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May 18, 2017 | Autor: Céline Hequet | Categoria: Globalization, Neoliberalism, Austerity Measures, Women’s Housework
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Néolibéralisme et travail de soin

Ma présentation a deux objectifs : d'abord, que toutes les personnes ici présentes ne disent plus jamais qu'il y a, d'un côté, les luttes qui concernent la chose économique, l'exploitation ou la redistribution - c'est-à-dire en fait la seule lutte anticapitaliste - et de l'autre, un gros paquet mou de mouvements sociaux que l'on qualifie souvent de « nouveaux », même s'ils durent depuis plus d'un siècle, et parfois même d'« identitaires ».

Dans ce gros paquet mou, on ramasse souvent la lutte féministe, LA lutte, comme s'il n'y en avait qu'une, comme si les féministes étaient toutes d'accord entre elles parce qu'elles ne sont pas assez intelligentes pour avoir pensé élaborer plusieurs théories qui s'entrechoquent et comme si elles n'avaient qu'une seule revendication : être reconnues pour leur différence. Mon objectif est donc de faire mousser, dans cette présentation, les féminismes qui parlent de l'exploitation des femmes, c'est-à-dire le féminisme marxiste et le féminisme radical matérialiste.

Puisque nous sommes dans un panel sur le néolibéralisme, mon deuxième objectif est d'aborder comment le néolibéralisme a restructuré ou recomposé la situation d'exploitation des femmes, notamment avec les mesures d'austérité, la mondialisation et les plans d'ajustement structurel. Cela permettra aussi de mettre à jour que certaines des avenues de luttes empruntées par le passé n'ont pas permis de remettre fondamentalement en question le rôle des femmes dans la société. Il faudra donc malheureusement se demander pourquoi et qu'est-ce qu'il faudrait faire maintenant, c'est-à-dire toujours la même question que nous nous posons d'un panel militant à l'autre.

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À la fin des années 60, le mouvement féministe a connu un second souffle. Les femmes se sont demandé ce qui expliquait que leur dépendance aux hommes perdure. Pour les féministes libérales et les marxistes traditionnels, la solution était simple : elles devaient rejoindre le marché du travail pour se libérer. D'abord pour acquérir une indépendance économique, mais aussi pour rejoindre la lutte des classes et devenir partie prenante de l'histoire.

Mais, à l'envers de cette injonction-là, les féministes de la deuxième vague se sont fait la réflexion qu'en fait, elles travaillaient déjà, mais qu'elles n'étaient simplement pas payées pour le faire. Elles se sont mises à conceptualiser les tâches qu'elles effectuaient en tant que ménagères (ce qui concernait 60% des Québécoises de l'époque) comme un véritable travail, mais effectué gratuitement : le ménage, les courses, la planification et la préparation des repas et le soin des membres de la famille, les enfants, les vieux, les malades et même les adultes valides et autonomes, autrement appelés les hommes. Durant la présentation, j'appellerai l'ensemble de ce travail « travail de soin ». Certaines féministes incluent aussi l'affection, la sexualité et la grossesse.

Chez les Anglaises, comme le rapportent les travaux de Camille Robert, en histoire, on a estimé qu'une ménagère passait en moyenne 77h par semaine à effectuer des tâches, donc quand on parle de « travail », ce n'est pas seulement une figure de style. Outre le nombre d'heures, les ménagères se plaignaient d'effectuer des tâches répétitives et monotones dans un certain isolement et sans aucune reconnaissance sociale. C'est sur ces constats que s'est dessinée la revendication du salaire au travail ménager, dont Sylvia Federici a été l'une des figures de proue.

Un des objectifs de cette revendication était de dévoiler que les femmes aussi étaient intégrées dans le mode de production capitaliste. Ce à quoi elles passaient leur journée n'était pas le résultat d'une quelconque nature féminine, ce n'était pas un travail d'amour, mais bien une obligation pour elles et une nécessité pour le système qui les exploitait. Parce que le rôle des femmes dans le système capitaliste, tel que le concevaient les féministes marxistes, était d'entretenir la force de travail de leur conjoint pour qu'il puisse mieux retourner se faire exploiter le lendemain.

Donc, à la lumière de ce type de théorie, qualifier l'ensemble de la lutte féministe d'« identitaire » semble un peu farfelu. De larges pans du mouvement n'étaient pas différentialistes, bien au contraire. Beaucoup de militantes voulaient faire valoir que les femmes n'étaient pas fondamentalement différentes des hommes et que si elles étaient assignées à des rôles différents, c'était loin d'être par choix ou par plaisir. Ces rôles étaient subordonnés, invisibilisés et non rémunérés. Leur objectif était de dépasser cette assignation sociale, tout comme la lutte des classes vise ultimement à abolir les classes. Le féminisme de la 2e vague n'est donc pas plus ou moins identitaire que les mouvements anticapitalistes. Et les courants de pensée de cette époque continuent d'exister encore aujourd'hui, c'est pourquoi certaines féministes remettent en question l'appellation de « vagues », qui laisse penser que des courants se succèdent en évoluant nécessairement vers le mieux.

Il y a eu beaucoup d'oppositions à la revendication du salaire au travail ménager dans les milieux féministes. Certaines militantes prônaient plutôt la socialisation des tâches domestiques et c'est plutôt cette option qui a gagné à travers les années, avec l'ouverture du réseau des CPE et des CLSC par exemple. Autrefois, les services de soins étaient fournis contre entretien par des individues isolées dans la sphère privée. Aujourd'hui, chacun paye en théorie à la hauteur de ses moyens pour que ce même travail soit effectué dans la sphère publique et de façon rémunérée.

Cependant, ce qu'on observe, c'est que ces secteurs de service se sont constitués en ghettos d'emplois féminins, généralement moins bien rémunérés que les ghettos d'emploi masculins. Par exemple, selon des données de l'Institut de la statistique du Québec de 2014, le personnel professionnel en soins infirmiers, constitués à 88% de femmes, gagnait en moyenne 34$/h, alors que les professionnels en génie, constitués à 17% de femmes, gagnaient autour de 40-41$/h.

Cela veut dire, en termes simples, que le travail de soin reste aujourd'hui encore un travail de madame et qu'il est encore désavantageux d'y être assignée, par rapport à d'autres occupations qui rapportent plus. La division sexuelle du travail et la hiérarchisation des travaux féminins et masculins n'ont donc pas été profondément bouleversées par la socialisation. En fait, cette option s'avère finalement plus semblable à celle du salaire au travail ménager que ce que prétendaient les militantes qui se déchiraient sur cette question dans les années 70.

Non seulement cela, mais les hiérarchies qui existaient autrefois parmi les femmes dans la sphère domestique ont été transposées au public, comme le rapportent les travaux d'Evelyn Nakano Glenn : les femmes racialisées-ethnicisées se retrouvent avec les travaux sales, lourds et invisibles, c'est-à-dire ceux où elles sont peu ou pas en contact avec le public, rappelant leurs tâches à l'époque où elles étaient domestiques dans les foyers blancs. La hiérarchie interpersonnelle a donc été remplacée par une hiérarchie structurelle.

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Cependant, avant même que nous ayons eu le temps de nous pencher sérieusement sur les limites de l'option de la socialisation, les services publics de soin se retrouvent menacés par les mesures d'austérité. Lorsque le niveau d'approvisionnement de ces services est affecté par les coupures, il incombe aux familles de compenser.

Mais le partage des tâches domestiques est encore inégal aujourd'hui, ce qui fait que les femmes risquent de se retrouver proportionnellement avec une plus large part de ce qui a été coupé. En effet, au Canada, malgré que l'écart se rétrécisse avec les années, quand les deux conjoints d'un couple hétérosexuel travaillent à temps plein, la femme consacre 62% plus de temps au travail domestique, selon des données de 2011 récoltées par l'IRIS. La seule situation dans laquelle le partage des tâches est égal, c'est lorsque la femme travaille à temps plein et que l'homme est à la maison.

Dans un contexte d'austérité, alors que la norme sociale est maintenant au double revenu par ménage (les deux conjoints travaillent), il y a donc un risque d'intensification plus important de la double tâche chez les femmes. Combiné à la perte d'emploi dans le secteur public, ce retour en force du travail gratuit renverrait même certaines à leur rôle de ménagères à temps plein, selon la sociologue Sandra Ezquerra, qui se penche sur les processus genrés à l'œuvre dans la crise espagnole. D'où le rapprochement effectué par certaines auteures, comme Wendy Brown, entre néolibéralisme et néoconservatisme.

Les femmes qui ne veulent ou ne peuvent absorber ce surplus de travail, plutôt que de remettre en cause l'inégalité avec leur conjoint, peuvent alors reporter ce problème sur d'autres femmes plus pauvres. C'est ce qui arrive lorsqu'elles embauchent des nounous, des gardes-malades ou des aides ménagères à domicile. Certaines de ces travailleuses ont immigré au pays expressément pour ces emplois, comme c'est le cas de nombreuses Philippines qui espèrent obtenir leur résidence permanente grâce au Programme d'aides familiaux résidents.

C'est ce que Federici appelle la « solution coloniale au problème de ménage », qui cause un phénomène de care drain puisque nous drainons les ressources de soin des pays pauvres vers nos pays riches. Cette circulation de travailleuses du care est l'un des effets les mieux documentés de la mondialisation néolibérale sur le travail des femmes. Pour Federici, cette exploitation entre femmes mine la possibilité d'une lutte commune. Selon elle, si les militantes avaient réussi à faire reconnaître le travail domestique comme un véritable travail, dans les années 70, nous n'aurions pas ce problème aujourd'hui, ni celui des coupures dans les services publics de soin.

Ezquerra reprend les travaux de Federici et les combine à ceux du géographe marxiste David Harvey pour formuler la thèse selon laquelle les coupures constitueraient une « nouvelle enclosure » des « communs reproductifs » (ma traduction boiteuse). En d'autres mots, on prend une chose que l'on avait réussi à socialiser et on la reprivatise vers les familles, c'est-à-dire, comme on vient de le voir, principalement vers les femmes.

Selon Ezquerra, la classe capitaliste aurait tout à gagner de cette réorganisation du travail de soin. Pourtant, le phénomène sur lequel elle se penche n'est pas celui de privatisation au sens de marchandisation, mais bien au sens de retour vers l'espace domestique. Dans une perspective féministe marxiste, elle affirme qu'une partie des coûts de production pour la classe capitaliste seraient absorbés grâce au travail gratuit des femmes.

Cependant, l'argument s'avère plutôt boiteux puisque, évidemment, les impôts qui servent à payer les services publics ne viennent pas à 100% des profits de la classe capitaliste. Il y a certes une démutualisation du risque dans la société, mais si cela est vrai entre travailleurs et capitalistes, cela est aussi vrai entre travailleurs riches et pauvres et, tiens, pourquoi pas, entre hommes et femmes ! Les hommes se retrouvent avec des factures d'impôts allégées sans nécessairement écoper de davantage de travail domestique à effectuer. En ce sens, le néolibéralisme ne serait peut-être pas seulement le retour en force de la classe dominante capitaliste, comme le conceptualise Harvey, mais également de la classe dominante masculine. C'est pour cette raison qu'il est plus intéressant de parler des « processus genrés » à l'œuvre au sein du néolibéralisme plutôt que d'effets différenciés du néolibéralisme sur les genres ou les sexes, comme s'il n'y avait pas d'intérêts en jeu, mais seulement un hasard un peu malheureux pour les femmes.

Et même, lorsque l'on parle de « communs reproductifs » ou de travail ménager socialisé, je pense qu'il faut modérer nos ardeurs. Le coût des services publics a peut-être été socialisé, mais l'effort de travail, lui, reste surtout « commun » aux femmes.

Pour les auteures et militantes de la perspective radicale matérialiste, ni un salaire au travail ménager venant de l'État ni davantage de services publics n'ébranleraient les facteurs structurels qui permettent aux hommes de profiter davantage de temps libre que les femmes. Pour Christine Delphy, si un conjoint ne veut pas effectuer la moitié des tâches ménagères, il devrait payer pour ce travail. Toute forme de tâches autres que celles que l'on effectue pour répondre à ses propres besoins constitue un travail et un travail effectué gratuitement est nécessairement un travail exploité. En ce sens, elle estime que les femmes sont exploitées par les hommes puisqu'elles travaillent gratuitement pour prendre soin d'eux.

Mais maintenant que les femmes sont massivement entrées sur le marché du travail et se retrouvent épuisées par la double tâche, le partage devient difficile à exiger. Certaines auteures parlent même de triple tâche, en ajoutant l'implication bénévole dans la communauté nécessaire pour modérer les effets des politiques néolibérales. Par exemple, Maureen Hays-Mitchell rapporte les stratégies déployées par les Péruviennes pour faire face aux effets dévastateurs des plans d'ajustement structurel. L'une d'entre elles est la mise sur pied de cuisines communales. Dans les années 90, on pouvait en compter environ 2000 de ces cuisines à travers le Pérou, chacune gérée par 20 à 30 femmes.

Avec à cette situation de charge de travail déjà maximale, il reste assez peu de temps et d'énergie aux femmes pour lutter. Une avenue fructueuse de lutte donc doit presque nécessairement se traduire par le refus de travailler plus. Mais cette stratégie a elle aussi des limites. Le 8 mars dernier, un appel à la grève des femmes avait été lancé, mais certaines féministes avaient fait valoir qu'il s'agissait en fait surtout de la grève des femmes privilégiées, puisque les autres ne peuvent pas se permettre de se faire renvoyer du travail ou de laisser leurs enfants seuls.

La différence entre une grève comme on l'entend habituellement et une grève des femmes, c'est notamment que les femmes ne disposent pas de structure syndicale pour les protéger lors de leurs actions collectives quand il est question de travail domestique. Par exemple, elles n'ont pas de fonds de grève pour les assister en cas de représailles. Et qui dit fond de grève dit argent, ce qui nous ramène à la nécessité d'un salaire. La question du salaire au travail ménager mériterait-elle d'être réexaminée aujourd'hui, dans la perspective de mettre sur pied une structure syndicale pour le travail domestique ? Et si oui, qui devrait payer ces salaires : l'État, donc tous les contribuables, ou seulement les hommes?

Les grèves de travail non rémunéré peuvent-elles être efficaces sans structure de type syndical ? Le 24 octobre 1975, 90% des Islandaises avaient décidé de cesser toutes leurs activités, rémunérées ou non. Des banques, des usines, des magasins, des écoles et des infirmeries avaient dû fermer et beaucoup d'hommes avaient dû amener leurs enfants au travail. Il y a même eu une pénurie de saucisses dans les magasins ce jour-là, un repas plutôt facile à cuisiner et apprécié des enfants. La journée a semblé si longue à certains qu'elle a été rebaptisée The Long Friday. Aurait-on pu penser faire durer une telle grève plus longtemps en l'absence de structure de type syndical pour protéger les femmes?

Certaines féministes y ont vu une occasion manquée de réellement changer les choses; d'autres, au contraire, pensent que cette journée a déclenché toute une série de transformations en Islande dans les années qui ont suivi: l'élection de la première présidente en 1980, la création d'un nouveau parti, the Women's Alliance, et l'obtention de ses premiers sièges en 1983, le congé de paternité payé en 2000, la première femme Première ministre (et ouvertement homosexuelle) et l'interdiction des clubs de danseuses en 2010. L'Islande est aussi le pays ayant le plus petit écart salarial entre les sexes au monde, ce qui n'a pas empêché les Islandaises de quitter le travail à 14h38 en octobre dernier protester contre l'écart qui persiste tout de même.

Les Islandaises auraient-elles simplement pu cesser leurs activités rémunérées pour faire pression sur le gouvernement afin que davantage de travail domestique soit socialisé et que les services de soin déjà publics soient mieux rémunérés, dans une perspective de mettre fin à la division sexuelle du travail à long terme? Serait-il possible d'empêcher, de cette façon, les coupures dans les services de soin, sans la menace d'avoir à les rémunérer tout de même, lorsqu'ils sont effectués dans la sphère privée? En d'autres mots, le salaire au travail ménager est-il le seul garde-fou viable contre les mesures d'austérité ou d'autres moyens de pression sont envisageables?


Cela ne compte pas le temps alloué au soin des enfants, http://www.statcan.gc.ca/pub/89-647-x/2011001/hl-fs-fra.htm

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