Critique: Dora Bruder (Patrick Modiano, 1997)

Patrick Modiano, Dora Bruder (Critique)

Si je devais nommer Dora Bruder, et à toute force dire ce qu’incarne ce livre dans le monde si vaste (peut-être infini) du roman, ignorant de ce fait ce qu’il y a de mortifère dans l’acte de contenir en quelques mots tout ce qu’est cet ouvrage, je dirais : « le roman de l’absence ». Mais l’absence de qui ou de quoi ? Sans doute celle de tout ce qui doit faire la matière du roman, l’absence de Dora. Et ce manque, cette fugue du passé, des souvenirs, de l’atrocité même de ce qu’a vécu la jeune juive dans la France occupée, Modiano s’applique à les conjurer en reconstruisant brique par brique cette existence démolie. Mais plus que la chronique du parcours de Dora, c’est un monument qu’il obtient. Mu par un besoin de savoir, de comprendre, par une curiosité pour le passé et rempli d’une indicible patience face aux embûches du chemin, il travaille sans relâche. Et dans un cheminement qui paraît à la fois sans fin et si plein de sens, sans espoir et tellement nourri par l’espérance d’une survivance de la vie dans la permanence des choses, par une plume infatigablement neutre mais douce, qui pas après pas et mot après mot s’efface dans le sillage opiniâtre de son narrateur-chercheur, il déploie tous les trésors de pugnacité qu’une âme peut receler, espérant invoquer tous les trésors de compassion que la nôtre cache peut-être, pour ériger comme un chef-d’œuvre, dans les bureaux du morne Paris qui, après celui de Dora, fut le sien, une stèle incomplète à la mémoire d’une vie évaporée.

Louise Fournier. 09 oct. 2016