« L’ordre du Temple dans l’Europe des croisades (1120-1312) », I Colóquio Internacional « Cister, os Templários e a Ordem de Cristo », ed. J. Albuquerque Carreiras, Tomar, 2012, pp. 69-89.

July 17, 2017 | Autor: P. Claverie | Categoria: Military Orders
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Da Ordem do Templo à Ordem de Cristo: Os Anos da Transição

Actas

José Albuquerque Carreiras e Giulia Rossi Vairo (eds.)

I COLÓQUIO INTERNACIONAL CISTER, OS TEMPLÁRIOS E A ORDEM DE CRISTO

ACTAS

EDIÇÃO

José Albuquerque Carreiras Giulia Rossi Vairo

PRODUÇÃO

Instituto Politécnico de Tomar

TOMAR 2012

L’ordre du Temple dans l’Europe des croisades (1120-1312) Pierre-Vincent Claverie*

Les débuts de l’ordre en Orient En 1114, Hugues de Payns et Geoffroy de Saint-Omer organisent à Jérusalem une confrérie de chevaliers occidentaux sous la houlette du Saint-Sépulcre et de la Couronne de Jérusalem. Cette communauté, qualifiée de “ chevalerie évangélique ” par l’évêque Yves de Chartres, se structure en ordre militaire à l’occasion du concile de Naplouse de 1120, qui réforme les mœurs du clergé oriental. Les templiers adoptent rapidement comme devise la formule Non nobis, Domine, non nobis, sed nomini tuo da gloriam, “ Non pas à nous, Seigneur, non pas à nous mais à ton nom rends gloire! ”, qui fera leur renommée (Psaumes 115, 1). Le roi de Jérusalem, Baudouin II, les installe au cours de l’année 1120 dans son palais du Temple de Salomon, édifié dans la partie orientale de la Ville sainte. Les frères du Temple assurent à partir de ce quartier général la défense des routes de Palestine, empruntées par les pèlerins. Ils obtiennent la confirmation de leur ordre par la papauté en 1129 à l’occasion d’un concile tenu dans la ville de Troyes, qui leur confère une règle d’inspiration bénédictine1. La lutte contre les “infidèles” s’impose dans les années qui suivent comme la raison d’être de l’ordre. En 1139, la bulle Omne datum optimum d’Innocent II dégage les templiers de la tutelle du clergé séculier, en posant les bases de leur indépendance territoriale. Les frères du Temple se voient confier rapidement la protection des frontières des États latins d’Orient. Au nord de la Principauté d’Antioche, ils prennent le contrôle * Assemblée Nationale, Paris. 1 Claverie, Pierre-Vincent, « Les débuts de l’ordre du Temple en Orient », Le Moyen Âge, 111, 2005, Bruxelles, p. 545-594. Le Temple de Salomon correspond à l’actuelle mosquée al-Aqsā de Jérusalem, sise sur le Ḥaram aš-Šharīf.

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au milieu du XIIe siècle des châteaux de Baghrās, La Roche-Guillaume et La Roche-de-Roissel. Leur patrimoine se concentre, dans le comté de Tripoli, autour de la cité de Tortose et de la place de Château-Blanc (Sāfīthā), dont le donjon-église résiste à plusieurs séismes. Dans le royaume de Jérusalem, leurs domaines englobent les seigneuries de Sidon et Beaufort, les forts de Merle et de La Fève ainsi que la forteresse de Château-Pèlerin (‘Athlīt) après 1217. Les templiers contrôlent le flanc sud du royaume à partir des places de Château-Arnaud, du Toron-des-chevaliers et de Gaza, au contact de l’Égypte fatimide. Ils deviennent au XIIIe siècle grâce à cet imposant dispositif les “vrais maîtres de l’Orient latin” avec les frères de l’Hôpital2. L’initiative d’Hugues de Payns aboutit à la création en une quinzaine d’années d’une congrégation militaire, en rupture avec les principes fondamentaux du Christianisme. De nombreux ecclésiastiques s’élèvent contre l’idée d’autoriser un ordre religieux à verser le sang, même si Bernard de Clairvaux ne voit en cela qu’un “malicide”, ou crime louable. L’idéal des moines-soldats naît de la nécessité de protéger les Lieux saints, en sécurisant durablement leurs voies d’accès. L’influence du Temple s’étend en une décennie à des régions aussi diverses que l’Espagne ou l’Europe orientale, qui font office de fronts pionniers de la chrétienté. Des ordres distincts se spécialiseront, toutefois, dans ces régions dans la lutte contre les “infidèles” ou les “Païens”, en s’inspirant de l’exemple templier3.

L’organisation interne du Temple C’est après le concile de Troyes de 1129 que le Temple se dote d’une organisation tripartite, copiée par de nombreuses congrégations

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3

Demurger, Alain, Les templiers : une chevalerie chrétienne au Moyen Âge, Le Seuil, Paris, 2005, p. 189-228. Nicholson, Helen, Templars, Hospitallers and Teutonic knights : images of the military orders, 1128-1291, Leicester University Press, Leicester, 1993, p. 35-56.

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combattantes. La règle latine du Temple n’évoque en effet, à côté des frères chevaliers, que des chevaliers séculiers entrés temporairement au service de l’ordre, en compagnie d’écuyers et de sergents bénévoles. Les templiers adoptent dès cette époque le manteau blanc, frappé d’une croix rouge, qui symbolise leur engagement en faveur de la Terre sainte. Ils attribuent, dans la foulée, aux frères sergents et chapelains de l’ordre l’obligation de porter des manteaux bruns ou noirs. Cette codification montre que le Temple s’aligna dès le départ sur l’organisation trifonctionnelle de la société féodale. Depuis le IXe siècle, les lettrés se plaisaient à distinguer dans l’Occident chrétien trois ordres spécialisés dans les activités manuelles (laboratores), militaires (bellatores) et spirituelles (oratores). Les templiers donnèrent au XIIe siècle la prééminence aux chevaliers, en leur accordant trois fois plus de montures qu’aux frères sergents4. Ils encadrèrent les prérogatives du grand-maître de l’ordre à l’aide d’une série de statuts, érigés au rang de règle dans la seconde moitié du XIIe siècle. Le maître fut habilité à ratifier les décisions prises par le chapitre général de l’ordre, qui devait se réunir tous les quatre à cinq ans en Terre sainte. La désignation du grand-maître incombait, en période de vacance du pouvoir, à un collège électoral composé de douze frères combattants − à raison de huit chevaliers et de quatre sergents − et d’un frère chapelain. L’ensemble des frères présents à Jérusalem, puis Acre, participaient à la nomination de ces grands électeurs, dotés de qualités morales hors du commun. Le fonctionnement de l’ordre reposait, au quotidien, sur les décisions prises par une série d’officiers aux fonctions bien établies5: Le sénéchal: Deuxième personnage de l’ordre, il remplace le maître quand celui-ci voyage. Sa charge disparaîtra à la fin du XIIe siècle, tandis que le maréchal de l’ordre cumulera les fonctions de commandant en chef et de lieutenant du grand-maître durant ses absences.

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Cerrini, Simonetta, La révolution des Templiers  : une histoire perdue du XIIe siècle, Paris, 2007 p. 31-134. Claverie, Pierre-Vincent, L’ordre du Temple en Terre Sainte et à Chypre au XIIIe siècle, I, Nicosie, 2005, p. 101-185.

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Le maréchal du couvent du Temple: Chef militaire de l’ordre, responsable du gonfanon baussant (la bannière de “sable et d’argent” des templiers), c’est à lui que revient l’honneur de poindre sur les ennemis lors des batailles. Il gère aussi l’état du matériel des templiers de Terre sainte, à commencer par leurs harnais particulièrement coûteux. Le visiteur cismarin: Ce dignitaire assure à partir de 1164 un rôle de vice-maître dans les régions d’Occident, qu’il parcourt afin de rassembler des renforts et des subsides. Le commandeur de la terre de Jérusalem: C’est le trésorier de l’ordre, qui gère les rentes et les fournitures des commanderies de l’ensemble du royaume de Jérusalem. Le commandeur de la cité de Jérusalem: Ce dignitaire assure l’escorte des pèlerins gagnant les bords du Jourdain afin de visiter de lieu de baptême présumé du Christ. Il assure également la protection de la relique de la Vraie Croix, emmenée au combat par les templiers. Les commandeurs des terres de Tripoli et Antioche : Ils incarnent l’autorité du maître dans ces provinces avec le concours d’un état-major local, dominé par un maréchal provincial. Les commandeurs des autres provinces: Bien que pourvus du même statut que les précédents, ils ne disposent pas du concours d’un maréchal attitré en raison de leur localisation à “l’arrière”. Certains de ces commandeurs exercent leur autorité sur des commandeurs de moindre importance à l’instar du maître d’Aquitaine à l’égard du commandeur de Bretagne. Le frère drapier: Il fournit les vêtements, pièces de literie et chaussures indispensables à l’ensemble des frères stationnés en Orient. Les frères chevaliers, commandeurs de maisons: Ces preceptores sont responsables de la gestion d’une maison, dont ils rendent compte à un commandeur ou maître provincial. Les commandeurs des chevaliers: Ils sont nombreux et remplissent diverses fonctions de commandement sous les ordres du maréchal du couvent. Le plus important d’entre eux veille au respect de la discipline parmi les

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frères de couvent affectés à Jérusalem, puis Acre. Un autre a la charge des chevaliers laïcs, ou milites ad terminum, entrés au service de l’ordre. Le turcoplier: Il commande les frères sergents lors des campagnes militaires et les “turcopoles” entretenus par l’ordre en Orient. Ces derniers sont des archers cavaliers, composés aussi bien de frères de couvent que de chrétiens orientaux soldés par l’ordre. Le sous-maréchal: Cet officier subalterne dirige les frères de métier, ou artisans de l’ordre, en dehors des combats. Il accompagne le maréchal en cas d’engagement, en tenant le gonfanon du Temple soigneusement plié jusqu’au début de la bataille. Le gonfanonier: Ce frère sergent a la responsabilité des écuyers, ou apprentis chevaliers, servant dans l’ordre. En campagne, il garde le gonfanon de réserve, enroulé autour de sa lance, au cas où l’emblème de l’ordre tomberait entre les mains des “infidèles”. Le commandeur de la voûte d’Acre: Trésorier particulier, il gère les marchandises de l’ordre qui sont déchargées à Acre au titre de la contribution versée par les commanderies européennes au couvent central. Sa titulature renvoie aux voûtes des magasins sous lesquelles les provisions de l’ordre sont stockées à l’abri du soleil. Dès la confirmation de l’ordre en 1129, la règle inspirée par Bernard de Clairvaux accorde aux frères du Temple le droit d’acquérir des terres pourvues de dîmes avec l’aval de l’ordinaire. La papauté n’exemptera le Temple de toute sujétion laïque qu’une dizaine d’années plus tard par le biais de la bulle Omne datum optimum, sans cesse renouvelée au XIIIe siècle. Chacun donne aux templiers pour l’amour de Dieu, la rémission de ses péchés, ou la lutte contre les “Sarrasins” qui menacent la Terre sainte. Ainsi, prend-on l’habitude de céder au Temple des droits, des rentes, des vêtements, des armes ou des terres comme le chevalier picard, Raoul de Ressons, au moment de son entrée dans l’ordre en 11926.

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Brunel, Ghislain, Nielen, Marie-Adéläide, La présence latine en Orient au Moyen Âge, Paris, 2000, n° 3 p. 47.

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Les donations princières permettent de constituer des commanderies dans le cadre de donations pro anima, motivées par la recherche du salut. Les commanderies templières s’organisent en exploitations agricoles ressemblant plus souvent à des fermes qu’à des châteaux en raison des finages qu’elles exploitent. À leur tête, on trouve des responsables qui sont fréquemment des frères servants issus des environs, malgré le titre de preceptor ou commandeur attaché à leurs fonctions. Tous les ans, ils envoient une contribution au maître de la province afin de participer à l’effort de guerre de l’ordre en Orient. Cette responsio avoisine au XIIIe siècle un tiers des revenus de chaque commanderie occidentale7. Les commanderies ont des sources de revenus diverses en fonction de leur taille. Les maisons du Temple possèdent fréquemment le pouvoir de haute et de basse justice sur les paysans des alentours. Elles perçoivent des droits banaux sur les moulins, les chasses, les coupes de bois et assujettissent les marchands au paiement de tonlieux et de péages. En accédant au rang de seigneurs ecclésiastiques, les templiers peuvent se permettre de ravitailler la Terre sainte en continu. Ils procurent aux croisés séjournant en Orient des liquidités, dont leurs maisons occidentales obtiennent le remboursement par un système ingénieux de billets de change. Les frères du Temple favorisent, en ville, l’aménagement de nouveaux quartiers, comme celui du Marais à Paris, où fleurissent au XIIIe siècle de nombreuses échoppes8. Bien qu’ils n’aient pas de vocation à manipuler l’argent, les templiers exécutent au fil des années des dépôts de fonds, prêts et avances multiples. Ils sont souvent pris comme garants en tant que religieux et ordre aristocratique. Quoique le Temple ne soit pas à franchement parler une banque, ses clients jouissent d’un véritable compte courant à partir duquel ils peuvent tirer de l’argent, en adressant une simple lettre au trésorier. Trois fois l’an, le Temple envoie un extrait du compte à ses clients, parfois débiteurs. Les templiers pratiquent en effet des prêts usuraires qui dépassent ceux des juifs en raison des pénalités prévues en cas de retard de paiement (environ 30 %). 7 8

Bordonove, Georges, La vie des Templiers au XIIIe siècle, Paris, 1975, p. 113-142. Demurger, Les templiers: une chevalerie chrétienne au Moyen Âge, Le Seuil, Paris, 2005, p. 269-344.

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Fig.1. Plan de Jérusalem à la fin du XIIe siècle

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Les dépôts d’objets précieux sont placés au cœur des commanderies dans une huche, dont seul le trésorier local possède la clé par souci de sécurité. Les maisons du Temple accueillent fréquemment des espèces, bijoux et reliques hypothéquées par des bourgeois ou pèlerins, en mal de finances. Il n’est pas étonnant, dès lors, que saint Louis ait confié à la commanderie de Château-Pèlerin le sort de son épouse Marguerite de Provence lors de la seconde grossesse de celle-ci en Orient en 1250-12519. Les templiers gèrent à partir de la seconde moitié du XIIe siècle les finances de plusieurs royaumes importants comme celui d’Angleterre. Le roi Henri II Plantagenêt (1154-1189) confie ainsi une partie de son trésor aux templiers, dont certains frères prennent de mauvaises habitudes. L’un d’entre eux, Gilbert de Hoxton, terminera sa carrière dans les cachots du Temple de Londres, après avoir été surpris en train de détourner de l’argent destiné à la croisade. Le roi de France, Louis VII (1137-1180), suit l’exemple du roi d’Angleterre, en déposant en 1146 son trésor dans la maison du Temple de Paris. Il emprunte, à cette époque, 2 000 marcs d’argent (soit 500 kg de fin) aux templiers afin de partir en croisade. De nombreux monarques financeront leur voyage en Orient de la sorte au XIIIe siècle, comme le prince Édouard d’Angleterre qui soutire 25 000 livres tournois au Temple de Paris en 1271. Les templiers poursuivront, après la chute de la Syrie franque, leurs activités financières au service des rois et des papes désireux de reconquérir les Lieux saints10.

La défense de l’Orient latin La règle du Temple ordonne de ne jamais refuser le combat face à un ennemi supérieur en nombre et de ne jamais faire de quartier, ni 9

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Piquet, Jules, Des banquiers au Moyen Age, les Templiers. Étude de leurs opérations financières, Paris, 1939, passim ; Claverie, Pierre-Vincent, « Un nouvel éclairage sur le financement de la première croisade de saint Louis », Mélanges de l’École Française de Rome. Moyen Âge, 113/1, 2001, p. 621-635. Demurger, Les templiers: une chevalerie chrétienne au Moyen Âge, cit., p. 368-381.

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demander grâce aux “infidèles” sur un champ de bataille. C’est donc tout naturellement que les templiers encadrent les croisades en direction de la Terre sainte, dont ils assurent l’avant ou l’arrière-garde avec les frères de l’Hôpital. Le même engagement s’observe dans la péninsule Ibérique où le comte de Barcelone, Raymond Bérenger III (1082-1131), s’affilie en 1131 à l’ordre du Temple. Le Portugal fournit, dès les années 1140, des combattants au couvent central de Jérusalem. Le plus fameux est Gualdim Pais qui prit part au siège de la ville d’Ascalon en 1153, avant de conduire plusieurs opérations militaires contre les Seldjoukides de Rūm à partir de la principauté d’Antioche. Le siège d’Ascalon coûta la vie, le 15 août 1153, au grand-maître du Temple, Bernard de Trémelay, qui s’était aventuré dans la ville avec une quarantaine de frères. Cette action héroïque se conclut par la prise de la forteresse égyptienne, le 18 août, à l’issue d’un sermon poignant du patriarche de Jérusalem, Foucher d’Angoulême11. En 1177, Saladin marche vers Jérusalem pendant qu’une grande partie des armées franques opère en Syrie. Le roi Baudouin IV réunit près de 400 chevaliers, dont 80 templiers, pour contrer en toute urgence ses 26 000 cavaliers. Les deux armées se rencontrent, le 25 novembre 1177, sur la colline de Montgisard, située à l’ouest de Jérusalem. Protégés par la relique de la Vraie Croix (retrouvée en 1099), les chrétiens se jettent aveuglément dans la bataille avec le soutien des templiers et d’un petit contingent hospitalier. C’est un carnage pour les forces musulmanes qui se dispersent à travers le désert ou les marécages voisins, tandis que Saladin se réfugie en Égypte piteusement. Cette victoire retentissante permettra de signer avec les musulmans une trêve de quatre années hautement profitable à la Terre sainte12.

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Claverie, Pierre-Vincent, «´´Contra soldanum de Coine´´ ou la contribution des templiers portugais à la défense de la Syrie franque», in Fernandes, Isabel Cristina (éd.), As Ordens Militares e as Ordens de Cavalaria entre o Ocidente e o Oriente. Actas do V Encontro sobre Ordens militares (15 a 18 de Fevereiro de 2006), Palmela-Lisbonne, 2009, p. 399-412.

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Aubé, Pierre, Baudouin IV de Jérusalem, le roi lépreux, Hachette, Paris, 1981 (rééd. 1996), p. 147-173.

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Fig.2. Scène guerrière de l’église templière de San Bevignate (Italie)

Les hostilités reprennent quand le nouveau roi de Jérusalem, Guy de Lusignan, réunit en 1187 une armée de 2000 chevaliers et 13 000 fantassins afin de secourir la ville de Tibériade assiégée par Saladin. Six cents chevaliers du Temple et de l’Hôpital prennent part à l’expédition organisée en toute hâte. La route à travers le nord de la Galilée est périlleuse en raison du manque d’eau qui incite le roi à la prudence. Le grand-maître du Temple, Gérard de Ridefort, le convainc néanmoins de marcher rapidement sur Tibériade, en accusant de félonie le comte de Tripoli qui désapprouve ses plans. Au matin du 4 juillet 1187, l’armée chrétienne est stoppée dans sa marche, puis écrasée à quelques kilomètres seulement du lac de Tibériade. Elle se replie vers l’éperon rocheux de Hattīn où le roi et les grands barons 96

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du royaume sont capturés, tandis que la Vraie Croix tombe aux mains des musulmans13. Les pertes sont très lourdes pour les chrétiens: tous les templiers et hospitaliers sont exécutés après avoir été sommés solennellement de se convertir à l’islam. Les sources latines font état de la décapitation de 230 templiers et 120 chevaliers de l’Hôpital par les volontaires musulmans. Les auxiliaires arabes servant dans l’armée franque sont massacrés impitoyablement, tandis que Saladin tue de ses propres mains le prince d’Outre-Jourdain, Renaud de Châtillon, qui est à l’origine des hostilités. Seul Gérard de Ridefort – dont le sultan espère négocier la libération – échappe aux sabres ayyoubides. Ridefort finira par trouver la mort en 1189 lorsque Saladin tentera de briser le siège d’Acre conduit par les chrétiens. Le sacrifice des templiers et des hospitaliers permettra aux combattants de la troisième croisade de reprendre le contrôle de la ville, en juillet 1191, avec le concours des rois de France et d’Angleterre14. Les sources levantines ne tarissent pas d’éloges à l’égard des centaines de templiers massacrés, un demi-siècle plus tard, sur les champs de bataille de La Forbie (Hirbiya) et de La Mansourah (Al-Manṣūra). Une lettre du patriarche de Jérusalem, Robert de Nantes, évalue ainsi à 312 chevaliers et 324 turcoples le montant des pertes templières enregistrées à La Forbie, le 17 octobre 1244. Le couvent du Temple sortit exsangue de ce conflit déclenché par le pillage de Jérusalem par des supplétifs de l’armée égyptienne, le 23 août 1244. Il eut à peine le temps de se reconstituer avant le déclenchement de la septième croisade à l’été 1249. La bataille de La Mansourah coûta la vie, au mois de février suivant, à 280 frères engagés aux côtés du comte Robert d’Artois. Le grand-maître Guillaume de Sonnac

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Demurger, Alain, « Templiers et Hospitaliers dans les combats de Terre Sainte », in Actes du XVIIIe congrès des historiens médiévistes de l’Enseignement supérieur public, Paris, 1995, (2e édition), p. 79-80.

14

Claverie, Pierre-Vincent, « Le statut des templiers capturés en Orient durant les croisades », in Cipollone, Giulio (éd.), La liberazione dei ‘captivi’ tra Cristianità et Islam. Oltre la crociata e il gihâd: tolleranza e servizio umanitario, Gangemi Editore, Cité du Vatican, 2000, p. 501-511.

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perdit, lui-même, un œil dans cet engagement inutile, avant de trouver la mort, le 11 février 125015. On retrouve encore les templiers à la pointe du combat en 1291 lorsque les mamelouks entreprennent le siège d’Acre à la suite du massacre de marchands orientaux par des croisés italiens. Le maître du Temple, Guillaume de Beaujeu, se distingue dans les combats aux côtés du maréchal hospitalier, Matthieu de Clermont, qui parvient à repousser une première incursion dans la ville, le 17 mai. Le lendemain, Guillaume de Beaujeu rallie le grand-maître de l’Hôpital, Jean de Villiers, afin de rejeter les mamelouks au-delà de la porte Saint-Antoine, dont ils viennent de s’emparer. Le maître du Temple est blessé à mort dans la mêlée qui s’ensuit, tandis que son homologue est évacué vers Chypre dans un état d’inconscience16. Les templiers, à la mort de leur chef, se retranchent dans le quartier du Temple pour désigner dans l’urgence un nouveau maître. Ils élisent comme supérieur l’ancien lieutenant de Guillaume de Beaujeu, Thibaud Gaudin, qui les convainc de combattre jusqu’à la mort. Le maître gagne, pour sa part, dès le 19 mai l’île de Chypre avec une dizaine d’hommes appelés à organiser la résistance. La situation est critique ! À la fin de l’été, les musulmans ont effacé toute trace de l’implantation chrétienne qui a duré presque deux siècles. Les maîtres du Temple et de l’Hôpital recensent, à cette date, les effectifs des deux ordres disséminés à travers la chrétienté. Il faudra toutefois attendre une dizaine d’années pour que le grand-maître du Temple, Jacques de Molay, envisage une reconquête des Lieux saints avec l’appui des Mongols de Perse. Il participe, à cette fin, durant l’été 1300 à des opérations militaires le long des côtes syro-égyptiennes, avant de s’établir avec son couvent sur l’île de Rouad. Les mamelouks finiront par déloger les templiers de cet îlot situé en face de la ville de Tortose à

15

Demurger, « Templiers et Hospitaliers dans les combats de Terre Sainte », cit., p. 80 et 82.

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Claverie, L’ordre du Temple en Terre Sainte et à Chypre au XIIIe siècle, cit., II, p. 85-92

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l’automne 1302, en capturant 120 frères chevaliers et 400 archers syriens esseulés17.

Les relations diplomatiques avec les États musulmans Les Latins sont perçus au XIIe siècle par les Agarènes comme des barbares incultes, capables de cannibalisme à l’occasion. Les templiers, qui représentent le fer de lance de leurs armées, sont craints et admirés à la fois par les musulmans. Un chroniqueur syrien va jusqu’à qualifier de “templiers de l’islam” les Turcs victorieux en 1250 de la septième croisade. Dès 1136 cependant, les templiers lièrent des relations pacifiques avec les musulmans à l’instigation du grand-maître Robert de Craon. Les relations avec les Almoravides sont plus tendues en Occident comme le prouve la mort en captivité en 1145 de saint Martin de Soure, qui avait partagé le sort des templiers chargés de la défense de ce château18. Les ordres militaires sont confrontés très tôt à l’obligation de négocier en Orient des périodes de trêve avec les musulmans. Ils doivent, après leur entrée en vigueur, occuper les croisés venus combattre les “ennemis du Christ”, en apaisant leur rancœur. Jacques de Molay rapporta, lors du Procès du Temple, à quel point il avait été déconcerté dans sa jeunesse en voyant Guillaume de Beaujeu conclure trois traités successifs avec les mamelouks. Les périodes de paix profitaient aussi bien aux chrétiens qu’aux musulmans, dont le commerce souffrait des affrontements prolongés entre les deux bords. Les accusations de sympathie pour l’islam énoncées lors du Procès découlent directement de ces négociations imposées par la force des événements. Les hospitaliers accueillaient pourtant des pèlerins 17

18

Demurger, Alain, Jacques de Molay : le crépuscule des templiers, Éditions Payot, Paris, 2002, p. 139-157. Gabrieli, Francesco, Chroniques arabes des croisades, Sindbad, Paris, 1977, p. 321 ; Gomes, Saul, « Monges e cavaleiros no Portugal medieval : os horizontes espirituais », Ordens militares e religiosidade. Homenagem ao Professor José Mattoso, Palmela, 2010, p. 44.

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juifs et musulmans dans leur hospice de Jérusalem au XIIe siècle, sans susciter de scandales en Occident19. Il faut se garder d’exagérer l’ampleur des relations tissées par les templiers avec les musulmans en dépit de l’enthousiasme de certains chroniqueurs. Le prince syrien, Usāma ibn Munqidh (1095-1188), les qualifie ainsi “d’amis” dans son autobiographie, en évoquant un secteur du Temple de Salomon aménagé en oratoire pour les pèlerins musulmans. Ces égards n’empêchaient pas les templiers pris au combat d’être souvent exécutés sans autre forme de procès. Malgré les violences liées aux croisades, des échanges de prisonniers virent le jour dès la première moitié du XIIe siècle. La crainte de représailles poussa même l’atabeg de Damas, Nūr ad-Dīn, à libérer en 1159 le grand-maître du Temple, Bertrand de Blanquefort, qui croupissait dans ses geôles en compagnie de 6 000 captifs de moindre importance. Le même sort échut aux hommes du commandeur Guillaume de Montferrand, capturés en 1237 par l’armée de la principauté d’Alep près de Darbsāk. Ils finirent par être relâchés au début de l’année 1241 après l’intervention du pape Grégoire IX (1227-1241) en personne20 ! Si l’on en croit le biographe de saint Louis, Jean de Joinville, les templiers avaient beaucoup de contacts avec une communauté ismaélienne, installée dans le nord de la Syrie. La secte des Assassins, dont il s’agit, est restée célèbre pour son usage immodéré du meurtre politique. Les templiers avaient astreint dès le XIIe siècle les Assassins du Djebel Ansarieh au versement d’un tribut annuel de 2 000 pièces d’or. Ces derniers tentèrent de s’en affranchir en venant trouver saint Louis à Acre, après sa défaite en Égypte. Le roi de France reçut leur ambassadeur en présence des grands-maîtres du Temple et de l’Hôpital, en signe de solidarité. Les Assassins ne furent dispensés du versement de leur tribut qu’une quinzaine 19

Lizerand, Georges, Le dossier de l’affaire des Templiers, Les Belles Lettres, Paris, 1964 (2e tirage), p. 152-153 ; Beltjens, Alain, « Le récit d’une journée au Grand Hôpital de Saint-Jean de Jérusalem sous le règne des derniers rois latins ayant résidé à Jérusalem ou le témoignage d’un clerc anonyme conservé dans le manuscrit Clm 4620 de Munich », Société de l’Histoire et du Patrimoine de l’Ordre de Malte, Bulletin, 14, 2004, p. 39.

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Claverie, « Le statut des templiers capturés en Orient durant les croisades », cit., p. 502-503.

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d’années plus tard par le sultan mamelouk, Baybars (1260-1277). Joinville nous a laissé un témoignage précieux sur la perception que les Assassins avaient des ordres militaires:“Leur chef, le Vieux de la Montagne, dit-il, rendait tribut au Temple et à l’Hôpital, parce qu’ils ne craignaient en rien les Assassins et que le Vieux n’avait rien à gagner en éliminant leur maître. Il savait pertinemment que ce dernier serait remplacé par un autre, tout aussi compétent”. Les deux ordres formaient, à la différence des monarchies du temps, des institutions naturellement immunisées contre les méthodes d’action des Ismaéliens21. Le sultan Qalāwūn (1279-1290) lui-même accepta d’entamer des négociations avec le royaume d’Arméno-Cilicie en 1285, à la suite de l’intervention d’un commandeur du Temple. Un secrétaire du sultan révèle comment les templiers parvinrent à éviter le déclenchement d’une campagne contre les Arméniens établis entre le Taurus et l’Amanus:“Comme un service était dû aux templiers de la part de notre seigneur le sultan, il était nécessaire de donner une réponse à sa demande et de lui témoigner du respect en acceptant son intercession. Notre seigneur le sultan convoqua le commandeur, qui lui remit comme présents des vêtements de soie et divers autres tissus précieux”. L’intervention du commandeur d’Arménie fut d’autant plus courageuse que les forces mameloukes étaient alors occupées à assiéger un château hospitalier. Elle démontre le prestige dont jouit l’ordre durant près de deux siècles auprès des États islamiques du Proche-Orient malgré sa vocation militaire22.

La remise en question de l’ordre Avec la chute de Saint-Jean d’Acre en mai 1291, l’existence des ordres militaires devient incertaine, même si le pape qualifie “ d’athlètes 21

22

Jean de Joinville, Vie de saint Louis, éd. et trad. J. Monfrin, Dunod, Paris, 1995, § 451-453 p. 222. Holt, Peter Malcolm, Early Mamluk Diplomacy Early Mamluk Diplomacy (1260-1290): Treaties of Baybars and Qalāwūn with Christian Rulers, E.J. Brill, 1995, Leyde-New York-Cologne, p. 92-117.

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du Christ” les frères tombés en Syrie. Templiers et hospitaliers se sont repliés en Chypre où ils possèdent de vastes domaines depuis près d’un siècle. Ils se heurtent, cependant, rapidement à l’absolutisme du roi Henri II (1285-1324), qui tolère mal la présence de plusieurs centaines de chevaliers en armes dans les frontières de son royaume. Ces tensions pousseront les templiers à soutenir en 1306 le coup d’État fomenté par le prince Amaury de Tyr contre le roi. Si la situation des frères du Temple est délicate en Orient, leur richesse perdure en Occident grâce à leur assise rurale et financière. Les templiers gèrent encore des centaines de commanderies du Danemark au Portugal, qui permettent d’approvisionner l’île de Chypre en céréales et en montures23. La chute de la Terre sainte remet à l’ordre du jour le projet de fusion des ordres militaires, esquissé lors du concile de Lyon II de 1274. Dès le 15 août 1291, le pape Nicolas IV invite les évêques de la chrétienté à réunir des conciles provinciaux afin de faire des propositions concrètes sur la question. Mais le pape meurt, l’année suivante, sans avoir mené ses projets à exécution, ni collecté l’ensemble des travaux rédigés par le haut-clergé. Son successeur, Clément V, envoie en 1306 une missive à Jacques de Molay afin de le convier à venir débattre en France d’une nouvelle croisade et de la fusion éventuelle des ordres du Temple et de l’Hôpital. Jacques de Molay prend la route de l’Europe, à l’automne 1306, après avoir rédigé un mémoire en vue de contester les projets de fusion suggérés par la papauté24. “Boire comme un templier”, “jurer comme un templier” sont des expressions qui apparaissent à la fin du XIIIe siècle. Si les chevaliers de l’ordre sont perçus comme de vaillants combattants en Orient, leur image est plus contrastée en Occident. Ils sont vus comme des chevaliers avides et orgueilleux par certains troubadours et religieux qui envient leurs prérogatives. Dans de nombreuses régions, les templiers apparaissent, en outre, comme d’impitoyables seigneurs ecclésiastiques, attachés à leurs

23

Claverie, L’ordre du Temple en Terre Sainte et à Chypre au XIIIe siècle, cit., II, p. 231-308.

24

Demurger, Jacques de Molay : le crépuscule des templiers, cit., p. 195-212.

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privilèges. Si la noblesse continue de rejoindre les rangs du Temple, un nombre grandissant de critiques s’élève parmi le clergé contre l’idée même de la croisade. La cupidité des templiers se retrouve au cœur de différents fabliaux et romans composés à la fin du XIIIe siècle, comme celui de Renart le Nouvel25. Les difficultés du Temple surviennent à une époque de crise ouverte entre le Saint-Siège et la monarchie française autour de questions de préséance. Depuis 1139 et la célèbre bulle Omne datum optimum, l’ordre ne relève que de la papauté. Les templiers représentent avec leur puissance économique, financière et militaire le bras armé, dont l’Église a toujours rêvé dans sa lutte contre les empiètements des laïcs. Le pape Boniface VIII ouvre les hostilités en 1301, en invitant Philippe le Bel à se détourner des juristes qui entretiennent son anticléricalisme. “ Que personne ne te persuade que tu n’es pas soumis au chef suprême de l’Église ”, lui écrit-il, avant de réunir un concile à Rome, acquis à sa cause. La promulgation d’une nouvelle bulle entraîne la riposte du roi, qui accuse le pape d’excès de pouvoir et d’hérésie. Philippe le Bel finit par être excommunié en septembre 1303 par Boniface VIII, après le pillage de son palais d’Anagni par des troupes italo-françaises. La mort du pape, au mois d’octobre, suspend le conflit, qui ne sera soldé qu’après l’élection d’un Français au trône de saint Pierre en juin 1305. L’archevêque de Bordeaux, Bertrand de Got, sera le dernier pape à présider aux destinées du Temple sous le nom de Clément V (1305-1314)26. Le règne de Philippe IV le Bel est marqué par des difficultés financières, liées à de laborieuses opérations militaires en Flandre (1302- 1304). Face à ces dépenses abyssales, le roi procède à des dévaluations monétaires et à des hausses d’impôts en cascade. Il use de tous les moyens pour lever des taxes et des “décimes” sur le clergé, en prétextant l’organisation d’une improbable croisade. Philippe le Bel s’en prend également aux communautés supposées riches comme les juifs et les Lombards, qu’il 25 26

Demurger, Les templiers : une chevalerie chrétienne au Moyen Âge, cit., p. 391-405. Paravicini Bagliani, Agostino, Boniface VIII : Un pape hérétique ?, Éditions Payot, Paris, 2003, p. 297-392.

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expulse du royaume ou accable d’impôts exorbitants. Il tourne ses yeux en 1307 vers les templiers, qui l’ont protégé durant un soulèvement du peuple de Paris contre ses dévaluations à répétition. Les pratiques secrètes des frères offrent au roi l’opportunité de saisir les biens du Temple, en se posant en défenseur de la religion. Ses juristes vont développer des trésors d’imagination pour justifier l’agrégation de ces biens au domaine royal au mépris des principes du droit canon. Il s’en faudra de peu pour qu’ils ne réussissent à imposer leurs vues au trop faible Clément V27.

La chute du Temple L’un des conseillers préférés du roi, Guillaume de Nogaret, avait récupéré au cours de l’année 1305 les aveux d’un moine agenais, qui prêtait aux templiers des pratiques obscènes lors de leurs réceptions. Le témoignage d’Esquieu de Floyran va alimenter durant le printemps 1307 une campagne de calomnies contre les templiers, sans précédent. Le grand-maître Jacques de Molay profite d’un chapitre général tenu à Paris pour demander au pape de laver l’honneur de l’ordre. Clément V accède à sa requête, le 24 août 1307, en avertissant Philippe le Bel de l’ouverture d’une enquête officielle de la part du Saint-Siège. Le souverain n’attend nullement les conclusions de l’enquête pour ordonner, le 14 septembre, aux baillis et sénéchaux de son royaume d’arrêter dans un délai d’un mois les templiers de leur ressort28. Le vendredi 13 octobre 1307, c’est Guillaume de Nogaret en personne qui se présente au Temple de Paris pour appréhender le maître et les 138 frères qui y résident. Il en va de même dans les différentes régions de France où des commissaires royaux inventorient les biens du 27

Favier, Jean, Philippe le Bel, Éditions Fayard, Paris, 1978, passim ;  Clémens, Jacques, Demurger, Alain, « Esquieu de Floyran », in Beriou, Nicole, Josserand (éd.), Philippe, Prier et combattre. Dictionnaire européen des ordres militaires au Moyen Âge, Éditions Fayard, Paris, 2009, p. 339-340.

28

Barber, Malcom, Le procès des Templiers, trad. S. Deshayes, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2002, p. 13-57.

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Temple à titre conservatoire. Philippe le Bel prend l’initiative de confier les interrogatoires à son confesseur Guillaume de Paris, qui, en tant qu’inquisiteur, a déjà rassemblé des données au cours du printemps sur l’état de la “rumeur publique”. Le 22 novembre 1307, le pape tente de reprendre la main en ordonnant dans la bulle Pastoralis preminentie solio l’arrestation des templiers et la mise sous séquestre de leurs biens pour le compte de l’Église romaine29. Bien pâle est la défense des dignitaires de l’ordre face aux accusations formulées par les différentes commissions d’enquête qui sillonnent la France! Malgré quelques dénégations courageuses, les aveux tombent vite. Les erreurs le plus souvent confessées tournent autour du reniement de la Croix, de l’idolâtrie associée à la figure d’une tête barbue et d’une pratique active de l’homosexualité. Jacques de Molay confesse lui-même, le 24 octobre 1307, avoir renié le Christ lors de son entrée dans l’ordre en 1265, en veillant cependant à cracher à côté de la croix qu’on lui tendait… À Paris, 38 frères décèdent dans les jours qui suivent leurs interrogatoires dans des circonstances éminemment suspectes30. À l’annonce des tortures infligées aux templiers, Clément V révoque au mois de février 1308 les inquisiteurs français, qui ont extorqué des aveux sous la contrainte. Philippe le Bel, en faisant circuler des pamphlets anonymes, presse le pape de condamner les templiers au plus vite afin de préserver la crédibilité de l’Église. Le Saint-Père décide alors de tirer profit de son séjour en France pour entendre personnellement les principaux dignitaires de l’ordre. Il charge trois cardinaux d’interroger, puis d’absoudre en son nom Jacques de Molay, qui croupit dans une geôle du château de Chinon (17-20 août 1308). Le grand-maître en appelle parallèlement à la miséricorde du roi, qu’il croit manipulé par ses conseillers31. Les événements ont malheureusement pris à cette date une ampleur démesurée. Clément V désigne, le 12 août 1308, des commissions

29

Barber, Le procès des Templiers, cit., p. 59-115.

30

Lizerand, Le dossier de l’affaire des Templiers, cit., p. 34-35.

31

Frale, Barbara, Il Papato e il processo ai Templari, Viella, Rome, 2003, n. 1 p. 198-215.

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pontificales chargées de faire la lumière sur les agissements des templiers. Les inquisiteurs sont rétablis dans leurs fonctions avec la mission d’entamer des procédures individuelles contre les templiers. Le pape réserve à un concile œcuménique le soin de se prononcer sur la culpabilité globale de l’ordre, qui reste à établir. À l’occasion des nouveaux interrogatoires, de nombreux templiers se rétractent en dénonçant les pressions dont ils ont fait l’objet. Le commandeur de Payns, Ponsard de Gizy, déclare ainsi, le 27 novembre 1309, “qu’il fut placé trois mois avant sa confession devant le seigneur évêque de Paris dans une fosse, les mains liées derrière le dos si fortement que le sang coula jusqu’aux ongles, n’ayant d’espace que la longueur d’une longe” 32. Le roi de France, pour accélérer la procédure, obtient la nomination du frère d’un de ses principaux conseillers à la tête de l’archevêché de Sens. Philippe de Marigny réunit à Paris, au mois de mai 1310, un concile qui envoie au bûcher 54 templiers revenus sur leurs aveux. Cet autodafé provoque à travers le royaume une vague de confessions qui permet à l’Inquisition de clore la procédure, le 26 mai 1311, en attendant la réunion du concile de Vienne, prévue à l’automne. Pour faire triompher ses arguments, le roi fait la plus grande publicité possible autours des “fautes des templiers”, en multipliant les courriers et lectures publiques devant le clergé, les universités et les différentes communautés du royaume33. Le 16 octobre 1311, Clément V ouvre la première session du concile de Vienne qui doit débattre du sort de l’ordre, de la réforme de l’Église et de l’organisation d’une nouvelle croisade. Plusieurs centaines de prélats affluent sur les bords du Rhône, tandis que les États Généraux du royaume se réunissent à Lyon à l’initiative du roi. Le 20 mars 1312, Philippe le Bel prend la direction de Vienne à la tête d’une escorte armée afin d’impressionner les pères conciliaires. Clément V croit trouver une solution en décrétant, 32

Barber, Le procès des Templiers, cit., p. 117-140 ; Lizerand, Le dossier de l’affaire des Templiers, cit., p. 156-157. L’évêque de Paris évoqué dans la déposition n’est autre que Guillaume Baufet (1304-1319).

33

Barber, Le procès des Templiers, cit., p. 173-196 ; Demurger, Les templiers : une chevalerie chrétienne au Moyen Âge, cit., p. 444-464.

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le 22 mars, l’abolition du Temple, sans se prononcer sur sa culpabilité. Le pape met en avant le scandale généré autour du procès du Temple pour clore la discussion sous menace d’excommunication. À sa bulle Vox in excelso, succède le 2 mai la bulle Ad providam qui fait des hospitaliers les héritiers légitimes des templiers. Encore faut-il qu’ils versent à Philippe le Bel une enveloppe de 200 000 livres tournois, censée couvrir les frais de garde engagés par le roi depuis 130734. Le 22 décembre 1313, le pape délègue aux cardinaux Nicolas de Fréauville, Arnaud d’Aux et Arnaud Nouvel le soin de juger Jacques de Molay et trois de ses lieutenants qui croupissent en prison : le visiteur en France, Hugues de Peyraud, le commandeur de Normandie, Geoffroy de Charnay, et le commandeur d’Aquitaine, Geoffroy de Gonneville. Les prisonniers comparaissent devant la commission pontificale − renforcée de plusieurs prélats français − afin de renouveler leurs aveux. Ils sont jugés, le 18 mars 1314, sur le parvis de la cathédrale Notre-Dame de Paris et condamnés à un emprisonnement à vie. Le cardinal d’Aux invite, à cette occasion, Jacques de Molay à renouveler ses aveux publiquement35. Le grand-maître se lance alors dans un long plaidoyer en faveur de l’ordre, avant de conclure: “Je jure donc, à la face du Ciel, que tout ce qu’on vient de dire des crimes et de l’impiété des templiers, est une horrible calomnie. C’est un ordre saint, juste, orthodoxe: je mérite la mort pour l’avoir accusé à la sollicitation du pape et du roi”. L’intervention combinée de Geoffroy de Charnay incite les prélats à remettre au lendemain leur sentence. Philippe le Bel prend les devants dans la soirée, en organisant un bûcher sur l’île aux Joncs − à l’extrémité ouest de l’île de la Cité − pour les deux templiers relaps. Quelques années plus tard, une rumeur de malédiction commence à se répandre en Occident pour le plus grand bonheur des romanciers contemporains. Le Temple est désormais rentré dans la légende36 ! 34

Barber, Le procès des Templiers, cit., p. 245-268 ; Demurger, Les templiers : une chevalerie chrétienne au Moyen Âge, cit., p. 465-479.

35

Demurger, Jacques de Molay : le crépuscule des templiers, p. 263-267.

36

Ibidem, p. 271-274.

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