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La Bible dans tous ses états SOMMAIRE Présentation

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La Bible et ses langages MIREILLE HADAS-LEBEL Comment la traduction grecque de la Bible est-elle devenue un texte sacré?

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THIERRY ALCOLOUMBRE Bible des Grecs ? Mythe des Juifs ? Remarques sur les pratiques du texte dans l'Antiquité

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CYRIL ASLANOV Le verset dans tous ses états : les enjeux syntaxiques de l’exégèse biblique

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CÉDRIC COHEN SKALLI Une réminiscence biblique de La Boétie dans le Discours de la Servitude volontaire

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SHMUEL WYGODA « La beauté de Japhet sous les tentes de Sem » La Bible, l'Europe et Levinas

73

De la Bible à la littérature YEHUDA MORALY Le théâtre des prophètes

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YONA DUREAU La Bible comme modèle de La Nouvelle Atlantide

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DAVID MASKELL L'Esther de Racine: perspectives juives, perspectives chrétiennes

133

HAÏM BEER Trois remarques sur l’arrière-pays biblique dans le texte d’Agnon

151

ANNE MOUNIC Le royaume de l’origine future. La Bible dans la vie et l'œuvre de Claude Vigée

167

Voix de l’art JEAN-CLAUDE GALLARD La Bible, un chemin de création pour Arnold Schoenberg

193

ANDREINA CONTESSA Représentations de la ligature d'Isaac dans l'art juif et chrétien du Moyen Âge

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ARIELLA AMAR L’artiste des anges et de Satan : Gustave Doré sur un plateau

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La Bible au jour le jour … PATRICK HADJADJ Samson explose aujourd’hui dans un bus à Jérusalem

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Présentation Consacrer un numéro de Perspectives à « la Bible dans tous ses états » tient un peu de la gageure. Dans cet immense sujet, il a fallu choisir. Quelques « perspectives » seulement. La première s’ouvre sur « la Bible et ses langages ». Au cœur du débat, le rapport de la Bible au monde grec. Quatre articles s’interrogent sur la question. Mireille Hadas-Lebel rappelle les circonstances dans lesquelles s’est faite la traduction de la Septante. Ce texte déjà sacralisé par les juifs, en particulier les juifs alexandrins, allait tout naturellement devenir « l’Ancien Testament des Chrétiens ». Pour Thierry Alcoloumbre, le caractère sacré de la Bible n’est pas un trait qui lui est spécifique. Ne pourrait-on pas lire Homère comme une « Bible des Grecs » ? Et la Bible comme un texte « mythologique et littéraire » ? Cyril Aslanov se penche sur le problème même de la traduction en grec ou en latin. Passer d’une langue sans déclinaison comme l’hébreu à des langues qui en possèdent une peut entraîner « une déstructuration / restructuration du verset » biblique. Se plaçant sous le signe de Levinas, Shmuel Wygoda rappelle que pour le grand philosophe, l’Europe « c’est la Bible et les Grecs. » Et S.Wygoda illustre ce point de vue en citant le Talmud : « il est écrit : “Que Dieu donne de la beauté à Japhet.“ Or ce qui est le plus beau dans la descendance de Japhet, c’est le grec ; qu’il réside dans les tentes de Sem. » Cédric Cohen Skalli choisit de s’interroger sur « une réminiscence biblique de La Boétie dans le Discours de la Servitude volontaire ». La réminiscence en question fait allusion au moment où les juifs demandent un roi, dans Samuel I, chapitre 8. Demande méprisable aux yeux du grand ami de Montaigne qui estime du coup que les juifs méritent « tous les maux qui leur advinrent ». Mais que penser du même La Boétie qui ne manifeste que « respect et soutien pour la monarchie française » ? Le second axe de réflexion, présent dans ce volume, nous conduit « de la Bible à la littérature ». Les questions abondent. Et si la Bible était déjà littérature, théâtre en particulier? Yehuda Moraly découvre chez les prophètes des épisodes de pur théâtre. Ils se produisent quand la voix du prophète ne porte plus. « Crier la prophétie, la chanter ne suffit plus. Pour attirer l’attention, il va falloir créer un spectacle étrange. Isaïe doit prophétiser, nu, en Egypte. » « La Bible comme modèle de la Nouvelle Atlantide ? » Il s’avère que chez le célèbre Francis Bacon (17e siècle), la Bible est une référence

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essentielle et qu’elle sert le projet littéraire et utopique du philosophe. Comme le montre Yona Dureau , « le texte de Bacon s’arrime à la Bible, voyage en elle ». En France, toujours au 17e siècle, Racine trouvera dans la Bible sa source d’inspiration pour Esther. Mais est-ce que ce fut là sa seule source ? David Maskell découvre que la pièce offre d’intéressants aperçus sur la connaissance que pouvait avoir eue Racine du monde juif de son temps et sur la réaction singulière d’une spectatrice comme…Madame de Sévigné. La Bible joue un rôle des plus significatifs dans les textes de l’illustre écrivain israélien, Agnon. Non seulement de façon explicite par les citations qu’en fait l’auteur mais aussi, de façon plus subtile, dans l’économie même des récits. C’est ce que s’emploie à montrer Haïm Beer, grand écrivain lui-même, en mettant au jour « le dialogue que le texte agnonien établit avec le texte biblique. » Plus près de nous, le poète Claude Vigée nous offre une œuvre où « pensée poétique et héritage biblique se mêlent à se confondre ». Mais, selon Anne Mounic, c’est surtout « la conquête sans cesse recommencée du langage » qui assure l’ancrage biblique de cette œuvre. Car « le combat du poète (« lutte avec langue ») se confond avec celui de Jacob (« lutte avec l’ange »). Le troisième axe de réflexion, « Voix de l’art », nous permet de faire entendre d’abord celle de la musique. Un compositeur un peu négligé par la critique, Arnold Schoenberg, retient l’attention de Jean-Claude Gallard qui montre comment la Bible a été pour le grand compositeur un véritable « chemin de création ». Les deux autres articles portant sur l’art touchent à la fois aux pratiques religieuses et aux traditions esthétiques. Andreina Contessa suit « les multiples parcours » de l’histoire biblique de la ligature d’Isaac et nous découvre « la grande créativité interprétative de l’artiste » qui sait évoquer en images « ce que le texte a parfois passé sous silence ». Cette créativité n’apparaît pas moindre dans l’étude d’Ariella Amar où un simple plateau oriental, riche en représentations de scènes bibliques, semble avoir subi l’influence de Gustave Doré mais avec un détour étonnant par la Pologne. Le regard d’un artiste, Patrick Hadjadj, clôt ce parcours. Regard d’un artiste sur un autre artiste et sur une mise en scène actuelle de la Bible. Pertinente ? impertinente ? Le lecteur en jugera. Fernande Bartfeld

« LE BÉLIER ATTENDAIT DANS LE JARDIN D’EDEN »

REPRÉSENTATIONS DE LA LIGATURE D’ISAAC DANS L’ART JUIF ET CHRÉTIEN DU MOYEN ÂGE ANDREINA CONTESSA

L’histoire du sacrifice d’Isaac, ou peut-être vaudrait-il mieux dire de la préparation du sacrifice, occupe une place de premier plan dans les traditions juive et chrétienne, tant au niveau de la littérature, de l’exégèse, et de la liturgie qu’à celui de l’art. Le récit poignant du chapitre 22 de la Genèse décrit l’épreuve suprême subie par le patriarche Abraham, l’obéissance au commandement divin de sacrifier son propre fils, Isaac, épreuve interrompue au dernier moment par l’intervention d’un ange envoyé par Dieu et l’apparition d’un bélier qui sera sacrifié à la place du jeune homme. Il n’est pas étonnant que cette scène chargée d’émotions et d’implications théologiques ait été, depuis l’antiquité, l’un des épisodes les plus représentés dans l’art1. Associée dans la tradition juive aux thèmes de la promesse, de l’alliance et de la rédemption, la ‘aqedah ou ligature d’Isaac apparaît tout d’abord dans les fresques de la synagogue de Doura Europos (245-256), puis sur d’anciennes 1

I. Speyart Van Woerden, « The Iconography of the Sacrifice of Abraham », Vigiliae Christianae, XV, 1961, pp. 214-255 ; F. Nikolasch, « Zur Ikonographie des Widders von Gen 2 », Vigiliae Christianae, XXIII, 1969, pp. 197-223 ; E. Van der Brink, « Abraham’s Sacrifice in Early Jewish and Early Christian Art », in The Sacrifice of Isaac. The Aqedah (Genesis 22) and its Interpretations,par E. Noort – E. Tigchelaar, Leiden 2002, pp. 140151 ; E. Kessler, « The sacrifice of Isaac (the « Akedah ») in Christian and Jewish tradition ; artistic representations », Borders, Boundaries and the Bible, par M. O’Kane, London, 2002, pp. 74-98.

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amulettes et sur les mosaïques de pavements des synagogues en terre d’Israël entre les Ve et VIe siècles2. Ce thème reste fondamental dans l’art et la littérature du judaïsme, du Moyen Âge à nos jours, comme le prouvent de nombreux codices médiévaux ainsi que la relecture proposée par des artistes israéliens contemporains3. Dans la tradition chrétienne, ce récit privilégié comme tous les sujets paradigmatiques de l’œuvre salvifique de Dieu, a été lu dans une perspective christologique et typologique. Intitulé « sacrifice » d’Isaac, il a été considéré comme une préfiguration de l’immolation de Jésus sur la croix. La scène se retrouve d’innombrables fois sur des sarcophages, des fresques, des médailles, des lampes, des pierres précieuses, des pyxides et des verres dorés entre les IIIe et IVe siècles4. Ce large répertoire 2

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R. M. Jensen, « The binding or sacrifice of Isaac ; how Jews & Christians see differently », Bible Review, IX/5, 1993, pp. 42-52 ; R. M. Jensen, « The offering of Isaac in Jewish and Christian tradition ; image and text », Biblical Interpretation, II/1, 1994, pp. 85-110 ; R. Firestone, « Merit, mimesis, and martyrdom ; aspects of Shi`ite meta-historical exegesis on Abraham's sacrifice in light of Jewish, Christian, and Sunni Muslim tradition », Journal of the American Academy of Religion, LXVI/I, 1998, pp. 93-116. Artistes israéliens contemporains tels que Menashe Kadishman et Naftali Bezem, par exemple ; Z. Amishai-Maisels, « The Unknown Bezem », Naftali Bezem, par R. Rechav, Tel-Aviv 1986, pp. IX-XLVII ; Menashe Kadishman.Shalechet. Heads and Sacrifices, Suermondt-Ludwig-Museum, Aachen, March 27-May 30, 1999, Milano 1999. Sur la littérature israélienne, voir : A. Sagi, « The meaning of the "Akedah" in Israeli culture and Jewish tradition », Israel Studies, III/1, 1998, pp. 45-60. I. Speyart Van Woerden, « The Iconography of the Sacrifice », pp. 214-255 ; F. Nikolasch, « Zur Ikonographie », pp. 197-223 ; R. Suntrup, « Präfiguration des Meßopfers in Text und Bild », Frümittelalterliche Studien, XVIII, 1984, pp. 509-528 ; J. Gutmann, « The Sacrifice of Isaac : variations on a theme in Early Jewish and Christian Art », in Sacred Images : Studies in Jewish Art, 1989, pp. 115-122 ; L. Kundert, Die Opferung/Bindung Isaaks. Bd. 1 : Gen 22,119 im Alten Testament, im Frühjudentum und im Neuen Testament

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iconographique s’enrichit aussi de sources littéraires comme l’attestent les Carmina attribués à Elpidius Rusticus et les Poemata de Paulin de Nole5; Augustin se souvient d’avoir vu le thème biblique « tot locis pictum 6 ». En Orient, outre la description de Cyrille d’Alexandrie, existe le témoignage de Grégoire de Nysse qui raconte avoir vu la scène et en avoir été très ému7. La relecture typologique chrétienne est déjà explicitée dans l’art funéraire paléochrétien par un petit détail mais qui n’est pas sans importance : le bélier est représenté sans cornes et devient ainsi le signe christologique de l’Agneau de Dieu immolé, immédiatement reconnaissable par un observateur chrétien. On le voit par exemple sur le sarcophage de Junius Bassus ou sur les fresques des catacombes de la Via Latina à Rome, datant tous deux du milieu du IVe siècle (fig. 1)8. Parfois la lecture

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Texten, Wissenschaftliche Monographien zum Alten und Neuen Testament, 78, Neukirchener 1998 ; R. Garrucci, Vetri ornati di figure in oro ritrovati nei cimiteri cristiani primitivi di Roma, raccolti e spiegati, Roma 1859, p. 9 ; H. Stern, « Les peintures du Mausolée «de l’Exode » à El-Bagaouat », Cahiers Archéologiques, XI, 1960, pp. 93-119 ; M. A. Crippa et M. Zibawi, L’art paléochrétien. Des origines à Byzance, Milan - Paris 1998, figs. 89-94, 160. Paulin de Nole, Poemata, XXVII, Carena, IX, PL, LXI, coll. 653, 661662. Elpidius Rusticus, In historiam Testamenti Veteris et Novi carmina, PL, LXII, col. 545 : « Abraham filium ad immolandum ducit. Codis in expensas fert hostia propria lignum, Nam carum genitor pignus mactare paratus/ Ducit Abraham : fidei meritum est, nec parcere nato ». Augustin, Contra Faustum manicaeum, XXII, 73, PL, XLII, col. 446. Cyrille d’Alexandrie, Ad Acacium episcopum Scythopolis, 41, PG, LXXVII, col. 220. Grégoire de Nysse, De deitate Filii et Spiritus Sancti, PG, XLVI, col. 572. R. Le Déaut, La nuit pascale, Rome 1963, p. 137. A. Ferrua, Catacombe sconosciute. Una pinacoteca del IV secolo sotto la Via Latina, Firenze 1990, p. 72, fig. 68. G. Wilpert, I sarcofaghi cristiani antichi, pl. CLXXX, 1-5 ; pl. CLXXXXIV, 5-8, 10-11 ; P. Battle Huguet, Arte paleocristiano, in Ars Hispaniae, Historia universal del arte hispánico, Madrid 1946-1977, II, pp. 183-226, 189-

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typologique voit en Isaac la figure du Christ, mais la comparaison ne porte pas sur le thème de la ligature, ce qui serait possible puisque Jésus aussi a été lié (Mt 27,2 ; Mc 15,1), mais sur l’action de porter volontairement le bois9. Le récit biblique contient une double mention du bois, car l’arbre auquel est lié, pris ou suspendu le bélier est aussi désigné par ce terme. Le bélier devient alors figure du Christ mort en croix et représente son humanité, tandis qu’Isaac, sauvé de la mort, représente sa divinité10. De nombreuses représentations anciennes de la ligature d’Isaac, tant en milieu chrétien que juif, se concentrent sur une scène paradigmatique qui résume à elle seule tout le récit : le moment crucial où Abraham lève le couteau sur son fils et où un ange intervient pour retenir son bras. Dans d’autres cas, on se trouve devant un véritable cycle narratif, où sont représentés, outre les héros principaux de l’histoire, Abraham et Isaac, les serviteurs et l’âne qui accompagnèrent Abraham lors de son

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211 ; J. Fontaine, L’art préroman hispanique, Abbaye Sainte-Marie de la Pierre-qui-Vire (Yonne) 1973, pp. 98-105. Procope de Gaza, PG, LXXXVII, coll. 389-390. De même aussi : Méliton de Sardes, Eusèbe d’Émèse, Cyrille d’Alexandrie. R. Devreesse, Les anciens commentateurs grecs de l’Octateuque et des Rois, Vaticano 1959, pp. 73-74 ; M. Harl, « La "ligature" d’Isaac (Gen 22,9) dans la Septante et chez les Pères grecs », Hellenica et Judaica, Paris 1986, pp. 457-472. Selon Harl la version des LXX a déjà en partie contribué à enlever la valeur spécifique de la « ligature », car l’accent se déplaça plutôt sur les mérites d’Abraham, maître de courage et de foi, champion d’obéissance ; Origène, In Genesin Homelia, PG, XII, coll. 203-208 ; Grégoire de Nysse, De deitate Filii et Spiritus Sancti, PG, XLVI, coll. 568-573 ; Jean Chrysostome, De Abraham, PG, L, coll. 738-739 ; Cyrille d’Alexandrie, Glaphyra in Genesis, III, PG, LXIX, coll. 144-145 ; Basile de Séleucie, Orationes, VII, PG, LXXXV, coll. 101-111 ; Ambroise, Epistulae, LVIII, 14, PL XVI, col. 1181 ; idem, De Officiis, I, 118-119, col. 58-59 ; idem, De virginitate, II, 9, col. 268 ; Augustin, De civitate Dei, XVI, 32, PL, XLI, col. 510. J. Daniélou, Sacramentum futuri. Études sur les origines de la typologie biblique, Paris 1950, pp. 95-128.

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voyage vers le mont Moriah. La fin de l’histoire, le sacrifice du bélier à la place d’Isaac, n’est que rarement représentée. Les divers types de représentations réservent une place particulière au bélier, dont le rôle est fondamental pour l’accomplissement de la promesse divine. Dans ce bref essai, je m’occuperai particulièrement du bélier qui se dresse, ou apparaît timidement, entre les colosses que sont les deux acteurs principaux du récit. Les diverses manières dont l’animal est représenté dans l’imagerie juive ou chrétienne, et l’accent différent mis sur sa présence par les divers artistes, constituent de fait des exégèses par l’image qui reflètent le texte biblique mais parfois aussi l’interprètent de manière originale. En attente depuis la création Le bélier occupe une place importante dans les peintures de la synagogue de Doura Europos (244-245), qui constituent probablement la plus ancienne attestation de cycles bibliques narratifs dans l’art (fig. 2). À Doura la ‘aqedah, qui apparaît pour la première fois, occupe la place d’honneur au-dessus de la niche de la Torah, à côté de la représentation du Temple, flanquée d'une grande menorah et d’objets liturgiques liés à la fête de Soukkot. Dans cette composition qui rassemble divers éléments de la symbolique juive, la ‘aqedah est racontée à partir du bélier. Il occupe le premier plan et attend tranquillement à côté d’un arbre, reléguant à l’arrière-plan Abraham, un grand couteau dans la main droite, et Isaac, lié sur un autel monumental. Plus haut, on voit une silhouette debout à l’entrée d’une tente et la main divine sortant d’un nuage11. 11

R. Du Mesnil du Buisson, Les Peintures de la synagogue de DouraEuropos, 245-256 ap. J.-C, Rome 1939, pp. 19-27 ; L.I. Levine (éd.), Ancient Synagogues Revealed, par L. I. Levine, Jérusalem, 1981, pp. 172-177 ; E. Revel-Neher, Le signe de la rencontre : l'Arche d'Alliance dans l'art juif et chrétien du second au dixième siècles, Paris 1984, pp. 81-86 ; K. Weitzmann et H.L. Kessler, The Frescoes of the

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Sur la fresque de Doura, la référence au sacrifice d’Isaac et au culte du Temple souligne les temps de l’Alliance : elle est ancrée dans le présent par le culte liturgique et projetée dans le futur par l’espérance messianique évoquée par les objets liés à la fête de Soukkot. La position privilégiée de la scène, au-dessus de l’arche de la Torah confirme la centralité de l’événement dans la liturgie juive. La ‘aqedah fait partie des zichronot, des événements que l’on rappelle devant Dieu à la fête de Rosh haShanah ; mais aussi des selihot récitées les jours de pénitence (Yom Kippour). La présence du bélier évoque aussi la sonnerie du shophar aux moments forts de Kippour et de Rosh ha-Shanah. En faisant sonner la corne du bélier, on rappelle à Dieu les mérites acquis par la ligature d’Isaac, afin qu’ils retombent sur les fidèles12. Rappelons aussi que, dans la liturgie ancienne, la ’aqedah était associée à la Pâque13. La présence du Temple souligne le rôle fondamental de la ’aqedah, localisée sur le mont Moriah et donc indissolublement liée au Temple : le lieu indiqué à Abraham fut en effet choisi par David pour construire un autel à l’Éternel, et comme emplacement du futur Temple, édifié plus tard par Salomon (Gn 22, 2 ; I Chr 21,22 et II Chr 3,1). Cette mise en évidence du bélier à Doura Europos reflète peut-être une interprétation rabbinique, connue à travers certains textes. Nous savons en effet qu’à partir d’une ancienne

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Dura Synagogue and Christian Art, Washington D.C. 1990, pp. 154157 ; P. Prigent, Le Judaïsme et l’image, Texte und Studien zum Antiken Judentum, 24, Tübingen 1990, pp. 113-119. Voir aussi une approche différente dans le récent essai de A. W. G. Possèq, « Toward a Semiotic Approach to Jewish Art », Ars Judaica, I, 2005, pp. 27-50. Talmud Babli, Rosh ha-Shana, 16a, (Vilna 1880) Jerusalem 1968, (en hébreu). S. Spiegel, The Last Trial. On the Legends and Lore of the Command to Abraham to offer Isaac as a Sacrifice, Woodstock, (1963) 1993 (original en hébreu, New York 1950), pp. 50-60 ; E. StarobinskiSafran, « Le thème de la aqéda, motif liturgique », Pardès, XXII, 1996, pp. 53-68.

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tradition, attestée dans les textes juifs des IIIe et IVe siècles, les maîtres d’Israël consacrèrent leur talent exégétique au thème du bélier qui se substitua à Isaac14. Cette attention se justifie par l’importance de la‘aqedah dans l’histoire de la promesse : en effet si l’animal n’avait pas été offert à la place d’Isaac, l’histoire du salut n’aurait pu suivre son cours. Les maîtres arrivèrent ainsi à l’inclure dans la liste des choses créées « ben ha-shemashot », au crépuscule du premier shabbat de la création. La présence au premier plan du bélier dans la synagogue de Doura semble refléter l’idée de son existence dans un temps antérieur à celui d’Isaac, préparé pour son sacrifice depuis le temps de la création15. Le bélier attaché à l’arbre L’idée de l’animal attendant d’être sacrifié à un moment et à un endroit fixés se retrouve dans les mosaïques des synagogues de Sepphoris et de Beth Alpha, datant respectivement du Ve et du VIe siècle16. L’animal y apparaît attaché à un arbre avec une cordelette rouge (fig. 3). Cet expédient visuel me semble souligner à la fois la longueur de l’attente et le caractère providentiel de la présence du bélier au lieu et au moment donnés. 14

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Mishnah, Avot, 5,9, par Ch. Albeck, Tel-Aviv 1952-1958 (en hébreu) ; Talmud Babli, Pesahim 54a. Cf. le midrash que l’on date du VIIIe s. Pirké de Rabbi Eliezer, 31, Jerusalem 1973 (en hébreu) ; traduction française Pirqé de Rabbi Eliezer, 31, par M.A. Ouaknin – E. Smilévitch, Paris 1983. Du Mesnil du Buisson, Les Peintures de la synagogue de Doura, pp. 19-27 ; Weitzmann et Kessler, The Frescoes of the Dura Synagogue, pp. 154-157 ; G. Sed-Rajna, Ancient Jewish Art, Paris 1975, p. 67 ; Prigent, Le Judaïsme et l’image, pp. 113-119. A. Contessa, « Les mosaïques synagogales. I », in Supplément au Dictionnaire de la Bible, sous la direction de J. Briend et M. Quesnel, 74 (Sous « Synagogue »), Paris 2003, pp. 751-768 ; « Les mosaïques synagogales. II », Ibidem 75, Paris 2003-2004, pp. 769786.

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Fig. 1. Sarcophage de Junius Bassus, marbre, 359 ap. J.-C., Vatican, Musée de la Basilique de Saint-Pierre.

Fig. 2. La synagogue de Doura Europos (244-245), panneau au-dessus de la niche de la Torah.

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Fig. 3. Mosaïques de la synagogue de Beth Alpha, VIe siècle, détail.

Fig. 4. Fresques de l’église de la Sainte-Croix à Jérusalem.

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Fig. 5. Chapiteau, Parthenay, Notre-Dame-de-la-Couldre, XIIe s., Paris, Musée du Louvre.

Fig. 6. Bible de Ripoll (Catalogne) XIe s., Bibliothèque Vaticane, ms. lat. 5729, fol. 6, détail.

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Malgré des différences dans le style et la manière de rendre les détails, la scène de la ligature d’Isaac semble avoir joué un rôle particulier dans la conception iconographique des deux synagogues, où elle occupe le panneau situé sous le zodiaque. Dans les deux cas, il s'agit d'une image à caractère narratif dans laquelle sont décrits divers moments du récit biblique (Gen 22,1-19). À Sepphoris, l’histoire commence au panneau de gauche représentant les deux serviteurs d’Abraham, vêtus d’une courte tunique à longues manches et de chaussures noires, qui attendent avec l’âne, au pied du Mont Moriah. Le second panneau devait représenter Abraham, armé du couteau, Isaac et peut-être l’autel . Au centre, il ne reste qu’un petit fragment de la tunique d’Abraham et du couteau. A gauche, on voit un arbre auquel est attaché le bélier, dont seule la tête a été conservée, et en bas, se trouvent deux paires de chaussures noires de tailles différentes : les plus grandes devaient appartenir à un adulte, sans doute au père, les plus petites, à Isaac. Ce détail, que ni la Bible ni les commentaires rabbiniques ne mentionnent, symbolise probablement l’obligation de rester pieds nus pour approcher de la présence divine (shekhinah ), tel Moïse devant le Buisson ardent (Ex 3,5) ou Josué devant le chef de l’armée du Seigneur (Jos 5,15) 17. Le panneau de Beth Alpha se lit également à partir de la gauche, où apparaissent les deux serviteurs dont l’un conduit l’âne tandis que l’autre se trouve probablement derrière 17

Z. Weiss et E. Netzer, Promise and Redemption, a synagogue mosaic from Sepphoris, Jérusalem, 1996, pp. 30-31 ; E. Revel-Neher, « From Dream to Reality : Evolution and Continuity in Jewish Art », in L.I. Levine et Z. Weiss (éds), From Dura to Sepphoris : Studies in Jewish art and society in late antiquity, par L. I. Levine et Z. Wiess, Portsmouth (Rhode Island) 2000, pp. 53-63 ; Z. Weiss, « The Sepphoris Synagogue Mosaic and the role of Talmudic Literature in its Iconographical Study », in ibid., pp. 27-28 ; ibid., The Sepphoris Synagogue, Deciphering an Ancient Message through Its Archaeological and Socio-Historical Context, Jerusalem 2005, pp.141-153.

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l’animal, même si ses jambes ne sont pas représentées. Le centre du panneau est occupé par le bélier en position verticale, qui semble arriver directement du ciel, attaché à un arbrisseau par une corde rouge. Au-dessus de lui on lit l’inscription hébraïque : « et voici le bélier ». Plus haut, la main divine sort d’un petit cercle rayonnant, accompagnée des paroles du début de Genèse 22,12, où Dieu dit : « Ne porte pas [ta main sur le garçon] ». L’inscription « Abraham » se trouve un peu audessus de la grande figure d’Abraham tenant un couteau dans la main droite, vêtu d'une longue tunique blanche à manches longues et portant des chaussures noires. Isaac, appelé « Itzhak », semble suspendu au-dessus de l’autel monumental au-dessus duquel s’élèvent de hautes flammes. Parmi les éléments caractéristiques de la ligature d’Isaac communs à Sepphoris et à Beth Alpha, le plus intéressant est le bélier attaché à un petit arbre par une corde rouge18. Cet élément apparaît aussi dans de nombreuses représentations chrétiennes de la même époque et du Moyen Âge. Le détail du bélier attaché à un arbre est attesté sur certains sarcophages, comme celui de Saint Ambroise à Milan (380-390) ; on le retrouve à Rome (Borghese, 390-400) et à Arles, à Ecija (Ve s.) ; là, toutefois, le bélier semble plutôt suspendu à l'arbre. L’animal apparaît attaché à un arbre dans les peintures de la chapelle funéraire de El-Bagaouat (VIe s.)19 et sur des amulettes de 18

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Les autres éléments communs sont le large espace réservé aux deux serviteurs gardant l'âne, le bélier attaché à un petit arbre par une corde rouge, le jeune âge d'Isaac qui, à Sepphoris, ne peut être évalué qu'à partir de la petite pointure de ses chaussures. Contessa, « Les mosaïques synagogales », pp. 777-778. Speyart Van Woerden, « The Iconography of the Sacrifice », pp. 214-255 ; Nikolasch, « Zur Ikonographie », pp. 197-223 ; B. Bagatti, « La posizione dell’ariete nell’iconografia del sacrificio di Abramo », Liber Annus, XXXIV, 1984, pp. 283-298. Le bélier apparaît aussi dans les mosaïques de Madaba et du Mont Nébo, mais dans ces deux cas le bélier est isolé dans un médaillon et non inclus dans une scène narrative.

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provenance méditerranéenne et orientale datées des Ve et VIe siècles20. La corde rouge est bien visible également dans divers manuscrits byzantins, tels que la Topographie chrétienne et les Octateuques grecs, datés entre le Xe et le XIIe siècles, mais se fondant sur des modèles des VIe-VIIe siècles21. Cette tradition byzantine a continué à subsister à l’époque médiévale, comme on le voit dans les fresques originelles du XIIe s. de l’église de la Sainte-Croix à Jérusalem, où le motif a été préservé jusqu’à nos jours malgré les nombreuses restaurations (fig. 4). Certains chercheurs ont attribué à ce motif une origine chrétienne, en raison de sa grande fréquence dans l’art chrétien, qui aurait influencé l’iconographie synagogale22. Mais d’autres, en se fondant sur les interprétations midrashiques de Gen 22, ont souligné le caractère juif de la composition des synagogues, qui (à Sepphoris) représente le dialogue entre les deux serviteurs, et montre le bélier attaché à un arbre et non suspendu à un buisson23. Les versions midrashiques étaient également connues dans le monde chrétien, en particulier en Syrie, en Palestine et dans le monde copte, comme le révèlent 20

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Comme celle du Musée des Terres de la Bible à Jérusalem (n. 1156) et une autre appartenant à une collection privée, Images of Inspiration. The Old Testament in Early Christian Art, par J. Goodnick Westenholz, Jerusalem 2000, ns. 29-30, pp. 58-60 ; C. Bonner, Studies in Magical Amulets, Chiefly Graeco-Aegyptian, Humanistic Series 49, Ann Arbor 1950, pp. 208-228, 310-311. H.L. Kessler, « The Sepphoris Mosaics and Christian Art », From Dura to Sepphoris, par Levine et Weiss, pp. 65-67 ; G. Sed-Rajna, « A Missing Link : some Thoughts on the Sepphoris Synagogue Mosaic », Ibid., pp. 49-51. M. Bregman, « The Depiction of the Ram in the Aqeda Mosaic at Beth-Alpha », Tarbiz LI/2, 1982, p. 306-309 [en hébreu], pp. 306309 ; 1995, p. 127-145 ; Bagatti, « La posizione dell’ariete », pp. 283-298 ; Prigent, Le Judaïsme et l’image, p. 121. Weiss et Netzer, Promise and Redemption, p. 31 ; Weiss, « The Sepphoris Synagogue », p. 23 ; H.L. Kessler, « The Sepphoris Mosaics and Christian Art », pp. 65-67, 72.

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différentes versions des Écritures en araméen palestinien, en copte et en syriaque24. Aucune source textuelle ne semble parler explicitement du bélier lié avec une corde à l’arbre lui-même25. Le seul texte qui décrive explicitement le bélier comme « lié » est le Targum Syropalestinien, daté du IVe siècle26. Cette version de la Bible, dont les origines en milieu juif restent à explorer, était utilisée par la communauté chrétienne en terre d’Israël, qui parlait un dialecte araméen occidental (ou araméen palestinien chrétien). Le verset 13 du ch. 22 de la Genèse précise bien que le bélier est « lié à l’arbre », probablement par une corde. Narsaï, commentateur syriaque de l’école de Nisibe (471-503), parle de la Providence divine qui a « lié » le bélier à l’arbre. La corde qui lie le bélier à l’arbre serait donc le moyen trouvé par les artistes des IVe et VIe siècles pour faire comprendre à l’observateur que l’animal était en attente depuis longtemps et qu’il ne s’agissait pas d’une bête quelconque, libre de circuler à son gré dans les montagnes, mais bien de ce bélier précis qui avait été créé dès le moment de la création. Les versions chrétiennes et juives des Ve et VIe siècles de la ligature d’Isaac, qui présentent des éléments iconographiques communs, apparaissent donc clairement liées entre elles, mais il est difficile de dire dans quel sens s’établit la dépendance. 24

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S. P. Brock, « Genesis 22 in Syriac Tradition », Mélanges Dominique Barthélemy, par P. Casetti, O. Keel et A. Schenker, Fribourg 1981, pp. 2-30 ; id. « Two Syriac Verse Homily on the Binding of Isaac », Muséon XCIX/1-2, 1986, pp. 61-97 ; Kessler « The Sepphoris Mosaics and Christian Art », p. 77. À propos de l’arbrisseau auquel est lié le bélier, il faut mentionner que dans divers Targumim et dans la version des LXX le buisson devient un arbre ; la même chose se produit dans le Commentaire sur la Genèse d’Éphrem le Syrien, XX,3 ; S. P. Brock, « Jewish Traditions in Syriac Sources », Journal of Jewish Studies, XXX, 1979, pp. 212-217. The Bible in the Syropalestinian Version, I, Pentateuch and Prophets, sous la direction de M. Goshen-Gottstein, Jérusalem 1973 (en syriaque-palestinien), ad loc.

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Le bélier porté par l’ange À partir du Xe siècle, les artistes chrétiens de l’Occident latin ont trouvé une autre manière d’évoquer la prédestination du bélier à remplacer Isaac : montrer son arrivée miraculeuse au moment précis du sacrifice. L’iconographie fait appel pour cela à l’un des expédients plus simples et plus efficaces du récit biblique, à savoir : l’intervention d’un ange. C’est un motif plutôt rare dans l’art chrétien ; on le trouve sur quelques croix en pierre sculptée irlandaises du Xe s. (Arboe, Durrow) et dans quelques sculptures romanes des XIe et XIIe s. (fig. 5), espagnoles (Leon, portail sud de la collégiale et chapiteau de la fenêtre de la nef nord, San Quirce de Burgos) 27, italiennes (Parme, Capoue) et françaises (Bordeaux, Souillac, Autun, Parthenay, Nîmes, Saint-André de Bagé, Soisson)28, ainsi que dans quelques illustrations musulmanes beaucoup plus tardives, du XVIe s.29. Ce sujet semble inconnu de l’art byzantin, si l’on exclut les fresques italo-byzantines de S. Maria di Anglona qui datent des années 120030.

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P. De Palol - M. Hirmer, Early Medieval Art in Spain, London 1967, figs. 85-86 ; R. Toman, Romanesque. Architecture, Sculpture, Painting, Köln 1997, p. 289. Une figure masculine semble accompagner et indiquer le bélier sur deux coupes provenant de Carthage ; F. Bejaoui, « L’intervention divine et le sacrifice d’Abraham sur la sigillée africaine : deux coupes inédites de Tunisie », Rivista di Archeologia cristiana, LXVII/2, 1991, pp. 325336. On trouvera une autre interprétation du portail de la Collégiale de Leon dans J. W. Williams, « Generationes Abrahae : Reconquest Iconography in Leon », Gesta, XVI/2, 1977, pp. 3-14. A.C. Quintavalle, La Cattedrale di Parma e il romanico europeo, Parma 1974, fig. 435 (pilier 27) ; M. Schapiro, Romanesque Art, New York 1977, ed. it. Arte romanica, Torino 1982, pp. 130, 134 ; R. Toman, Romanesque, p. 264. N. Brosh et R. Milstein, Biblical Stories in Islamic Painting, Jérusalem 1991, pp. 31-32. H. L. Kessler, I cicli biblici a Santa Maria di Anglona, in Santa Maria di Anglona. Atti del Convegno internazionale di studio, Potenza-

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À l’exception des croix irlandaises, l’exemple le plus ancien se trouve dans un manuscrit, la Bible de Ripoll (fig. 6), codex latin monumental du XIe s., conservé à la Bibliothèque Vaticane (ms. lat. 5729)31. Dans le troisième registre du fol. 6 se trouve l’illustration du sacrifice d’Isaac : de sa main droite, Abraham brandit, de façon dramatique, une longue épée et de la gauche il tire violemment Isaac par les cheveux. Le bélier arrive en volant, porté par un ange ; ses pattes sont appuyées sur un fagot de bois bien attaché par deux cordes rouges, sa queue est elle-même liée par deux rubans horizontaux, les cornes sont bien visibles à côté des oreilles. L’image de la Bible catalane présente le bélier de manière différente : non pas dans les termes bien connus de la typologie chrétienne, mais en suivant une exégèse narrative qui veut expliquer d’où vient l’animal et comment il est arrivé sur les lieux. L’absence d’intention proprement typologique apparaît bien dans le fait que le bélier conserve ses cornes et n’est pas transformé en agneau comme il arrive souvent dans l’art chrétien. Le fait particulier que l’ange porte le bélier explique, par un rapport de cause à effet, la présence du bélier sur le lieu du sacrifice. Ce mode de raisonnement rappelle fortement l’approche juive des Écritures et paraît refléter une histoire

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Anglona, 13-15 giugno 1991, par C. D. Fonseca – V. Pace, Galatina (Le) 1996, pp. 61-71, fig. 91. A. Contessa, « L’attesa dell’ariete. Il ciclo di Isacco nelle Bibbie di Ripoll e di Roda », Storia della Miniatura, VI-VII, 2001-2002, pp. 1728. Sur la Bible de Ripoll voir : W. Neuss, Die Katalanische Bibelillustration um die Wende des ersten Jahrtausends und die altspanische Buchmalerei, Leipzig, 1922 ; A. Contessa, The Ripoll and the Roda Bibles. A comparative study of the illustrations of the two manuscripts and an iconographical study of the book of Genesis (Ph.D. Dissertation, The Hebrew University of Jerusalem, 2001-2002). A.M. Mundó, Les Biblies de Ripoll, Estudi del Mss. Vaticà, lat. 5729 i Parìs, Bibliothèque Nationale de France, lat. 6, Studi e testi 408, Vatican, Biblioteca Apostolica Vaticana, 2002.

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midrashique. Nous avons vu que la tradition rabbinique ancienne avait fait du bélier un animal extraordinaire créé au commencement du monde. Des midrashim plus tardifs s’interrogent sur la provenance de l’animal : venait-il de la montagne ou bien du troupeau d’Abraham ? Et comment expliquer son apparition soudaine sur le mont Moriah ? (d’après le texte biblique, en effet, il était absent au début de la scène, puisque Isaac avait demandé à son père où était l’animal pour le sacrifice). À la seconde question, les midrashim médiévaux répondent en évoquant l’intervention d’un ange32. Le Yalkout Shemoni (compilation médiévale de midrashim plus anciens) cite cet enseignement de rabbi Yoshua : «Un ange l’amena du jardin d’Éden où il paissait sous l’arbre de vie et s’abreuvait à la source qui coulait à ses pieds33 ». Toutefois, la scène du bélier amené par l’ange est peu répandue dans l’art juif qui ne fournit qu’un seul exemple connu dans une Haggadah italoashkénaze du début du XVe siècle34. Les illustrateurs chrétiens médiévaux ont donc probablement eu connaissance de cette version de l’histoire non pas à travers une image d’origine juive, mais à travers un texte. Signalons que l’histoire du bélier amené par l’ange était également connue des exégètes syriaques d’époque tardive, tels Ishodad de Merv et Ishobarnum35. Dans son Commentaire sur la 32 33 34

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Midrash ha-Gadol, par M. Margulies – A. Steinsalz – Z. Rabinovitz, Jerusalem, 1964-1967, I, p. 356. Yalkut Shemoni, (Saloniki 1521-1526), Jérusalem (1968) 1973, 101 (en hébreu). Jérusalem (alors Bibliothèque Schocken, ms. 24087) maintenant Collection privée, fol. 31. Y. Zirlin, « The Schocken Italian Haggadah of c. 1400 and its Origins », Jewish Art, XII-XIII, pp. 5572, fig. 25. La scène de la ligature d’Isaac viendrait en partie d’une Haggadah hispano-moresque et en partie d’une autre source (pp. 66-67). S.P. Brock, Two Syriac Verse Homily on the Binding of Isaac, 1986, pp. 61-69, 78 ; S. P. Brock, Genesis 22 in Syriac Tradition, article cité, pp. 2-30.

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Genèse Ishodad de Merv se demande à son tour si le bélier venait de la montagne ou du troupeau d’Abraham, et s’il avait été conduit sur les lieux par un ange36. Quelques auteurs chrétiens connaissaient donc le midrash de l’ange conduisant le bélier et une des sources citées pourrait avoir inspiré l’iconographie chrétienne. Toutefois cette image se trouve principalement dans l’art occidental ; il faut donc supposer une source latine plutôt que syriaque37. D’une étude menée par Meyer Schapiro sur les croix irlandaises résulte que celui qui répandit ce midrash dans l’Occident médiéval pourrait être Alcuin de York qui le connaissait grâce à une source plus ancienne, le De Mirabilius Sacrae Scripturae, écrit en 655 par un auteur irlandais nommé Augustin qui énumère, parmi les miracles de l’Ancien Testament, la présence du bélier sur le lieu du sacrifice38. Ce texte fut largement repris par Alcuin et entra, grâce à lui, dans les commentaires successifs de la Genèse, bien que n’appartenant pas aux commentaires plus anciens de Jérôme, Augustin, Isidore ou Bède. La centralité du bélier dans l’histoire de la ligature d’Isaac devait être connue d’Alcuin, qui semble se poser les mêmes questions que les rabbins sur la présence du bélier et sur la manière dont il était arrivé sur le mont Moriah. Il se demande si le bélier avait été créé sur le moment, mais préfère conclure à l’intervention d’un ange plutôt qu’à une création postérieure aux six jours de la 36 37

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S.P. Brock, « Jewish Traditions in Syriac Sources », Journal of Jewish Studies, XXX, 1979, pp. 212-232. Ishodad de Merv, CSCO, Scr. Syri, 67, p. 175, 4. Sur ce thème voir l’article de Schapiro, publié en 1943, sur Ars Islamica, réimprimé et revu en 1979 : « The Angel with the Ram in Abraham’s Sacrifice : A Parallel in Western and Islamic Art », in M. Schapiro, Late Antique, Early Christian and Medieval Art. Selected Papers, New York 1979, pp. 288-318. « Verum ipsi, cum jamjam filium iugulaturus esse, ab angelo facinus inhibente arietem ad sacrificium oblatum esse, quem ille subducto pyrae filio immolarit. » Eusèbe de Césarée, Praeparatio evangelica, II,19, PL, XXI, col. 711.

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Genèse39. Les résonances avec la tradition rabbinique se confirment dans la suite du texte, qui rapporte un « proverbium » juif, relatif au nom donné par Abraham au mont Moriah, et cite la formule « Adonai yera’eh ». « Quand ils (les juifs) sont en difficulté et veulent être aidés par le Seigneur, ils disent : ‘in monte Dominus videvit’. C’est pourquoi, pour indiquer le bélier, ils ont l’habitude de sonner de la corne.» Ce proverbe, rapporté par Raban Maur, l’élève d’Alcuin, se trouve déjà chez Jérôme et remonte à une tradition très ancienne40. Ce qui semble émerger clairement des illustrations chrétiennes dont j’ai parlé ici est l’approche de type narratif du récit de la ligature d’Isaac, sans la connotation typologique que lui a donnée depuis toujours l’exégèse patristique. L’exégèse narrative, trait dominant des midrashim , se rencontre aussi dans le monde chrétien, syriaque surtout, mais aussi latin, à travers les commentaires ad litteram. Cette approche narrative implique une attention portée au texte, à ses détails et aux diverses phases du récit. Toutefois, tant dans l’iconographie chrétienne comme juive, certains détails ont été ajoutés qui manquent complètement dans le texte biblique et parfois même dans ses commentaires : la corde rouge par laquelle le bélier est attaché à l’arbre, l’ange qui le fait arriver au lieu du sacrifice, le fagot de bois, la queue du bélier ornée pour le sacrifice et les chaussures laissées par Abraham et Isaac au pied de l’arbre. Cette brève étude sur la représentation du bélier dans l’art de l’Antiquité tardive et du Moyen Âge montre les multiples parcours que suit l’histoire biblique racontée en Genèse 22 à travers ses diverses interprétations et son expression visuelle dans les monuments et manuscrits juifs et chrétiens. Le texte biblique, sobre en détails, ouvre ainsi des questions que les 39 40

Alcuin, Interrogationes et Responsiones in Genesin, PL, C, col. 545. Raban Maur, Commentarium in Genesis, III, PL CVII, col. 568-569. Voir aussi Liber de promissonibus et praedictionibus Dei, I, XVII, PL, LI, coll. 746-747. La tradition plus ancienne remonte à Eusèbe, Quaestiones in Genesis, PL, XXIII, coll. 1020-1021.

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exégètes de tous temps et de toutes traditions n’ont pas manqué d’explorer. Leurs réponses exégétiques constituent de fait une relecture et parfois une réécriture du récit biblique, souvent traduite en images par les illustrateurs. Or, les images ne se contentent pas d’illustrer le texte ou son interprétation, mais constituent parfois, à leur tour, une interprétation visuelle. Dans le cas du bélier sacrifié à la place d’Isaac, les moyens mis en œuvre par les artistes juifs et chrétiens pour évoquer son rôle et sa mise en attente attestent une grande créativité interprétative. L’image suggère aux yeux ce que le texte a passé sous silence. Université Hébraïque de Jérusalem

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