Songo Mnara. Architectural Study of a Swahili Town.

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Songo Mnara. Étude architecturale d’une ville swahilie médiévale

par

Stéphane Pradines et Pierre Blanchard

Le site archéologique de Songo Mnara est situé au sud de la Tanzanie, sur une île dans la baie de Kilwa, à quatre kilomètres au sud de l’île principale de Kilwa Kisiwani. L’île de Songo Mnara s’étire sur une douzaine de kilomètres de long, pour rarement plus d’un kilomètre de large. Faisant face au continent dont elle n’est séparée que de cinq kilomètres, elle est l’œuvre d’une accumulation de polypes de corail et a probablement émergé à la faveur des changements de niveau marin. Protégée par une forêt dense de palétuviers à l’est et au sud, et cernée de récifs coralliens à l’ouest, l’île a toujours été à l’abri des agressions extérieures et c’est sur sa côte orientale que se trouvent les meilleurs mouillages. Le continent proche est recouvert de forêt côtière et traversé par de nombreuses rivières. La baie de Kilwa bénéficie de nombreuses ressources halieutiques, poissons, coquillages et tortues de mer… Carte de la baie de Kilwa.

L’histoire de la baie de Kilwa Les sources écrites à propos de Songo Mnara sont rares ; seuls les Portugais, venus à Kilwa en 1505, décrivent les îles alentour comme également habitées 1. De par * 1

Les copyrights iconographiques sont positionnés en fin de contribution. AXELSON E. V., South East Africa, 1488-1530, 1943.

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sa situation géographique, l’histoire de Songo Mnara est intimement liée à celle de son imposante voisine Kilwa Kisiwani 2. Avec une superficie de 44,5 hectares, Kisiwani a longtemps été la plus grande cité-État d’Afrique orientale avant l’arrivée des Européens dans l’océan Indien. Selon les chroniques légendaires de la ville, la cité fut fondée au Xe siècle par des réfugiés venus de Shiraz qui en expulsèrent les habitants. Des recherches récentes 3 montrent que l’île était un centre économique dès le VI siècle avec une population locale partiellement islamisée dès le IXe siècle. Jusqu’au milieu du XIIe siècle, Kisiwani connaît de nombreux épisodes guerriers avec les îles voisines de Xanga et de Shâgh. Ces faits d’armes ont pour objectif principal le contrôle de la région et de son trafic. Kilwa finit par s’imposer au XIIe siècle et acquiert le monopole du commerce de l’or, parvenant ainsi à contrôler une partie importante de la côte swahilie, de Pemba à Sofala. e

Nos recherches récentes à Mayotte ont permis de mettre en évidence un commerce lucratif du cristal de roche issu des mines de Madagascar. Ce cristal de roche était exporté vers le golfe Persique sous les Abbassides (IXe-Xe siècles), puis plus tard vers la mer Rouge sous les Fatimides (XIe-XIIe siècles). Notre nouvelle hypothèse est que Kilwa ne s’est pas enrichie uniquement grâce au commerce de l’or, mais aussi grâce au commerce du cristal de roche. En effet, l’archipel de Kilwa se trouve très précisément à un carrefour entre les mines d’or du Zimbabwe, au sud, et les mines de cristal de roche de Madagascar, à l’est, les ports du Mozambique actuel et de Mayotte assurant la redistribution de ces produits. La richesse de Kilwa s’est donc faite sur une spécialisation du commerce de produits à haute valeur ajoutée. L’emplacement stratégique de l’île lui assurait un contrôle total sur les flux commercés.

Plan du site de Songo-Mnara.

I Songo Mnara hier Carte et position de Kilwa

Au XIVe et XVe siècles, Kilwa est à dans le commerce de l’océan Indien. son apogée. Mais la ville de Kisiwani, pourtant très puissante, est vite affaiblie par des problèmes de succession interne. Deux événements décisifs seront tragiques pour elle : l’arrivée des Portugais en 1498-1505, puis l’attaque des Zimba en 1587, une ethnie réputée anthropophage qui n’eut pas de pitié pour les habitants de l’archipel. Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, Kilwa fait une réapparition sur la scène économique grâce au commerce des esclaves vendus aux îles françaises de l’océan Indien (Bourbon et Maurice). 2

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“Kisiwani” signifie île en kiswahili. “Kilwa Kisiwani” correspond donc à la grande île de Kilwa, le site historique principal et la cité-État du même nom. CHAMI F., Kilwa, rapport ronéotypé non publié, 2005-2006.

Comme Kilwa, l’île de Songo Mnara aurait été ponctuellement occupée pendant les périodes préhistorique et préislamique, mais il semblerait que la fondation définitive de la ville remonte au Moyen Âge. Selon Gervase Mathew 4, la ville de Songo Mnara aurait été composée d’un site ancien, datant du XIIe ou du XIIIe siècle, localisé sur le front de mer à l’ouest des ruines actuelles. Mathew pensait que ce site était la ville connue dans les textes sous le nom de Shâgh alors qu’il n’avait trouvé que peu d’éléments pour étayer cette hypothèse : quelques poteries et la présence de trois mosquées à l’ouest des ruines qu’il rapprochait de certaines constructions de Tumbatu sur l’île de Zanzibar (elles-mêmes datées du XIIe au début du XIVe siècle). 4

MATHEW G., « Songo Mnara », 1959, p. 154-60.

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En 2004, nos fouilles ont montré l’absence de matériel ancien, interdisant ainsi l’identification de Shâgh à Songo Mnara 5. La ville de pierre a bien été fondée ex-nihilo à la fin du XIVe siècle, ce qui correspond à l’apogée de la cité-État de Kilwa. Songo Mnara est désertée dans la seconde moitié du XVIe siècle lorsque les Portugais imposent leur présence dans l’océan Indien. Presque deux siècles plus tard, au XVIIIe siècle, l’île connaîtra un certain renouveau grâce à la traite des esclaves avec les Français 6. Des modifications dans le palais semblent d’ailleurs relever de cette période. Gervase Mathew a trouvé de nombreuses poteries chinoises du XVIIIe siècle dans la mosquée et a pu dégager un enclos rectangulaire fait de murs en corail dans la partie orientale de l’île. On peut supposer que ce dernier était utilisé pour enfermer les esclaves 7. Puis, l’île entière est définitivement désertée. James Prior, un navigateur anglais qui visite l’île en 1819 8, décrit des maisons en terre récemment abandonnées et affirme que les ruines sont recouvertes d’une forêt naissante. De nombreux chercheurs 9 ont présenté Songo Mnara comme un établissement mineur, soumis à Kisiwani et sans importance politique ou économique. Les chercheurs ont avancé de nombreux arguments pour comprendre les relations hiérarchiques entre les deux grandes îles de l’archipel et expliquer l’existence du site de Songo Mnara. Ce qui frappe tout d’abord, c’est la taille réduite de la mosquée dite “du Vendredi” à Songo Mnara et la faible quantité de matériel archéologique découvert sur ce site comparé aux autres sites swahilis des côtes tanzaniennes et kényanes. Ensuite, il peut paraître étonnant que les sources écrites ne citent jamais Songo Mnara. Pourtant, les deux îles, Songo et Kilwa, sont très proches. Fort de ces quelques observations, Songo Mnara a été présentée par Mathew comme un centre de villégiature pour des riches marchands fuyant une Kisiwani surpeuplée 10, mais y retournant le vendredi pour la prière ! Pour nous 11, les maisons de Songo Mnara étaient celles d’une élite chargée de gérer les ressources agricoles de l’île et nous pensions que Songo Mnara était un centre d’approvisionnement secondaire pour la cité de Kilwa Kisiwani. Nous tenons aujourd’hui à nuancer nos propos et avancer de nouvelles hypothèses. Nos recherches sur Gedi 12 ont montré que l’absence de données historiques n’est pas une preuve et que l’absence de textes est imputable au peu de recherches menées sur les sources arabes, persanes et indiennes dans la région. S’agissant du premier point, la proximité des deux îles, de Songo et de Kilwa, rien n’est moins sûr : lorsque la mer est calme, il ne faut pas moins de cinq heures de bateau à voile (dhow) pour aller d’une île à l’autre. Dans ce contexte, vouloir rejoindre Kilwa pour la grande prière du vendredi est difficilement envisageable. Le deuxième point, la taille réduite de la mosquée du Vendredi de Songo Mnara ne veut pas forcément dire que ce site était un établissement mineur. En effet, il y a un nombre important de mosquées dans la ville : six mosquées pour une petite agglomération de quatre hectares 13. Quant au dernier point, la pauvreté du site en mobilier archéologique, elle peut s’expliquer par 5

PRADINES S., BLANCHARD P., « Kilwa al-Mulûk. Premier bilan des travaux de conservation-restauration et des fouilles archéologiques dans la baie de Kilwa, Tanzanie », 2005, p. 25-80. Pierre Blanchard a découvert sur le site une pièce de monnaie française datant de la période révolutionnaire. Voir aussi FREEMANGRENVILLE G. S. P., The French at Kilwa Island : An episode in eighteenth-century East African history, 1965. 7 MATHEW G., op. cit., p. 154-60. 8 PRIOR J., Voyage along the Eastern Coast of Africa, Sir R. Phillips and Company publishers, 1819, 114 p. 9 De Chittick à nous-mêmes… 10 MATHEW G, ibid., p. 154-60. 11 PRADINES S., BLANCHARD P., op. cit., 2005, p. 51-52. 12 PRADINES S., Gedi, une cité portuaire swahilie. Islam médiéval en Afrique orientale, 2010, 302 p. 13 À Gedi, une ville intra-muros de 18 hectares, on compte en plus de la grande mosquée, cinq mosquées de quartier ; à Kilwa, ville de 40 hectares, il y a une grande mosquée et six mosquées de quartier. 6

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le fait que la durée d’occupation du site y fut particulièrement courte. D’autre part, alors que le sultan de Kilwa construit son palais d’Husuni Kubwa et le dote d’un grand caravansérail, mêlant ainsi fonctions commerciales et résidentielles, on imagine mal des familles de marchands fuir la grande ville et ses affaires pour s’installer dans la solitude de Songo Mnara. Et si quelques puits ont été repérés çà et là dans l’intérieur de l’île, le rocher madréporique y est très affleurant, ce qui prouve que l’île n’était pas assez fertile pour être un centre agricole important. En revanche, la qualité et la richesse des vestiges y sont remarquables et indiquent l’existence d’une ville florissante ; les porcelaines trouvées sont d’une excellente qualité, le travail de la taille de pierre y est saisissant et bien souvent de meilleure facture qu’à Kilwa. Nous pensons donc que Songo Mnara était un établissement semi-autonome au XVe siècle, très probablement un port de transit sur les itinéraires commerciaux de l’océan Indien, probablement une ville sous influence ou soumise à Kisiwani, mais avec une certaine autonomie économique et politique permettant la création d’élites locales. Une autre question est de savoir comment et pourquoi Songo Mnara a bénéficié d’une telle prospérité et sur une durée aussi courte ? Deux hypothèses peuvent être avancées : tout d’abord, Songo Mnara a été fondée à l’extrême fin du XIVe siècle à un moment de grande prospérité à Kilwa. Dans ce contexte, il est probable que l’île ait bénéficié du rayonnement et du développement de la cité-État voisine. La deuxième hypothèse s’articule autour de la légendaire ville de Shâgh, que nous avons localisée à Sanjé ya Kati, une autre île de l’archipel 14. Il y a probablement un lien entre l’essor de Songo Mnara et le déclin de Sanjé ya Kati (Shâgh), au début du XIIIe siècle. Mathew avait découvert à Songo des céramiques du XIIIe siècle 15. Nous pensons que des familles ont migré de Sanjé ya Kati vers les îles de Sanjé Majoma et Songo Mnara. Après la chute de la ville de Shâgh, quelques familles marchandes se seraient installées à Songo au début du XIVe siècle. Leurs savoir-faire et leurs relations commerciales expliqueront le succès et l’enrichissement rapide de Songo Mnara dès la fin du XIVe siècle. La ville et les techniques de construction La ville médiévale de Songo Mnara était établie sur la côte orientale de l’île, sur un massif corallien dominant légèrement la baie et le mouillage. Elle s’étendait sur environ 4,5 hectares ; il s’agit de la taille typique d’une ville swahilie moyenne et prospère (voir plan page 11). La ville en pierre était constituée d’un tissu urbain lâche, ponctué ici et là d’espaces vides, seuls le sud et l’est comprenant un ensemble dense de maisons en pierre dont la plus importante est identifiée comme un palais. La ville avait six mosquées et comportait dans sa partie septentrionale et orientale un ensemble de plus de quarante maisons de pierre entourant un espace central où se trouvaient des tombes, un cimetière cerné d’un mur et une petite mosquée. Cette organisation est similaire aux autres villes médiévales swahilies 16 avec le même schéma : des groupes de maisons bâties sur de grandes étendues, jalonnées de mosquées de quartier et de cimetières, probablement entourées de vergers et de plantations. La ville 14 15 16

PRADINES S., « L’île de Sanjé ya Kati (Kilwa, Tanzanie) : un mythe Shirâzi bien réel, 2009, p. 53-57. “Read bodied ware glazed on the interior with a black linear pattern on a yellow ground”. Mtwapa, Jumba la Mtwana, Takwa, Manda, Kaole, Gedi… Concernant l’urbanisme et l’organisation des villes swahilies, on consultera PRADINES S., « Les villes médiévales swahilies : une perspective est-africaine », Taãrifa, Archives départementales de Mayotte, 2014, p. 17-35.

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possédait également des espaces ouverts réservés à des activités marchandes ; souvent à proximité des puits et des tombes, ces espaces libres étaient également le domaine des activités artisanales, notamment de forge 17. Quant au bâti, on retrouve là aussi un même fil conducteur : des maisons en pierre côtoyant des maisons plus simples, aujourd’hui disparues, pour la plupart construites en torchis (banga) et recouvertes de toitures en feuilles de palmes (makuti). En effet, la plupart des bâtiments construits sur la côte swahilie le furent en matériaux périssables et devaient probablement ressembler aux maisons que l’on voit aujourd’hui. Même si les constructions en pierre de corail ont été nombreuses et très répandues, elles ne furent jamais majoritaires. En 1770, le célèbre esclavagiste Morice rapporte qu’il faut une permission officielle pour construire une maison en pierre à Kilwa 18. Notons également qu’il y avait peu de rues et d’allées au sens où l’entend l’urbanisme actuel. La ville était trop étendue et la pression urbaine trop faible pour donner lieu à de tels plans compressés. Sur les sites de la région de Kilwa, les techniques de maçonnerie du XIe au XII siècle sont très caractéristiques : il s’agit d’un appareil constitué d’une pierre de corail marin taillée en moellons carrés jointoyés avec un mortier de chaux de corail ; les moellons sont posés en assises horizontales bien régulières. Ce type de maçonnerie est caractéristique du site de Sanjé ya Kati ou de la première grande mosquée de Kilwa Kisiwani. Au milieu du XIIIe siècle, les maçons swahilis abandonnent la préparation standardisée de blocs quadrangulaires en corail marin et préfèrent des maçonneries en moellons calcaires de corail fossile, des blocs irréguliers de moellons tout venant sont assemblés à bain de mortier avec des arases régulières tous les 90 centimètres. L’appareillage des mosquées de Songo Mnara est constitué de moellons irréguliers de corail assemblés à bain de mortier et peut être daté du début du XVe siècle comme l’ensemble des ruines. e

Maçonnerie en pierre des sites de la baie de Kilwa : Sanje-ya-Kati, XIIe siècle et Songo-Mnara, XVe siècle (de gauche à droite).

Le mur d’enceinte La ville est entièrement protégée par une enceinte (voir relèvement page 11). Mais seul le quart nord-ouest de la ville est ceint d’un mur continu. Le reste de la fortification est constitué d’une série de murs légers qui ne font que 50 centimètres

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d’épaisseur reliant entre eux des bâtiments situés en périphérie de l’agglomération. Cet élément est commun aux fortifications urbaines des cités swahilies. Il semble que l’enceinte ait été construite au cours du XVe siècle. Une chose peut néanmoins nous étonner en ce qui concerne Songo Mnara : il n’y a ni traces de tours, ni de chicanes ; or, cet appareillage défensif est présent dans de nombreuses enceintes du monde swahili 19. Ces quelques observations nous amènent à penser que ce rempart a été construit dans la hâte, essentiellement pour protéger le front de mer. La question est de savoir quand ? Gervase Mathew pensait que la ville avait été fortifiée juste avant les invasions Zimba en 1587. Joao de Santos, qui décrivit en détail le sac de la ville de Kisiwani par les Zimba, ne fait aucune référence à cet événement pour Songo. En outre, la ville a été abandonnée ou évacuée avant l’arrivée des Portugais comme cela est attesté par nos fouilles récentes 20. L’hypothèse que l’enceinte aurait été construite pour faire face aux Portugais n’est pas vraisemblable non plus. L’enceinte de Songo Mnara était sûrement une protection face aux autres cités swahilies et aux populations de l’intérieur des terres. Remarquons cependant que les régions limitrophes étaient peu peuplées et que les tribus continentales Ngindo, Machinga, Matumbi et Mwera étaient moins belliqueuses que leurs homologues situés plus au nord comme les Pare, les Maasaï ou les Digo en Tanzanie et au Kenya. Quant aux Zimba, dévastateurs de Kilwa, leur origine lointaine (la vallée du Zambèze à plus de mille kilomètres) ne pouvait constituer une menace réelle pour la région. Les maisons Nous avons recensé près de 36 maisons en pierre, en plus de l’ensemble palatial qui regroupe huit maisons à lui seul 21. Outre le palais, cinq groupes de maisons forment des complexes domestiques de grande taille (voir doubles-pages suivantes). Les maisons de Songo Mnara étaient concentrées dans l’enceinte urbaine et regroupées en lot de six unités partageant partiellement les mêmes murs, un puits et une cour ; la plupart étaient contiguës. Une entrée principale menait directement d’une maison à l’autre. Ces regroupements résidentiels et commerciaux étaient probablement la propriété de familles apparentées, en tout cas des membres d’un même clan ou d’un même lignage. La maçonnerie des murs est constituée de moellons de calcaire corallien de 20 à 30 centimètres, liés avec un mortier de chaux corallienne. La plupart des bâtiments sont construits suivant un plan tripartite extrêmement régulier, formé de deux longues pièces transversales parallèles (daka et antichambre) qui servent de corridor, puis de petites chambres ; latéralement, sont disposées des toilettes ou des pièces de réceptions. Ces plans tripartites sont semblables à ceux des habitations hadramites du Yémen qui entretenaient des liens très étroits avec l’Afrique de l’Est 22. L’évolution de la maison swahilie du XIIe au XIXe siècle est le produit d’une acculturation constante, très marquée par ces influences exogènes avec les mondes arabe, persan et indien 23. Les petits bâtiments (20 à 70 m²) suivent la disposition décrite précédemment et s’ouvrent directement sur une rue, alors que les plus grands

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FLEISHER J., WYNNE-JONES S., « Kilwa-type coins from Songo Mnara, Tanzania : New Finds and Chronological Implications », 2010, p. 494-506. FREEMAN-GRENVILLE G. S. P., The French at Kilwa Island : An episode in eighteenth-century East African history, 1965.

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PRADINES S., « Fortifications et urbanisation en Afrique orientale », African Archaeology, vol. 58, 2004, p. 328-334. PRADINES S., BLANCHARD P., op. cit., p. 41-52. La numérotation des maisons suit l’ancienne nomenclature de GARLAKE P. S., 1966, p. 118-119 et fig. 73-74. ROUGEULLE A., « Le Yémen entre Orient et Afrique : Sharma, un entrepôt du commerce médiéval sur la côte sud de l'Arabie », 2004, p. 201-253. PRADINES S., op. cit., 2009, 67-71.

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Plan de la maison n° 18.

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Plan des maisons n° 30 et 31.

Plan des maisons n° 32 et 33.

Maison n° 23.

Plan de la maison n° 23.

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Plan de la maison n° 34.

Plan des maisons n° 36, 37 et 38.

Plan de la maison n° 40.

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(180 à 216 m² en général, jusqu’à 330 m² pour le palais) s’ouvrent sur une cour fermée et sont en fait un agrégat de petites maisons. Toutes les maisons sont orientées au nord face aux vents dominants pour capter un maximum de fraîcheur dans l’édifice, ce qui correspond à une tradition médiévale ancienne et généralisée sur la côte swahilie 24. Dans l’ensemble, les pièces étaient sombres et étroites. Privées de lumière, elles ne devaient servir que de chambre à coucher ou d’entrepôt ; tout laisse supposer que la vie sociale se déroulait prinÉlévation de porte de la maison n° 34, cipalement dans les cours, c’est-à-dire à au sud de la Grande mosquée. l’extérieur ; quant aux repas, ils se prenaient probablement sous les vérandas. Ces maisons avaient peu de meubles, essentiellement des nattes. Les rapports portugais mentionnent toutefois des lits et des coffres. Plan de la maison n° 45.

Dans la pièce d’entrée ou vestibule se trouvent des bancs maçonnés qui peuvent être interprétés comme le prototype des baraza, que l’on trouve aussi traditionnellement à l’extérieur des maisons swahilies, de chaque côté de la porte principale. Les bâtiments de Songo Mnara ont été construits en une seule phase architecturale, sauf pour le palais construit en plusieurs phases avec des agrandissements et une réoccupation au XVIIIe siècle. Pour les bâtiments de grande taille avec une cour, l’entrée se fait dans la plupart des cas par une pièce latérale où les portes, d’une largeur d’environ 1 à 1,2 mètre, sont disposées en chicane ou sont décalées. Dans les ruelles, les portes à l’entrée des maisons ne sont jamais en vis-à-vis et donnent ainsi toujours sur un mur. Nous voyons deux raisons principales à cet agencement de l’espace : faciliter la circulation des marchandises au sein des édifices, car les porteurs ne se gênent pas en se croisant ; respecter le caractère confidentiel et privé des maisons islamiques en décalant les issues pour ne pas être vu 25. Ainsi, l’organisation en chicanes et le cheminement en S remplissent ces deux fonctions essentielles : une fonction commerciale, car la maison est aussi conçue pour être un entrepôt, et une fonction sociale permettant de préserver l’intimité des familles.

Plan de la maison n° 48.

Concernant l’utilisation des maisons, l’architecture domestique swahilie n’est pas uniquement réservée à un usage privé, elle est aussi semi-publique dans le sens où certains espaces sont liés au commerce et à l’accueil des marchands. Même les maisons à étage de Lamu, Paté et Zanzibar ont des parties basses réservées à l’accueil. La division des espaces se fait en hauteur pour les maisons datées du XVIIe au XIXe siècle. Les parties hautes sont les espaces les plus privés, les terrasses de ces maisons faisant parfois office de cours. Tandis que les maisons médiévales ont une division de l’espace en profondeur, plus on avance dans la maison, plus l’espace est privé et réservé à 24 25

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GARLAKE P. S., The Early Islamic Architecture of the East African Coast, Memoir 2, 1966, p. 89. PRADINES S., op. cit., 2009, 69-70.

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l’élite ou la famille 26. Contrairement à ce qu’avance Wynne-Jones 27, la maison ne devient pas un élément clef de la société swahilie. Dès les débuts de la culture swahilie, la maison de pierre est un élément de prestige réservé à une élite marchande 28. L’architecture domestique en pierre est déjà totalement maîtrisée dès la fin du XIe siècle. Cette architecture est liée au commerce avec les populations du golfe Persique, qui sont en partie à l’origine de l’urbanité des Swahilis.

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Plan, coupe transversale et coupe longitudinale du Palais de Songo-Mnara.

Le palais Le palais était composé de trois ensembles de huit maisons. Le plus important des trois ensembles possédait une grande cour ou patio entouré d’un portique. Les grandes portes ouvertes sur la cour sont encadrées de belles moulures et surmontées d’arcs brisés qui ont été l’occasion pour les tailleurs de pierre de développer leur savoir-faire. Les pierres de corail marin de qualité et de petit module étaient assemblées de manière à créer des surfaces planes homogènes qui constituent le tympan de la porte. Les pierres s’emboîtent les unes dans les autres ; chaque bloc était taillé pour sa position. Ce travail d’une très grande précision rappelle l’art de la marqueterie du monde arabe. Dans les montants des portes, des niches viennent compléter le décor, elles servaient à poser des lampes 29. Pour les autres maisons des notables de Songo Mnara, seules les portes des entrées principales sont traitées de cette façon. Les ouvertures donnant sur les cours ne sont pas décorées.

Palais, cour de la pièce n° 1. 26 27 28

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Comme à Gedi au XVe siècle, voir PRADINES S., 2010, p. 111-112 et 125-134. WYNNE-JONES S., « The public life of the Swahili stonehouse, 14th-15th centuries AD », 2013, p. 759-773. PRADINES S, op. cit., 2009, p. 19-23. Comme les maisons yéménites. Voir : UM N., The Merchant Houses of Mocha : Trade & Architecture in an Indian Ocean Port, 2009, p. 135-161. Wilson T. H., « Takwa, an ancient Swahili settlement of the Lamu Archipelego », 1978, p. 7-16.

Songo Mnara ne pouvait être que le palais d’un petit sultan, tout au plus la résidence d’une petite dynastie locale si on le compare avec le Husuni Kubwa ou grand palais de Kilwa. Certaines unités domestiques ne disposent que d’une longue pièce et d’une chambre. La partie centrale était couverte par des voûtes en berceau et des coupoles, dans les plafonds desquelles étaient insérés des bols perses à silhouettes noires sur fond turquoise. Les aires d’ablutions sont pourvues d’un système sanitaire très élaboré avec des lavabos en pierre taillée et des conduits hydrauliques maçonnés. Il 23

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y avait des étages supérieurs dans certaines parties du palais, où l’on peut voir des traces d’arrachement d’escaliers. Dans tous les cas, ces étages semblent avoir été rajoutés postérieurement. Le palais, construit au début du XVe siècle, fut réaménagé et réutilisé au XVIIIe siècle. Ainsi, Biti Zubeli, une habitante actuelle de Songo Mnara, d’origine “arabe”, a pu retracer la généalogie de sa famille sur sept générations jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. Elle nous a dit que son ancêtre, Mohamed bin Yussuf, était le premier Arabe venu faire du trafic d’esclaves sur l’île et qu’il s’installa sur le site en ruine et reconstruisit plusieurs murs de la grande maison que l’on appelle aujourd’hui le palais 30.

Carte des mouillages dans la baie de Kilwa situant la “Pagode” (d’après MORICE J. V., 1784, dans FREEMAN-GRENVILLE G. S. P., The French at Kilwa Island, 1965, p. 206).

La “Pagode” ou Mnara

La partie ouest de la ville s’ouvrait largement sur l’océan, bien que cette zone soit aujourd’hui envahie par la mangrove. Pendant la période médiévale, les palétuviers étaient exploités intensivement et leur implantation a évolué au cours du temps. La partie occidentale du front de mer devait être dégagée, depuis la mosquée sur la colline jusqu’à la mosquée actuellement dans la mangrove. Nul doute qu’il y avait là une plage et le port de Songo Mnara. En 2004, nos fouilles ont confirmé cette hypothèse 31. Nous avons dégagé le mur massif d’un quai situé au pied de la colline où se trouve la mosquée “Mnara” (voir relèvement page 11). Celui-ci est doublement parementé de moellons et doté de deux escaliers : le premier, monumental, est en grès jaune et descend sur la plage ; le second, partant du quai, menait à la mosquée au sommet de la colline. Nous sommes certainement en présence d’un embarcadère où passagers et marchandises devaient passer. Le long de ce port se trouvaient quatre mosquées sur les six que comporte la ville. Il s’agissait vraisemblablement d’affirmer au visiteur l’identité musulmane de la ville face à un continent peu islamisé, mais aussi de promouvoir cette identité face aux autres populations musulmanes (Arabes, Persans et Indiens) 32.

La ville de Songo Mnara doit son nom à une tour, “Mnara” en kiswahili. Celle-ci, nommée “Pagode” par les marins du XVIIIe siècle 33, servait de repère pour les bateaux qui entraient dans la baie de Kilwa. En 1812, un visiteur décrit la “Pagode” de Kilwa comme un monument pourvu d’un escalier finissant dans un « marigot de boue » 34. En 1819, la “Pagode” n’était plus visible 35, ayant probablement disparu, mais le navigateur James Prior semble vouloir en localiser les fondations à cinq kilomètres des ruines 36. Des fouilles furent menées par Kirkman 37 en 1955, c’est à cet archéologue que l’on doit la découverte, dans les débris de ce qui était alors considéré comme les restes de la vieille tour, d’une frise en double corde et d’un bol de porcelaine blanche provenant d’un écoinçon du mihrab. Or, ces

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Palais, relevé de la porte de la pièce A-2, la même porte après restauration et la porte de la pièce A-7 (de gauche à droite).

Le port

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Information collectée par Pierre Blanchard auprès de Biti Zubeli en 2008. Biti Zubeli se prétendait descendante par sa mère de Mohamed Bin Yussuf, le premier trafiquant d'esclaves arabe qui s'installa à Songo Mnara, et elle avait environ 75 ans. PRADINES S. et BLANCHARD P., op. cit., 2005, p. 41-52. FLEISHER J., « When did the Swahili become maritime ? », 2015, p. 10-11.

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Plan et coupe de la mosquée “Pagode” (M1) et du port.

La “Pagode” est la version coloniale française et sinisante du Mnara pour les Swahilis. GRAY Sir J. « Kilwa in 1812 », 1947, p. 49-60. PRIOR J., op. cit., 1819. Le point “Pagode” se trouverait alors à Sanje Majoma, un autre site archéologique plus au sud. KIRKMAN, J. S. « Notes », 1958, p. 94-101.

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Mosquée M1 et la nécropole.

éléments décoratifs ne pouvaient être ceux d’une simple tour. D’autre part, l’amas des gravats retrouvé à cet endroit était trop petit pour correspondre au volume architectural d’une tour. Il faudra encore quelques années aux archéologues Garlake et Chittick pour démontrer que ce site, identifié par Kirkman, n’était en réalité qu’une petite mosquée placée sur un podium et située aujourd’hui dans la mangrove au nord-ouest de la ville (voir Plan de la mosquée M2 “pseudo-mnara” relèvement page 11). Au Moyen Âge, dans la mangrove. cette mosquée devait être sur la plage et non dans la mer 38 comme l’ont suggéré des collègues anglo-saxons ! Le non-entretien de la mangrove a facilité l’envasement de la zone et, de nos jours, cette mosquée est entourée par les eaux boueuses de la forêt de mangrove. Restait à localiser cette fameuse tour décrite par les marins et qui était visible aux bateaux depuis la baie. Celle-ci devait être située sur un point culminant au-dessus du mouillage. Le seul endroit répondant à ces caractéristiques se trouve sur une petite colline, au sud-ouest du site archéologique. Il y a là une petite mosquée bordée à l’est par une cour quadrangulaire qui abrite une multitude de tombes marquées par des pierres de grès plantées de chant (voir relèvement page précédente). Le mihrab y est tourné vers le nord-ouest et encadré par deux portes. La nef unique est divisée en trois travées couvertes de voûtes en plein-cintre transversales dans lesquelles étaient insérés des bols en céramique datés du XVe siècle. Cette mosquée isolée devait avoir un usage funéraire. Une masse importante de pierres au sud de la mosquée pourrait correspondre aux vestiges d’un minaret 39. C’est un élément exceptionnel des mosquées médiévales swahilies, seules les mosquées de Ras Mkumbuu sur l’île de Pemba et celles au sud de la Somalie possédaient un minaret. Mais, comme nous l’avons vu, Songo Mnara est doté d’une architecture exceptionnelle. Ce minaret établi sur les hauteurs, outre sa fonction religieuse, aurait pu servir de tour de guet, mais également de repère pour les marins désirant accoster à Songo Mnara ou éviter les écueils de l’île. Les marins européens du XVIIIe siècle, étrangers au vocabulaire de 38 39

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FLEISHER J., op. cit., 2015, p. 10. PRADINES S., BLANCHARD P., op. cit., 2005.

Plan de la mosquée sur le mur de fortification M3, ALBERT A. et RICHARD J. © World Monuments Fund

l’architecture islamique, surnommeront ce minaret la “Pagode”. La ville de Songo Mnara possédait six mosquées dont une grande mosquée qui sera décrite dans le prochain chapitre. Il est possible que Songo Mnara ait eu une autre grande mosquée (M5) localisée au centre de la ville (voir relèvement page 11) et non loin de la grande mosquée M6. Les autres mosquées sont toutes localisées le long du front de mer. Comme nous l’avions suggéré en 2005, les quatre mosquées M1 à M4 auraient pu servir pour les marins de passage. Ces mosquées sont toutes bâties sur le front de mer, la mosquée M2 a même été bâtie sur la plage et se trouve maintenant dans la mangrove. La mosquée M1 avec son minaret servait probablement de point de signalisation, bâtie en évidence au sommet d’une colline dominant la mer. Ces mosquées ont pu aussi avoir un rôle religieux important avec des mawlidi tout comme à Pandé 40 de nos jours. L’espace vide à l’est des mosquées aurait servi d’espace d’accueil pour les pèlerins. 40

Plan de la mosquée du port M4.

Pandé est la partie continentale située en face des îles de Songo Mnara et Sanjé ya Kati

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Coupe nord-sud de la grande mosquée M6.

La Grande Mosquée La mosquée du Vendredi est située au nord-est de la ville. Cet édifice est relativement petit : 11 mètres de long, du nord au sud, et 8,5 mètres de large, d’est en ouest. Cette dimension modeste est d’habitude réservée à des mosquées de quartier ou aux premières mosquées swahilies dites shirazies 41. La mosquée de Songo Mnara est bâtie sur un podium constitué de deux niveaux de maçonneries remplis d’un remblai de sable blond. Cette plate-forme, qui surélève la mosquée au-dessus du niveau de la rue, lui permettait d’émerger dans la ville ; un long escalier en façade en solennisait l’entrée 42. Les plans des mosquées swahilies sont généralement très stéréotypés et présentent de nombreuses ressemblances avec leurs homologues d’Arabie du Sud. Ils sont constitués d’une salle de prière longitudinale avec des rangées centrales d’arcades perpendiculaires au mihrab reposant sur des piliers octogonaux et encadrés de longues et Plan de la grande mosquée M6. étroites pièces latérales. La mosquée du Vendredi a une disposition originale, car elle est formée d’arcades parallèles au mihrab 43. La salle de prière est divisée en trois nefs soutenues au centre par quatre piliers octogonaux et reliés à des pilastres engagés dans les murs latéraux. L’entrée principale de la mosquée se trouve au sud. 41 42 43

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PRADINES S., op. cit., 2009, p. 63-67. Ce podium est rencontré dans plusieurs mosquées swahilies, notamment la petite mosquée à dômes de Kilwa Kisiwani. La même organisation transversale se retrouve sur le site de Mtanga Makutani, un site de la même période situé à une vingtaine de kilomètres au nord de Songo Mnara.

Mihrab de la grande mosquée M6.

Chaque mur latéral de la salle possède aussi une porte. Ces deux autres portes sont précédées d’une véranda avec deux piliers. La zone d’ablution est marquée par la présence d’un puits au sud-ouest. La mosquée est cernée au nord par un ensemble de tombes contemporaines de l’édifice. Un enclos funéraire est attaché au mihrab dans l’angle nord-ouest. Le mihrab est d’une exceptionnelle qualité et c’est peut-être l’un des plus beaux de la côte swahilie. Il représente un remarquable travail avec une taille de pierre d’une grande précision. Encadré de moulures gravées en arêtes de poisson et d’un arc trilobé qui a disparu en partie, l’intérieur de la niche est orné d’une frise de douze mihrâb miniatures reposant sur une série d’arcatures et de colonnettes. La niche est couverte d’une voûte en cul-de-four cannelée. La mosquée a été fondée sur un petit niveau d’occupation de l’extrême fin du XIVe siècle. L’édifice date du début du XVe siècle 44. Il est fort probable que cette mosquée était encore en activité lors de la brève réoccupation du site au XVIIIe siècle. Mathew y trouva des porcelaines chinoises de cette époque tardive. Au début du XXe siècle, un notable, du village au sud de l’île, se fera même enterrer dans le cimetière adjacent. Dans les années 1950, des sacrifices d’animaux sont encore pratiqués devant le mihrab et sur les tombes 45. Bien que le site archéologique soit abandonné depuis plus de deux siècles, ces quelques marques d’activités indiquent que les ruines font encore partie de l’héritage culturel local 46.

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PRADINES S., BLANCHARD P., op. cit., 2005. MATHEW G., op. cit., 1959, p. 154-60. Aujourd'hui, deux cimetières du site sont toujours utilisés pour des dévotions personnelles : celui de la mosquée du Vendredi et celui de la mosquée Pagode, les prières sur ces lieux sont sous la responsabilité de femmes qui l’ont hérité de leurs mères.

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II Songo Mnara aujourd’hui Suite à la révolte des Maji Maji contre les troupes coloniales allemandes (1905-1907), la violence de la répression qui en a découlé a modifié le peuplement de la région et entraîné une baisse dramatique de la population. Tout le sud de la Tanzanie fut ravagé par de terribles famines, suivies d’un appauvrissement global de la région dont les conséquences se lisent encore aujourd’hui 47. Songo Mnara se trouve désormais dans une région particulièrement isolée, rurale et pauvre. La population de l’île est d’environ 700 habitants, répartis entre des fermes dispersées et un petit village à plus d’une heure de marche au sud des ruines. L’ensemble de la communauté partage la même religion – l’islam – qu’elle pratique de façon peu rigoriste et qui reste très marquée par les traditions animistes locales. L’île ne dispose d’aucune infrastructure moderne et l’approvisionnement en eau y est un problème récurrent. Les habitants de Songo Mnara sont avant tout des paysans, la pêche reste une activité secondaire et pour beaucoup saisonnière. La vie y est rude et les populations locales, fragilisées par la pauvreté persistante, sont peu préoccupées par la perte, souvent irréparable, de leur patrimoine culturel. Les habitants et les ruines

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l’univers swahili : les djinns et les mwangas. Les djinns possèdent des hommes qui vont alors quitter leur état de conscience habituel et entrer en transe. Les mwangas, quant à eux, sont des personnes qui ont le pouvoir de se rendre invisibles et qui profitent de ce subterfuge pour effrayer le commun des mortels ou pour l’utiliser. Les mwangas comme les djinns peuvent être bruyants et les Swahilis les entendent régulièrement dans les ruines. Les sites archéologiques sont donc souvent évités, particulièrement la nuit, on n’y laissera pas de nourriture et l’eau des puits y est considérée comme empoisonnée. Les mosquées des sites anciens restent des lieux où le contact avec l’au-delà pourra être facilité. On s’y rendra pour y faire des offrandes secrètes et des prières privées, on y brûlera un peu d’encens et y fera quelques libations de parfums. Les vieilles mosquées ont été également, au moins jusque dans les années 1950, le lieu de sacrifices d’animaux et de pratique de “sorcellerie”. De nos jours, ces pratiques accaparent plus les esprits qu’elles n’existent dans les faits. 48 La protection et la conservation du site Après avoir été redécouvertes au début du siècle par un amateur allemand, les ruines de Songo Mnara n’ont pas bénéficié de beaucoup d’attention. C’est le site majeur de Kilwa Kisiwani qui a jusqu’alors concentré l’essentiel des recherches archéologiques et des travaux de conservation. Après l’indépendance de la Tanzanie, le site de Songo Mnara a été enregistré comme monument national ; il est donc propriété du

Pour la grande majorité des insulaires, les ruines restent associées à une civilisation étrangère – les Arabes – venue là pour s’enrichir du trafic des esclaves. Il faut pourtant bien dissocier l’islamisation qui se produit en douceur à partir du IXe siècle grâce à de petits groupes de marchands arabo-persans et l’arabisation de la côte qui est beaucoup plus tardive et s’est faite à partir du sultanat de Zanzibar au XIXe siècle. À Songo Mnara, comme à Kilwa Kisiwani, les familles d’origines omanaise et yéménite ont établi des alliances avec les populations locales en gardant leur statut de notables. Tout en continuant de revendiquer leur origine arabe, ces dynasties locales gardent un ascendant sur les populations africaines. Ces familles ne s’installent pas dans des maisons de terre comme le font la plupart des habitants de la côte, mais se font construire de grandes maisons en pierre avec des toitures en terrasse. Ces vieilles familles, d’origine arabe ou persane, entretiennent des relations particulières avec les sites archéologiques et les lointains occupants des ruines. Il s’agit pour eux de lieux de mémoire qui légitiment leur caste et leur position dans la société. Néanmoins, sur la côte swahilie, la ruine n’a pas de caractère romantique et sentimental, ces notions occidentales étant complètement étrangères aux populations locales. Les ruines ont pourtant une place forte dans l’imaginaire et l’identité culturelle des populations littorales. Pour les Swahilis, ces lointains ancêtres, arabuu et shirazi, demeurent fascinants ; ils sont encore associés au pouvoir, à la connaissance, et le lien que certaines familles prétendent entretenir avec le prophète Mohamed leur donne un ascendant religieux, social et politique. Les ruines sont présentes dans les traditions orales, les contes et les poèmes. Les ruines, de même que les cimetières et les baobabs, sont aussi considérées comme des lieux dangereux car refuge de certaines créatures fantastiques qui peuplent 47

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BLANCHARD P., « L’histoire oubliée de Kilwa Kivinje (I) », kimbilio-la-kiswahili.blogspot.com, 2013.

Travaux de conservation sur le site de Songo-Mnara.

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Communications personnelles de Pascal Bacuez, ethnologue.

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gouvernement tanzanien. Le Département des Antiquités est garant et responsable de son administration, mais celui-ci ne dispose que de peu de moyens ; tous les sites sont négligés et envahis par une importante végétation. En 1981, les sites de Songo Mnara et Kilwa Kisiwani furent enregistrés sur la liste du patrimoine mondial de l’Unesco. En 2002, le Département des Antiquités élabora un plan de sauvegarde “Kilwa Kisiwani and Songo Mnara World Heritage Sites : Conservation and Development Plan”. Un projet de conservation et de promotion fut ensuite organisé avec le soutien de l’Ambassade de France, se limitant au site de Kilwa Kisiwani. En 2004, le Comité du patrimoine mondial mit le site des ruines sur la liste “Patrimoine mondial en danger” afin de le protéger des dégradations et de permettre un développement des efforts pour sa préservation. De 2005 à 2008, le Département des Antiquités mena avec l’aide de l’Unesco un projet de travaux d’urgence sur les sites de la baie de Kilwa ; devant l’urgence des travaux, le site de Songo Mnara fut choisi pour être le principal bénéficiaire du projet. Le projet permit de restaurer la mosquée du Vendredi, le palais et la maison attenante dite la “maison du secrétaire”. De 2012 à 2014, le Département des Antiquités en partenariat avec le World monuments fund (WMF) reçut un soutien du Fonds des ambassadeurs américains qui permit de mener un projet de conservation plus global et de sauvegarder 14 bâtiments dont 6 complexes domestiques. Depuis 2010, une équipe anglo-américaine, dirigée par Stephanie Wynne-Jones et Jeffrey Fleisher, entreprend des fouilles archéologiques à Songo Mnara. ° Stéphane Pradines Archéologue, directeur des fouilles de Gedi (Kenya, 1999-2003), Songo Mnara (Tanzanie, 2004), Sanje ya Kati (Tanzanie, 2005-2006) et de Dembéni (Mayotte, 2011-2015) Professeur associé à l’université Aga Khan (Londres) [email protected]

Pierre Blanchard Architecte du patrimoine, consultant pour le World Monuments Fund, coordinateur des travaux de conservation des sites du patrimoine mondial de Kilwa et Songo Mnara depuis 2002 [email protected]

REMERCIEMENTS — “Emergency conservation of Kilwa Kisiwani and Songo Mnara” : Unesco office in Dar-es-Salaam, Unesco/Norway fund in trust et antiquities unit of the ministry of Natural resources and Tourism. — “Integrated preservation at Kilwa” : American ambassadors funds for cultural preservation, World monuments fund (WMF) et Antiquities unit of the ministry of Natural resources and Tourism. 32

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