête de transcendance, indissociable de l’expansion des grandes religions mondiales, a été une source de transformations idéologiques, institutionnelles et politiques majeures, il est alors possible d’affirmer qu’elles ont aussi profondément remodelé la sphère d’idées et de pratiques associées au don. À la suite de Parry, d’autres chercheurs, même si peu nombreux, ont tenté à leur tour d’apporter leurs contributions à une approche plus diversifiée d’un point de vue analytique et historique. Dans les limites de cet article, je ne peux ici examiner comme ils le mériteraient une série de travaux importants, notamment l’étude de Natalie Zemon Davis consacrée aux représentations et aux pratiques du don au XVIe siècle en France [2000], celle d’Ilana BenAmos sur la « culture du don » au XVIIe siècle en Grande-Bretagne [2008] ou l’analyse de Marcel Hénaff de la longue métamorphose du don cérémoniel en « don moral » et de l’influence de « l’éthique catholique » sur le don et le capitalisme [Hénaff, 2000, 2002]. Il faudrait de plus ajouter la contribution de tout un courant constant de recherche d’une grande richesse, mené principalement par des anthropologues mais aussi par des chercheurs d’autres disciplines, travaillant sur les pays les plus divers, chacun apportant sa pierre à notre compréhension des significations complexes et multiples des processus de don à travers les différents contextes culturels. Au risque de commettre une grave injustice à l’encontre de cette littérature florissante, je voudrais conclure en me limitant à souligner trois enjeux qui, à mes yeux, n’ont pour l’instant fait l’objet que de réflexions embryonnaires, et qu’une perspective wébérienne permettrait justement d’approfondir. Le premier concerne la coexistence de différentes formes de don ou, en d’autres termes, l’existence d’un répertoire de don diversifié au sein d’un même contexte historique et culturel. Le second a trait à la tendance de tels répertoires à se développer en structures institutionnelles ou

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culturelles distinctes et relativement autonomes les unes par rapport aux autres, et qui entretiennent des relations d’influence réciproque avec les autres sphères sociales. Enfin, le dernier enjeu est celui de la continuité et du changement, des tendances et des processus historiques qui affectent la forme et la place de ces répertoires du don dans des contextes spécifiques. Il me semble qu’au regard de ces trois enjeux, il y aurait beaucoup à gagner à mobiliser certaines idées fondamentales de Weber. Je pense ici à son analyse de ces processus sociologiques dont il n’a cessé de souligner l’influence sur de nombreuses sphères sociales : les processus d’institutionnalisation, de rationalisation, et plus encore, d’autonomisation relative des différentes sphères de vie qui, régies par leur « logique » interne spécifique, se développent sous des formes diverses, influencées, de façon variable – sans être nécessairement déterminées – par les transformations qui s’opèrent au sein des autres sphères. Ici encore, les traditions propres aux « grandes » religions extramondaines, si fondamentales dans l’œuvre de Weber, s’avèrent d’une importance décisive. Si celles-ci, par l’accent mis sur la transcendance, ont pu, comme le soutient à juste titre Parry, donner naissance à une nouvelle valorisation idéologique du « don pur », elles ont également été à la source d’un répertoire d’ensemble du don plus vaste, au sein duquel le don pur occupe une place certes importante, mais très variable, et qui ne saurait épuiser toutes les formes de dons pieux [Silber, 2000, 2002]. Plus généralement, je serais tentée de suggérer que toutes les sociétés humaines développent leur propre répertoire d’idées, d’institutions et de modalités alternatives quant aux formes de transfert de biens relevant du don14. Un tel répertoire ne constitue pas un ensemble vague de possibilités aléatoires. Il est au contraire capable de se structurer sous une forme spécifique, reposant sur un ensemble de distinctions et de frontières toujours mouvantes et constamment renégociées en vertu desquelles, au sein d’un même système de contraintes économiques, de dispositifs institutionnels 14. Cette idée converge en partie avec le concept de « répertoire d’échange » [Davis J., 1992] et de « répertoire de modes de transaction » [Algazi, Groebner, Jussen, 2003], mais évite d’englober les processus de don de façon automatique sous les notions d’échange et de transaction. Par ailleurs, elle laisse la relation entre les trois notions ouverte à des recherches futures.

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et de paramètres symboliques, toutes les options ne sont pas également possibles ou valides. Pour autant, tous les répertoires de don ne se coulent pas dans de telles formes spécifiques et relativement structurées, pas plus qu’ils ne s’engagent tous dans un processus d’institutionnalisation au sens wébérien. Il est néanmoins un trait tout à fait significatif des « grandes religions » : leur capacité à favoriser le développement du don religieux sous la forme de répertoires différenciés et spécifiques, voire, telle est mon hypothèse, à contribuer à leur institutionnalisation sous la forme de champs d’action quasi autonomes. Cela permet d’expliquer les airs de famille que nous rencontrons lorsque nous étudions ces répertoires du point de vue du don religieux. Il est clair que ces différentes traditions ont chacune engendré toute une gamme de variations au regard des types d’idéaux, de dilemmes et de pratiques qu’elles ont eu tendance à favoriser, institutionnaliser et privilégier. Il n’en est pas moins frappant de constater que non seulement la pratique du don et des vertus qui lui sont associées – comme la charité, l’amour, la bienveillance, la compassion – constitue un dogme central dans toutes les grandes religions, mais qu’elle est devenue une affaire fortement institutionnalisée, rationalisée (aux divers sens de ce terme majeur de la sociologie wébérienne), à la limite parfois de l’enrégimentement. Elles ont donné naissance à des pratiques et des dispositifs de don spécifiques, à des structures juridiques et organisationnelles qui gèrent diverses formes de dons pieux et charitables, et donné lieu à de multiples codifications et théorisations. Pour autant, le don reste encore attaché à l’idée de choix et de comportement individuels et continue à présenter une marge de liberté très significative quand il s’agit de définir comment, combien, quand et à qui donner. De plus, les incertitudes abondent au regard des hiérarchies et des priorités à établir, et il n’est pas difficile de trouver dans différents documents – voire à l’intérieur d’un même document – des arguments et des conseils qui vont dans des directions tout à fait contraires. S’il en était encore besoin, ne trouve-t-on pas là confirmation qu’avec le don, nous avons affaire à un phénomène résolument paradoxal et complexe, bref à un phénomène social « total » ? En raison du caractère pluraliste et ouvert de l’approche wébérienne, nous ne saurions affirmer que Weber aurait accepté d’accorder au

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don ce statut de fondement que lui reconnaît Mauss lorsqu’il le définit comme « l’un des rocs humains sur lesquels sont bâties nos sociétés » [1989 : 148]. Mais au regard des nombreuses convergences que nous avons dégagées, il aurait pu se résoudre à reconnaître sa logique spécifique ainsi que ses formes éventuelles d’institutionnalisation, de rationalisation et son autonomie relative. Par ailleurs, son opposition à toute forme de déterminisme et de pensée évolutionniste pourrait nous encourager à admettre qu’une multiplicité de trajectoires sont possibles et à mettre l’accent sur les variations historiques du développement de ces répertoires et de ces champs de don. Dans tous les cas, comme j’espère avoir réussi à le montrer, ne serait-ce pas un bel exemple d’effets non intentionnels si, par la « grâce » de l’œuvre de Weber, pouvait être aujourd’hui frayée la voie à une sociologie historique du don néo-maussienne et néowébérienne ? (Traduit de l’anglais par Philippe Chanial.)

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Résumés et abstracts

• Catherine Alès : Les Yanomami à la lumière de Mauss et réciproquement S’appuyant sur les matériaux recueillis auprès des Yanomami, une société des basses terres amazoniennes, le texte met en parallèle les analyses dégagées sur la vengeance avec les analyses de Mauss sur le don. Il explore les relations d’alliance et les relations hostiles entretenues entre les groupes dans cette société et examine la configuration de l’échange de meurtres qui est cœur de leur système vindicatoire. L’exemple de l’échange de meurtres dans les sociétés pratiquant la guerre de vendetta permet ainsi d’effectuer la comparaison entre l’échange-don et l’échange-destruction et de montrer que l’obligation à la relation à autrui est tout autant impliquée par la réciprocité hostile que par la réciprocité pacifique.

• The Yanomamis as Seen Through Mauss and Vice Versa Based on ethnographic data collected among the Yanomami of the Amazon’s lowlands, this article parallels our analysis on vengeance with Mauss’ analysis on the gift. It explores both allied and hostile relations between this society’s groups and examines the configuration of the exchange of murders at the very heart of their vindictive system. This example of murder exchanges in societies practicing vendetta warfare allows comparison between gift-exchange and destruction-exchange, showing that the obligation of relation with the other is implied as much in hostile reciprocity as it is in pacific reciprocity.

• Norbert Alter : Coopération, sentiments et engagement dans les organisations Si le bénéfice des échanges réalisés entre collègues pouvait résulter d’une quelconque comptabilité, ce système d’échange ne durerait pas pour au moins deux raisons : la première est que les donataires font souvent preuve d’ingratitude, la seconde tient au fait que les donateurs ne donnent pas à un

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autre, mais à un « tiers ». Ce tiers peut être le projet, le métier ou la mission. S’y consacrer permet d’éprouver le « sentiment d’appartenance ». Et, au nom de ce sentiment, les salariés s’engagent dans leur activité, infiniment plus et mieux que ne le suppose leur contrat de travail.

• Cooperation, feelings and commitment in organizations Cooperation within the workplace cannot be understood through an accounting of personal benefits for at least two reasons: the first being that the donee is often ungrateful, the second being that the donor does not give to the donee but to a “third”. This third party is variable, be it the project, the profession or the mission for instance. Incidentally, contributing personal effort fosters a feeling of belonging. It is in the name of this feeling of belonging that workers become significantly more and better involved in their activities that what their working contract supposes.

• Nick Allen : Mauss’ Interdisciplinarity: the Fecundity of Indological Studies Mauss studied Sanskrit with a leading expert and his first teaching job was as an Indologist. So what role did Indology play in his writings and in his conception of sociologie? The paper takes into account essays and book reviews that are obviously Indological; the use of Sanskritic India as an archaic literate culture in texts with world-historical aims; and passing references elsewhere. Via Dumézil and Dumont Mauss’s philological concerns live on in contemporary Indo-European comparativism.

• L’interdisciplinarité de Mauss : la fécondité de l’indologie Mauss a étudié le sanskrit avec un savant éminent, et il a enseigné l’indologie. Mais quelle importance cette formation a eu dans son œuvre et dans sa conception de la sociologie ? Cet article passe en revue les essais et les comptes rendus qui sont franchement ceux d’un indologue ; l’emploi de l’Inde dans les contextes qui visent l’histoire mondiale ; et quelques autres références. Grâce à Dumézil et à Dumont, l’orientation philologique de Mauss continue de féconder le comparatisme indo-européen d’aujourd’hui.

• Carina Basualdo : La structure quaternaire du don Cet article revient sur le problème du « tiers » dans la littérature sur le don, en partant de l’objet donné qui ouvre le cycle du don. Une fois démontré comment la structure quaternaire de l’Œdipe, selon la conception de Jacques

RÉSUMÉS & ABSTRACTS

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Lacan, s’appuie sur « l’atome de parenté » lévi-straussien, nous présentons le côté plus maussien de Lacan qui se détache de la notion d’« échange de femmes » de Lévi-Strauss en même temps qu’il introduit la notion du « phallus ». Nous verrons ainsi que ce qui fait que la figure du tiers est immanente à la dimension symbolique (et donc à la dimension du don) peut être élucidé à la lumière de la théorie lacanienne de l’objet-manque, qui se dégage de la lecture que Lacan a faite de l’Essai sur le don de Marcel Mauss. Il s’agit de proposer ici une dimension inconsciente du don qui restera ainsi ouverte.

• The quaternary structure of gift This article returns to the question of the “third” in gift literature starting with the given object which opens the gift cycle. Having shown how the quaternary structure of the Oedipus as conceived by Jacques Lacan rests on Lévi-Strauss’ “kinship particle,” we present a more maussian side of Lacan who moves away from Lévi-Strauss’ “exchange of women” while introducing the notion of “phallus.” We can thus see that the immanence of the figure of the third in symbolic expression (and thus to the gift) can be elucidated in light of the lacanian theory of the “missing-object” which Lacan derived from his reading of Mauss’ Essay on Gift. We thus propose there is an unconscious dimension of gift which is constitutively open.

• Jean-François Bert : Mauss en Angleterre (1898). Trois lettres à Henri Hubert En Angleterre, en 1898, Marcel Mauss entretient avec son proche ami, l’archéologue Henri Hubert, une importante correspondance, en particulier concernant la rédaction de l’Essai sur la nature et fonction du sacrifice, qui sera publié l’année suivante dans L’Année sociologique. Ces trois lettres de Mauss, inédites, permettent de mieux comprendre un certain nombres de ses choix, mais renseignent également sur les réseaux que le jeune anthropologue fréquente lors de son séjour à Oxford.

• Mauss in England (1898). Three letters to Henri Hubert During his stay in England in 1898, Marcel Mauss authored a voluminous correspondence with his close friend and anthropologist Henri Hubert, an important part of which on the topic of their Essay on the Nature and Function of Sacrifice published a year later in L’Année Sociologique. Among this correspondence, three yet unpublished letters of Mauss shed light on certain choices which came about in the production of this work while also informing us on the networks the then young French anthropologists bathed in during his sojourn at Oxford.

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• Gérald Berthoud : Homo maussianus : totalité ou dissociation ? Montrer en quoi Mauss est en prise sur l’époque actuelle est moins aisé qu’il peut apparaître au premier abord. La notion de totalité est une catégorie fondamentale de la sociologie maussienne. Mais cet apport majeur fait problème en raison d’une insistance à diviser l’humanité en deux catégories : les individus « dissociés » de l’élite et la grande masse des êtres « totaux ». Quelle position prendre face à cette apparente confusion entre la totalité comme un principe méthodologique et comme un terme dépréciatif, désignant à la fois l’homme « primitif » et l’homme « moyen » de la modernité ? Reconnaissons que certains aspects de l’œuvre de Mauss sont proprement dépassés, pour mieux faire ressortir ceux qui permettent de porter un regard à la fois critique et constructif sur le monde actuel.

• Homo Maussianus : Totality or Dissociation ? To show how Mauss succeeds to throw light on our present time is less easy that it appears at first sight. The notion of totality is a fundamental category of the maussian sociology. But this major contribution poses problems because of his insistence to divide humanity into two categories: “dissociated” individuals of elite and the great majority of “total” beings. Which position to adopt facing such an apparent confusion between totality as a methodological principle and as a scornful term, to name both so-called primitive people and the mass of average individuals within modern societies? Let us recognize that some aspects of Mauss’ work are no longer valid, in order to bring out the ones that allow us to view the present world with a critical and constructive perspective as well.

• Dominique Bourgeon : Le cadeau empoisonné : séduction et amours clandestines Lors d’un précédent article, nous avons montré que l’évolution étymologique du mot cadeau renvoie aux concepts de sexualité, d’apparition, de naissance et de don de vie ; idées contenues par la notion hellénique de la grâce. Nous avons également rapproché le papier-cadeau du dévoilement de la mariée lors des rites nuptiaux de la Grèce antique. Sur cette base, nous pouvons réinterroger la notion de « cadeau empoisonné », notamment en substituant au mot poison celui de venin qui a, plus précocement, véhiculé l’idée d’une substance mortelle. Lequel renvoie directement à l’incarnation de l’amour qu’est Vénus (même racine indo-européenne) et aux notions de séduction et de corruption. En fait, le cadeau empoisonné suggère la flèche empoisonnée suscitant l’amour interdit. Il s’agit d’offrandes visant à transgresser l’ordre social, à rompre les alliances établies ou envisagées. Mais les cadeaux toxiques peuvent être envisagés, plus globalement, comme

RÉSUMÉS & ABSTRACTS

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des vecteurs modifiant le comportement du donataire. Ils suppriment toute possibilité de refus et le don perd son essence première : celle d’obligation et de liberté mêlée.

• The Poisoned Gift: Seduction and Clandestine Loves In a previous article, we explained that the etymological evolution of the word “Gift” is linked to the different concepts of sexuality, apparition, birth and life giving. These ideas are as well contained in the Hellenic notion of “Grace.” We also compared the concept of “gift paper” with the “unveiling” of the bride during the wedding ritual in the ancient Greece. On this basis, we can evaluate again the notion of “poisoned gift” especially by substituting the word “poison” by the word “venom” which promoted earlier in the past the idea of a deadly substance. This idea related to the word “venom” is clearly linked to the incarnation of Love represented by Venus (which comes from the same indo-european etymological root) and to the two notions of seduction and corruption. Indeed, the poisoned gift suggests the poisoned arrow sparking off the forbidden love. It consists in different presents aiming at disturbing the social order and at destroying the current or foreseen alliances. But the toxic gifts could be envisaged more globally as vectors affecting the behaviour of the donee. They suppress all possibilities of rejection and the “gift” as a concept is losing its original meaning: the one which combines both duty and freedom.

• Alain Caillé : Ouverture maussienne Une brève présentation de l’histoire du MAUSS (Mouvement anti-utilitariste en science sociale) et des choix théoriques qu’il développe en science sociale sous la bannière du « paradigme du don et de la reconnaissance ».

• A Maussian Ouverture A short and sketchy account of the history of MAUSS (Anti-Utilitarian Movement in Social Science) and of the theoretical choices it defends under the banner of the “gift and recognition paradigm.”

• Philippe Chanial : L’instant fugitif où la société prend. Le don, la partie et le tout Si, selon Mauss, le don est avant tout une forme spécifique de prestation sociale, il est aussi plus que cela : ce « roc » sur lequel sont bâties les sociétés humaines. Cet article propose d’interroger ces deux dimensions du don – comme partie et comme totalité – et de les articuler afin de formaliser, en clé de don, une grammaire des relations humaines.

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• The Fleeting Moment when Society Sets. The Gift as a Part and as Whole According to Mauss, the gift is firstly a specific kind of “prestation sociale” or social service. But it is more than this : the “bedrock,” the “human foundation on which society is built.” This paper aims to articulate these two dimensions of the gift – as a part and as a whole – in order to formalize a maussian typology of human relationships.

• Philippe Chanial : Pierre Bourdieu, un « héritier » paradoxal Non seulement Bourdieu a souvent évoqué et cité Mauss, mais plus encore son œuvre et les concepts de sa sociologie ne sauraient être compris sans prendre en considération sa lecture de l’anthropologue français, et tout particulièrement de l’Essai sur le don. Bourdieu n’est peut-être pas « maussien » mais à l’évidence un « héritier », paradoxal.

• Pierre Bourdieu, a paradoxal “heir” In this paper, the author aims to show that Bourdieu’s works and concepts can not be understood without taking account of his relationship to Mauss and especially to the Essai sur le don. Is Bourdieu “maussian” ? Maybe not but surely a paradoxal “heir”.

• Sophie Chevalier : De la marchandise au cadeau En partant de « ce que nous n’avons pas qu’une morale de marchands », cet article traite des relations entre marché, don et héritage (« le cadeau des morts ») comme autant de manières de donner et transmettre des objets. On s’attardera plus spécialement sur la façon dont les marchandises sont personnalisées pour les transformer en cadeaux dans les sociétés occidentales contemporaines (avec des exemples tirés de recherches en France et en Grande-Bretagne), et sur le destin de ces objets-cadeaux.

• From Commodity to Gift This article starts out from the observation that “the only morality we have is a commercial one.” It is concerned with relations between the market, gifts and inheritance (“presents from the dead”) as means of transmitting objects. My special interest is with how, in contemporary western societies (especially France and Britain), commodities are made personal in order to be made suitable as presents. I also discuss how the mode of their circulation affects what happens to these objects in the home.

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• Anne-Marie Fixot : Le don est un rythme… À la rencontre de Marcel Mauss et d’Henri Lefebvre Le rythme est énergie, mouvement, expression de la vitalité. Différent de la cadence mécanique du métronome, il s’organise en impulsions successives. La lecture de l’Essai sur le don de Marcel Mauss invite à penser que le cycle du donner-recevoir-rendre s’éclaire à la lumière de cette conception du rythme confrontée à celle mise en œuvre par Henri Lefebvre dans Rythmanalyses.

• Gift is a rhythm… An encounter with Marcel Mauss and Henri Lefebvre Rhythm is energy, movement, expression of vitality. Unlike the mechanic cadenza of the metronome, it is organized in successive impulses. Reading Marcel Mauss’ Essay on Gift suggests that this conception of rhythm confronted with that of Henri Lefebvre in his Rythmanalyses can shed light on the cycle of giving, receiving and rendering.

• Marcel Fournier : Durkheim, Mauss et Bourdieu : une filiation ? Du point de vue d’une histoire des idées, qui le plus souvent consiste en l’étude de l’influence d’un auteur (qui est antérieur) sur un autre auteur (qui lui est postérieur), c’est là une question qui en cache deux : quelle est l’influence de Durkheim sur son neveu Marcel ? Quelle est l’influence de Mauss sur Bourdieu ? En d’autres mots, Mauss est-il durkheimien ? Bourdieu est-il maussien ? Toute filiation est faite de nuances, d’inflexions, parfois même de distanciations.

• Durkheim, Mauss and Bourdieu : a filiation? From the point of view of the history of ideas, which is often the analysis of the influence of anauthor on another, this question is a double one: what’s the ingfluence of Durkheim on his nephew Marcel? What’s the influence of Mauss on Bourideu? In other words, is Mauss Durkheimian? Is Bourdieu Maussian? Every filiation is complex, with modifications and critics.

• François Gauthier : Mauss et la religion. L’héritage de Mauss chez Lévi-Strauss et Bataille (et leur dépassement par Mauss) La religion est au cœur de l’œuvre de Mauss. Cet article interroge l’héritage de ce dernier en en suivant la postérité dans l’œuvre de deux auteurs qui furent contemporains et dont l’influence fut importante, Claude Lévi-Strauss et Georges Bataille. Or, les lectures de ces auteurs ont nourri deux pensées qui

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s’opposent diamétralement et font système. Reprenant une distinction faite par Paul Ricœur, cet article montre comment Lévi-Strauss, avec le symbolique, radicalise une théorie de la topique tandis que Bataille radicalise à l’inverse une théorie de l’énergétique, versant chacun dans des métaphysiques opposées. Si ce double héritage éclaire l’œuvre de Mauss, c’est également dans un retour à celle-ci que se trouve le germe du dépassement des apories relevées chez ses héritiers en articulant la religion à la problématique du don. Mots-clés : Mauss, religion, Lévi-Strauss, Bataille, don, topique et énergétique.

• Mauss and Religion. Mauss’ posterity in Lévi-Strauss and Bataille (and their surpassing by Mauss) Religion is at the heart of Mauss’ works. This article follows Mauss’ posterity in the thoughts of two contemporaries, Claude Lévi-Strauss and Georges Bataille. Though inspired by a common source, Lévi-Strauss and Bataille’s respective works oppose each other term to term and can even be said to form a system. Drawing from a distinction made by Paul Ricœur, this article shows how Lévi-Strauss radicalizes topic elements in his theory of the symbolique, while Bataille radicalizes energetic elements, with the consequence of each veering into complementary metaphysics. While this demonstration sheds light on Mauss’ work, this article suggests it is by returning to Mauss and rearticulating the theory and analysis of religion with the problematic of the gift that the limits of Mauss’ inheritors can be transcended. Keywords : Mauss, religion, Lévi-Strauss, Bataille, gift, topic and energetic.

• Jacques T. Godbout : En finir avec le don ? Don charitable, qui abaisse celui qui reçoit, oui, certainement. Mais est-ce aussi facile ? Et n’est-il pas nécessaire de comprendre pourquoi ce type de don renaît toujours de ses cendres, contrairement à ce qu’on a cru au moment de gloire de l’État providence ? Il a aujourd’hui le vent en poupe. Les solutions politiques sont toujours insuffisantes tout en étant nécessaires. Car l’analyse du don ne nous conduit pas seulement à découvrir des règles, contrairement à ce que croyait Mauss en commençant sa quête (« Quelles sont les règles… »), mais à ce qui se passe avant les règles. Mauss, au lieu de se contenter de trouver des règles, a révélé « l’instant fugitif où la société prend » comme il l’écrit en terminant son Essai sur le don.

• To be done with the gift? Why does the issue of charitable gift, that which humbles the receiver, and contrary to what was widely held to be true in the heydays of the Providence

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State, continues to impose itself on social sciences? A simple answer could be that political, rational solutions are insufficient, albeit necessary. The analysis of gift does not only mean we understand the rules, as Mauss might have thought at the onset, but also the conditions of these rules, what comes before the rules. In the end, Mauss went beyond rules to reveal, as he writes at the end of his Essay on Gift , “that fugitive moment when society binds.”

• Alexandre Gofman : Deux interprétations du bolchevisme : Marcel Mauss et Nikolaï Berdiaev Cet article propose une analyse comparative de deux théories du bolchevisme élaborées par Marcel Mauss et Nikolaï Berdiaev. Les deux auteurs ont fondé les mêmes dichotomies théoriques qui sont devenus paradigmatiques, à savoir objet/sujet ; nécessaire/accidentel ; national/non- ou inter-, ou anti-national ; traditionnel/non traditionnel ; volontaire/non volontaire. Mais tandis que Berdiaev insistait sur le premier terme de chaque opposition théorique, chez Mauss prédominaient les jugements mettant l’accent sur le second terme.

• Marcel Mauss and Nikolaï Berdiaev : Two Interpretations of Bolchevism The article deals with the comparative analysis of two theories of bolshevisme elaborated by Marcel Mauss and Nikolaï Berdiaev. Both of them defended the same theoretical oppositions concerning bolshevisme, becamed paradigmatical ones, viz. “object/ subject;” “necessary/ accidental;” “national/ non-, or inter-, or anti-national;” “traditional/ non-traditional;” “voluntary/ non voluntary.” But Mauss insisted rather on the second terms of these theoretical oppositions, while Berdiaev emphasized the first terms.

• David Graeber : The Moral logic of Economic relations. A Maussian approach The gift is a much vexed concept, partly because the moral logic underlying different sorts of transaction lumped together under that rubric are in no way uniform. Drawing on Marcel Mauss’ assumption that all major social principles (individualism and communism, democracy and monarchy, etc.) normally co-exist in any social system, this essay argues for three such basic principles: COMMUNISM (an eternal relation based on means and ends), EXCHANGE (a temporary relation between ostensible equals), and HIERARCHY (based on precedent, not reciprocity). These principles overlap, shift and shade into one another.

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• Les fondements moraux des relations économiques. Une approche maussienne Le don renvoie à un composite de transactions et d’actions dont les substrats moraux sont loin d’être uniformes. Reprenant l’idée maussienne suivant laquelle les principes sociaux majeurs (l’individualisme et le communisme, la démocratie et la monarchie, etc.) coexistent dans tout système social donné, cet article suggère l’opérationnalité de trois principes de base : le communisme (au sens d’une relation éternelle fondée sur les moyens et les fins), l’échange (au sens d’une relation temporaire entre des parties égales), et la hiérarchie (fondée sur la précédence et non sur la réciprocité). Ces principes sociaux se recoupent, se transforment et se fondent les uns dans les autres.

• Jane I. Guyer : The True Gift: Thoughts on L’Année Sociologique Edition of 1923-4 The Gift’s openness attracts both inspiration and critique. To address it anew, the Essay is returned to its matrix: the edition of L’Année Sociologique 1923/4 where it was first published. A memorial to the dead since 1912 and many book reviews were also written by Mauss. The paper analyzes the edition as a whole, and draws on its resonance with the Jewish funerary practice of chesed shel emet (the true gift) to return to “kindness” in The Gift.

• Le « vrai » don : réflexions à propos de L’Année sociologique, année 1923-1924 L’ouverture constitutive du don suscite inspiration et critique. Cet article reprend cette question en resituant l’Essai sur le don dans sa matrice, l’édition 1923-1924 de L’Année sociologique, où il fut d’abord publié. Mauss signe d’autres textes dans ce numéro, y compris de nombreuses recensions et un in memoriam aux morts depuis 1912. Cet article analyse l’édition de L’Année dans son intégralité en faisant le parallèle avec la pratique funéraire juive du chesed shel emet (le don véritable) pour revenir sur la « bonté » dans l’Essai.

• Roberte Hamayon : Le « don amoureux » de la proie est l’autre face de la « chance » du chasseur sibérien Cet article examine, à la lumière de la théorie du don, la vie de chasse telle qu’elle est conçue et pratiquée dans les petites sociétés autochtones de la forêt sibérienne. Leur conception de la chasse vise à justifier d’en vivre et à nier son aspect meurtrier. Elle consiste en un accord global entre les chasseurs et les esprits des espèces comestibles qu’ils imaginent pour servir de partenaires. Elle est fondée sur l’idée que l’animal gibier, perçu comme femelle, se donne lui-

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même (sa viande, à savoir son énergie vitale) au chasseur par amour pour lui ; en d’autres termes, la chance du chasseur reflète l’amour de sa proie. La chair du chasseur, à sa mort, nourrira en retour les esprits animaux. En transformant la « prise » humaine prédatrice en « don » de la proie animale dans l’économie de la chasse, cette conception obéit à la « triple obligation » maussienne, bien que de façon seulement partielle et fictive : « donner » est le fait de l’Autre (animal ou esprit), non de soi, et c’est en outre un don forcé et féminin.

• The Prey’s “Amorous Gift” as Flipside of the Siberian Hunter’s Luck This paper examines hunting as thought and practiced among small-scale autochthonous societies of the Siberian forest in the light of the gift theory. Here, the conception of hunting is intended to justify living off the killing of animals while denying its killing aspect. It consists in an imagined agreement between the hunting community and the spirits of the animals subject to human predation. It is based on the idea that the prey (perceived as female) gives itself (its meat, i.e. its energy) to the hunter out of love for him. In other words, the hunter’s luck reflects the prey’s love for him. In return, the hunter’s flesh is said to feed the animal spirits once dead. By transforming the human predatory “taking” into the animal prey’s “giving” in the economy of hunting, this conception translates predation in accord with the maussian “triple obligation” of gift giving, receiving and rendering applies, albeit partly and in a fictitious manner: “giving” is the forced and female fact of the Other (the animal or the Animal spirit), not of humans.

• Keith Hart : Mauss’s Economic Vision in the 1920-1925 The paper juxtaposes Mauss’s financial journalism during the exchange rate crisis of 1922-24 with his argument in the Essay on The Gift which was written at the same time. Mauss kept his politics and academic work in separate compartments, but, taken together, they do reveal a lot about the man and his economic vision in the immediate aftermath of the First World War, a period of immense personal creativity and optimism. : Mauss et sa vision de l’économie dans les années 1920-1925

• La vision de l’économie de Marcel Mauss dans les années 1920-1925 Cet article juxtapose le journalisme financier de Mauss lors de la crise des taux d’intérêt de 1922-1923 et l’argumentaire de l’Essai sur le don qui fut écrit au cours de la même période. Si Mauss a séparé son travail académique et poltique, les considérer ensemble est révélateur de l’homme et de sa vision économique dans cette période d’immense créativité personnelle et d’optimisme que fut l’immédiat après-Première Guerre mondiale.

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• Marcel Hénaff : Mauss et l’invention de la réciprocité Mauss ne se présente pas immédiatement comme un théoricien de la réciprocité, même pas dans l’Essai sur le don, où l’absence surprenante de ce concept explique sans doute les difficultés de l’auteur à rendre compte de l’obligation de donner. La contrainte sociale durkheimienne ne résout rien. C’est plutôt à un penseur comme Peirce qu’il faut faire appel ; sa théorie de la triade comme rapport insécable entre partenaires par la médiation d’une chose permet de comprendre l’échange comme un dispositif d’implication action-réaction (tel un jeu à deux partenaires selon des règles) ; c’est exactement ce que Lévi-Strauss entend par échange. C’est seulement après l’Essai que Mauss problématise le concept de réciprocité ; il lui confère même un statut d’une grande richesse en le repérant dans les relations diachroniques entre générations selon ce qu’il appelle une « réciprocité alternative indirecte ».

• Mauss and the Invention of Reciprocity Mauss does not immediately appear as a theoretician of reciprocity, even in The Gift, where the surprising absence of that concept probably explains why he finds it so difficult to account for the obligation to give. Social constraint as defined by Durkheim does not solve the problem. Peirce’s work is more relevant: his theory of the triad as a relationship between partners through the mediation of a thing makes it possible to understand the exchange as a mechanism that entails both action and reaction (as in games where two players follow certain rules). This is exactly what Lévi-Strauss means when he talks of exchange. Only after the publication of The Gift does Mauss problematize the concept of reciprocity. He even grants it a very significant status, identifying it in the diachronic relationships among generations that follow what he calls an “indirect alternative reciprocity.”

• Richard Hyland : “Mauss and I…”. On the Law of Gift This oral presentation of a written paper explores briefly why some Western legal systems have traditionally been hostile to gift giving. The transactional private law is generally concerned with the market and therefore fails to understand transfers that are not part of an exchange. To grasp gift giving, the law has had to distort many of its concepts. I conclude that some legal prohibitions indirectly confirm the continued existence of the obligations to give, to receive, and to reciprocate.

• « Mauss et moi… ». Sur le droit des dons Cet article explore les raisons pour lesquelles certains systèmes légaux occidentaux ont été traditionnellement hostiles au don. La loi privée eu égard

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aux transactions et échanges est généralement centrée sur le marché, avec pour conséquence une difficulté constitutive eu égard aux transactions qui ne sont pas des échanges. Afin de légiférer sur le don, la loi a dû tordre la signification de plusieurs de ses concepts. J’en conclus que certaines prohibitions légales confirment indirectement l’existence de la triple obligation de donner, recevoir et rendre.

• Wendy James : Mauss as an ally in current debates over ìneo-Darwinism:î ìSocialityî as Maussian drama Tremendous advances are being made in the evolutionary sciences. But genetic ‘explanations’ of human behaviour remain piecemeal and controversial. Social anthropologists seeking new conversations with the scientists can find support in Mauss’s vision of human sociality as theatre. The ‘community’ here, a productive and reproducing whole, is made possible through the sharing of imagined, and continually re-imagined, conventions of space, time, person, gender, and the richly significant exchanges of language, labour, and goods so well analysed in Mauss’s writings.

• Mauss comme allié au sein des débats actuels sur le « néodarwinisme » : la « socialité » comme drame maussien Si des avancées considérables se font présentement dans le domaine des sciences de l’évolution, leurs « explications » du comportement humain demeurent partielles et controversées. À contre-courant de cette tendance dominante, les anthropologues du social qui souhaitent un dialogue avec les scientifiques peuvent s’appuyer sur la socialité humaine problématisée par Mauss en tant que théâtre. La « communauté » définie en tant que totalité productrice et reproductrice est le fruit du partage de conventions imaginées et ré-imaginées sur le temps, l’espace, la personne, le genre, ainsi que le fruit des échanges signifiants du langage, du travail et des biens si bien analysés par Mauss.

• Bruno Karsenti : Une autre approche de la nation : Marcel Mauss La conception maussienne de la nation doit en grande partie son originalité à la double opposition à partir de laquelle elle se déploie : opposition à l’Etat d’un côté, au nationalisme de l’autre. Cette idée qui, en l’occurrence, n’est pas posée a priori, mais dégagée progressivement sur la base d’une vaste enquête empirique sur le développement des sociétés humaines, considérées sans restriction. En cela, la démarche se veut ethnologique et sociologique, et nullement de théorie politique. Elle a pourtant une portée générale, au moins

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à deux titres. D’une part, on s’aperçoit rapidement qu’elle est en fait destinée à illustrer et à donner une certaine épaisseur à la conception que Mauss se faisait de la société comme telle, ou plutôt du développement nécessaire des sociétés. En second lieu, elle vise à justifier une prise de position de ce même sociologue à l’intérieur des sociétés où sa propre analyse se situe, à savoir à l’intérieur des sociétés modernes. En termes clairs, cette définition de la nation est la pierre angulaire de l’engagement socialiste du sociologue qu’a voulu être Marcel Mauss.

• An other approach of nation: Marcel Mauss The originality of the Maussian concept of Nation is due in great part to the double opposition from which it unfolds: opposition to the State on one side, and opposition to nationalism on the other. Mauss does not state this idea a priori but rather constructs it gradually on the grounds of his vast empirical study of the development of (all) human societies. The method is thus ethnological and sociological and not that of political theory. It has nonetheless the potential for generalization, at least in two respects. Firstly, it serves to illustrate and give substance to Mauss’ conception of society or, better still, to what he deems is the necessary development of societies. Second, it acts as justification for his political stance within his own, modern, society. To state it clearly, Mauss’s definition of the Nation is the theoretical cornerstone of his socialist commitment.

• Naoki Kasuga : Total Social Fact: Structuring, Partially Connecting, and Reassembling The idea of “total social facts” was the principal methodological outcome of Mauss’s attempt to develop a scientific approach to social life in The Gift. The nature of this method is explored by comparing Mauss with three successors: Claude Lévi-Strauss, Marilyn Strathern and Bruno Latour. Mauss is alive as long as he considered as a total social fact himself.

• Le fait social total : structurant, partiellement communiquant et rassembleur L’idée du « fait social total » est le principal résultat de la tentative de Mauss pour développer une approche scientifique de la vie sociale dans l’Essai sur le don. Ce texte explore la nature de cette méthode en comparant Mauss à certains de ses successeurs, en l’occurrence Claude Lévi-Strauss, Marilyn Strathern et Bruno Latour. Mauss n’est-il pas vivant pour autant qu’on puisse le considérer lui-même comme un fait social total ?

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• Heonik Kwon : The Spirit in Durkheim, Mauss and Hertz’s Works This article compares Mauss’s theory of gift as motor for human solidarities with Durkheim’s ancestor-centred conception of social solidarity and Hertz’s creative intervention in the latter. It does so by focusing on the different ways in which these three formative scholars of the L’Année Sociologique group understood the meaning and locus of human spirits. The discussion includes a brief consideration of the Vietnamese custom of offering gifts of money to ancestral and non-ancestral spirits.

• L’esprit dans l’œuvre de Durkheim, Mauss et Hertz Cet article compare la théorie maussienne du don comme moteur des solidarités humaines avec la conception durkheimienne centrée sur la transmission des ancêtres et celle de Hertz qui, au contraire, met l’emphase sur l’aspect créatif des interventions ponctuelles. L’attention est portée sur la manière dont chacun de ces membres fondateurs de l’École française de sociologie comprenait le rapport à l’« esprit », illustrée à travers l’exemple de la coutume vietnamienne du don d’argent aux esprits des ancêtres et des non-ancêtres.

• Jean-Louis Laville : Histoire et actualité de l’associationnisme. l’apport de Marcel Mauss Cette contribution se propose de souligner l’incomplétude du débat politique et économique qui, depuis un siècle, repose sur l’opposition et la complémentarité de l’État et du marché. Pour relever les défis du XXIe siècle, il est nécessaire d’intégrer à la réflexion un troisième pôle, celui de la société civile en particulier à travers l’associationnisme que l’œuvre de Mauss nous aide à penser. Face aux incertitudes démocratiques contemporaines, il importe en effet de retrouver la référence à l’associationnisme dont la spécificité réside dans la capacité à alimenter une recherche d’approfondissement de la démocratie par un ensemble de pratiques citoyennes. Selon cette orientation, l’association n’est pas seulement pensée, elle est expérimentée. Elle n’est pas seulement dépendante du capitalisme, elle intervient dans la définition des catégories économiques et politiques. De ce point de vue, l’apport de Mauss peut être synthétisé autour de quatre points-clés combinant sociologie critique et possibiliste. Pour ce qui est de la dimension critique, Mauss invite à penser contre l’association comme système et contre l’étatisme. Pour ce qui est de la dimension possibiliste, il se prononce pour l’institutionnalisme et pour le changement social démocratique.

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• History and Actuality of Associationism. Mauss’ contribution This contribution argues as to the incomplete nature of the debates in political science and economics, which have primarily focused on the opposition and complementariness of the State and the Market. In order to respond to the challenges of the XXIth Century, a third pole needs to be integrated in the equation, that of civil society which Mauss’s work highlights through the particular example of associationism. The uncertainties of our contemporary democracies command we return to thinking associationism whose specificity resides in its capacity to reinvigorate democracy through civil praxis. Accordingly, association is not only an object of thought; it is an object of experience. Beyond dependency on capitalism, it shapes the definitions of economic and political categories. From this perspective, Mauss’s contribution can be summed up by four key arguments combining critical and normative sociology. On the critical side, Mauss invites us to think association as a system, and doing so against statism. On the normative end, Mauss sides with institutionalism and supports social democratic change.

• David Le Breton : Mauss et la naissance de la sociologie du corps L’œuvre de Mauss est ici abordé sous l’angle de la sociologie et de l’anthropologie du corps, dont Mauss fut un formidable pionnier. Son travail sur les techniques du corps, l’expression obligatoire des sentiments, ou encore ceux qui préfigurent les recherches de Lévi-Strauss sur l’efficacité symbolique ont profondément marqué les recherches contemporaines sur le corps.

• Mauss and the Birth of Sociology of the Body The work of Mauss is here approached under the angle of sociology and anthropology of the body of which he was a pioneer. His work about body technologies, obligatory expression of emotions, or those about symbolic efficiency which prefigure those of C. Lévi-Strauss. His work profoundly marked the contemporary researches.

• Paulo Henrique Martins : Don, religion et eurocentrisme dans l’aventure coloniale L’aventure coloniale constitue un événement important pour la compréhension théorique des rapports entre don, religion et marché dans la mise en place du processus civilisateur des sociétés du Sud. Dans ce texte, nous voulons cerner les particularités et les paradoxes du pacte colonial qui sous-tend la colonisation ibérique en Amérique Latine envisagée du point de vue de la modernisation planétaire. Cette dimension paradoxale et multiple de la

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colonisation est actuellement l’objet de réflexion de la part des théoriciens post-coloniaux.

• Gift, Religion and Eurocentrism in Colonial Adventure The colonial adventure is an important event for the theoretical understanding of the relationship between gift, religion and market in accomplishing the civilizing process of Southern societies. In this paper, we intend to delineate the circumstances and paradoxes of the colonial pact underlying the Iberian colonization in America America, considering the perspective of global modernization. This paradoxical dimension and multiple colonization is now a subject of reflection by postcolonial theorists.

• Resumos A aventura colonial constitui um acontecimento importante para a compreensão teórica das relações entre dom, religião e mercado na realização do processo civilizador das sociedades do Sul. Neste texto, nós pretendemos delimitar as particularidades e os paradoxos do pacto colonial que subjaz à colonização ibérica na América Latina, considerando a perspectiva da modernização planetária. Esta dimensão paradoxal e mœltipla da colonização é atualmente objeto de reflexão por parte dos teóricos pós-coloniais.

• Ruben Oliven : Mauss in the Tropics: Love, Money and Reciprocity in Brazilian Popular Music Popular music is a key instance for looking at social relations and the way they are represented. In many societies the majority of composers are men and they tend to use music as one of the few public spheres in which they allow themselves to speak more freely about their private feelings. They will sing about their weakness, their fear of losses, their sentiments towards women. But popular music does not speak only about love. It also sings money, work, social inequalities, and gender relations. This paper looks at love and the gift in Brazilian songs in the thirties, forties and fifties of the last century.

• Mauss sous les Tropiques : amour, argent et réciprocité dans la musique populaire brésilienne La musique populaire offre un accès privilégié pour saisir les relations sociales et leurs représentations. Dans maintes sociétés, la majorité des compositeurs et producteurs de musique sont des hommes qui utilisent cette voie pour exprimer plus librement leurs sentiments personnels dans l’espace public. Ils chantent ainsi à propos de leurs faiblesses, de leurs peurs de la perte, de leurs sentiments envers les femmes. La musique populaire ne parle pourtant pas que

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de l’amour mais également de l’argent, du travail, des inégalités sociales et des relations entre les sexes. Cet article interroge la musique populaire brésilienne des années 1930, 1940 et 1950 sous l’angle du don et de l’amour.

• Jacques Pierre : Le langage et le don Pour l’être humain, le langage n’est pas une institution parmi d’autres. Le langage constitue non seulement la matrice de toutes les autres sémiotiques humaines mais il démarque aussi la frontière entre l’humanité et les autres espèces animales. La « double articulation » qui caractérise en propre le langage humain lui permet en effet de construire un monde à travers des représentations, lors même que les sémiotiques monoplanes ne font que transmettre de l’information sur le monde où l’animal est immergé. Cette puissance de représentation n’est possible que parce que la double articulation ouvre dans la mise en forme de l’expérience par notre langage un espace de virtualité où les choses, en même temps qu’elles demeurent identiques à elles-mêmes, peuvent à chaque instant être pensées autrement, où la métaphore et la métonymie ne cessent d’inquiéter la catégorisation de la perception, rendre perméable les identités et problématiser notre rapport au réel. Or le don a essentiellement une fonction sémiotique dans la mesure où il nous permet de faire avec une telle expérience paradoxale, à la fois intérieure au langage et impossible à totaliser dans le discours, de surmonter cette béance dans notre rapport à l’autre par un crédit que les uns et les autres s’accordent mutuellement pour parvenir malgré tout à former une communauté langagière.

• The Language and the Gift Language is not just any other institution in human societies. Language is not only the matrix of all other human semiotics; it also draws the frontier between humanity and other animal species. The “double articulation” characterizing human language enables humans to construct a world through representations, whereas single plane semiotics are limited to the univocal transmission of information. This faculty of representation is only possible because the double articulation in language opens a space of virtuality that opens univocal meaning onto plurality and indeterminacy, thereby raising questions about the categorization of perception, the boundaries of identities and human relation to reality. The gift shares the same fundamental semiotic function as language inasmuch as it enables us to cope with such a paradoxical experience by the mutual accordance of credit that enables a community of speech.

• Gérard Pommier : Existe-t-il une pulsion de donner ? Une remarque sur la place de l’obligation dans le paradigme de Marcel Mauss

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La gratuité du don inspire une méfiance sous l’influence idéologique de la société marchande. Or, il existe au contraire une pulsion originaire de « se donner », de sorte que le don est, dès le début de la vie, l’occasion d’un refoulement. Cette pulsion de se donner est à la source de la tentation suicidaire, ou de l’agressivité à l’égard du semblable, et une coutume connue, le potlatch, montre bien le destin civilisé de cette corrélation entre le don, la destruction, l’agressivité et la fondation du lien social. On montrera que dans le paradigme de Marcel Mauss : « donner - recevoir - obligation de rendre », l’obligation porte davantage sur « donner » que sur « rendre ».

• Is there an Impulse to Give ? A Remark on the Place of obligation in Mauss’ Paradigm The gratuitousness of gift inspires a distrust under the ideological influence of the trade society. Meanwhile, there is on the contrary an original drive “to give oneself,” so that the gift is, from the beginning of the life, the occasion of a repression. This drive to give oneself is at the source of the suicidal temptation, or of the aggressiveness towards the fellow man, and a known custom, the potlatch, shows well the civilized fate of this correlation between the gift, the destruction, the aggressiveness and the social link’s foundation. We will show that in Marcel Mauss’s paradigm: “to give - to receive - obligation to give back,” the obligation concerns more “to give” than “to give back.”

• Elena Pulcini : Le don à l’âge de la mondialisation Si l’on assume le don comme le « troisième paradigme » entre le holisme et l’individualisme, repenser le don à l’âge de la mondialisation signifie en premier lieu repenser, soit l’individualisme, soit le holisme, pour en souligner les transformations (pathologiques) produites par la globalisation. L’individualisme n’est plus (seulement) définissable à travers le modèle utilitariste de l’homo oeconomicus caractéristique de la première modernité, mais il prend une configuration entropique et narcissique : que l’on peut résumer par les figures exemplaires du spectateur (insécurité, impuissance) et du consommateur (illimitation, passivité). Le holisme assume la forme inédite du communitarisme, qui présente le plus souvent des configurations tribales, destructives et exclusives, fondées sur l’opposition nous-eux. On assiste donc à une polarisation entre le Moi (insécurité, illimitation, atomisme, indifférence) et le Nous (fusionnalité, entropie, violence) : entre l’absence de lien (et de pathos) et l’excès de lien (et de pathos). Le don peut être vu en tant qu’événement, concret et symbolique, qui permet de recomposer cette polarisation : à la double pathologie de l’individualisme et du communitarisme (obsession du Moi-obsession du Nous), le sujet de don répond avec la relation Moi-Toi : il reconstruit le lien social dans la conscience de sa propre vulnérabilité et le respect de la singularité de l’autre.

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• The Gift in an Age of Globalization If we take the gift to be the third paradigm between individualism and holism, rethinking the gift in the global age first of all means rethinking both individualism and holism in order to underline their (pathological) transformations produced by globalisation. Individualism can no longer (only) be defined using the utilitarian model of the homo oeconomicus – rational and far-sighted, utilitarian and predetermining – peculiar to early modernity. Instead, it takes on an entropic and narcissistic connotation which can be summed up using the exemplars of the spectator (insecurity, impotence) and the consumer (unlimitedness, passivity). Holism takes on the unprecedented form of communitarianism, which mainly assumes tribal, destructive and exclusive configurations based on the opposition between Us and Them. Hence we see a split between Self (insecurity, unlimitedness, atomism, indifference) and Us (closedness, ghettoisation, violence); between a lack and an excess of bonding (and pathos). The gift can be seen as a concrete and symbolic event permitting the split to be healed: the gift-giving subject responds to the twofold pathology of individualism and communitarianism (Self/Us-obsession) through the oneon-one relationship, reinstating the social bond with awareness of his own vulnerability and respect for the other’s singularity.

• Roger Sansi : Marcel Mauss and the Gift in Contemporary Art Mauss is a key reference to artistic practice in the second half of the 20th century, when contemporary art started to redefine its practice from the production of objects to the mediation of situations of social encounter. Although it may be argued that some readings of Mauss were superficial, my objective tin this paper will be less to criticize them than to assess how his work has opened a field of new possibilities in art theory and practice. : Marcel Mauss et le don dans l’art contemporain. Mauss est une référence-clé de la pratique artistique de la seconde moitié du XXe siècle, au moment même où l’art contemporain commence à redéfinir ses pratiques en passant de la production d’œuvres représentatives à la production de relations sociales et d’expériences. Si l’on peut à juste titre objecter à la superficialité de certaines de ces lectures de Mauss, cet article ne s’intéresse pas tant à les critiquer qu’à comprendre comment les travaux de ce dernier a permis d’ouvrir un nouveau champ de possibilités dans les pratiques artistiques et en théorie de l’art.

RÉSUMÉS & ABSTRACTS

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• Ilana Silber : Mauss, Weber and the Gift’s Historical Trajectories Too little dialogue between the Maussian and Weberian traditions has yet been conducted. This paper will start by recalling the main divergences between Mauss and Weber that may partly help explain that state of affairs. Yet there are also important lines of convergence and no less intriguing, possible avenues of mutual complementarity and fructification. Focusing on the gift, I shall show how such a fuller encounter between the two traditions can help illuminate aspects of the historical trajectories of gift-processes that have still received little attention.

• Mauss, Weber et les trajectoires historiques du don Le dialogue entre les traditions maussienne et wébérienne n’en est encore qu’à ses tout débuts. Cet article commence par rappeler les divergences essentielles entre Mauss et Weber, qui expliquent en partie ce silence prolongé. Mais il existe aussi de réelles convergences, ainsi que des pistes de recherche complémentaires importantes méritant d’être mieux explorées. Me concentrant sur le don, j’illustrerai la fécondité possible d’un rapprochement des deux traditions, en montrant comment il peut contribuer à éclairer certains aspects jusque-là négligés des trajectoires historiques du don.

• Karen Sykes : Adopting an Obligation: Moral reasoning about the duty to provide Bougainvillean children with access to social services in New Ireland This ethnographic case study examines a situation whereby children from one of the islands in Papua New Guinea were adopted by members of another. This process of adoption reveals interesting features of traditional social structure while at the same time offering an opportunity for local people to put moral pressure on their government. This case study illuminates Mauss’s approach to moral obligation and provides a commentary on anthropological method.

• Entériner une obligation morale : à propos de la responsabilité visant à améliorer l’accès des enfants de l’île de Bougainville aux services sociaux Cette étude de cas tirée du travail ethnographique examine une situation où les enfants d’une île de Papouasie Nouvelle-Guinée furent adoptés par les habitants d’une autre. Le processus d’adoption révèle des traits saillants de la structure sociale traditionnelle en même temps qu’il montre comment il s’est avéré une opportunité pour les populations locales d’exercer

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une pression morale sur leur gouvernement. Cette étude éclaire l’approche maussienne de l’obligation morale et offre un commentaire sur la méthode anthropologique.

• Camille Tarot : La croisée des chemins. Sur la difficile actualité de la religiologie de Marcel Mauss Cet article plaide pour une archéologie des travaux que Marcel Mauss a menés en religiologie aux côtés de Hubert et Durkheim, dans le premier quart du XXe siècle, et qui ont fait prendre aux sciences religieuses un tournant décisif. Revenir à une analyse fine des découvertes de Mauss dans ses trois champs de réflexion, le symbolisme, le sacrifice et le don, ne consiste pas seulement à rendre justice à l’homme de science. Si Mauss est reconnu encore aujourd’hui pour son apport à la sociologie et à l’ethnologie, l’influence du structuralisme mais aussi l’aspect fragmentaire et inachevé de son œuvre ont contribué en effet à occulter l’intérêt exceptionnel de sa reliogiologie. Bien plus que cela, sa reliogiologie permet de repenser, dans le contexte des mutations d’un monde en cours de globalisation, les rapports du religieux, du politique et de l’économique au sein des sociétés modernes.

• Crossing Roads. On the Difficult Actuality of Marcel Mauss’ “Religiology” This article pleads for an archeology of Mauss’s works on religion aside Hubert and Durkheim in the first quarter of the XXth Century which impulsed a decisive turn on the study of religion. Returning to a fine analysis of Mauss’s discoveries in his three areas of study, namely symbolism, sacrifice and gift, amounts to more than simply paying justice to a distinguished scholar. While Mauss is renowned today still for his contributions to sociology and ethnology, the influence of structuralism as well as the fragmented and unfinished nature of his work have occulted the exceptional interest of his “religiology.” Moreover, his works on religion enable us to rethink the relations between religion, politics and economics in modern societies in the context of the mutations brought forth by globalization.

• Raymond Verdier : Sacralité, droit et justices : sur les traces de Mauss Mes recherches sur les justices vindicatoires et justices de l ’Invisible doivent beaucoup à la pensée de Mauss et en particulier à son approche sociale et religieuse du droit. D’une part, il avait montré toute la distance entre les deux réactions pénales et vindicatoires et, de l’autre, il avait mis en évidence le lien unissant le serment et l’ordalie au sacré et au sacrifice.

RÉSUMÉS & ABSTRACTS

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• Sacred, Law and Justices: in Mauss’ steps My research on vindictive and ‘Invisible’ justices owe much to the works of Mauss, in particular his social and religious approach to Law. On the one hand he highlighted the distance between penal and vindictive reactions, while showing how vow and ordalia are linked to sacrifice and the sacred on the other.

• Thierry Wendling : Us et abus de la notion de fait social total. Turbulences critiques Forgé par Marcel Mauss dans le cadre de l’Essai sur le don, le concept de fait social total a été repris et appliqué à d’innombrables phénomènes sociaux. L’article s’interroge sur la pertinence d’un concept qui, généralement, ne sert qu’à valoriser l’objet de la recherche ou à revendiquer une approche de type anthropologique. Une relecture des textes de Mauss suggère alors l’importance que relevait pour le fondateur de l’ethnologie française la dimension morphologique du fait social total. Pour Mauss, le fait social total est un événement qui « assemble tous les hommes d’une société ». Pertinente à certains égards, cette définition s’avère cependant problématique dès lors que l’on considère les groupements humains (et entre autres les ethnies) dans une perspective non essentialiste.

• Uses and Abuses of the Concept of Total Social Fact. Critical Turbulence Since Marcel Mauss invented the concept of total social fact in The Gift, it has been used to describe countless social phenomena and the paper questions the relevance of the concept. It is usually used to valorize the subject of the research or to claim an anthropological approach. A rereading of Mauss shows that social morphology was of the greatest importance to him. In his eyes, a total social fact is an event which “gathers all the people of a society.” This definition is quite relevant in practical observations but is also problematic when we consider that social identities (among which ethnic identity) are not fixed.

Les auteurs de ce numéro

CATHERINE ALÈS, directrice de recherche au CNRS, chercheur à l’Institut Marcel Mauss (IMM-GSPM), CNRS-EHESS. DR NICK J. Allen, Emeritus Fellow, Institute of Social and Cultural Anthropology, Oxford. NORBERT ALTER, professeur à l’université Paris-Dauphine. CARINA BASUALDO, psychanalyste et anthropologue, maître de conférences en psychopathologie, Laboratoire EA3188, Université de Franche-Comté. JEAN-FRANÇOIS BERT, EHESS-CNRS, IIAC, « Anthropologie de l’écriture ». GÉRALD BERTHOUD, anthropologue, professeur honoraire, Université de Lausanne, Suisse. DOMINIQUE BOURGEON, sociologue et directeur des soins au CHU de Poitiers. ALAIN CAILLÉ, professeur de sociologie à Paris-Ouest-La Défense et codirecteur du SophiaPol. PHILIPPE CHANIAL, maître de conférences en sociologie à Paris-Dauphine et membre de l’IRISSO. SOPHIE CHEVALIER, maître de conférences en ethnologie, Université de Franche-Comté. ANNE-MARIE FIXOT, professeur de géographie à l’université de Caen. MARCEL FOURNIER, professeur de sociologie à l’ Université de Montréal. FRANÇOIS GAUTHIER, professeur au Département de Sciences des religions de l’Université du Québec à Montréal (UQAM). JACQUES T. GODBOUT, professeur émérite de sociologie à l’Institut national de recherche scientifique (INRS), Québec. ALEXANDRE GOFMAN, professeur de sociologie au Haut Collège d’économie de Moscou. DAVID GRAEBER, Reader in Anthropology, Goldsmiths, University of London.

LES AUTEURS DE CE NUMÉRO

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JANE GUYER, George Armstrong Kelly Professor and Chair, Department of Anthropology, Johns Hopkins University. ROBERTE HAMAYON, anthropologue, est directeur d’études émérite à l’École pratique des hautes études (section des sciences religieuses). KEITH HART, Professor of Anthropology Emeritus, Goldsmiths, University of London. MARCEL HÉNAFF, professeur de philosophie et d’anthropologie à l’Université de Californie, San Diego. RICHARD HYLAND, Distinguished Professor, Rutgers Law School, Camden, New Jersey. WENDY JAMES, Emeritus Professor of Social Anthropology and Fellow of St. Cross College, University of Oxford. BRUNO KARSENTI, directeur d’études à l’EHESS. NAOKI KASUGA, Professor of Anthropology, Graduate School of Social Sciences, Hitotsubashi University, Tokyo, Japan. HEONIK KWON, professeur d’anthropologie à la London School of Economics and Political Science. JEAN-LOUIS LAVILLE, professeur du CNAM, coordinateur pour l’Europe du Karl Polanyi Institute for Political Economy et chercheur au LISE (CNRS-CNAM). DAVID LE BRETON, professeur de sociologie à l’université de Strasbourg. Membre de l’Institut universitaire de France. PAULO HENRIQUE MARTINS, Professor Titular Departamento de Ciências Sociais, Universidade Federal de Pernambuco (UFPE), Brasil.

RUBEN GEORGE OLIVEN, Universidade Federal do Rio Grande do Sul, Department of Anthropology, Brasil. JACQUES PIERRE, professeur au département de sciences des religions, Université du Québec à Montréal (UQAM). GÉRARD POMMIER, psychiatre, psychanalyste, Professeur émérite (Strasbourg). ELENA PULCINI, professeur de philosophie sociale à l’Université de Florence. ROGER SANSI, Goldsmiths College University of London. ILANA SILBER, Département de sociologie et anthropologie, Bar-Ilan University, Ramat-Gan, Israël. KAREN SYKES, Social Anthropology, University of Manchester. CAMILLE TAROT, est professeur de sociologie à l’Université de Caen. CERREV. RAYMOND VERDIER, Anthropologie, Paris-Ouest La Défense. THIERRY WENDLING, CNRS : LAHIC-IIAC.

« LA BIBLIOTHÈQUE DU M.A.U.S.S. »

BEVORT Antoine et LALLEMENT Michel (sous la dir. de), 2006, Le Capital social. B OILLEAU Jean-Luc, 1995, Conflit et lien social. La rivalité contre la domination. CAILLÉ Alain, [1994] 2005, Don, intérêt et désintéressement. Bourdieu, Mauss, Platon et quelques autres (nouvelle édition). — 2005, (Dé)penser l’économique. — (sous la dir. de) 2007, La Quête de reconnaissance. — 2009, Théorie anti-utilitariste de l’action. Fragments d’une sociologie générale. CEFAI Daniel (textes réunis, présentés et commentés par), 2003, L’Enquête de terrain. — 2007, Pourquoi se mobilise-t-on ? Les théories de l’action collective. CHANIAL Philippe, 2001, Justice, don et association. — (sous la dir. de) 2008, La Société vue du don. Manuel de sociologie antiutilitariste appliquée. DEWITTE JACQUES, 2010, La manifestation de soi. Éléments d’une critique philosophique de l’utilitarisme. DOUGLAS Mary, 1999, Comment pensent les institutions, suivi de Il n’y a pas de don gratuit, et de La Connaissance de soi. DUCLOS Denis, 2002, Société-monde. Le temps des ruptures. DZIMIRA Sylvain, 2007, Marcel Mauss, savant et politique. FEENBERG Andrew, 2004, (Re-)penser la technique. FISTETTI Francesco, 2009, Théories du multiculturalisme. F REITAG Michel, 1996, Le Naufrage de l’Université et autres essais d’épistémologie politique. GEFFROY Laurent, 2002, Garantir le revenu. GODBOUT J.T., 2000, Le Don, la Dette et l’Identité. GUÉRIN Isabelle, 2003, Femmes et économie solidaire. HOCART Arthur Maurice, 2005, Au commencement était le rite. De l’origine des sociétés humaines. JORION Paul, 2007, Vers la crise du capitalisme américain. KALBERG Stephen, 2002, La Sociologie historique comparative de Max Weber. — 2010, Les valeurs, les idées et les intérêts. Introduction à la sociologie de Max Weber. L A C L A U Ernesto, 2000, La Guerre des identités. Grammaire de l’émancipation.

LATOUCHE Serge, [1996] 2004, La Mégamachine. Raison technoscientifique, raison économique et mythe du progrès (nouvelle édition). LATOUCHE S., LAURENT P.-J., SERVAIS O., SINGLETON M., 2004, Les Raisons de la ruse. L AVAL Christian, 2002, L’Ambition sociologique. Saint- Simon, Comte, Tocqueville, Marx, Durkheim, Weber. LAVILLE Jean-Louis, CAILLÉ Alain, CHANIAL Philippe, DACHEUX Éric, EME Bernard, LATOUCHE Serge, 2001, Association, démocratie et société civile. LAVILLE J.-L., NYSSENS M. (sous la dir. de), 2001, Les Services sociaux entre associations, État et marché. MOUFFE Chantal, 1994, Le Politique et ses enjeux. Pour une démocratie plurielle. NICOLAS Guy, 1995, Du don rituel au sacrifice suprême. NODIER Luc Marie, 1995, L’Anatomie du Bien. Explication et commentaire des principales idées de Platon concernant le plaisir et la souffrance, la bonne façon de vivre et la vie en général. ROSPABÉ Philippe, 1995, La Dette de vie. Aux origines de la monnaie. TAROT Camille, 1999, De Durkheim à Mauss, l’invention du symbolique. Sociologie et sciences des religions. – 2008, Le Symbolique et le sacré. Théories de la religion. TERESTCHENKO Michel, 2005, Un si fragile vernis d’humanité. Banalité du mal, banalité du bien. VANDENBERGHE Frédéric, Une Histoire critique de la sociologie allemande. Aliénation et réification. — t.-I, 1997, Marx, Simmel, Weber, Lukacs. — t.-II, 1998, Horkheimer, Adorno, Marcuse, Habermas. VATIN François, 2005, Trois essais sur la genèse de la pensée sociologique. Politique, épistémologie et cosmologie.

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CERISY Le Centre Culturel International de Cerisy organise, chaque année, de juin à septembre, dans le cadre accueillant d'un château construit au début du XVIIe siècle, monument historique, des colloques réunissant artistes, chercheurs, enseignants, étudiants, mais aussi un vaste public intéressé par les échanges culturels. Une longue tradition culturelle - Entre 1910 et 1939, Paul Desjardins organise à l'abbaye de Pontigny les célèbres décades, qui réunissent d'éminentes personnalités pour débattre de thèmes artistiques, littéraires, sociaux, politiques. - En 1952, Anne Heurgon-Desjardins, remettant le château en état, crée le Centre Culturel de Cerisy et poursuit, en lui donnant sa marque personnelle, l'œuvre de son père. - De 1977 à 2006, ses filles, Catherine Peyrou et Edith Heurgon, ont repris le flambeau et donné une nouvelle ampleur aux activités. - Aujourd’hui, après la disparition de Catherine Peyrou, Cerisy continue sous la direction d’Edith Heurgon, grâce à l’action de Jacques Peyrou accompagné de ses enfants, avec le concours de toute l’équipe du Centre. Un même projet original - Accueillir dans un cadre prestigieux, éloigné des agitations urbaines, pendant une période assez longue, des personnes qu'anime un même attrait pour les échanges, afin que se nouent, dans la réflexion commune, des liens durables. - Les propriétaires, qui assurent aussi la direction du Centre, mettent gracieusement les lieux à la disposition de l'Association des Amis de Pontigny-Cerisy, sans but lucratif et reconnue d'utilité publique, dont le Conseil d'Administration est présidé par Jacques Vistel, conseiller d’Etat. Une régulière action soutenue - Le Centre Culturel a organisé près de 500 colloques abordant aussi bien les œuvres et la pensée d'autrefois que les mouvements intellectuels et les pratiques artistiques d'aujourd'hui, avec le concours de personnalités éminentes. Ces colloques ont donné lieu, chez divers éditeurs, à près de 350 ouvrages. - Le Centre National du Livre assure une aide continue pour l’organisation et l’édition des colloques. Les collectivités territoriales (Conseil Régional de Basse Normandie, Conseil Général de la Manche, Communauté de Communes de Cerisy), ainsi que la Direction Régionale des Affaires Culturelles, apportent leur soutien au fonctionnement du Centre, qui organise en outre. dans le cadre de sa coopération avec l'Université de Caen au moins deux rencontres annuelles sur des thèmes concernant directement la Normandie. Renseignements : CCIC, 27 rue de Boulainvilliers, F – 75016 PARIS Paris (Tél. 01 45 20 42 03, le vendredi a.m.), Cerisy (Tél. 02 33 46 91 66, Fax. 02 33 46 11 39) Internet : www.ccic-cerisy.asso.fr ; Courriel : [email protected]

COLLOQUES DE CERISY (Choix de publications) ∞ ∞ ∞ ∞ ∞ ∞ ∞ ∞ ∞ ∞ ∞ ∞ ∞ ∞ ∞ ∞ ∞ ∞ ∞ ∞ ∞ ∞ ∞ ∞ ∞ ∞ ∞ ∞ ∞ ∞ ∞ ∞ ∞ ∞ ∞ ∞ ∞ ∞ ∞ ∞

L’Activité marchande sans le marché ?, Presses des Mines, 2010 L’Aménagement du territoire, Presses Universitaire de Caen, 2007 Yves Bonnefoy : poésie, recherche et savoirs, Hermann, 2007 Le symbolique et le social (autour de Pierre Bourdieu), Univ. de Liège, 2005 Civilisations mondialisées? de l’éthologie à la prospective, L’Aube, 2004 Communiquer/transmettre (autour de Régis Debray), Gallimard, 2001 Connaissance, activité, organisation, La Découverte, 2005 Les nouveaux régimes de la Conception, Vuibert, 2008 L’émergence des Cosmopolitiques, La Découverte, 2007 Déterminismes et complexités(autour d’Henri Atlan), La Découverte, 2008 Le Développement durable, c’est enfin du bonheur, L’Aube, 2006 Jean-Pierre Dupuy : l’œil du cyclone, Carnets nord, 2008 L’Economie de la connaissance et ses territoires, Hermann, 2010 L’Economie des services pour un développement durable, L’Harmattan, 2007 Education et longue durée, PU de Caen, 2007 L’Ethnométhodologie, une sociologie radicale, La Découverte, 2001 L’Habiter dans sa poétique première, Donner lieu, 2008 L’individu aujourd’hui, Presses universitaires de Rennes, 2010 Intelligence de la complexité : épistémologie et pragmatique, L’Aube, 2007 Logique de l'espace, esprit des lieux, Belin, 2000 Ouvrir la logique au monde, Hermann, 2009 Modernité, la nouvelle carte du temps, L'Aube, 2003 Les “nous“ et les “je“ qui inventent la cité, L’Aube, 2003 La Nuit en question(s), L’Aube, 2005 Propositions de Paix, Revue Ethnopsy, Seuil, 2001 Prospective pour une gouvernance démocratique, L'Aube, 2000 Les nouvelles raisons du savoir, L'Aube, 2002 La philosophie déplacée : autour de Jacques Rancière, Horlieu, 2006 Les limites de la Rationalité (I) et (II), La Découverte, 1997 L’actualité du saint-simonisme, PUF, 2004 Sciences cognitives (Introduction aux), Gallimard, Folio, 1994, réed. 2004 Sciences en campagne : regards croisés passés et à venir, L’Aube, 2009 Les Sens du mouvement, Belin, 2004 Les Sentiments et le politique, L’Harmattan, 2007 A la recherche de la Sérendipité : pratiques et enjeux, Hermann, 2010 S.I.E.C.L.E., 100 ans de rencontres: Pontigny, Cerisy, IMEC, 2005 L’Empreinte de la technique sur la société, L’Harmattan, 2010 Le travail entre l’entreprise et la cité, L’Aube, 2001 La Ville insoutenable, Belin, 2006 Ville mal aimée, ville à aimer, Presses universitaires de Lausanne, 2010

Composition :

L’Ingénierie éditoriale

a

b

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c

f

e

I NG E D d

± 14mm

>

Ø 24mm

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2, allée de la Planquette ß 76840 Hénouville

Achevé d’imprimer sur les presses de l’imprimerie France-Quercy à Mercuès en octobre 2010. Dépôt légal novembre 2010.

Imprimé en France

Page 1

L

Avec des textes de

a réception courante de l’œuvre de Marcel Mauss – principal héritier

scientifique d’Émile Durkheim –, le plus souvent limitée à sa seule dimension ethnologique, en sousestime considérablement l’importance. Négligeant son engagement politique (aux côtés de Jaurès puis de Blum, dans la perspective d’un socialisme associationniste), elle ne voit pas non plus son extraordinaire pertinence pour la sociologie générale et pour la philosophie sociale et politique. En un mot, Mauss aurait été un précurseur éclipsé par l’éclat de ses disciples ou héritiers, savants (Lévi-Strauss), littéraires avant-gardistes (Bataille), voire psychanalytiques (Lacan), ou réfuté par ses critiques philosophiques (Derrida). Voilà pourquoi il reste en grande part un « inconnu illustrissime ». À rebours de ces lectures paresseuses, qui

C. Alès, N. Allen G. Berthoud D. Bourgeon A. Caillé, Ph. Chanial A.-M. Fixot M. Fournier F. Gauthier J. Godbout D. Graeber R. Hamayon K. Hart, M. Hénaff R. Hyland B. Karsenti J.-L. Laville D. Le Breton P.-H. Martins G. Pommier E. Pulcini, I. Silber, C. Tarot, R. Verdier Th. Wendling.

Marcel Mauss vivant

En @ des textes de

par la même certitude de la parfaite actualité de

E. N. Alter, C. Basualdo

Mauss aujourd’hui dans leurs domaines respectifs.

J.-F. Bert, S. Chevalier

Loin d’une commémoration savante et embau-

A. Gofman, J. Guyer

mante, elles montrent comment la pensée de Mauss

W. James, N. Kasuga

rivalise avec les plus grandes, en sociologie ou en

H. Kwon, R. Oliven

philosophie, et permet de jeter une lumière éclai-

J. Pierre, R. Sansi

rante, comparable à aucune autre, sur les aspects les

K. Sykes.

La Découverte • M|A|U|S|S www.editionsladecouverte.fr

9 bis, rue Abel-Hovelacque 75013 Paris

-:HSMHKH=V[[ZZZ: 24 €

Couverture : AStreiff

ISBN 978-2-7071-6655-5

ISSN 1247-4819

plus divers du monde contemporain.

La Découverte • M|A|U|S|S

R E V U E D U M A U S S N° 3 6

monde entier, réunis à Cerisy-la-Salle en juin 2009

les contributions d’une quarantaine d’auteurs du

La Découverte • M|A|U|S|S

manquent l’essentiel, on lira dans ce numéro spécial

SEMESTRIELLE • SECOND SEMESTRE 2010

vivant

R E V U E D U M A U S S N° 3 6

Marcel Mauss

R E V U E D U M A U S S N° 3 6

18:42

Marcel Mauss vivant

30/09/10

SEMESTRIELLE • SECOND SEMESTRE 2010

70716655_CV_Mauss_N°36:New_Revue_Mauss

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