Cartographies Narratives

August 31, 2017 | Autor: Giovanna Zapperi | Categoria: Cartography, Postcolonial Studies, Contemporary Art, Documentary Film, Art Theory and Criticism
Share Embed


Descrição do Produto

CARTOGRAPHIES NARRATIVES Giovanna Zapperi

In A. Imhoff & K. Quiros (eds.), Géo-esthétique, Paris, ed. B42 2014, pp. 29-35

Du régime politique de la cartographie.

Le titre de ce texte fait référence à la possibilité de penser la représentation de l’espace à travers la narration. L’introduction d’éléments renvoyant à l’action, à la subjectivité et aux relations peut déstabiliser l’objectivité et le caractère statique de la carte. Les œuvres qui m’intéressent associent des stratégies de subjectivation de la carte à l’éclatement des récits qui s’entrecroisent dans la représentation d’un territoire ou d’une trajectoire donnée. Avec le terme représentation j’entends ici à la fois l’image et le récit dans leurs rapports mutuels. Les œuvres qui repensent l’espace géographique avec la narration (historique, subjective, sociale, ou politique) prennent souvent la forme d’une critique du savoir susceptible de produire des formes inattendues de la connaissance. En effet, dans le processus qui consiste à défaire la cartographie et la géographie modernes, ces artistes s’intéressent aux structures et aux systèmes qui organisent le savoir, souvent dans la tentative de les transformer. La cartographie se réfère à la représentation de l’espace et des relations spatiales à travers un langage qui traduit une complexité multidimensionnelle en un ensemble bidimensionnel de lignes de séparation. La carte est le résultat d’un processus d’abstraction dans lequel la différence est masquée afin de produire une image-texte homogène et de répondre à l’ambition de décrire et de contenir la diversité sur une surface plane. S’il existe des traditions et des langages hétérogènes dans l’histoire de la cartographie, nous nous référons à la cartographie moderne à travers les notions

 

1  

d’objectivité et d’observation scientifique1. Ce n’est pas un hasard si la cartographie moderne s’est développée en parallèle avec l’entreprise coloniale : la colonisation a joué un rôle crucial dans le développement de nouvelles branches du savoir susceptibles de répondre au besoin de contrôler des territoires de plus en plus étendus. Si la science était florissante à l’époque de la colonisation, ce ne fut pas seulement à cause de la curiosité des savants qui travaillaient en Europe, mais aussi parce que l’expansion coloniale a eu le rôle de faciliter et de rendre nécessaire l’imagination scientifique. La science pouvait maintenant ouvrir des nouveaux territoires de conquête grâce à la découverte. C’est ainsi que sont nées ou se sont développées des disciplines scientifiques comme la cartographie, la géographie, la botanique, la biologie et l’anthropologie : le contrôle des territoires conquis, et souvent encore inconnus, nécessitait la formation d’un savoir qui aurait permis de les cartographier, les étudier, les nommer et donc les posséder. La cartographie moderne est ainsi imbriquée dans des rapports de force, ou mieux, elle cristallise ces rapports en les traduisant dans un langage visuel. Irit Rogoff écrit à ce propos que la cartographie moderne est une pratique qui convoque les questions de l’espace et de l’identité, du lieu et de l’appartenance2. En tant qu’activité culturelle, politique et épistémologique, la cartographie est profondément impliquée avec les récits nationaux, en particulier quand il s’agit de colonialisme, c’est-à-dire quand l’extension du territoire national se trouve dans un autre continent. Dans le contexte de l’expansion coloniale, le monde a commencé à être défini selon les paramètres européens de la cartographie. Cartographier le monde signifiait dessiner des frontières et définir les routes tout en renvoyant, implicitement, à l’extermination de peuples indigènes, à l’appropriation violente de la terre, à l’acte de dresser des drapeaux, à l’accumulation primitive. J’insiste sur l’intersection entre l’émergence de nouvelles formes du savoir et le colonialisme, ou pour le dire autrement, entre des nouvelles techniques de contrôle et des espaces géopolitiques, parce que cette intersection représente le contexte général de mon argument. La carte représente et en même temps produit le monde.                                                                                                                

Sur l’hétérogénéité des traditions et langages cartographiques voir en particulier : Teresa Castro, La pensée cartographique des images. Cinéma et culture visuelle, Lyon, Arléa, 2011, pp. 15-26. 2 Irit Rogoff, Terra Infirma. Geography’s visual culture, London, Routledge, 2000, p. 74. 1

 

2  

Par rapport à la dimension normative de celle que le géographe John Pickles nomme la « raison cartographique »3 (et sa crise actuelle), on a assisté, récemment, à un intérêt grandissant pour les questions de la carte et de la géographie dans les arts visuels. Cette impulsion cartographique est liée à certaines parmi les positions les plus critiques dans l’art contemporain, qui ont développé des formes inventives de contre-cartographie dans le but d’exposer ce qui est laissé de côté par la carte, ou bien de mettre à jour les implications de la carte avec le régime de la vision moderne4. Comme le souligne encore Irit Rogoff, « étant donné que les cartes masquent les intérêts qui les constituent, les lire comme des signes et des mythes fournit une modalité critique permettant de voir comment ces intérêts qui s’expriment dans la carte sont transformés en un savoir naturalisé à travers la formation d’un discours cartographique5 ».

Défaire la carte.

Dans sa recherche autour des langages visuels de la modernité comme acteurs et producteurs d’idéologies, la coopérative artistique Société Réaliste retourne les signes contre eux-mêmes afin d’interroger « le combat pour le contrôle des formes variables par lesquelles le pouvoir se produit et se reproduit6 ». La cartographie est l’une de ces formes variables, à côté de la typographie, du design, de l’architecture, ou la numismatique. Dans leur texte d’introduction au catalogue de l’exposition Empire, State, Building, les deux artistes écrivent que « la cartographie moderne est celle d’un monde sans extérieur, sans inconnu, sans terra pericolosa7 ». Un monde où il n’y a pas de dehors, où tout est potentiellement un objet d’étude et de connaissance, un monde qui serait donc entièrement visible. Mais comment « voir » la cartographie elle-même ? Comment rendre

                                                                                                               

3 John Pickles, A History of Spaces. Cartographic reason, mapping, and the geo-coded world, London, Routledge, 2004. 4 Voir notamment, outre l’expositon Atlas Critique, Parc St-Léger, Pougues les Eaux (2012), l’exposition intitulée Whose map is it? Iniva, Londres (2010). 5 Rogoff, Terra Infirma, op. cit., p. 75 (ma traduction). 6 Société Réaliste (dir.), Empire, State, Building, cat. exp. Paris, Jeu de Paume - Editions Amsterdam, p. 38. 7 Ibidem, p. 18.

 

3  

visibles les effets de cette science de la description objective dans la production du monde ? L’exposition de Société Réaliste au Jeu de Paume à Paris en 2011 était organisée autour d’un cheminement réalisé à partir de la superposition entre une carte astrale et un calendrier (le calendrier positiviste d’Auguste Comte). Cet ensemble était intitulé Culte de

l’humanité(e) (ou : Cult of She-manity), titre évoquant d’emblée un aspect refoulé par la neutralité de la carte : la différence des sexes. Cette carte astrale – Caelum incognitum – prend pour point de départ le drapeau du Brésil, représentant le ciel étoilé au-dessus de Rio de Janeiro la nuit de la proclamation de la république (15 novembre 1889). Selon le principe énoncé par le drapeau brésilien, les deux artistes se sont emparé de la carte céleste représentant le ciel au-dessus de Paris le 5 octobre 1789 – nuit de la révolte des Parisiennes – à laquelle ils superposent le calendrier positiviste d’Auguste Comte qui était à la base de la conception du drapeau brésilien. Ce dernier, « qui se voulait universel » est en réalité entièrement traversé par la tyrannie : « eurocentriste, patriarcale, spiritualiste, capitaliste – écrivent Société Réaliste – c’est une rationalisation du temps sous le patronage de l’ordre dominant8 ». Féminiser la carte à travers la référence à la révolte des femmes de Paris oblige à reconsidérer le calendrier et la carte astrale – double technique de domestication du temps et de l’espace – à travers ce qui excède les limites du représentable. Ce qui en ressort est un ciel inconnu (Caelum incognitum) dans lequel la nuit de la révolution rencontre la taxonomie d’Auguste Comte et en déjoue les aspirations universalistes et rationnelles. Comme les deux artistes l’écrivent à propos de Culte de l’humanitée, ce ciel inconnu, traversé par une constellation de figures tutélaires féminines, est la carte d’un devenir minoritaire signifié par le féminin, qui renvoie à un devenir inconnu et à l’hypothèse (la possibilité) d’une cartographie capable d’accepter (et non pas d’inclure) ce qui lui échappe. Comment l’histoire – considérée comme un ensemble de textes, d’énonciations et de pratiques –

croise-t-elle la géographie ? Ce que j’appelle « cartographies narratives »

                                                                                                                8

 

Ibidem, p. 43.

4  

serait une manière de réfléchir à cette question à partir d’une multiplicité d’approches de l’espace géographique et de ses représentations. Ces approches ne se limitent pas à une appropriation critique de la carte en tant que telle, mais s’emploient de manière plus large à inscrire la géographie, l’espace, les frontières, et les lieux dans des expériences subjectives. Quels sont les rapports de pouvoir à partir desquels s’est produite l’objectivité de la représentation géographique ? Qui voyage, et pour quelles raisons ? Que signifie habiter un lieu, se déplacer d’un territoire à un autre, être expulsé de l’endroit que l’on considère comme chez soi ? L’opération de Société Réaliste consiste à défaire la carte, puis à la reconstruire à partir d’une féminisation qui en remet en cause la neutralité. De manière similaire, d’autres artistes ont mis en évidence des processus de subjectivation de la carte dans le but de réinventer l’espace géographique à partir de perspectives minoritaires, comme celles liées à l’expérience de la migration. Bouchra Khalili, dans son installation The Mapping Journey

Project (2008-2011) confronte l’abstraction de la carte – et sa dimension normative – à l’expérience vécue des routes migratoires9. Les vidéos de Khalili insistent sur la relation entre la carte et les narrations subjectives qui la parcourent : à la fin de chaque vidéo, nous sommes face à l’image de la carte, dont les lignes et les couleurs sont mis à l’épreuve des cheminements tracés en surimposition par le migrant. L’installation s’intéresse à la production d’existences « illégales » à travers la cartographie et en même temps analyse comment ces existences rentrent en collision avec la normativité de la carte. On pourrait reprendre à ce propos une suggestion de Nacira Guénif-Souilamas, quand elle écrit que, dans le cadre des systèmes de contrôle des sociétés à capitalisme avancé, les migrants portent la frontière inscrite dans leurs corps10. Le corps qui traverse les frontières devient ainsi une cible en mouvement, marquée par la définition de la limite entre intérieur et extérieur, entre légalité et illégalité.                                                                                                                

Voir mon essai consacré à cet œuvre : Giovanna Zapperi, « De l’expérience géographique. The Mapping Journey Project de Bouchra Khalili », in Chantal Pontbriand (dir.), Mutations. Perspectives sur la photographie, Paris Photo / Steidl, 2011, pp. 94-97. 10 Nacira Guénif-Souilamas, « Le corps-frontière, traces et trajets postcoloniaux », in : N. Bancel et al., (eds.), Ruptures postcoloniales. Les nouveaux visages de la société française, Paris, La Découverte, 2010, p. 222. 9

 

5  

Ici, ailleurs.

Le récit, la narration, l’invention, la « story » opposée à la « history », en tant qu’alternatives à la neutralité des grands récits, ont joué un rôle important dans le développement de la critique postcoloniale11. Le rapport entre la géographie, l’espace et la subjectivité du point de vue de la narration a été notamment exploré dans le domaine de la critique littéraire, par exemple par Edward Saïd ou Homi Bhabha, pour ne citer que des auteurs très connus12. Le rôle pionnier joué par la fiction dans le processus de la constitution d’une critique postcoloniale et dans la description de la condition postcoloniale constitue un précédent important pour aborder le rôle du récit dans des œuvres qui s’intéressent à l’espace géographique. La notion (si ce n’est une) de cartographie narrative pourrait en effet se référer au domaine de la littérature, et non seulement à celui des arts visuels. Par exemple dans son dernier roman, La mia casa è dove sono (Ma maison est là où je suis), l’écrivaine afro-italienne Igiaba Scego se heurte à la difficulté de se définir par rapport au pays où elle vit13. La solution : dessiner une carte – qui deviendra aussitôt une carte de la diaspora somalienne et donc de l’histoire coloniale italienne – et raconter une histoire.

Disorient, une installation vidéo présentée en 2009 par Fiona Tan au pavillon néerlandais de la Biennale de Venise, explore les croisements entre récit de voyage, invention littéraire et représentation visuelle. Disorient prend pour point de départ la localisation géographique de la ville de Venise et l’histoire millénaire de ses contacts avec le Moyen-Orient et l’Asie. Le récit des voyages de Marco Polo accompagne cette double projection qui correspond aussi à l’image clivée de l’Orient que l’on observe dans les deux vidéos : en tant que Wunderkammer – cabinet de curiosité, dans lequel se mêlent exotisme et tourisme – et dans sa réalité documentaire14. Des images filmées par Tan à                                                                                                                 Cette question est au cœur du dossier « Narration Postcoloniales » que j’ai co-dirigé pour la revue Multitudes : A. Corsani et al., « Narrations Postcoloniales » Multitudes, n. 29, 2007, pp. 15-120. 12 E. Said, « Narrative, Geography and Interpretation », New Left Review, I/ 180, Mars-Avril 1990, pp. 8176 ; H. Bhabha, Les lieux de la culture, trad. fr., Paris, Payot, 2007. 13 Igiaba Scego, La mia casa è dove sono, Milano, Rizzoli, 2010. 11

14

Doris van Drathen, « Fragen nach dem Anderen. Ein Gespräch von Doris van Drathen », Kunstforum International, n. 198, 2009, p. 239.

 

6  

l’intérieur du pavillon néerlandais défilent sur le premier écran : on y voit, disposés sur des étagères, nombre d’artefacts évoquant l’Asie ou, plus précisément, la Chine (tapis, tissus de soie, sculptures, porcelaines, animaux empaillés) mêlés à des objets de production industrielle, tels des moniteurs présentant des séquences documentaires en noir et blanc tournées en Asie. Sur l’écran qui lui fait face, en revanche, Tan a réalisé un montage de séquences documentaires provenant de sources diverses, qui renvoient à des scènes de vie quotidienne filmées le long de ce qui s’était appelé (autrefois) la « route de la soie », qui comprend un territoire allant du Moyen-Orient jusqu’à la Chine et le Sud-Est asiatique, en passant par l’Asie centrale et l’Inde. Ces deux parties décrivent un voyage à la fois réel et imaginaire, dynamique et statique, à l’instar de la narration de Marco Polo où l’expérience du marchand vénitien est transfigurée en roman d’aventures. Le caractère statique du cabinet de curiosités en tant que forme spécifique de mise en scène de l’altérité culturelle contraste avec le nomadisme de la deuxième vidéo, où aux artefacts se substituent les visages des hommes et des femmes qui agissent sous l’œil de la caméra. À une culture réifiée dans une forme nostalgique s’oppose l’image d’un monde composé d’interconnexions et de contacts, marqué par l’héritage du colonialisme et les nouvelles formes de l’impérialisme, comme le montrent clairement les nombreuses séquences faisant référence aux guerres en cours dans la région. La voix qui récite des passages tirés du récit de Marco Polo15 vient exacerber le contraste au cœur de l’installation : comme l’explique Fiona Tan, dans le livre, le narrateur décrit les populations qu’il rencontre lors de son voyage en Orient comme s’il s’agissait d’objets d'étude et de curiosité dont il ne s'approche jamais véritablement16. Le récit de Marco Polo est repris ici dans son statut mythique, au delà de sa véridicité historique, que l’on sait controversée17. Le voyage de Marco Polo représente un moment inaugural, pour l’Occident, ce qui concerne la représentation de l’espace géographique et la rencontre avec l’altérité                                                                                                                 15

Marco Polo, La description du monde, traduit de l’italien par P.-Y. Badel, Paris, Les Livres de Poche, coll. « Lettres Gothiques », 1998. 16

Doris van Drathen, « Fragen nach dem Anderen », art. cit., p. 241-242.

17

Marco Polo aurait en effet dicté les mémoires de son voyage, puis de son séjour en Chine, après son retour en Italie, alors même qu’il se trouvait en prison, en 1298 ; toutefois, la paternité de l’ouvrage reste controversée, voir E. Mazzali, « Introduzione », Marco Polo, Il Milione, Milano, Garzanti, 1982, pp. VIII-X.

 

7  

culturelle. Les séquences que Fiona Tan associe au récit s’y adaptent tout en s’y opposant, dans la mesure où elles suivent l’itinéraire du marchand vénitien et confrontent ses descriptions à une réalité prise dans les effets de l’impérialisme : lorsque le narrateur évoque son arrivée à Bagdad, les images montrent la violence de l’occupation américaine pendant la guerre en Irak ; ou quand le texte s’attarde sur une description fantasque de la province du Tibet, les images donnent à voir les affrontements entre les moines tibétains et l’armée chinoise.

Habitations du monde.

La tension entre « ici » et « ailleurs », entre l’intérieur et l’extérieur, entre ce qui est ostensiblement montré et ce qui ne trouve pas de place dans la représentation cartographique, est un élément constitutif de cette nébuleuse que j’essaie de définir, de façon précaire, par l’idée de cartographies narratives. Dans le travaux de Khalili ou de Tan, la dimension politique du déplacement (qui renvoie aux questions entremêlées de la migration et du colonialisme) s’exprime à travers une multiplicité de narrations subjectives qui complexifient les relations entre les sujets et les lieux, comme des liens en mouvement qui doivent être constamment réinventés. Le travail d’Alejandra Riera se rattache quant à lui à cet ensemble de questions dans la tentative d’imaginer des cartographies alternatives susceptibles de rendre compte de la complexité des déplacements et de la recherche de modes alternatifs d’habiter le monde. « La réalité – elle écrit – est un problème non résolu ». Cette simple constatation se trouve au cœur des Maquettes-sans-qualités que Riera a patiemment assemblé depuis 1995, date de leur initiation18. Contrairement à un livre, la maquette est une forme inachevée et précaire, c’est un objet en transformation, « une sorte de livre en mouvement » comme le dit l’artiste. Conçues comme un agencement discontinu de                                                                                                                

Maquettes-sans-qualité, à la date du 19 décembre 2004 (fragments), Fundació Antoni Tàpies, Barcelone, 2004. Dans ces maquettes, Alejandra Riera ne se présente pas comme auteur, mais comme initiatrice d’un espace-temps d’écriture à plusieurs voix qui traverse dix années. Son nom se mêle à d’autres écrivains, philosophes, historiennes, architectes et activistes femmes – Leyla Zana, Hiam Abass, Ruth Noack, Fulvia Carnevale, Madjiguène Cissé, Zahia Rahmani, Doina Petrescu – et apparaît sous le pseudonyme « une femme photographe ». 18

 

8  

photographies et légendes, de textes, de documents vidéo et de récits, ces maquettes font place à une multiplicité de voix. Lire ces maquettes signifie être confronté à des « vues partielles » qui composent une stratification et une complexité dans laquelle les récits se superposent de façon non linéaire, fragmentée et lacunaire, à travers un ensemble de matériaux d’archive, de textes, de citations et de photographies prises par l’artiste. Ce qui en résulte est une sorte de palimpseste à l’intérieur duquel se dessine une multiplicité de cheminements et de narrations possibles19. Parmi les différents fils que l’on peut dégager de la lecture de ce livre émerge celui de l’implication de Riera aux côtés du mouvement des sans-papiers à Paris. La réflexion autour des questions du déplacement, de la migration, des existences illégales et des modes d’habitation est en effet disséminée tout au long des maquettes. La cinquième maquette-sans-qualité – qui porte le sous-titre, entre parenthèses, « nous ne construisons peut-être rien de durable, mais nous laissons des traces » – se rattache au film Cité des

femmes (2005) que Riera a initié en collaboration avec Madjiguène Cissé, ancienne porteparole du mouvement des sans papiers en France entre 1994 et 1998, date après laquelle elle décide de rentrer au Sénégal. Ce documentaire, comme Riera l’écrit « fait place aux récits des rêves et des efforts accomplis par 300 femmes de la région de Dakar – mal logées, aux très faibles revenus et travaillant dans le secteur informel – pour construire un lieu habitable pour trois mille personnes dans la périphérie de la ville20. » Le film s’ouvre sur une cartographie singulière : on y voit l’image d’une carte imprimée sur le tissus d’une robe filmée en suivant le chemin tracé par le doigt de la femme qui illustre les différentes composantes de cette carte dont elle est, pour ainsi dire, habillée. On comprend peu à peu que le vêtement dessine une cartographie de la vie et du travail féminin, une carte qui définit les taches et les lieux de la féminité à l’intérieur d’un espace à la fois géographique et domestique. On pourrait affirmer que le sujet du film a à voir précisément avec la possibilité de dessiner des cartes alternatives de la vie et des                                                                                                                

Pour une tentative d’adresser la complexité des Maquettes sans qualité, voir : Angelika Bartls, « How to engage with it ? Adressing Alejandra Riera’s Work through the book Maquetas-sin-qualidad », Afterall, n. 21, Summer 2009, pp. 91-97. 20 Maquettes-sans-qualité, p. 306. 19

 

9  

expériences des femmes, en particulier en ce qui concerne les espaces d’habitation et de travail. La scène filmée se passe à Dakar, au Sénégal, où Riera s’est rendue au début des années 2000 avec Madjiguène Cissé, qui commençait alors le projet d’e la cité des femmes dans le cadre du REFDAF (Réseaux des femmes pour le développement durable en Afrique)21. Comme Riera l’explique, le film est un projet en construction et en même temps une sorte de chantier refuge, qui fait le lien entre les luttes des sans-papiers en France et les luttes pour le droit d’imaginer un espace pour soi marqué par le féminin. La narration du film se déroule dans une portion de terrain aux alentours de Dakar, lorsqu’un groupe de femmes, réunies sous une tente précaire, discute et imagine la cité à venir durant toute une journée. Les femmes se trouvent dans la portion de territoire où elles projettent de construire leurs maisons et le film les montre en train de tracer des plans et des cartes de la cité imaginaire sur le sable. Des post-it jaunes posés sur des petits objets désignent les sites qui vont accueillir le marché, le jardin public, l’hopital ou la bibliothèque, en écho à la carte tracée sur la robe en ouverture du film. Alejandra Riera s’intéresse aux aspirations de ces femmes et interroge ce désir de construire un espace pour soi-même dans un contexte où les habitant(e)s ont été historiquement dépossédées. La caméra suit des femmes dans leurs espaces d’habitation et de travail : la plupart d’entre elles travaille dans l’économie informelle et passe une grande partie de son temps à l’extérieur, dans l’espace mobile du travail informel et dans les espaces ouverts des cours qu’elles partagent avec d’autres familles. Le mouvement entre la cité des femmes et les espaces d’habitation construit ainsi une carte imaginaire où la réalité des conditions de vie rentre en collision avec le désir d’un espace commun dans lequel, comme le dit l’une des femmes, « il fasse bon vivre ». Les pratiques d’autoorganisation féminines se rattachent ici à une conception de la vie – de l’espace de vie et

                                                                                                                Le REFDAF est un réseau pour le Développement de l’Afrique avec une implication effective et consciente des Femmes, crée à l’intiative de Madjiguène Cissé. La cité des femmes, initiative sur le logement portées par les femmes, n’est qu’un des nombreux projets portés par le REFDAF, voir : http://www.refdaf.org/-Lacite-des-Femmes-.html 21

 

10  

des modes d’habitation du monde – en tant qu’expériences partagées22. Le film considère comment d’autres configurations de l’être ensemble peuvent devenir possibles et comment elles peuvent avoir des effets transformateurs pour les sujets et pour la communauté. Comme Riera le suggère dans ses notes, le film circule dans des espaces extérieurs sans jamais rentrer dans les intérieurs étroits habités par ces femmes. L’espace intérieur émerge ainsi comme le lieu d’une possibilité à imaginer et à construire collectivement, un espace qui serait commun et non pas privé, à l’image de ce refuge partagé qui héberge une réunion et une discussion collective. Le film fait aussi référence, de manière fragmentaire, à l’expérience de Cissé en France, où comme elle l’explique : « Nous, les sans-papiers à Paris en 1996, avons été contraints d’habiter dans plusieurs endroits, même s’ils ne nous appartenaient pas. Nous avons occupé des églises, des hangars... La question est de savoir quels droits on a quand on n’a aucun droit23. » À un moment donné le film montre des images, tournées en super 8, qui reviennent sur le parcours-rassemblement de 1996, entre la Tour Eiffel et le parvis des Droits de l’Homme, place du Trocadéro, des 300 sans-papiers en grève de la faim, expulsés par la force de l’église Saint-Bernard24. Cette séquence, qui s’interpose aux images filmées en Afrique, propose un lien entre ces deux moments dans la trajectoire de Madjiguène Cissé. Les luttes qui relient les révoltes des sans-papiers au projet de la cité

des femmes concernent l’ouverture d’un possible à partir d’un processus collectif marqué par la différence et par la mise en commun, là où la question des habitations du monde rejoint celle de l’invention de nouvelles configurations de l’être ensemble.

                                                                                                                22

On pourrait à ce propos tracer un lien entre l’expérience de la cité des femmes et ce que Silvia Federici appelle une politique féministe du commun. Voir S. Federici, « Feminism and the Politics of the Commons », The Commoner, January 2011, URL : http://www.commoner.org.uk/?p=113 23 Pascale Cassagnau, « Images en chantier. Entretien avec Alejandra Riera », Vacarme, n. 32, 2005, p. 70. 24 Des sans-papiers portaient les portraits des grévistes de la faim photographiés à l’époque par Alejandra Riera sur une demande des sans papiers eux-mêmes qui, se trouvant au 32e jour de grève, ne pouvaient pas s’y rendre. Correspondance avec l’artiste, 23 novembre 2012.

 

11  

Conclusion.

On pourrait conclure en affirmant, avec Henri Lefebvre25, que l’espace est constamment pris dans le processus de sa construction : la fixité et l’illusion de transparence de la carte participent d’un processus qui n’est jamais fini et qui apparaît imbriqué dans les rapports de pouvoir. Les œuvres dont j’ai parlé réimaginent l’espace géographique à partir de la narration ; elles envisagent l’entreprise cartographique et ses corollaires (langage scientifique, objectivité, géographie) en tant qu’ensemble de processus dans lesquels les représentations ne sont pas perçues comme des objets statiques, mais plutôt comme des rapports sociaux qui produisent un ensemble de significations, des subjectivités, et des actions. Les différentes narrations qui émergent de ces œuvres ouvrent la possibilité de repenser la séparation entre l’intérieur et l’extérieur s’emparant de la métaphore spatiale dans sa dimension la plus tangible. L’exploration d’un ensemble de langages (visuels, narratifs, cartographiques) qui se réfèrent à la perception de l’espace prend la forme d’une multiplicité de contre-stratégies qui questionnent comment les conditions géographiques affectent les sujets et leurs actions. Ces cartographies narratives sont aussi des manières d’imaginer des espaces du commun, ouverts à l’hétérogénéité et à la différence.

                                                                                                                25

 

Henri Lefebvre, La production de l’espace, Paris, Anthropos, 1974.

12  

Lihat lebih banyak...

Comentários

Copyright © 2017 DADOSPDF Inc.