De e-ma-a 2 à Hermès Trismégiste

May 23, 2017 | Autor: Florica Bechet | Categoria: Comparative mythology
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De e-ma-a2 à Hermès Trismégiste

Florica BECHET
Université de Bucarest

I. Questions préliminaires.
« Comme tous les vieux mythes, qui recouvrent une signification
profonde – affirme Pierre Gordon[1] –, celui d'Hermès est, au premier
abord, un tissu d'enfantillages, d'incohérences, et de non-sens ». Ce mythe
a suscité des points d'interrogation dès l'Antiquité, ce qui a déterminé
Cicéron de noter dans son œuvre De natura deorum III, 22 qu'Hermès a des
origines multiples, et tout comme, dans l'Hymne homérique à Hermès, il a de
multiples aspects (polytropos). Car il a une multitude de visages et de
fonctions, qui ne peuvent pas être toutes originaires et ne peuvent pas
appartenir à la même époque et, à notre avis, au même Hermès. Citons
Cicéron : « Des Mercures, le premier eut pour père le Ciel, et pour mère la
Lumière. Le second, qui habite un antre souterrain, et qui est le même que
Trophonius, est fils de Valens et de Phoronis. Le troisième, qu'on dit
avoir eu Pan de Pénélope, est né du troisième Jupiter et de Maia. Le
quatrième, dont les Égyptiens croient ne pouvoir sans crime proférer le
nom, est fils du Nil. Le cinquième, qu'ils nomment en leur langue Thoth,
comme s'appelle chez eux le premier mois de l'année, est celui que la ville
de Phénée révère, et qui, s'étant sauvé en Égypte pour avoir tué Argus, y
fit recevoir ses lois, et fleurir les beaux-arts ». Tout comme Pierre
Gordon, dans cette intervention nous nous proposons d'examiner si cette
multiplicité ne se ramène pas, en réalité, à l'unité. Nous espérons montrer
que, tout en évoluant depuis une très lointaine époque, Hermès est resté,
jusqu'au but de sa carrière, sous la diversité de ses visages, une entité
remarquablement cohérente (j'ai intentionnellement repris les mots de
Gordon). Mais notre point de vue est tout à fait différent de celui du
savant anglai qui affirme : « Nous allons examiner si cette multiplicité ne
se ramène pas, en réalité, à l'unité, lorsqu'on pose comme essence première
de ce dieu l'ensemble des rites initiatiques, dont il fut considéré
finalement comme l'initiateur »[2]. Notre démonstration est basée non sur
les rites initiatiques, que nous considérons secondaires, mais sur la
signification de toutes les épreuves du curriculum du dieu. Une intention
de plus : nous essaierons d'esquisser une chronologie dans les fonctions
d'Hermès et dans le phénomène d'agglutination qu'a subi la personnalité de
ce dieu.
Notre point de départ sont les représentations de cette divinité, dès
les plus anciennes aux plus récents, et ses épithètes.


II. Caractéristiques.
1. Le phallus. Le premier Hermès, le plus ancien, divinité minoenne
ou de provenance asianique, date de l'Âge du bronze matriarcal. Son nom est
certainement donné par ses premières représentations, les hermai, d'un très
noble sens. Les hermai se présentent sous deux formes : le tas sacré
(hermaios lophos « le monceau d'Hermès », ou hermaion, hermeon « la colline
d'Hermès », Odysée XVI ; 471), et l'hermès proprement dit, en d'autres
termes la grosse pierre dressée (pierre ou pilier en bois, qui sera
partiellement sculptée par la suite). Les piliers de bois ou de pierre
servaient de bornes et de poteaux indicateurs au coin des carrefours. Ils
représentaient le dieu, qui reçu l'épithète de Phales. Les hermai
marquaient le point de séparation (des chemins, des champs etc.), mais, en
même temps, un lien entre ces entités et, un peu plus tard, quand ils
étaient placés aux portes des maisons, entre l'espace ouvert, la rue, et
l'intérieur de la maison ; à la fois, ils protégeaient la maison la
défendant contre ceux qui voulaient y entrer, et recevaient ceux qui
passaient son seuil. Le monceau sacré représente le groupe formé autour de
la pierre omphalos, c'est-à-dire autour de la source de l'énergie
transcendante, par l'ensemble des initiés, – ultérieurement par l'ensemble
des hommes d'un groupe, ou chaque voyageur, en passant, jetait une pierre.
Il rejoint, par sa forme, le concept de la hauteur sainte (le cairn
celtique, les tumuli, les mounds, etc.). La grosse pierre dressée
personnifie plus spécialement l'initiateur, et s'identifie à l'univers
dynamique, d'où s'irradie vers les êtres et les objets spatio-temporels le
fluide vivifiant. L'herma est le support, l'appui, auquel tout s'adosse.
Voila pourquoi l'hermès sera si souvent quadrangulaire : ce qui fera
rayonner le mana vers les quatre points cardinaux. Car, d'abord
grossièrement taillés, les hermès prirent par la suite une forme plus
régulière, celle d'un bloc quadrangulaire, portant des emblèmes phalliques
et terminé par une ou plusieurs têtes. La tête du dieu était barbue et
plutôt vieillotte, et, sans exception, son organe masculin se dressait
toujours en érection. Cette pierre, même sans les accessoires sculptés, est
un symbole phallique, signe de la fertilité, de la richesse et de la bonne
chance (n'oublions pas que le phallos – lat. fascinum – représentait un
objet doué de pouvoirs magiques, contre le mauvais œil). Il représentait un
objet de vénération. En nombre de lieux, il était révéré sous la forme d'un
phallos : c'était un dieu de la fécondité animale et de la fertilité, –
l'analogue de Pan, lequel était du reste tenu pour son fils ou son frère.
Généralement, cette forme pyramidale est destinée à Hermès, peut-être
grâce à la multitude et la popularité des hermai qui se retrouvaient dans
les rues d'Athènes, fabriqués dans le quartier Hermoglyphes. Mais on trouve
à Athènes des hermes à figure féminines, et sur certains vases peints,
c'est Dionysos qui est ainsi représenté. De même, parfois un simple pilier
à pointe pyramidale portait le nom d'Artémis. Vu le symbole de fertilité de
cette forme nous ne sommes pas du tout étonnés de la retrouver chez deux
autres divinités concernant la nature, le cycle de la végétation, la mort
et la renaissance, la fertilité. D'ailleurs, ce n'est qu'aux divinités de
la fertilité qu'on sacrifie des lapins/lièvres, et parmi ceux-ci nous
connaissons Hermès et Artémis (Hermès est même représenté accompagné d'un
lièvre). Nous dévoilerons plus tard le mystère des visages féminins.

2. Le bélier. Hermès veille de près sur les troupeaux, et est
fréquemment représenté avec une brebis, un veau, une chèvre, etc.sur les
épaules ou dans les bras. A Tanagra, lors des Hermaia, le plus bel éphèbe
accomplissait le tour de la ville en portant un bélier sur ses épaules,
réalisant un rite de circumambulation. On connaît aussi ses rapports avec
la race bovine : à part le vol des bœufs de son frère Apollon, il faut
mentionner la génisse Io gardée par le géant Argus. Le bélier porté sur les
épaules par l'éphèbe coureur indique avec précision le sens originel de
l'hermès criophore « porteur de bélier ». On imagine toujours que c'est là,
par essence, de la part du dieu, une manifestation protectrice à l'égard
des troupeaux, soit qu'il tienne un bouc, un mouton, un veau, dans les bras
ou sous l'aisselle, soit qu'il le charge sur ses épaule. Or, Hérodote et
Lucien ne nous apprennent-ils pas qu'Hermès se transforma en bouc pour
assaillir Pénélope, en d'autres termes pour pratiquer avec elle l'union
hiérogamique ? Cet exploit est placé à l'époque mycénienne. Quand nous le
voyons avec un fardeau animal, nous pouvons dès lors être sûrs qu'il a eu
en vue, au commencement, non la bête elle-même, mais l'homme-animal qu'elle
sert à faire renaître au cours des rites. Il arrive au surplus que l'animal
lui sert de monture : or, il est bien connu que l'animal-monture
s'identifie, rituellement et ontologiquement, avec la personnalité
sacrosainte qu'il supporte. Nous sommes donc bien en présence primairement
d'un animal sacrificiel que consacre le dieu. C'est plus tard, par
gauchissement ou extension des concepts initiatiques, qu'Hermès devint
Agrotêr « dieu champêtre », et Nomios « dieu du pâturage ». En son
principe, il fut le pasteur des hommes, et il devint celui des animaux –
Epilêllios (= protecteur des troupeaux). Dès lors qu'il était l'hypostase
du sacré, il se trouvait à la source même de la fécondité animale et de la
fertilité végétale, puisque l'énergie dynamique constitue l'essence des
forces spatio-temporelles. C'est pourquoi il veillait non seulement au bien-
être des troupeaux, mais aussi à la vie des céréales et des arbres, non
moins nécessaires à l'homme. Par ce dernier aspect, il se confondait
presque, à juste titre, avec Dionysos Dendritès « Dionysos arborescent »,
et recevait pour attribut une gerbe d'épis. N'oublions pas que dans la
mythologie romaine Hermès a été assimilé à Mercure, qui était une divinité
de la végétation, de la fertilité. Signalons aussi, d'un autre espace, le
germanique Thor, qui était lui aussi ithyphalique et dont le char, toujours
attelé de deux béliers, attestent en outre ses rapports lointains avec cet
animal ; des croquis préhistoriques le montrent du reste comme criomorphe,
avec des cornes, et un marteau dans chaque main. Dès qu'il devient Agrotêr
et Nomios, Hermès change d'aspect. Il est représenté comme un jeune homme,
éphèbe athlétique et imberbe, portant ses sandales ailées (pédila), son
chapeau rond (le pétasse) ou celui de voyage et son manteau, le caducée
d'héraut et la bource d'argent.

3. L'enfant. Peu de divinités grecques sont représentées en posture
d'enfants ou même de bébés. Hermès est l'un d'entre eux. Sur un vase le
nouveau-né est se trouve dans son berceau, où, enveloppé jusqu'au menton,
fait semblant de dormir, après avoir volé les bœuf d'Apollon. Sur un autre,
l'enfant Hermès est porté dans ses bras par Iris ; ici c'est elle qui porte
le signe du messager, le caducée. La plupart des représentations d'un
enfant divin (peinture et sculptures) présentent l'enfant Dionysos,
plusieurs fois dans les bras d'Hermès, de Silène, d'une nymphe ou de Zeus
lui-même. Un autre enfant que nous trouvons représenté sur les monuments
antiques est Zeus : la plupart des images présentent le bébé Zeus, entouré
des Courètes, qui dansent et qui frappent leurs boucliers, ou tétant la
chèvre Amalthée. N'oublions pas que même la divinité suprême des Grecs est
la somme de plusieurs divinités et que, bien que Zeus soit un dieu
essentiellement indo-européen, il a englobé un Zeus autochtone, chtonien,
Zeus Meilichios (épithète qui s'applique aussi à Dionysos) ou Chthonios
(épithète d'Hermès), une sorte de Ploutos. Il est porteur de la corne
d'abondance.
Nous avons observé que les divinités qui gèrent la fertilité, le
cycle de la végétation (en étroite relation avec le culte des morts et le
monde d'au-delà) sont représentées aussi comme enfants. De même, ils sont
tantôt jeunes éphèbes imberbes dans la fleur de l'âge, tantôt des
vieillards barbus. A notre avis, ces trois hypostases s'accordent bien avec
le cycle des saisons où nous pouvons voir la nature en pleine vigueur,
ensuite flétrir et mourir, pour renaître au printemps, pour pousser en
bourgeons, des petits bébé végétaux. Nous avons déjà remarqué ses
hypostases au cas d'Héphaïstos, lui aussi, au début, une divinité de la
fertilité[3].

4. Le feu. Dans notre étude sur Héphaïstos[4] nous avons expliqué
aussi le rapport entre le feu et la végétation, la fertilité. Nous avons
présenté aussi les différentes hypostases du feu (feu céleste, solaire, feu
souterrain, volcanique, etc.). Or, nous avons vu qu'Hermès est considéré
l'inventeur du feu, identifié par Gordon au feu sacré, parce qu'il est
utilisé pour faire des sacrifices.


5. Le véhicule. Dans la même étude nous avons signalé que ces
divinités qui parcourent l'entière route du soleil, qui montent sur la
voûte céleste, descendent au-dessous de l'horizon, s'éteignent ou meurent
et renaissent le matin, route équivalente à la descente au monde d'au-delà,
ont besoin d'une aide pour le transport (char, traîneau, monture,
chaussures parfois ailées). Hermès, lui, a ses sandales ailées, identiques
aux sandales d'Héphaïstos, qui possède aussi un char, comparable à celui de
Dionysos.


6. Le pays des morts. Hermès est connu comme dieu Psychopompe, qui
conduit les âmes des morts dans le royaume de Hadès. Cette fonction
s'accorde bien avec sa qualité de divinité chtonienne, de la fertilité. Il
pendule toujours entre la vie et la mort. Il descend dans le monde d'au-
delà et il revient parmi les humains ou les dieux. C'est de là qu'en
qualité de Libérateur il ramène Perséphone de l'Hadès. Dans cette mission
infernale il rencontre d'autres divinités de la fertilité, dieux
nourriciers : Artémis-Hécate et Dionysos. C'est pourquoi à la fête des
Anthestéries, fête de Dionysos, le jour des Marmites (Chytroi) Hermès
Psychopompe « convoyeur » des âmes est, à l'opinion de Maria Daraki[5], le
double de Dionysos, auquel il s'associe : ce jour on leur sacrifie pour
clore la fête. Sur un lécyte (publié par P. Schaow) figure un grand pithos,
profondément enterré dans le sol, le couvercle retiré (certainement une
anodos). De minuscules esprits s'en échappent. Deux d'entre eux prennent
leur envoi, un troisième est en train d'émerger, tandis qu'un quatrième
revient plonger dans le pithos ouvert. Hermès Psyhopompe préside à
l'ensemble de ces mouvements qu'il semble diriger avec la rhabdos qu'il
tient de la main droite. Jane Harrison croit qu'il s'agit des âmes qui
s'échappent du pithos comme d'une tombe ouverte pour ensuite replonger sous
la conduite d'Hermès, tout à fait qualifié pour commander ce mouvement à
double sens. C'est la sortie collective des morts lors des Anthestéries.
« Dionysos n'est pas le dieu qui « souffre » – écrit Maria Daraki – mais le
dieu qui circule. Ses départs et ses retours s'inscrivent sur un parcours
circulaire qui établit la jonction entre le monde des morts et le monde des
vivants »[6]. Cette affirmation convient parfaitement aussi à Hermès. Ce
parcours est la voie la plus importante, la voie complète, le paradigme des
chemins. On ne s'étonne donc pas si Hermès protège tous ce qui a à faire
aux chemins et aux contacts, aux jonctions (voyageurs, marins, hérauts,
voleurs, etc.). On ne s'étonne même pas du fait qu'Hermès est représenté
portant Dionysos dans ses bras, tout comme Dionysos est représenté ramenant
Héphaïstos en Olympe.


7. Le masque. L'un des attributs des divinités qui gèrent la fertilité
c'est le masque. Ce masque est, peut-être, un signe de leurs métamorphoses,
mais il est aussi consubstantiel à un élément de leur origine. A l'origine
du masque dionysiaque se trouve le marc de raisin, utilisé au début par le
dieu et ensuite par ses adeptes et les vendangeurs. A Naxos, vénéré en tant
que Dionysos Meilichios, le dieu porte un masque en bois de figuier, tandis
que, vénéré en tant que Dionysos Bacchos, porte un masque en bois de vigne.
Hermès, quand joue le rôle des cyclopes, appelé comme croquemitaines par
les mamans divines pour faire tenir sages leurs filles désobéissantes se
barbouille de suie dans la cendre du foyer[7] (n'oublions pas que qu'il
avait inventé le feu), tandis qu'Artémis, en danger de perdre sa virginité
et d'être violée par le dieu-fleuve Alphée, s'enduisit le visage de boue et
toutes ses compagnes en firent autant[8] (l'une des épiclèses d'Artémis
étant Limnaia « celle du marrait », épiclèse à la fois de Dionysos). Une
tasse attique du Musée du Vatican, nous montre Dionysos et Hermès entre les
deux yeux qui servaient de masque à celui qui buvait. Leur dépouille
rituelle animale qui les sanctifiait se transforma peu à peu en masque.


8. Le double visage. En divers endroits, Hermès était par surcroît
figuré avec un double visage (parfois un jeune et un autre vieux[9]), comme
le Janus latin. Il le fut pour la même raison qu'en Italie Janus était
double, ou que chez les Aztèques, Imetecuhtli était le Dieux deux : parce
qu'il incorporait l'énergie transcendante, laquelle comportait la réunion
des éléments séparés dans l'univers phénoménal. C'était cette dualité,
surnatullement fondue dans une unité que l'on apercevait dans les pierres
sacrées, dont les rites faisaient des ostensions de la radiance éternelle.
Mais c'est aussi la vertu du passage, incarnée par notre dieu. Voilà
pourquoi Hermès a parfois les deux sexes, tout comme une monnaie a une face
et une pile, tout comme une porte a deux côtés, l'une qui s'ouvre et
l'autre qui se ferme. Voila aussi pourquoi les hermai ont fréquemment,
comme Janus, deux têtes.
Le duel (du point de vue linguistique, la forme du duel, qui se
retrouve dans Herma, a chance d'être la plus ancienne.) a également sa
source dans la soudure transcendante de deux êtres de même sexe, par
exemple dans le lien qui unit les enfants célestes de la Mère Lune (la Lune
claire ou montante, et la Lune obscure ou déclinante). Ce n'est que cette
dualité qui fourni la plénitude, qui ferme le cercle. Tous les rites
conduisent à cette conclusion. Les Hermaia étaient l'une des plus grandes
solennités grecques et, à Kydonia de Crète, cette fête ressemblait aux
Saturnales romaines ; les maîtres offraient un festin à leurs esclaves et à
leurs paysans ; ils les servaient à table ; et en recevaient de coups. Au
mois Hermaios les deux sexes changeaient leurs vêtements. Cette fête se
nommait Hybristika ou Endymatia. Elle prouve l'appartenance d'Hermès au
croissant lunaire (au début, le karykeion finissait par un croissant de
lune). Ces vieux rituels prouvent avec éclat que l'initiation effectue une
rénovation complète de l'être humain, puisqu'elle va jusqu'à changer son
sexe (rappelons que, d'après les idées anciennes, le costume détermine
l'essence).
Cette entité duelle relève la place centrale occupée alors par les
cérémonies sexuelles. Etant donné qu'à cette époque éloignée les organes
physiques qui procédaient à l'accomplissement du rite étaient au plus haut
point sacralisés, l'on doit admettre que le sacré apparaissait
essentiellement, en cette période, comme la pénétration du phallos masculin
dans le kteis féminin. C'est pourquoi le sacré contenu dans les pierres ne
pouvait que se présenter comme la réunion de deux êtres étroitement soudés
l'un à l'autre. L'être humain était, à l'origine, composé de deux Je en un
seul être. La même idée s'exprimait par la conception de l'androgyne ou de
l'hermaphrodite primordial. Un tel androgyne était aussi Dionysos (qui
engendre tout seul Iacchos) et Zeus lui-même (qui enfante Athéna « sans
mère »).
L'union hiérogamique était une communion spirituelle qui rétablissait
l'unité primordiale et faisait cesser la distinction de l'homme et de la
femme : elle restituait l'état édénique, autrement dit l'état dynamique
d'indivision, qui caractérise le royaume de l'immortalité. L'on ne saurait
entendre la profondeur des rites phalliques du néolithique, non plus du
reste que leurs déviations ultérieures, si l'on ignore cette altitude de
leur point de départ. L'union charnelle, conçue comme une hiérogamie, forma
vraiment, vers la fin de l'« âge d'argent », à la fois le centre et le
couronnement du culte dans tous les groupes sociaux influencés par la
civilisation de l'agriculture, en d'autre termes par le matriarcat (la
culture du sol étant alors aux mains des femmes) : or ces groupes
constituèrent alors la quasi-totalité de l'humanité.
D'ailleurs, Hermès n'est pas la seule divinité double, ni la seule à
double sexe. Dionysos est souvent représenté à une tête au visage double :
un Dionysos jeune et un Dionysos âgé (l'une de ces têtes ce trouve au Musé
du Louvre). La légende de cette représentation est la suivante : l'union
dionysiaque (avec la basilina) est un passage. Le sacrifice dionysiaque est
un passage également. Il conduit de Dionysos-enfant (qui naît du vin
nouveau quand on ouvre le couvercle) à Dionysos adulte. Soumis au sparagmos
qui le rend multiple comme une semence, le dieu-enfant traverse un lieu de
croissance, en direction du pôle de l'accomplissement : Dionysos-adulte. De
plus, comme l'affirme Maria Daraki, il est l' « efféminer », mais il est
surtout l' « homme-femme », l'arrehnothyles. Il est le pseudodanor, le
« faux mâle », mais c'est lorsqu'il se présence en dieu barbu qu'il est
vêtu du peplos et de la « ceinture », attributs nuptiaux féminins[10]. Au
temps du paléolithique on envisageait l'existence d'une surfemme androgyne,
comme, par exemple, l'Aphrodite de Cypre, dont les épithètes sont biformis
et arsenothelus « mâle-femelle ». Retenons que cette Aphrodite provient de
l'Arcadie. D'après Macrobe (Saturn. III, 83), la Lune, antique Mère, était
considérée, à Athènes, comme à la fois femelle et mâle.

9. La Vierge-Mère, la Maîtresse de animaux, l'enfantement
monosexuelle. Toutes ses hypostases existaient au temps reculé du
matriarcat. Au début, la Mère enfantait sans parèdre masculin. C'était la
Vierge Noire néolithique. Comme elle siégeait au fond des cavernes, ce fut
peu à peu la Mère noire, devenue la très révérée Vierge Noire du
christianisme[11]. Son essence transcendante s'hypostasiait souvent dans
une pierre, elle était fréquemment une pierre noire. La Mère, et la pierre
en qui elle s'incarnait, étaient noires pour les mêmes motifs que le fut
Hadès-Plouton : parce qu'elle divinisait les hommes dans l'obscurité du
monde souterrain.
Hermès est comme un nouvel initié, il naît dans une caverne qui dans
l'hymne homérique porte l'appellation de megaron (v. 65), appellation
courante pour les antiques grottes saintes. Ajoutons que, très
correctement, d'après l'hymne homérique, Zeus rend à Maia des visites
nocturnes : la hiérogamie s'accomplissait, en effet, fréquemment, à haute
époque, dans la nuit du monde souterrain. Plus tard, elle s'opéra dans
l'enceinte divine, au sommet de la montagne.
La personnalité initiatique est – puisque nous sommes au néolithique
et dans une région largement influencée par le matriarcat –, la Mère
Divine. Le mot Maia, qui désigne en l'espèce la génitrice, signifie Mère :
la Mâ cappadocienne, la Mamma et la Maya de l'Inde, ont même origine. Cette
Mère, envisagée comme nourrice, fut souvent appelée, à la même époque,
Nanne, ou Anna, Anou, Ninni, Ininna, Ininni, etc. Dans tous les cas, l'on a
affaire à une entité féminine, transcendante qui dispense l'aliment
d'immortalité, essence et support de toutes les forces et de tous les biens
d'ici-bas.
Hermès naisse en Arcadie, dans une grotte sur le mont Cyllène: donc ce
dieu est arcadien, ce qui signifie qu'il relève d'une région grecque où,
par une rare fortune, les cultes et les coutumes néolithiques des Pélasges
s'étaient perpétuées à l'abri de toute invasion (Pausanias VIII, 1, 4)[12].
Mais, au cours des années, en de nombreux pays, la Vierge Mère
néolithique se transforma par la suite en épouse ou en concubine d'un
parèdre masculin. On reconnaît sans peine, dans cette transformation,
l'influence des rites phalliques. Dès lors que les jeunes filles initiées
étaient identifiées avec la Mère, et qu'elle s'unissaient hiérogamiquement
avec une personnalité masculine sacrosainte, il était inévitable que le
caractère virginal du début s'évanouît : le dieu prit peu à peu la première
place, et les nouveaux initiés en vinrent à être considérés comme ses
enfants. C'est ainsi que Maia fut ravalée au rang de nymphe « jeune
fille », et qu'Hermès devint fils de Zeus. Telle n'était sûrement point la
situation locale primitive.

10. L'Hermès mycénien. La trait d'union de toutes ces aspects est
offert par Joan Gulizio[13] qui affirme que la découverte sur les tablettes
en Linéar B de noms de beaucoup de divinités connues plus tard dans la
religion grecque, ainsi que de beaucoup de théonymes apparemment non
attestés dans la période historique, a mis dans une nouvelle lumière le
compliqué problème de la continuité de la religion grecque depuis l'âge du
bronze jusqu'à la période historique.
Ces noms se trouvent sur des tablettes à contenu économique, mais les
offres que celles-ci évoquent, les divinités associés dans le même texte et
les épithètes qui leurs sont attribuées peuvent donner quelques indices sur
les rôles joués par ces divinités dans la religion mycénien et de voir
comment ces rôles changent ou restent les mêmes dans la religion grecque
classique.
Parmi ces noms se trouve aussi le nom d'Hermès, sous la forme e-ma-
a2. e-ma-a2 est généralement interprété comme JErmavha~ or JHermh`~ dans
le dialecte attique. Conformément à l'opinion de Walter Burkert,
l'étymologie du nom divin de Hermès « points specifically to one single
phenomenon : herma is a heap of stones, a monument set up as an elementary
form of demarcation »[14]. Ce qui fait de ce dieu un dieu des liaisons est
expliqué de cette manière : « He crosses the boundary between the living
and the dead, between the mortal and immortal. As such, his name (and
perhaps his early cult) is connected to the herma or heaps of stones that
served as boundary markers upon which passers-by would place a stone in
honor of the god »[15], une étymologie mise en relation avec le rôle
d'Hermès en tant que divinité des frontières.
Le mot e-ma-a2 apparaît cinq fois dans les tablettes en Linéar B.
L'auteur observe : « … he seems to be included in tablets, or series of
tablets, otherwise associated primarily with goddesses in PY Tn 316, the TH
Of series and perhaps even PY Un 219 »[16].
La tablette PY Tn 316 contient un important nombre de divinités
féminines, comme, entre autres, po-ti-ni-ja, po-si-da-e-ja, di-u-ja et e-
ra. Parmi ces divinités féminines se trouve le nom d'Hermès. La tablette
est divisée en cinq paragraphes qui ont la même structure pour laquelle, en
1999, Palaima a proposé la traduction suivante : « Et il (or Pylos) envoie
or organise une cérémonie sacrée [dans un sanctuaire spécifié] et il (or
Pylos) apporte des présents/dons, et il (or Pylos) conduit po-re-na ». po-
re-na = hommes et femmes en tant que victimes sacrificielles ou prêtres et
prêtresses qui apportent la vaisselle d'or et pour commencer leur service
de prêtres et de prêtresses ». Les lignes 4-7 sur le verso sont très
différentes des autres, car ils mentionnent trois sanctuaires dédiés aux
trois divinités féminines opposés à un quatrième. Parmi les divinités
féminines se trouve pe-re-*82 – une divinité inconnue, mais certainement
féminine (parce que dans cette tablette une femme est attribuée à une
divinité féminine, et cette divinité est couplée avec deux autres théonymes
féminines). Donc les divinités féminines reçoivent une femme, tandis que
les divinités masculines (di-we et e-ma-a2) reçoivent un homme. e-ma-a2 est
mentionné dans la compagnie de pe-re-*82, de i-pe-me-de-ja ( JIfimevdeia –
héroïne mentionnée par Homère comme femme d'Aloeus, qui donne naissance à
deux fils conçus avec Poséidon, la divinité proéminente de Pylos), et de di-
u-ja (DivÛia > Diva, la contrepartie féminine de Zeus). Mais contrairement
à ces divinités féminines e-ma-a2 n'a pas de sanctuaire propre. De même il
est connecté aux sanctuaires des autres déesses. Dans la tablette PY Un 219
on peut lire a-ti-mi-te ( [Artemi~, au datif) et po-ti-ni-a (povtnia)
« maîtresse » ou « dame » et un possible e-ra et pe-re-*82 (dont deux ou
trois sont mentionnées aussi dans Tn 316). e-ma-a2 se trouve aussi sur une
tablette de Thèbes, qui fait partie des tablettes où on offre de la laine,
comme Of 31 et Of 35 où on trouve la même formule. Dans TH Of 28 la laine
est offerte à e-ra et dans Of 36 à po-ti-ni-ja, déesses qui apparaissent
aussi dans la tablette Tn 316 de Pylos. Et de plus, dans Of 35 est
mentionnée ko-ma-we-te-ja, déesse qui apparaît aussi dans Tn 316 (on lui
est offerte une femme, est associée à Poséidon, est vénérée dans le
sanctuaire de celui-ci).
Donc, Hermès n'était, à cette époque, comme il est resté dans
quelques espaces restreints à l'époque classique, que l'adjoint d'une
Déesse Mère. Pausanias dit que c'est Pélops qui a trouvé le premier un
temple d'Hermès en Péloponnèse (Paus. 5.1.7). Citons l'auteur :
« Otherwise, Hermes is generaly worshipped in the form of a staatue (herm),
either set up in the open air, usualy female, divinities. For instance, in
the Acropolis in Athens, a very ancient wooden agalma of Hermes stood in
the temple of Athena Polias (Farnell 1896[17]: 5.5 and Paus. 1.27.1), and
in Arcadia in the temple of Aphrodite there are wooden statues of Hermes
and Aphrodite (Paus. 8.31.5). In addition, Hermes is often jointly
worshipped in the sanctuaries of female divinities, such as in Arcadia in a
sanctuary constructed for Muses, Apollo and Hermes (Paus. 8.32.3). He is
also worshipped jointly with such divinities as Hecate in Arcadia and
Demeter and Despoina on the Messenian border. In addition, the cult of
Hermes is attested in other areas of western and central Crete. Finally,
Hermes is also connected in cult with Aphrodite on the island of Crete at
the sanctuary of Hermes and Aphrodite at Kato Syme (Lebessi and Muhly
1987[18]:102-113). This multiperiod site was in continual use from the
Bronye Age to as late as the Roman period »[19].
L'Hermès tricéphale, un peu plus rare, nous reporte, lui, par son
origine, tout comme l'Hécate tricéphale, à la triade lunaire. C'est Hermès
tricéphale qui, vivifié par Hermès-Thot, deviendra, à l'époque gréco-
romaine, Hermès Trismégiste.


III. En guise de conclusions.
« Comment synthétiser ces emplois et ces figurations disparates ? –
se demande Gordon. Comment rendre compte que cette entité si complexe, et
presque chaotique, soit devenue, à la longue, Hermès Trismégiste, autrement
dit le trois fois très grand Hermès, le maître des pensées transcendantes,
le dispensateur de la lumière cachée, le révélateur des secrets
initiatiques, au point que Justin le Martyr pourra écrire, dans l'une de
ses Apologies (I, 22) : "Nous appelons Jésus-Christ le Logos : nous lui
appliquons la dénomination que vous donnez à Hermès" »[20].
Nous croyons avoir répondu au moins partiellement à cette question.


BIBLIOGRAPHIE

Bechet, Florica (2010), « Sur les traces du boiteux (I) », Studia Indo-
Europaea. Revue de mythologie et de linguistique comparée, IV, Société
Roumaine d'Études Indo-Européennes, Bucarest, p. 47-63.
Burkert, Walter (1985 [=2008]), Greek Religion6, translated by John Raffan,
Oxford, Blackwell Publishing.
Daraki, Maria (1994), Dionysos et la déesse Terre, Paris, Flammarion.
Ellinger, Pierre (2009), Artémis, déesse de tous les dangers, Paris,
Larousse.
Gordon, Pierre (1984), Le Mythe d'Hermès, Paris, Arma Artis.
Gulizio, Joan (2000), « Hermes and e-ma-a2. The continuity of his cult fro,
the bronze age to the historical period », ŽA, 50, p. 105-116.
Kerény, Karl (1976), Hermes, Guide of Souls, trad. engl., New York, Spring
Publications.
Nilsson, Martin P. (1949 [=2010]), The Minoan-Mycenaean Religion and its
Survival in Greek Religion2, New York, Biblo and Tannen.
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[1] P. Gordon, Le Mythe d'Hermès, Paris, Arma Artis, 1984, p. 3
[2] Ibid.
[3] Cf. Florica Bechet, « Sur les traces du boiteux (I) », Studia Indo-
Europaea. Revue de mythologie et de linguistique comparée, IV, Société
Roumaine d'Études Indo-Européennes, Bucarest, 2010, p. 47-63.
[4] Id., ibid.
[5] Maria Daraki, Dionysos et la déesse Terre, Paris, Flammarion, 1994, p.
38.
[6] Ibid., p. 30.
[7] Cf. Pierre Ellinger, Artémis, déesse de tous les dangers, Paris,
Larousse, 2009, p. 41.
[8] Id., ibid., p. 97.
[9] Tout comme Dionysos dimorphos, qui est représenté aussi comme divinité
adulte tenant sur ses genoux sa propre figure enfantine.
[10] Ibid., p. 146.
[11] Gordon, ibid., p. 16.
[12] Id., ibid., p. 15.
[13] Joan Gulizio, « Hermes and e-ma-a2. The continuity of his cult fro,
the bronze age to the historical period », }A, 50 (2000), p. 105-116.
[14] Walter ŽA, 50 (2000), p. 105-116.
[15] Walter Burkert, Greek Religion6, translated by John Raffan, Oxford,
Blackwell Publishing, 1985 [=2008], p. 156.
[16] Id., ibid., p. 136, apud Gulizio, p. 113.
[17] Raffan, p. 113.
[18] Lewis Richard Farnell, The Cults of the Greek States.
[19] A. Lebessi and P. Muhly, "The Sanctuary of Hermes and Aphrodite at
Syme, Crete," National Geographic Research 3:1(1987) 102-113.
[20] Id., ibid., p. 114.
[21] Gordon, ibid., p. 7.
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