Amadeo de Souza Cardoso: Berlin, 1913

May 29, 2017 | Autor: Javier Arnaldo | Categoria: Amadeo De Souza-Cardoso
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Le Herbstsalon de Berlin. Amadeo et le Blaue Reiter Javier Arnaldo

Du 20 septembre au 1er décembre 1913, le Premier Salon d’Automne allemand [Erster Deutscher Herbstsalon] organisé à Berlin offrait une aire de convergence aux avant-gardes artistiques européennes peu avant l’éclatement de la Grande Guerre1. En trois cent soixante-six œuvres – dont trois tableaux d’Amadeo de Souza-Cardoso – réparties dans dix-neuf salles, l’exposition proposait, selon son promoteur Herwarth Walden, « un panorama du nouveau mouvement dans les arts plastiques de tous les pays1 ». Ce faisant, elle relançait le débat public sur l’influence contestée que la culture moderne française exerçait en Allemagne – débat qu’avait déjà ravivé, au début de 1911, la publication du pamphlet « Ein Protest deutscher Künstler » [Protestation d’artistes allemands]2. La riposte était alors venue de divers artistes, directeurs de musées, marchands et écrivains, via des articles de presse, un ouvrage collectif (publié en juillet 19113), ainsi que des expositions de peinture – notamment celles du groupe Der Blaue Reiter, dont certains membres éminents, tels Vassily Kandinsky, Franz Marc et August Macke, nourrirent à leur tour la controverse. pour un nouvel art L’hostilité rencontrée par le Herbstsalon au sein de la critique dut beaucoup à ce contexte de résistance au « combat pour le nouvel art ». L’exposition ne connut aucun succès – elle suscita au contraire pléthore de critiques4 – et se solda par un échec absolu des ventes. Ce bilan désastreux ne saurait toutefois diminuer la portée de l’événement. À la différence du Salon d’Automne parisien, auquel il emprunte son nom, le Herbstsalon fut programmé par une galerie, Der Sturm, dirigée par Herwarth Walden. La sélection des artistes s’effectua conformément

aux principes adoptés par la rédaction de Der Blaue Reiter en vue de promouvoir la sauvegarde et la diffusion des idéaux du nouvel art. August Macke, racontera sa veuve Élisabeth, « eut le grand plaisir de voir réalisée son idée : une rencontre entre les artistes les plus divers des nations les plus diverses, une véritable fraternisation spirituelle5 ». Dans sa préface au catalogue, Franz Marc annonçait que le Herbstsalon réunissait « les premiers signes d’une nouvelle époque à venir, les signaux de feu des chercheurs de chemins6 ». Véritable tribune de l’expressionnisme, le comité d’organisation du Herbstsalon comprenait – outre Herwarth Walden et l’industriel Bernhard Koehler, mécènes des artistes du Blaue Reiter et parrains de l’événement – les peintres Marc et Macke. Ce furent eux qui, conjointement avec Robert Delaunay, proposèrent artistes et œuvres7. La galerie Der Sturm était étroitement liée à ces artistes depuis son ouverture, en mars 1912 – elle avait alors accueilli l’exposition programmatique de la rédaction de Der Blaue Reiter, présentée auparavant, à la fin de 1911, à la galerie Thannhauser à Munich8. Le Herbstsalon ranima d’ailleurs une autre querelle, déclenchée par Franz Marc durant l’été 1912 à l’encontre d’une imposante exposition d’art internationale présentée cette même année à Cologne par l’association des artistes

Fig. 24 Amadeo [s. d.]. Fonds ASC, FCG-BA, ASC 01/70

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Artistes à l’honneur

du Sonderbund9. À la demande de Franz Marc, la galerie Der Sturm avait organisé simultanément une exposition des « Refüsierte des Sonderbundes » [Refusés du Sonderbund], où figuraient des œuvres émanant du cercle du Blaue Reiter. Au même moment, Marc avait publié dans le numéro 113-114 de la revue Der Sturm un article hostile à l’exposition du Sonderbund dans lequel on pouvait lire : « Les grandes expositions ont pour fonction de produire de grands résultats artistiques. (Les expositions de masse comme celles arrangées par les Sécessions sont en soi stupides et n’ont rien à voir avec l’authentique activité artistique.)10 » De son côté, Vassily Kandinsky déclarait qu’une exposition, à l’instar d’un tableau, devait reposer sur une idée. Avant d’ajouter : « Mais, par malheur, il est en réalité plus facile de tomber sur un jury que sur une idée11. » En abritant l’exposition des Refusés du Sonderbund, Herwarth Walden procéda à une réparation vis-à-vis du Blaue Reiter. Antérieure à l’Armory Show nord-américain, dont elle constitua un précédent, l’Internationale Kunstausstellung des Sonderbundes avait temporairement hissé Cologne au premier rang mondial des scènes de l’art moderne. L’impossibilité de présenter au Sonderbund un ensemble d’œuvres représentatives du travail du Blaue Reiter entraîna un mouvement de protestation dont le dernier acte fut le Herbstsalon, exposition exempte de jury et conçue conformément aux idéaux du groupe.

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Quoique le nombre d’œuvres et d’artistes représentés y fût bien supérieur, le Herbstsalon obéissait aux mêmes principes que la première exposition de la rédaction de Der Blaue Reiter. Dans les deux cas, l’exemplarité des peintres français Robert Delaunay et Henri Rousseau, dit le Douanier, fut mise à l’honneur (fig. 25). Ce dernier était mort en 1910, tandis que s’épanouissait l’œuvre de son grand admirateur Delaunay. De même qu’au Salon des Indépendants de 1911, on exposa au Herbstsalon vingt-deux œuvres du Douanier Rousseau, « primitif » célébré en tant qu’éclaireur du nouvel art. Dès sa première exposition, Der Blaue Reiter avait étayé sa conception de la modernité en se plaçant sous l’égide de Rousseau et de Delaunay. Si le cadet occupait déjà une place conséquente dans les précédentes expositions du groupe, celle de 1913 à la galerie Der Sturm accueillit vingt et une de ses pièces et vingt-six de Sonia Delaunay-Terk, parmi lesquelles – en primeur – la maquette de La Prose du Transsibérien. Robert saisit l’opportunité du Herbstsalon pour faire connaître ses Simultanés aux formes circulaires. Autre parti pris commun à la rédaction de Der Blaue Reiter et aux organisateurs du Herbstsalon : l’introduction de pièces d’art populaire et d’art non occidental. Quelques œuvres de cette teneur, dont une miniature du Rajasthan (propriété de Franz Marc), furent présentées au Herbstsalon afin de servir l’exigence de contextualisation du nouvel art à laquelle appelait le Blaue Reiter dans son Almanach de 1912. En ces temps de convulsion que Franz Marc qualifia d’« époque du grand combat pour le nouvel art12 », le Blaue Reiter, cautionné et soutenu par Herwarth Walden, porta son attention sur la nouvelle culture artistique de l’Europe centrale, accueillit des artistes russes (résidant ou non en Allemagne), nourrit des rapports dialectiques avec le futurisme italien et, bien entendu, suivit de près les artistes, français ou étrangers, dont le rayonnement s’exerçait depuis Paris. Parmi les vingt-quatre artistes résidant à Paris répertoriés dans le catalogue du Herbstsalon (fig. 26), figurent – outre les Delaunay – Fernand Léger, Gino Severini, Archipenko, Marc Chagall, ainsi qu’Amadeo de Souza-Cardoso, pour ne citer que les plus notables. Amadeo proposa un choix d’œuvres inédites bien différentes de celles qu’il avait présentées lors de précédentes expositions internationales – les Salons des Indépendants de 1911 et 1912, le Salon d’Automne de 191213, l’exposition « Die Neue Kunst » organisée à la galerie Miethke à Vienne en 191314, ou encore l’Armory Show15. S’était alors révélé son talent de peintre de paysage, de fables et de scènes de chasse brillamment stylisés. Mais, à l’occasion du Herbstsalon, il décida cette fois d’envoyer des œuvres non figuratives : Tableau G (cat. 81), L’Athlète (cat. 82) et Tableau A (cat. 88), peintures exécutées entre 1912 et 1913. Le Herbstsalon se proposait justement d’offrir un espace de visibilité à la « peinture pure » – quand bien même les paradigmes d’une telle peinture faisaient l’objet de discussions entre les principaux artistes convoqués. Dans son compte rendu pour Les Soirées de Paris, Guillaume Apollinaire, en bon apologiste de Delaunay, dit du Herbstsalon qu’il consacrait le « triomphe du goût français16 », affirmation qu’il appuya au moyen d’invectives dirigées contre ceux qui, dans ladite exposition, se soustrayaient aux pratiques avant-gardistes émanant de la scène

artistique parisienne. D’autres articles – d’Umberto Boccioni, de Robert Delaunay, Vassily Kandinsky, Blaise Cendrars, Hans Arp, etc. – publiés dans la revue Der Sturm entre septembre et décembre 1913 rendront compte de cette querelle touchant à l’originalité et à la suprématie de telle ou telle manifestation de l’art émergent. Si le goût de Walden pour la polémique explique que sa revue ait accueilli tant de voix distinctes, il convient de rappeler que la question des fondements de la peinture pure avait été posée auparavant par d’autres collaborateurs de la même revue – ainsi de Guillaume Apollinaire dans son article « Réalité, peinture pure », paru dans le numéro 138-139 de décembre 1912 qui était essentiellement consacré à Robert Delaunay, artiste à qui sa maestria avait valu, à partir de l’automne 1911, une reconnaissance grandissante au sein du Blaue Reiter17. Delaunay entretint une correspondance nourrie avec Kandinsky, Macke, Marc et Klee – surtout en 1912 et 191318 –, tout en cultivant une relation artistique avec Amadeo19. Tandis que la galerie de Walden lui consacrait une exposition monographique, Der Sturm publia en janvier 1913 un texte de Delaunay (alors inédit en français) intitulé « La Lumière », dans une traduction très libre de Paul Klee. Ces considérations sur la peinture de Delaunay, alors tenue pour le paradigme du progrès vers l’abstraction20, contribuèrent à dicter les termes de la discussion entourant les priorités de l’art pur. Certains, comme August Macke, soutinrent totalement les principes de Delaunay ; d’autres, comme Franz Marc, se trouvèrent tiraillés entre deux positions contraires incarnées par Delaunay et Kandinsky. En revanche, les ingrédients du futurisme – « un truc de charlatans sans sensibilité ni cervelle21 », selon Amadeo, auquel le Blaue Reiter ne vouait pas plus de sympathie22 – n’affectèrent pas vraiment ce débat qui, bien qu’il n’y prît pas une part active, concernait bel et bien le peintre portugais. En réponse à la « Protestation d’artistes allemands » de 1911 mentionnée plus haut, Franz Marc avait rédigé un texte programmatique comprenant l’avertissement suivant : « Il n’existe qu’une voie de l’entendement : la comparaison légitime23. » Il appliqua ce principe à la répartition des œuvres exposées au Herbstsalon. Les tableaux d’Amadeo furent accrochés dans la salle la plus fournie, où étaient accueillies les œuvres du couple Delaunay, deux huiles de Max Ernst – lequel comptait alors au nombre des « expressionnistes rhénans » –, une ou deux estampes du Suisse Fritz Baumann et trois travaux de Franz Henseler, autre artiste rhénan proche d’August Macke. Parmi les artistes représentés, seuls Max Ernst, Willi Baumeister et Heinrich Campendonk n’avaient pas vingt-cinq ans – l’âge d’Amadeo. Plutôt que de regrouper les artistes par nationalité, groupes ou tendances, la scénographie s’efforça d’établir des analogies entre des expressions indépendantes les unes des autres. Ainsi, par exemple, les tableaux de Macke côtoyèrent ceux d’Albert Gleizes et de Piet Mondrian ; Franz Marc et Fernand Léger partagèrent un espace commun ; Hans Arp exposa quatre dessins dans la salle abritant deux tapisseries d’Adya van Rees-Dutilh exécutées d’après des compositions d’Otto Freundlich, artiste allemand qu’Amadeo fréquenta à Paris à partir de 1912 ; les tableaux de Kandinsky furent associés à ceux d’Emil Filla ; des œuvres d’art populaire et d’art asiatique accompagnèrent une vaste sélection de dessins et d’aquarelles de Paul Klee24.

Fig. 25 Henri Julien Félix Rousseau, Les Joyeux Farceurs, 1906, huile sur toile, 100 × 73 cm Philadelphie, Philadelphia Museum of Art, The Louise and Walter Arensberg Collection

Fig. 26 Erster Deutscher Herbstsalon, Paris, bibliothèque Kandinsky, Centre de documentation et de recherche du Musée national d’art moderne / Centre de création industrielle – Centre Pompidou

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La « sensibilité gothique » d’Amadeo

Fig. 27 Photographie anonyme, Cheval prisme Soleil Lune de Robert Delaunay, 1914, publiée dans Montjoie !, avril-juin 1914

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L’incorporation à cette exposition de la « sensibilité gothique25 » d’Amadeo pose la question de son adéquation avec les paradigmes de la création moderne promus par Franz Marc et ses amis. Les trois grands référents de l’exposition – l’exemple de Rousseau, le simultanéisme de Delaunay, les apports de la peinture populaire et de l’art oriental – étaient déjà pleinement intégrés aux précédents travaux d’Amadeo, et ce avec une acuité rarement atteinte chez les autres artistes exposés26. D’autre part, la diversité des tendances esthétiques présentées au Herbstsalon venait corroborer l’idée de Kandinsky selon laquelle la variété dans l’utilisation des moyens formels « [signait] une grande époque spirituelle » ; laquelle, ajoutait-il, « avait été prophétisée27 ». Pour lui, la primauté de l’expression s’accompagnait nécessairement d’un relativisme des modalités de l’art ; l’expression devenait le guide, elle se substituait à l’imitation imposée par l’exigence figurative. Kandinsky distinguait en outre deux pôles dans le travail artistique moderne : la « grande abstraction » et le « grand réalisme »28 – entre lesquels se déployait le spectre de la création contemporaine, dont le Herbstsalon allait rendre compte. Peintre de fables, le Douanier Rousseau incarnait le summum du « grand réalisme ». Quant à Amadeo, l’inscription de son travail dans un cadre de références artistiques qui lui était très familier ne l’exemptait pas des incertitudes qui agitaient l’expressionnisme – révélées par le vigoureux débat noué au sein du Blaue Reiter au sujet de l’abstraction, et bien distinct de celui alimenté en France par le cubisme. Son choix d’exposer trois œuvres abstraites reflète sa perception de l’horizon d’attente suscité par le Herbstsalon – où Franz Marc, par exemple, exposa Tirol [Tyrol] et Tierschicksale [Le Destin des animaux]. Amadeo partageait avec Delaunay une attitude plus pratique que théorique vis-à-vis de l’activité picturale, de sorte que les termes « grand réalisme » et « grande abstraction » n’y prenaient aucune part. Delaunay, dont le travail s’attachait au rapport entre l’objet réel de la perception et sa représentation, présenta à Berlin, avec ses Soleils et ses Lunes, entre autres formes circulaires, un ensemble d’œuvres plus abstraites encore que ses précédentes Fenêtres, dans lesquelles l’artiste cherchait, au moyen de formes explicitement nouvelles, à répondre aux exigences de la représentation mise en œuvre par Rousseau, où s’affirmait l’intégrité d’un monde visible tout entier tissé de relations. Là où Kandinsky et Marc dédaignent la capacité de la peinture à restituer la réalité en imitant les apparences de la nature, Delaunay se fie à la forme sous laquelle la réalité immanente du monde se révèle aux sens – en un ordonnancement de rythmes colorés. En dépit de cette différence, les ressources formelles de Delaunay firent en Allemagne l’objet d’un usage aussi attentif à l’expressivité des valeurs que soucieux d’authenticité spirituelle. Des trois sculptures présentées par Delaunay, nous connaissons seulement Cheval prisme Soleil Lune, dont la photographie fut reproduite dans la revue Montjoie ! (fig. 27). Cette pièce, constituée d’un volume – le cheval – recouvert de champs colorés concordant avec ceux du grand disque plat qui lui sert de fond, revêt une importance particulière compte tenu de son contexte d’exposition. Jusqu’alors inédit dans l’œuvre de Delaunay, le cheval – motif emblématique du Blaue Reiter – constituait aussi l’un des thèmes majeurs de l’œuvre de Franz Marc, avec lequel Delaunay entretint une correspondance aux

accents polémiques29. Cette « sculpture simultanée », dont l’aspect naïf évoque irrésistiblement le Douanier, semble posséder une fonction propédeutique. L’animal figuré par le cheval est soumis à la même irradiation de couleurs que les formes circulaires devant lesquelles il se tient ; plutôt que de l’« animalisation du sentiment artistique » (Franz Marc)30, le cheval de Delaunay nous met en présence d’un animal à la fois masse et corps qui reçoit l’empreinte du spectre – de la visibilité simultanée du tout figurée sur le grand disque coloré. Autrement dit, la visualisation de l’immanence l’emporte sur toute volonté d’exprimer « la vie interne, tremblante31 » de l’animal, dont l’ascétisme de Marc avait fait son objet pictural. Les trois tableaux d’Amadeo exposés au Herbstsalon Lui aussi magnifique peintre de chevaux, Amadeo n’envoya rien qui se rapportât à ce thème. Ses trois tableaux comptaient parmi ses toutes premières compositions non figuratives, et pouvaient aisément cohabiter avec les œuvres des Delaunay. Impossible néanmoins de confondre son Tableau G et son Tableau A, pourtant dominés par les formes circulaires, avec les disques de Robert. Quoique le « simultanéisme » et la « profondeur » chers à Delaunay n’en soient pas absents, ils accueillent des gammes chromatiques qui, loin de chercher à couvrir la totalité du spectre à l’instar des disques du Français, s’attachent à des teintes dominantes imprégnées de couleur locale – renvoyant sans doute à des expériences sensibles précises. Par ailleurs, s’il fallait leur assigner un point de vue implicite, nous dirions que le regard y est dirigé vers la terre, non vers le haut. Un seul des trois tableaux est daté avec certitude : L’Athlète (janvier 1913). Le Tableau A, qui est daté de 1913, doit être légèrement postérieur. Quant au Tableau G, il entretient des rapports évidents avec des peintures de paysage probablement exécutées à la fin de 1912. Aussi peut-on supposer que ces tableaux ont été peints à Manhufe entre la fin de 1912 et mars 1913 ; c’est-à-dire peu après le travail mené par Amadeo sur La Légende de saint Julien l’Hospitalier (cat. 70), œuvre dans laquelle Filomena Molder relève l’importance du faucon en tant que « symbole ascensionnel » ajusté, pour ainsi dire, à la physiologie du regard de l’artiste : « En tous lieux, le regard d’Amadeo poursuit le faucon et les métamorphoses du faucon32. » En ce sens, les formes abstraites circulaires présentes dans le Tableau G et le Tableau A correspondraient, comme les Soleils de Delaunay, à des mentions de l’œil – non pas l’œil humain, mais l’œil de l’oiseau – qui serait l’assistant implicite de la vision. Cette plausible clé d’interprétation, qui ravive nombre d’affinités suggestives avec Franz Marc – autre peintre de La Légende de saint Julien l’Hospitalier –, complète l’appréhension de ces images abstraites, assimilables à des paysages, à des lieux naturels vus sur le mode de l’actio in distans. « Il faut être un géant pour être une goutte de bruine », écrit Amadeo33. Des trois tableaux du Herbstsalon, seul L’Athlète fit l’objet de commentaires dans la correspondance de l’artiste. Ainsi, dans une lettre d’août 1913 à son oncle Francisco : « Je te remets une photographie du petit tableau que j’ai fait dans la véranda des bégonias […] Elle est en tout cas curieuse par le gigantesque, par son désir d’être une architecture athlétique34. » Contrairement au tableau, cette photographie a subsisté,

montée sur un carton portant la mention manuscrite : « fait à Manhufe mois de janvier 1913 ». L’artiste y transcrivit aussi le titre suivi des mots « le talisman » – terme qui dénote l’importance de cette réalisation, non sans faire écho au tableau peint en 1888 par Paul Sérusier au début de l’époque de Pont-Aven ; on y lit également « Paris 1913 » ainsi que deux extraits du Cantique des Cantiques35. La photographie fut sans doute réalisée à Paris à la demande des organisateurs du Herbstsalon, qui la reproduit dans son catalogue. Les extraits du Cantique biblique transcrits sur le carton destiné à l’oncle font résonner la voix de l’amour au sein de la glose qui accompagne cette « architecture athlétique » peinte dans la véranda des bégonias. À l’instar de La Maïastra – oiseau sculpté par son ami Constantin Brancusi, aux attributs différents de ceux du faucon et néanmoins maître de la vision à laquelle aspirait Amadeo –, l’Athlète rend compte de tout le vouloir plasticien investi dans une image réparatrice du regard et messagère de la connaissance visuelle. Nous aimerions connaître les couleurs, que l’on peut supposer exubérantes, du « grandiose » athlète peint, quoique non figuré, sur cette huile perdue. Dans une lettre écrite ultérieurement à sa mère, Amadeo dira avoir vécu des moments « d’irradiations célestes, d’immense fécondité, d’ouverture au créateur pareille à celle de la fleur au soleil36 », dont son art assumait la réalité. La vision comme création vivante révélée par la lumière baigne également les derniers vers du poème « Les Fenêtres » qu’Apollinaire dédia à la série de Delaunay : « La fenêtre s’ouvre comme une orange / Le beau fruit de la lumière ». Dans son texte intitulé L’Image irradiante, Amadeo donne une visualité active à cette catégorie d’image distincte de « l’image du miroir » (car celle-ci « est apparente, extérieure, et jamais elle ne m’a dévoilé un  trait de ce que j’appelle mon âme occulte »). C’est au tableau qu’il revient de porter l’image qui dévoile, qui éclaire. Dans l’un des aphorismes de La Seconde Vue, qui date du début de l’année 1915, Franz Marc identifie le tableau à « l’émergence en un autre lieu ». Il voit « l’image se réfracter dans l’œil de la poule d’eau » et « les milles petits cercles qui enserrent chaque petite vie » devenir objets de perception37. Les images concrétisées dans des tableaux tels que ceux envoyés par Amadeo au Herbstsalon traduisent cette émergence extatique de la vision en activant à distance, au moyen de l’abstraction, la vie irradiante dont elles témoignent. Les peintres du Blaue Reiter et Amadeo étaient pareillement travaillés par la question de l’expressivité, ce que la réunion de leurs œuvres au Herbstsalon entérine fortuitement. Ces préoccupations engendrèrent des réponses très diverses, mais unanimement sous-tendues par une poétique teintée de légende et non dénuée d’un pathétisme auquel leur référent commun, Robert Delaunay, demeurait étranger. Au London Salon de 1914, quelques mois après la fermeture du Herbstsalon, Amadeo partagea de nouveau un espace d’exposition avec Kandinsky. Autre représentant d’une génération trop tôt dévastée, Henri GaudierBrzeska établit un rapprochement entre les tableaux des deux artistes : « [Dans ses Musiciens de nuit] Amadeo possède autant de couleur que Kandinsky, et d’une espèce plus riche. » Il qualifia en outre son Jardinier de « joyau de bleus chaleureux, agités de mouvements rafraîchissants38 ». De cette œuvre – non identifiée à ce jour – peinte à la suite des tableaux exposés au Herbstsalon, il ne nous reste que ce bel éloge de l’art d’Amadeo.

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