João Rodrigues: A Portuguese Art of Tea.

September 23, 2017 | Autor: François Lachaud | Categoria: Modern History, Art History, Japanese Buddhism, Jesuit history, Tea Ceremony
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UN « ART DU THÉ » PORTUGAIS : SUR QUELQUES PAGES DE L’HISTÓRIA DA IGREJA DO JAPÃO DE JOÃO RODRIGUES « TÇUZU » (1562-1633) Durant des années au Japon et à l’occasion de séjours en Chine (essentiellement au Fujian) et à Taiwan, placés sous le signe de la curiosité et du vent de l’éventuel amis des découvertes, je me suis d’abord par la marge, puis par la pratique intéressé aux profondes et implications socioculturelles des arts du thé, encore vives aujourd’hui, sans esprit d’école ni de chapelle mais en jouissant des conseils précieux de professeurs, de maîtres de thé, de moines et d’amis qui m’ont initié aux arcanes de la cérémonie du thé japonaise sous ses deux espèces : en poudre et en feuilles1, synthèse de formes diverses de religion, de pensée et d’art. Par les jardins

1. Ce travail a été rendu possible et grandement facilité par M. João Pedro Garcia, Directeur des relations internationales de la Fundação Calouste Gulbenkian et du Centre culturel Calouste Gulbenkian de Paris : sa gentillesse et son efficacité, sa largesse et son zèle, m’ont permis de me rendre à la Bibliothèque du Palais royal d’Ajuda pour consulter et reproduire le manuscrit analysé dans cette étude. À son nom, j’ajoute celui de son assistante Mme Fátima Gil passionnée des choses asiatiques, connaissant très bien le Japon et sa langue, et qui a bien voulu, tout comme M. Garcia, porter de l’intérêt à une recherche dont cet article n’est qu’un premier jalon. Je voudrais également rappeler que c’est encore la Fondation Calouste Gulbenkian qui a publié le grand œuvre de Léon Bourdon, La Compagnie de Jésus et le Japon, référence toujours indispensable pour les chercheurs sur le Japon, ainsi que le beau livre du P. Bésineau, Au Japon avec João Rodrigues 1580-1620. Je tiens aussi à exprimer ma gratitude à tous les érudits collègues portugais et espagnols qui m’ont, avec une grande patience, aidé dans mes recherches : notamment João Paulo Oliveira e Costa, Alexandra Curvelo, Dejanirah Couto, Rui Manuel Loureiro, Juan Gil. J’ajoute à leur nom celui de Martin Nogueira Ramos, jeune chercheur dont les recherches prometteuses, menées avec constance et talent, tout en faisant avec un égal bonheur usage des sources occidentales et asiatiques, ne manqueront pas de renouveler l’étude de la présence chrétienne au Japon, et celle des religions japonaises. Ses avis sur le déchiffrement de certains documents ont été précieux. Je dois aussi mentionner mes collègues dans les choses du thé : à Taipei, Mme Liu Shu-fen ; au Japon, mes amis Tominaga Shigeki, son épouse Keiko, Takahashi Hiromi, associés eux-aussi dans un passé récent de conférences et de colloques au Centre culturel Calouste Gulbenkian. J’y ajouterai celui tsuki Mikio, l’un des savants les plus érudits sur le sencha ᄾಁ, ce thé en feuilles aimé par les moines et les lettrés de l’époque Edo (1603-1867). Enfin, les conseils et les suggestions de Louise Cort, notamment pour les « connaissances » en matière de thé et de céramique d’Okakura Tenshin ont été très précieux.

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et par les stèles, parmi ces érudites, amicales et studieuses compagnies, passant d’une peinture de Hakuin et un diagramme de Saint Jean de la Croix, aux carrefours de la beauté et de l’indétermination, nous avons longuement devisé, entre théières, poêlons, tasses et zhong (ઉ), de ces traités sur le thé nommés en japonais chasho et en chinois chashu ಁ஼2. Les horizons allaient encore s´élargir, comme si le métissage et l’ouverture pouvaient seuls nous sortir de nos tristes topiques. Il fallait, au-delà de la Chine et du Japon un troisième terme pour que ces exercices de lecture, de pratique et d’interprétation prennent un sens nouveau. Les Barbares du Sud, Portugais et Espagnols, habitants du Nouveau Monde seraient ce maillon unissant le monde dans une heureuse mondialisation. À mon plus grand regret je n’étais aucunement spécialiste d’études portugaises, lusophones, ni même ibériques, et je courais le risque de falar a lume de palhas, si l’on se fie à une expression portugaise quelque peu désuète, de « parler à la lumière d’un feu de paille » : c’est-à-dire du haut de toute mon incompétence. Raison supplémentaire de persévérer. La cérémonie du thé, l’art du thé, ou tout simplement le Thé avec une majuscule, est considérée comme l’aboutissement et la synthèse des arts au Japon, sinon la quintessence de la culture japonaise elle-même. Pourtant, je commencerai cette étude par une déclaration quelque peu surprenante, que ne partagent pas tous les maîtres de thé des écoles Senke Տ୮ˁ Voici une quinzaine d’années, en mars 1994, le XIVe descendant de l’illustre famille de maîtres de thé, Mushanok!ji Senke ࣳृ՛ሁՏ ୮, Futessai լኧ㵰 (né en 1945), lors d’une lettre adressée au pape JeanPaul II (1920-2005), faisait la déclaration suivante : « Me reviennent à la mémoire les jours où je fréquentais une école catholique à Ky!to [l’école Viator, NDA]. J’étais déjà familier des principes

2. En dehors des éditions séparées des divers livres et traités sur l’art du thé au Japon, les principaux d’entre eux sont réunis avec des commentaires éclairants et des notes dans Nihon no chasho ֲ‫ء‬圸ಁ஼ʳ(Traités japonais sur le thé), T!ky!, Heibonsha, coll. « T!y! bunko », 19711972, 2 vol. L’édition de référence pour les textes concernant le Thé est celle dirigée par Sen S!shitsu XV Տࡲ৛ (né en 1923), Sad koten zensh!ʳಁሐ‫ࠢײ‬٤ႃ, Ky!to,Tank!sha, 19561962, 12 vol. On trouve dans la même collection un volume commode de commentaires et de traductions des principaux traités chinois sur le thé, Ch!goku no chasho խ㧺圸ಁ஼ (Traités chinois sur le thé), T!ky!, Heibonsha, 1976. Parmi ces ouvrages, on notera, la présence du Daguan chalun Օᨠಁᓵ, composé par l’empereur Huizong ᚧࡲ (1082-1135), en 1107 et qui expose les modes et les formes de consommation cérémonielles du thé à l’époque des Song ; modèles qui furent à l’origine de la « cérémonie » et du culte du thé japonais. Huizong, on le sait, fut l’avant-dernier empereur de la dynastie des Song du Nord et il passa à la postérité pour ses talents de peintre, de calligraphe, d’architecte, d’amateur de thé et d’antiquités, bien plus que pour ses capacités politiques. Il aimait à demander aux peintres de son académie d’être fidèles à la nature lorsqu’ils la représentaient ; couleurs et composition devaient refléter le raffinement de ses goûts tandis que les eunuques et ses favoris géraient les affaires courantes et les mésalliances qui précipitèrent sa chute.

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de la cérémonie du thé, aussi lorsque je dus assister à la messe à la chapelle, je découvris un nombre non négligeable de points communs entre celle-ci et la Voie du thé. Il ne fait pas de doute qu’en dehors des prêtres proprement dit, Sen no Riky" dut avoir plusieurs occasions de s’entretenir avec des guerriers et des marchands catholiques. Sa femme et sa famille étaient croyantes, et devaient se rendre aux offices. Riky" lui-même ne fit jamais de déclaration publique affirmant qu’il était chrétien, mais je pense qu’en ses tâtonnements pour essayer de mettre au point une nouvelle forme de l’art du thé, il fut profondément marqué par la messe, cette reconstitution de la Cène. »3

Ces souvenirs d’enfance et de jeunesse, singuliers de la part d’un maître de thé aussi connu, mentionnent certaines similitudes entre l’ordinaire de la messe établi par le Missel romain post-tridentin – celui établi par Saint Pie V (1504-1572) dans la bulle Quo Primum de 1570 – et ladite cérémonie. On pourrait signaler l’usage de la patène, du purificatoire et d’autres menus détails qui durent avoir leur importance. Nombre d’usages liturgiques paraissent ainsi liés aux gestes codifiés dans la cérémonie du thé. D’ailleurs, il y avait dans ces propos plus qu’une simple volonté de complaire au souverain pontife. En 1996, un ouvrage universitaire à destination du « grand public cultivé » traitait des correspondances entre l’art du thé et la liturgie catholique telle qu’elle fut célébrée au Japon. Le même livre rappelait le rôle joué par les daimy catholiques dans sa diffusion, à commencer par le célèbre Takayama Ukon ೏՞‫׳‬२ (1552-1615), Dom Justo Takayama de son nom de baptême, également connu comme maître de thé sous le nom de Minami no B! তܽ, disciple proche de Sen no Riky" Տ‫ٖܓ‬ (1522-1591), qui mourut en exil à Manille4. Il faut ajouter que parmi les « sept grands disciples de Riky" » (j. Riky! shichi tetsu ‫ٖܓ‬Ԯୃ) cinq auraient été catholiques5. Mais il est impossible de parler d’influences

3. Le texte japonais est le suivant : ߏ圹ࠇຟ圸坬垉垫垄坰ߓ圸䝤ீ圵ຏ圭地圎圩圝块坜৸圎‫נ‬圡坈圣Ζ圣圱圵ಁ圸 ྏ圸֨൓圖圌圭圩圸圱Ε垂垤垛垬圱圸垠坶圵‫ஂנ‬圣坕圲圗坌Εಁሐ圲圸٥ຏ㭠 坜֟圴圕坓圤䷦ߠ圡坈圡圩ΖΞ‫׹‬ผ圪圛圱圴圙坮垫坸垀垴圸ࣳՓ坎೸Գ坜ઌ֫ 圵ΕՏ‫ٖܓ‬圖፿坓圐ᖲ㢸圹‫ڍ‬圕圭圩圹圤圱圣Ζࡠ圲୮ග坌ॾृ圱圌坔Ε垠坶圵 圌圤圕圭地圎圩圲৸坙坖坈圣Ζ圩圪圡۞ߪ圹Ε坮垫坺垉ඒஈ圪圲圹ֆߢ圡地圎 坈圥坝ΖΞಁሐ坂圸ᄅ圩圴圲坔圙坉坜ᑓ౉圡地圎圩Տ‫ٖܓ‬圹Ε垠坶圲圎圐່৵ 圸㻃ᙳ圸٦෼圵෡圎ტᎮ坜࠹圛圩圸圪圲Εߏ圹‫ە‬園坈圣Ζ 4. Voir le livre de Masubuchi S!ichi 䄒ෘࡲԫ, Sad to j!jika ಁሐ圲Լ‫ڗ‬ਮʳ(La voie du thé et la Croix), T!ky!, Kadokawa shoten, coll. « Kadokawa sensho », 1996. 5. Il s’agit, en dehors d’Ukon, de Gam! Ujisato ፠‫ּس‬㸵 (1556-1595) – sa tombe est au Daitoku-ji, de Hibiya Ry!kei ֲֺৢԱఈ (Diogo Hibiya), de Seta Kamon 䖢‫ض‬ൿຝ (mort en 1595), de Shibayama Kenmotsu ॒՞጑ढ. Ces deux derniers personnages sont moins connus dans l’histoire du Thé au Japon et l’on ignore l’importance de leur rôle ; enfin d’Oda Nagamasu ९ఛ / Uraku ៣‫ڶض‬䀖 (1647-1621), onzième fils de Nobunaga. Pour ce dernier les données historiques sont plus complexes, mais le « pavillon de thé » nommé

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catholiques dans la cérémonie proprement dite, sinon à mentionner la liturgie, les gestes et les nouvelles formes de cultures que les religieux et les marchands, portugais pour l’essentiel avaient apporté au Japon. Le thé venait de Chine, il y a joué un rôle alimentaire et culturel essentiel, il a aussi été intimement associé aux lettres, aux arts et à la religion, au bouddhisme zen notamment dont il me faudra bien dire quelques mots en guise de rappel historique et culturel. À l’époque médiévale, les deux écoles zen Rinzai ᜯ㶙ࡲ et S!t! ඦ੐ࡲ s’employèrent à diffuser un bouddhisme directement extrait des recueils des maîtres chinois ramenés au Japon lors des visites des moines sur le continent. Le fondateur de l’école Rinzai,Y!sai My!an 䰫۫‫ݎ‬ോ (1141-1215), rapporta au Japon les premiers plants de thé, d’abord sur le mont Sefuri / Seburi હ஡՞ (à la frontière des actuels départements de Saga et de Fukuoka ; alt. 1 055 m), puis à l’Ouest de Ky!to, où il en fit hommage au moine My!e K!benʳࣔ㰭೏᥯ (1173-1232) sur le mont Togano.oʳ䰩‫ݠ‬.Y!sai, rédigea à la fin de sa vie (1211), le premier traité japonais connu sur les bienfaits du thé, le Kissa y j ki ໬ಁᕆ‫س‬ ಖ (Mémoire sur la manière de cultiver le principe vital par la consommation du thé). Le titre et le contenu de l’ouvrage attestent qu’en consommant du thé, il s’agissait avant tout de cultiver la longévité, et laissent à penser que son auteur était à la fois familier de certaines doctrines taoïstes ainsi que du bouddhisme ésotérique. Chez ce religieux zen, le thé n’était pas un simple « stimulant » pour la méditation, mais aussi un breuvage devant contribuer à l’harmonie des fonctions corporelles. D!gen Kigen ሐց‫( خݦ‬1200-1253), le fondateur de l’école zen S!t!, fait mention du thé cérémoniel dans les règles monastiques qu’il rédigea, connues sous le nom d’Eihei shingi ‫ؓة‬෎๵ʳ(Règlements monastiques de l’Eihei-ji), mais dont la compilation définitive ne fut réunie que bien après la mort du fondateur, en 1667. L’intérêt très vif suscité par les enseignements du bouddhisme zen et sa contribution à la vie intellectuelle et artistique des élites s’explique en ce qu’elles voyaient dans ses établissements religieux autant de foyers de haute culture et d’érudition ; notamment pour ce qui avait trait au thé et aux diverses manières de le consommer,

Joan ‫ڕ‬ോ « Ermitage de l’ainsité », ou « Pavillon qui ressemble à un ermitage », classé Trésor National, qu’il fit construire dans l’enceinte du monastère zen du Kennin-ji ৬ո‫ڝ‬, au temple appelé Sh!den-inʳ‫إ‬ႚೃʳà Ky!to, viendrait de son nom de baptême : João. L’édifice, après avoir été racheté par la famille Mitsui, a été déplacé, après son rachat par la Compagnie des chemins de fer de Nagoya, et se trouve désormais dans le département d’Aichi ფव, dans la ville d’Inuyama ‫ׅ‬՞, quartier de Gomonzaki en 1972. Pour les « pavillons de thé » et leurs jardins, je renvoie au volume exhaustif, aussi bien pour l’analyse culturelle qu’architecturale, de Nakamura Masao խ‫س࣑ޘ‬, Chashitsuʳಁ৛ʳ(Pavillons de thé), Ky!to, Tank!sha, 2008, p. 92-99.

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cérémonielles, médicinales ou courantes6. Les moines de l’école Rinzai, chinois et japonais7, au cours de leurs exercices de méditation et de leurs veilles, accordèrent la plus grande importance à la consommation de thé. Chez les religieux zen des Cinq Montagnes (à Kamakura, comme à Ky!to), puis, plus tard, chez leurs confrères de l’école baku 㹂ᛅࡲ, directement venue du continent, le thé fit l’objet de nombreuses compositions poétiques dont plusieurs sont d’un génie indiscutable et qui mériteraient une anthologie à elles seules8. On peut s’interroger sur les raisons qui, dans une civilisation déjà très avancée, firent que les élites japonaises crurent découvrir dans le bouddhisme zen une école bouddhique plus conforme à leurs nouveaux idéaux esthétiques, une réponse à leur passion pour la Chine, enfin, une religion plus introspective et moins « clinquante », dont l’une des formes privilégiées serait autre que la cérémonie du thé (j. chanoyu ಁ圸ྏ) ; « art total » avant la lettre et, malgré tout, différent de la pratique religieuse ? Dans la seconde partie de l’époque d’Edo, cette « cérémonie du thé », qui avait elle-même remplacé d’autres assemblées où l’on servait cette boisson à un auditoire nombreux – religieux, mais aussi laïc – fut

6. Voir Furuta Sh!kin ‫ضײ‬ฯཱུ, Zen to cha no bunka 乕圲ಁ圸֮֏ʳ(Le zen et la culture du thé), T!ky!, Yomiuri shinbunsha, 1970. Se reporter aussi à l’ouvrage remarquable de Martin Collcutt, Five Mountains.The Rinzai Monastic Institution in Medieval Japan, Cambridge, Harvard University Press, 1981. L’auteur, en retraçant l’influence politique et le quotidien des monastères Rinzai, montre comment ceux-ci étaient très liés aux riches familles marchandes de Sakai qui furent parmi les principales contributrices lors de la formation de la « cérémonie du thé ». 7. L’ouvrage de référence en langues occidentales est désormais celui de Victor H. Mair et Erling Hoh, The True History of Tea, Londres, Thames & Hudson, 2009. Pour le domaine chinois, parmi une abondante bibliographie, voir le pénétrant livre de l’historien de la Chine médiévale Nunome Ch!f" ؒ‫ؾ‬ᑪⒺ, Ch!goku kissa bunkashi խ㧺໬ಁ֮֏‫( ׾‬Histoire culturelle de la consommation du thé en Chine) ainsi que le catalogue Ye keyi qingxin : chaqi, chashi, chahua Ո‫אױ‬෎֨ : ಁᕴʿʳಁࠃʿʳಁ྽ʳ(titre anglais), Empty Vessels, Replenished Minds : The Culture, Practice and Art of Tea, Taipei, Musée National, 2002, not. p. 75-88. Sur l’influence du bouddhisme sur la consommation du thé et ses rituels, voir John Kieschnick, The Impact of Buddhism on Chinese Material Culture, Princeton, Princeton University Press, 2003, p. 262-275. Pour un aperçu général et une bibliographie des ouvrages chinois sur le thé, voir Kud! Yoshiharu ՠᢏࠋए, Ch!gokucha jiten խ㧺ಁࠃࠢ (Dictionnaire du thé en Chine), T!ky!, Benseisha, 2007. L’ouvrage comporte une chronologie détaillée p. 292-298. 8. Celle-ci existe pour la Chine des Tang et des Song et permet de se faire une idée exhaustive de ce que le thé y représenta chez les lettrés. Voir Zhao Fangren ᎓ֱٚ, Tang Song chashi jizhu ା‫ݚ‬ಁᇣᙀࣹ (Poèmes sur le thé des Tang et des Song : édition annotée), Pékin, Zhongguo zhigong chubanshe, 2001. On trouvera néanmoins plusieurs poèmes composés par des moines de l’école baku et des lettrés dans le livre d’ tsuki Mikio Օ⯰იி Sencha bunka k ; bunjincha no keifuʳᄾಁ֮֏‫( ە‬La culture du thé en feuilles ; généalogie du thé des lettrés), Ky!to, Shibunkaku, 2004. Voir aussi l’étude d’ensemble de Patricia J. Graham, Tea of the Sages : The Art of Sencha, Honolulu, The University of Hawai‘i Press, 1998. Toutefois, l’ouvrage de référence sera celui d’ tsuki Mikio, en cours de rédaction, Senchashi sh y ᄾಁ ‫׾‬ຎ᎟ (En flânant dans l’histoire du thé vert en feuilles), Senchad ʳᄾಁሐ (1995-).

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critiquée pour n’être plus qu’un art de parvenus étalant leur fortune, et elle fut mise en concurrence avec une forme rivale, vantée par les lettrés connaisseurs en choses chinoises et introduite par les moines zen de l’école baku dont les membres les plus illustres et les supérieurs furent chinois jusqu’en 1740. La « Querelle des Anciens et des Modernes » prit la forme d’une opposition entre le thé infusé en feuilles (j. sencha ᄾಁ) opposé au thé en poudre (j. maccha ࢳಁ) servi avec l’usage d’un fouet (j. chasenʳ ಁ┵). Ces querelles autour d’un bol de thé firent même la matière de récits et d’essais comiques et éducatifs. On trouve une trace de ces joutes dans un texte de Sant! Ky!den ՞ࣟࠇႚ (1761-1816) dans un livret illustré composé en 1805 et intitulé Fukush! sencha no hajimari ༚䛸ᄾಁᛒ᠁ (Les Origines de la vengeance du Thé en feuilles). En Chine, à la fin des Tang, c’étaient le thé et l’alcool qui s’affrontaient dans un texte de Dunhuang attribué à un certain Wang Fu ‫׆‬ ᑆʳet appelé Chajiulun ಁ಺ᓵʳ(Disputation du thé et de l’alcool [de riz]), le tout se terminant par un match nul, l’eau l’emportant sur ces deux protagonistes velléitaires et éloquents9. Un moine japonais de l’école zen Rinzai, appelé Ranshuku Genju ᥞ࠸‫( ߐخ‬mort vers 1580), second supérieur de l’Osshinji à Kagashima dans l’actuel département de Gifu, qui fit, par la suite, une brillante carrière – il fut notamment proche d’Oda Nobunaga (1534-1582) – le conduisant à devenir le cinquantetroisième supérieur du monastère du My!shin-ji, l’un des foyers d’érudition les plus illustres de son école, à Ky!to, et à recevoir la « robe de pourpre » (j. shi.e ࿫۪), haute distinction octroyée par l’empereur aux moines éminents depuis 1279, inversa le titre de l’ouvrage chinois et composa un texte délicieux appelé Shucharon ಺ಁᓵ (Disputation de l’alcool et du thé). Versé dans les lettres chinoises profanes, aussi bien que dans les textes du chan et du zen – il écrivit lui-même un recueil de ses enseignements (quasi ignoré des « spécialistes ») – son amusant traité abonde en citations littéraires chinoises faisant montre de toute l’étendue de son savoir, même si l’ouvrage ne traite quasiment jamais du Japon, sauf à la fin du texte, où sont mentionnés ces lieux fondateurs de la culture du thé dans l’Archipel qu’étaient Togano.o et Uji. En revanche, l’auteur, contrairement au texte de Dunhuang, ne vise pas un auditoire profane, et ne condamne qu’avec mollesse l’alcool de riz, prouvant que, sur ce point encore, le clergé japonais était plus tolérant que celui du continent10. Le fondateur de l’école baku, Yinyuan Longqi ឆցၼྐྵʳ 9. Texte dans Dunhuang bianwen jiaozhu ཉᅇ᧢֮ீࣹ (Textes de diffusion populaire du bouddhisme originaires de Dunhuang édités et commentés), édition de Huang Zheng 㹂࢔ et de Zhang Yongquan ്௰ੈ, Pékin, Zhonghua shuju, 1997, p. 423-433. On trouvera une traduction anglaise dudit texte dans The True History of Tea, op. cit., p. 259-261. 10. Texte dans Sad koten zensh!, op.cit., vol. 2, p. 218-260.

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(1592-1673), admirable religieux et poète, si l’on songe aux mérites des deux breuvages nous a laissé dans l’un de ses poèmes le distique suivant : ᙌԳԫࣦಁ ಮԳԫࣦ಺

Un bol de thé afin que l’homme s’éveille Un verre d’alcool pour qu’il s’égare11.

Il existe un cortège d’ouvrages savants consacrés au thé, en Chine comme au Japon, mais l’une des études les plus détaillées, les plus complètes et les plus attentives aux détails fut composée, dans des conditions difficiles, par un étrange étranger (j.jin ฆԳ ; ikokujin ฆ㧺Գ), « simple » religieux membre de la Compagnie de Jésus de son état, mais en fait un « phare » de la connaissance du Japon, le P. João Rodrigues « Tçuzu » (1562-1633). Ce dernier surnom a pour sens l’« Interprète » (j. ts!ji ຏࠃʳ; ts!zu en forme dialectale). Il consacre à juste titre son extraordinaire maîtrise de la langue locale, et sa connaissance intime de la civilisation de ce pays dans lequel il vécut longtemps et qu’il sut admirer avec une distance critique et un œil sûr. En outre, il connut la cérémonie du thé dans la décennie qui présida à sa mise en forme classique (1580-1590). La mission des jésuites au Japon s’étendit de 1549 jusqu’aux années 1620 et produisit de très nombreux travaux indispensables aujourd’hui encore. À peine trente ans après l’arrivée de saint François-Xavier (15061552), le Japon comptait, dit-on, cent mille catholiques12. Les églises de Nagasaki, les mantilles en dentelles fines couvrant la tête des femmes, l’édifice raté et pourtant toujours comble de la cathédrale de Ky!to témoignent d’une ferveur et d’un respect intacts. Ainsi que le constate

11. Deux premiers vers d’un poème intitulé « Stance en réponse à une offrande faite sous la forme de thé par le pieux J!in d’Edo » ‫ۂ‬㡭㪱‫ॾڂ‬Փബಁ੡ࠎ℘࿠հ. On trouvera, dans Ingen zensh! 䈇ց٤ႃ (Œuvres complètes de Yin Yuan), T!ky!, Kaimy! shoin, 1979, 12 volumes, l’ensemble d’une production poétique qui n’a pas fait, jusqu’ici, l’objet d’une étude systématique, mis à part les travaux d’ tsuki Mikio. Sur l’apport de l’école baku, on consultera avec profit le catalogue "baku no bijutsu 㹂ᛅ圸ભ๬ (Les arts de l’école "baku), Ky!to, Ky!to Kokuritsu hakubutsukan, 1993 et le livre récent de Nishigori Ry!suke ᙘ៣ ॽտ, "baku zenrin no kaiga 㹂ᛅ乕ࣥ圸㽇㪃 (La peinture dans les monastères zen de l’école "baku), T!ky!, Ch"!k!ron bijutsu shuppan, 2006. 12. Se reporter à l’ouvrage, encore indispensable, du P. Josef F. Schütte, s.j., Introductio ad historiam Societatis Jesu in Japonia 1549-1650, Rome, Institutum Historicum Societatis Jesu, 1968. Sur les livres composés par les membres de la Compagnie de Jésus traitant de la Chine et du Japon, voir le livre récent de Rui Manuel Loureiro, Na Companhia dos Livros, Manuscritos e Impressos nas Missões Jesuitas da Ásia Oriental 1540-1620, Macao, Universidade de Macau, 2007. L’ouvrage constitue désormais l’étude de référence pour l’histoire du livre « jésuite » en Asie orientale, et pour l’analyse des divers genres que ceux-ci abordaient ainsi que pour leur diffusion et leurs objectifs.

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une majorité de Japonais par rapport à leur propre univers religieux : « être catholique, c’est du sérieux13. » Les travaux et les jours du P. Rodrigues attestent à quel point ce jugement populaire est fondé. Né dans la province de Beira située dans la partie centrale du Portugal (Sernancelhe, à environ 50 km de Viseu), dans une famille obscure, il parlait le dialecte « moins raffiné » de cette région, situé entre le parler du Nord et celui du Sud, et devait se plaindre, sa vie durant, de ses origines, des provincialismes linguistiques qu’elles lui avaient laissés et d’une certaine inaptitude à la « langue raffinée » de ses confrères14. Pour le reste, l’on sait simplement qu’il arriva au Japon en 1577. Rodrigues se forma à la théologie et au latin, en somme aux humanités classiques, à bord d’un navire. Il pouvait, plus de deux siècles avant Ismaël, le héros de Melville, répliquer : « car mes universités, c’est à bord d’un navire baleinier que je les ai faites, non pas à Yale ou à Harvard »15. Dans ce Nau qui partait de Lisbonne pour arriver au terme de sa course à Nagasaki, après de longues escales à Goa et à Macao, le jeune Rodrigues effectua son apprentissage de la mer, des rigueurs terribles de la vie à bord, du cosmos, des contrées lointaines, du mystère des œuvres de Dieu et de l’appel de l’inconnu, qui croise là bas, au grand large du monde. Après un bref passage à Ky!to, il devint membre de la Compagnie en 1580 et enseigna alors le latin aux étudiants japonais du séminaire d’Arima à Ky"sh", puis il se rendit brièvement à Macao afin d’y être ordonné avant que de revenir dans son « cher Japon », en 1596. Ses dons admirables pour la langue japonaise défient encore notre entendement 13. Voir le livre « piquant » d’Inoue Sh!ichi մՂີԫ, Kirisutoky to Nihonjin 坮垫坺垉ඒ 圲ֲ‫ء‬Գʳ(Le christianisme et les Japonais),T!ky!, K!dansha, coll. « K!dansha gendai shinsho », 2001, p. 3-10. 14. On se fera une idée de la langue de ces régions reculées du Portugal, en lisant Terras do Demo, Lisbonne, Bertrand, 1963 (1919) ; le chef-d’œuvre du grand romancier Aquilino Ribeiro (1885-1963). Rodrigues, malgré sa prolixité avérée, était loin d’écrire aussi mal qu’il ne le confessait volontiers. La méthode et l’organisation n’étaient, selon certains, pas son point fort et peut-être l’éloquence des autres membres de la Compagnie lui faisait-elle défaut, mais son érudition et son enthousiasme pallièrent les origines rustiques qu’il évoque. Toutefois la région reculée du Portugal dont il était originaire a gardé certains traits linguistiques reconnaissables jusqu’à aujourd’hui. La dialectologie du portugais est une science qui dépasse mes compétences, toutefois, pour les textes anciens aussi bien que pour Ribeiro, j’ai tiré profit des savantes explications de José Pedro Machado, Dicionário Onomástico Etimológico da Língua Portuguesa, Lisbonne, Confluência, 1956-1959 et du Grande Dicionário Da Língua Portuguesa, Lisbonne, Publicações Alfa, 1991, 6 volumes. Enfin, en dehors des conseils avisés des spécialistes et des collègues, des ami(e)s et des étudiants, le déchiffrement de certains manuscrits m’a été facilité par la consultation du livre d’António Cruz, Paleografia Portuguesa : Ensaio de Manual, Porto, Universidade Portucalense, 1987. 15. Moby-Dick. Pierre ou les ambiguïtés, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2006 p. 136. Le texte original dit : « for a whale-ship was my Yale College and my Harvard », Moby-Dick or the Whale, The Arion Press, 1979, p. 115.

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par leur profondeur et par leur étendue. Il fit office d’interprète pour Alessandro Valignano (1539-1606), Visiteur et ambassadeur du Vice-roi des Indes, à l’occasion de ses entretiens avec l’hégémon Toyotomi Hideyoshi ⡳‫( ٳߐ۝‬1536/1537-1598). Il aurait apporté le concours de ses talents d’interprète et de traducteur (l’un des plus nobles métiers qui soient) ainsi que ses vastes connaissances de la langue locale pour la mise au point finale du Vocabulario da lingoa de Iapam, entreprise colossale, initiée à l’initiative de Francisco Rodrigues, jusqu’à son départ du Japon en 1603, puis publiée en 1603 et 1604 à Nagasaki. Ce dictionnaire, avec ses 32 978 entrées, demeure l’une des références lexicographiques majeures pour la compréhension du japonais classique et moderne ; il comporte environ cent cinquante mots et expressions liés au thé, témoignant de l’intérêt des missionnaires pour celui-ci. Ce que la participation de Rodrigues laisse deviner de ses compétences linguistiques devint manifeste dans son Arte de lingoa de Iapam, publié à Nagasaki entre 1604 et 1608, suivi d’un Arte breve da lingoa Iapoa, tirada da Arte Grande de Mesma lingoa, publié à Macao en 1620. Là où les jésuites de Chine s’étaient immergés dans la langue classique des lettrés chez lesquels ils espéraient opérer des conversions avant de redescendre vers le peuple, modo sinense, Rodrigues et les lexicographes portugais de la langue de l’archipel se montrèrent, au contraire, d’une attention sourcilleuse au japonais parlé dans le meilleur monde, tout en tenant compte des variations selon la provenance sociale et géographique de leurs interlocuteurs. C’est grâce à eux que nous pouvons connaître nombre de mots de la langue vernaculaire qui n’étaient pas recensés ailleurs. Rodrigues avait, comme de juste, fondé son approche de la langue sur le modèle fourni par le portugais Manuel Álvarez (Emmanuelis Alvari ; 1526-1582), né à Madère et mort à Évora, dans son illustre grammaire latine, De Institutione grammatica, publiée à Lisbonne en 1572. Ce livre est une illustration presque parfaite de l’« autre modernité », de la « mondialisation ibérique », puisqu’il fut publié la même année, en 1594, à Mexico et au Japon. Composée sur les presses d’Amakusa, la version japonaise était certes abrégée, toutefois elle contenait les équivalents japonais des vocables latins et des explications en langue vernaculaire16. Ex abrupto, Rodrigues

16. Donald F. Lach, Asia in the Making of Europe, Chicago, Chicago University Press, 1965, vol. 2, p. 499. L’original est aujourd’hui conservé à la Biblioteca Angelica de Rome. Voir également les deux volumes de Francisco Bethencourt et de Kirti Chaudhuri, História da Expansão Portuguesa, Lisbonne, Círculo de Leitores, 1998. Pour le Mexique et l’usage qu’on y fit de cette grammaire, voir Joaquin García Icazbalceta, Bibliografía mexicana del siglo XVI, A. Millares Carlo (éd.), Mexico, Fundo Económico de Cultura, 1981(1886). Il existe une version en fac-similé, Emmanuelis Alvari et Societate Iesu de Institutione Grammatica, Amakusa, Collegio Amacusensis Societatis Iesu, T!ky!, 1974,Y"sh!d!.

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commençait par la « déclinaison » d’aruji équivalent local de celle de dominus dans le manuel d’Álvarez (le manuel original commençait par la déclinaison de musa). Rodrigues devint ainsi l’un des acteurs de la constitution de ces réseaux culturels, religieux et linguistiques, au sein desquels les jésuites se montrèrent les plus actifs et les plus affutés. Il restera dans la mémoire érudite l’un de ces passeurs entre les mondes éloignés et néanmoins unis dont Serge Gruzinski a, voici quelques années, brillamment retracé l’histoire17. À ce Rodrigues linguiste, traducteur, voyageur, homme de foi, « philologue » et observateur engagé, s’ajoutait un « anthropologue » avant la lettre dont le regard, proche et éloigné, n’est pas sans rappeler celui de son prédécesseur Luís Froís (1532-1597) que Claude LéviStrauss admirait, et à juste titre18. Dans son histoire du Japon, il avait prévu 17. Voir Les Quatre parties du monde. Histoire d’une mondialisation, Paris, Éditions de la Martinière, 2004. 18. Luís Froís, fin observateur, même à propos du thé évoque la rusticité des matériaux perçue comme comble du raffinement et il commente la semi-pénombre, l’absence de fenêtres et la lumière tamisée des pièces des « pavillons de thé ». « As nossas câmaras tem geralmente janelas com muinta claridade, os zaxiquis de chanoyu [são] sem janelas e escuros. », dans Tratado das Contradições e Diferenças de Costumes – Entre a Europa e o Japão, édition critique de Rui Manuel Loureiro, Macao, Instituto Português do Oriente, coll. « Memória do Oriente », 2001, p. 124. Cette édition au texte établi rigoureusement, comporte en outre une introduction au « siècle chrétien » ainsi qu’à la « présence portugaise » au Japon, notamment à la contribution des « Barbares du Sud » dans les domaines de la religion, de la vie quotidienne, de l’économie et des arts ; un lexique lui est adjoint pour les termes japonais. La traduction française des deux passages est la suivante : « Nos chambres sont de bois ouvragé et poli ; leurs salles de chanoyu de bois brut, comme il vient de la forêt, pour imiter la nature. ». « Nos pièces ont généralement des fenêtres qui donnent beaucoup de clarté les xaxikis [pièces] du chanoyu sont sans fenêtres et très sombres. », dans Traité de Luís Froís, S.J. (1585) sur les contradictions des mœurs entre Européens & Japonais (1585), Paris, Éditions Chandeigne, coll. « Magellane », 1993, p. 97. Luís Froís mentionne les jardins de thé des puissants, de manière surprenante, dans l’une de ses lettres décrivant les « beckfordiennes » délices du château de Gifu où le recevait Oda Nobunaga. Rien ne manque à l’appel, ni l’épouse du maître de céans, ni le décor baroque et splendide, sans oublier le nain final sorti d’un panier, à la voix de stentor, richement vêtu et habile chanteur et danseur : Cartas que os Padres e Irmãos da Companhia de Iesus escreuerão dos Reynos de Iapão & China, Évora, 1598. Je cite d’après l’édition en fac-similé de José Manuel Garcia, Maia, Castoliva Editora, 1997, 2 volumes, « Lettre de Luís Froís au P. Melchior de Figueiredo, de Miaco, le 12 juillet 1569 », voir F° 272 v°. « São as casas & camaras de dentro hum laberinto de Creta, tudo feito de preposito com sutileza de engenho, porque aonde parece não auer nada ali se descobre hum aposento riquissimo, a que elles chamão Iaxequî, & a pos este outro, & outro todos feitos pera certas & determinadas cousas. Neste primero andar da sala estarão alguns quinze ou vinte Iaxequîs com todos os bèobus (que são huns paineis cosidos en ouro) com todos os fechos e crauação douro puro ; cercão estes Iaxequîs h#as varandas rasas com o andar da terra de excellentissima madeira, & as tauoas são de maneira que podem servir de espelhos, que tanto reluzem, & as paredes das varandas de paineis riquissimos de historias antigas do Iapão, & da China. Por fora dessas varandas estão cinco o seis jardins com tanques de agoa por baixo cheos de seixinhos & area brãca como a neue, & muitos peixes de diuersas maneiras, & toda

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de rédiger un chapitre sur le thé dans la partie introductive (perdue à ce jour) ayant pour titre : « De l’origine des ustensiles du chanoyu, de leur valeur et de leur réputation ». Rodrigues devait laisser un manuscrit incomplet de ce qui aurait pu être, d’un strict point de vue missiologique, son grand œuvre, l’História da Igreja do Japão. La somme finale aurait retracé l’ensemble de l’histoire de la mission jésuite au Japon. Il écrivit à Macao la majeure partie de la section concernant le thé, vraisemblablement entre 1620 et 1621. En 1627, alors que la Compagnie ne lui prêtait guère secours, il était déjà parvenu à rédiger les chapitres allant jusqu’aux années 159019. Dans une lettre envoyée le 30 novembre 1627 à l’un de ses amis, Nuno Mascarenhas, assistant portugais représentant de sa Province auprès de la Compagnie à Rome, il exprime son découragement. Il revient d’abord sur son complexe de « manquer d’éducation » et déclare : « […] c’est bien plus parce que je suis originaire de Beira, région dans laquelle je grandis et fus élevé parmi les forêts et les bois de ces contrées ; je n’ai donc pas de style dans notre langue portugaise ni de méthode pour écrire avec brièveté le nécessaire, mais [j’écris] plutôt à la façon d’un homme des bois, ayant pris ses leçons sur le tas, sans ordre aucun pour exposer mes conceptions ; c’est pourquoi il me pèse tant d’écrire si ce n’est par obligation […]. »20 a diversidade de flores, & eruas cheirosas, que no meo da agoa nacem em pedras viuas. Dece da mesma serra h#a leuada dagoa excelentissima, a qual represada & repartida por canos em h#as camaras serue de fontes, em outras pera lauar as mãos, em outros lugares pera o seruiço dos paços tua pedir por boca. No segundo sobrado no andar dos paços estão os retretes & camaras da Rainha, & aposento das damas muito mais auantajado que o de baixo, cercados todos os Iaxequîs, por derredor de panos de brocado com varandas & miradouros, assi pera a parte de cidade como da serra, onde ha toda a musica de passaros & fermosura de aues, que em Iapão se pode desejar. No terceiro sobrado que vai ter tambem com o andar da serra, tem os seus Iaxequîs do chà, em lugares de grande tranquilidade, & quietação, o primor, perfeição, & concerto delles, sem duuida que ao menos excede minha capacidade, nem tenho palauras pera o encarecer, porque não tenho visto cousa semelhante. No andar dos miradouros, & varandas do terceiro & quarto sobrado se descobre a cidade, & todos os fidalgos nobres e pessoas principaes tem de nouo feitas suas casas, logo em saindo dos paços em ruas muito cópridas sem se mesturar outra nenh#a gente ali mais que a da corte de seu seruiço. Depois me levou a mim somente com Lourenço, & dous ou tres destes seus mais priuados, mostrarnos os Iaxequîs do chà com outras niuas de estranha inuenção. Tornando aos Iaxequîs do primeiro sobrado debaixo mandou vir hum anão muito pequeno, & de grandissimo rosto & voz, vestido ricamente, que logo ali trouxerõ dentro em hum cesto : & felo dançar & cantar, que não foi pera os circunstantes pequeno passatempo. Dali saio pera outras varandas da primeira sala, & asentando se estauão ja ali grandes alcofas, & muitas bocetas douradas cõ que a todos nos conuidou, & assi nos despedio aquella tarde. » 19. Ces extraits sont cités en abrégé dans le livre du P. Jacques Bésineau, s.j., Au Japon avec João Rodrigues, 1580-1620, Lisbonne-Paris, Centre culturel Calouste Gulbenkian, 1998, p. 201. La lettre originale se trouve dans les ARSI (Archivum Romanum Societatis Jesu), Jap-Sin, 18-1, f° 86 r°-f° 89 v°. 20. Fol. 86-r. : « […] e mais que como sou beiram que de la vim moço criado nestas partes entre matos i brenhas destas nações, não tenho estillo em nossa lingoa Portuguesa, nem

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Sujet à de longs moments d’abattement, son travail ne rencontra presque aucun écho chez les Visiteurs successifs, Jerónimo Rodrigues et Gabriel de Matos, et il revient une seconde fois dans cette lettre sur l’impression qu’il donne à ses supérieurs : celle d’un « Portugais de Beira mal dégrossi ». Rodrigues écrit même que « la vermine et le feu consumeront tout, et nous avec, si telle est là la Volonté de Dieu, et aussi mon Histoire de l’Église du Japon, du moins les premières quarante années de sa fondation, dont j’ai déjà en gestation deux parties »21. Les voies du Seigneur et les vicissitudes de l’histoire des hommes étant impénétrables, son texte, même inachevé, nous est quand même parvenu. Le plan général de son ouvrage comportait trois grandes parties. La première traiterait en dix livres de la « matière du Japon », de sa géographie, de l’ancienneté du pays, de ses mœurs, de ses techniques et de ses industries, de ses « arts mécaniques ». Elle aurait dû comprendre une description détaillée des religions locales dans l’ordre suivant : bouddhisme, christianisme et « shintoïsme » mais, selon toute vraisemblance, celle-ci ne fut jamais rédigée. La seconde partie était une histoire chronologique de la mission depuis sa fondation en 1549 jusqu’à l’année 1634 (Rodrigues mourut, rappelons-le, en 1633). Enfin la troisième partie ne traiterait pas stricto sensu du Japon, mais de l’Asie en général en décrivant les missions Jésuites en Chine, dans le royaume du Siam, au Cambodge et en Corée. Les vicissitudes de l’histoire sont souvent trempées d’ironie : elles firent de ce texte un vestige de l’Union bien involontaire des deux couronnes (1580-1640). En effet, la première partie traitant de la description du Japon se trouve dans la Bibliothèque du Palais Royal d’Ajuda (c’est celle que nous avons consultée et pu reproduire grâce à la diligence de la conservatrice), dans une copie prise au xviiie siècle, peu avant le grand tremblement de terre de Lisbonne en 1755 et la suppression de la Compagnie de Jésus en 1759 par le Marquis de Pombal (1699-1782). La seconde partie, autographe pour une part et accompagnée des annotations de l’auteur, traitant de l’histoire de la mission proprement dite, se trouve à la Real Academia de la Historia de Madrid

Methodo para escrever em breve o necessario mas como poço o faço a modo de silva de varia liçam sem ordem para declarar meu conceito, e asi tenho peso em escrever se não for por obligaçam […]. » 21. F° 89 r.° : « O Padre Visitador novo que veio teve disso noticia, porem ate oje nem palavra me tem dito, pareçe que como sou Portugues da Beira grosseiro que não sei falar nem declarar-me bem de palavra não fez conceito do momento ; os bichos i o fogo cõnsumiram tudo, i nos cõ elle, pois Deos assi o querer, e ho mesmo da Historia da Igreja do Japam, pello menos os primeiros quaranta annos de sua fundaçam ; de que ja tinha em geosto duas partes […]. »

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(elle contient un extrait de la seconde partie concernant les événements de 1549-1552 et un avis au lecteur – proêmio). Si l’on fait exception de quelques erreurs de copiste dans la notation du portugais (dont les normes n’étaient pas fixées à l’époque, et qui avaient d’ailleurs changé depuis le temps de Rodrigues) ainsi que de fréquentes irrégularités dans la transcription des mots japonais, la copie d’Ajuda, dans les parties que l’on peut confronter avec l’autographe, s’avère de grande qualité et demeure très lisible22. Le « petit traité » sur le thé de João Rodrigues se répartit entre les folios 63r à 65r pour l’architecture des pavillons de thé, ainsi que la section sur le thé proprement dite qui va du folio 122 r° au folio 141 r° dans la copie d’Ajuda. Si l’on peut déplorer l’absence des chapitres traitant des religions du Japon, un lien fort est néanmoins établi entre celles-ci et la vie japonaise des élites dans la section étendue de l’ouvrage où Rodrigues traite avec une finesse d’analyse encore inédite en Occident des subtilités de la « cérémonie du thé ». D’abord, il analyse avec rigueur cette spécificité d’un art qui ne saurait être systématique et dont l’essentiel, comme pour la poésie, la peinture, la calligraphie et le zen, repose sur l’enseignement direct du maître à ses disciples, ce que l’on appelle transmettre « de cœur

22. Pour le texte portugais, outre la version conservée au Palais d’Ajuda, coll. « Jesuítas na Ásia. Série da Provincia do Japão », História da Igreja do Japão, 1549-1570, cod. Ms. 49-IV-53, on pourra consulter la version imprimée (parfois fautive et mal ponctuée) du même texte éditée par João do Amaral Abranches Pinto, História da Igreja do Japão, Macao, Notícias de Macau, 1954, 2 volumes. On se reportera aux deux excellentes traductions commentées du texte : José Luis Álvarez-Taladriz, Arte del Cha, T!ky!, Sophia University, coll. « Monumenta Nipponica Monographs », 1954 et à celle du P. Michael Cooper s.j, João Rodrigues Account of Sixteenth Century Japan, Londres,The Hakluyt Society, 2001. En japonais on dispose des deux volumes intitulés Joan Rodor#gesu : Nihon ky kai shi ֲ‫ء‬ඒ㢸‫׾‬, T!ky!, Iwanami shoten, coll. « Daik!kai jidai s!sho », 1967-1970, 2 volumes. Cette traduction, fort bien présentée et commentée est, à l’heure actuelle, la meilleure référence pour ce qui concerne les aspects paléographiques, et codicologiques des différentes versions du texte. Son annotation est d’une rigueur exceptionnelle et elle permet de mieux comprendre nombre des obscurités du texte, même si, concernant le thé, les auteurs ont tendance à se montrer réticents quant aux mérites de Rodrigues, voir p. 565-638. Je prépare une traduction commentée et illustrée des parties de l’História da Igreja do Japão traitant des choses du thé, en les comparant avec les traités japonais et chinois sur la question, contemporains et postérieurs. Une excellente anthologie des textes européens de l’époque traitant du Japon (malgré quelques erreurs de référence dans la pagination des sources) est celle du P. Michael Cooper, s.j, They Came to Japan. An Anthology of European Reports on Japan, 1543-1640, Ann Arbor, University of Michigan, Center for Japanese Studies, 1995 (1965). Voir également l’article du même auteur : « The Early Europeans and Tea », dans Tea in Japan. Essays on the History of Chanoyu, Honolulu, University of Hawa‘i Press, p. 101-133. Le livre qu’il a consacré à Rodrigues, Rodrigues. An Early Jesuit in China, New York, Weatherhill, 1974 (1965) reste une référence indispensable.Voir aussi son adaptation française par le P. Jacques Bésineau, s.j., Au Japon avec João Rodrigues, 1580-1620, op. cit., voir note précédente.

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à cœur » (j. ishin denshin ‫֨א‬᪖֨), sans médiation écrite, selon l’idéal exposé par le moine zen chinois Huineng ᐝ౨ (638-713). Jonathan Swift, plus proche de l’esprit du zen que certains médiocres thuriféraires de l’iconoclasme et de l’herméneutique propre, selon eux, à cette école, eût ajouté que cette transmission toute spirituelle s’effectuait surtout de porte-monnaie à porte-monnaie. Sur ce point les choses n’ont guère changé. Il y expose les liens étroits qui l’unissent au bouddhisme zen. Il traite de son rapport profond avec l’idéal érémitique au cœur de la vie intellectuelle japonaise et du renouveau du thé appelé désormais « thé des ermitages » (j. s an cha ౻ോಁ). Le « pavillon de thé » (la « cabane à thé » si l’on osait s’exprimer ainsi) et ses jardins, d’une extrême rusticité perceptible dans chaque détail, prenait désormais modèle sur les ermitages bouddhiques classiques ou encore sur les élégantes résidences secondaires des aristocrates situées au milieu des monts, loin de la capitale (j. yamazato ՞ߺ ; le terme existe, dans cette acception, depuis le xe siècle). Ses dimensions devaient être des plus réduites, deux tatamis (la pièce de thé seule ; j. chaseki ಁஂ à laquelle s’ajoutait l’emplacement du foyer à charbon ; j. sumiro ੥㩯) si l’on s’en tient à l’exemple parfait : celui du Tai.an ৱോʳ(construit vers 1580 et déplacé sur le site actuel en 1610), « pavillon » de thé conçu par Riky" dans lequel le maître se plaisait à discourir du zen avec le supérieur23. Cet édifice est aujourd’hui situé dans la préfecture de Ky!to, au canton d’Otokuni Ԭಝಷ, au sein du My!ki.an ‫ݎ‬໛ോ. Rodrigues n’oubliait pas, à l’instar de ses prédécesseurs, d’informer ses lecteurs occidentaux sur la plante elle-même en traitant longuement de ses origines chinoises et en en exposant les nombreuses vertus médicinales. Il semble d’ailleurs que la première référence indirecte au thé ait été « ibérique » ; nous la devons à un marchand Jorge Álvares. À l’occasion d’un voyage au Japon en 1546, en compagnie du célèbre Fernão Mendes Pinto24 (1509-1583), il déclarait, dans son rapport sur le pays 23. Pour une vue d’ensemble des jardins de thé les plus connus, voir le Shokoku chaniwa meiseki zue ᓯ㧺ಁஅ‫ټ‬ᇾ㤾㢸ʳ(Guide illustré des jardins de thé célèbres dans les diverses provinces) de K!zenzan Rokuan દ਩՞ຼോ, extrait du Kokon sad zensho ‫ײ‬վಁሐ٤஼ʳ(Collection complète d’ouvrages anciens et modernes traitant de la Voie du thé), publié à Ky!to en 1694, chez Nagata Jinzaemon ‫ؐ੷ضة‬ᓡ॰, dans lequel sont représentés et expliqués les « jardins de thé » de Sen no Riky", de Furuta Oribe ‫ضײ‬៣ຝʳ(1543-1615) et de Kobori Ensh" ՛⅔ ᎛‫ڠ‬ʳ(1579-1647). Réédition en fac-similé, Ky!to, Teien kosho kank!kai, 1975. Chashitsu, op. cit. n. 5, voir p. 28-33. 24. Son rapport d’une grande importance pour les relations luso-nipponnes fut, presque immédiatement (1548), entre les mains du gouverneur de l’Estado da Índia, Garcia de Sá. La référence figure dans son Livro Que Trata das Cousas da Índia e Japão.Voir également les références données dans l’indispensable Glossário Luso-Asiático, New-Delhi, Asian Educational Services, 1988 (1919), vol. 1, p. 247-248 où la première occurrence du mot est datée d’une lettre de 1565 (graphie retenue chà). Pour le terme de chanoyu (graphie retenue chanoíu),

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appelé Livro que trata das cousas da Índia e Japão (Livre traitant des choses de l’Inde et du Japon), que, chose incroyable, les habitants de l’archipel ne buvaient jamais d’eau fraîche (trait que l’on trouve encore, notamment chez certaines personnes âgées) ! « Ils boivent en été de l’orgeat chaud, et en hiver une infusion d’herbes dont je n’ai pu savoir ce que c’était ; ils ne boivent jamais d’eau froide, ni en hiver, ni en été. »25

Le Japon, patrie du thé, donna naissance au mot espagnol ancien cha, sur le modèle du portugais. Le vocable reparaît chez un autre membre de la Compagnie et « chirurgien » portugais, Luís de Almeida (15251583) dans une missive envoyée depuis Fukuda, le 25 octobre 156526. On retrouve ce même thé chez Giovanni Gianbattista Ramusio (14851557), ami intime du Doge et membre du Conseil des Dix, dans sa monumentale compilation de récits de voyages et d’explorations, Delle navigationi e viaggi (1550-1606), cette fois-ci à propos d’un « Persan » qui, l’ayant goûté lors d’un voyage en Chine, lui attribuait de souveraines vertus contre les maux d’estomac, les céphalées et les douleurs articulaires27. Le thé figurait également dans le Tractado em que se cõtam as cousas l’attestation la plus ancienne remonte à une lettre de Luís Froís datée de 1584.Voir Glossário Luso-Asiático, op. cit., p. 259. 25. Le texte de Jorge Álvares est traduit dans Traité de Luís Froís, S.J. (1585) sur les contradictions des mœurs entre Européens & Japonais (1585), Paris, Éditions Chandeigne, coll. « Magellane », op. cit. n. 16, 1993, p. 163-172. Le texte original se trouve dans Livro que trata das cousas da India e do Japão (1548), éd. d’Adelino da Palma Calado, Biblioteca da Universidade de Coimbra, XXIV, 1960, p. 105 (F. 75r dans l’original). Pour le terme de chanoyu (graphie retenue chanoíu), l’attestation la plus ancienne remonte à une lettre de Luís Froís datée de 1584. 26. La lettre en question figure dans Cartas que os Padres e Irmãos da Companhia de Iesus escreuerão dos Reynos de Iapão & China, op. cit. n. 16, f° 163 : « Une certaine herbe moulue qui, pour celui qui est accoutumé à la boire est savoureuse, et s’appelle cha ». Le texte entier est beaucoup plus détaillé et fait mention des ustensiles : « He costume antre os Iapõens nobres et ricos, quando tem algum hospede, que seja pessoa de obrigação, por despedida mostrarem-lhe suas peças ricas em sinal de amor : as quaes são todos os petrechos com que bebem h#a certa erua moida, que a quem a costuma beber he gostosa, que se se chama Chà. A maneira de beberem, he deitarem cantitade de mea casca de noz dos pos desta erua muida em h#a porcelana, & desfeitos com agoa muito quente os beberem, & pera isto tem h#as panellas de ferro muito antiquissimas & assi as porcelanas, & a vasilha em que deitão a agoa com que enxaguão a porcelana, & h#a trépemzinha, em que que põe a cobertoura da panela de ferro, por se não por no chão sobre as esteiras ». Sur l’œuvre et les travaux scientifiques et apostoliques de Luís de Almeida, voir l’article du P. Diego Pacheco, s.j., « Luís de Almeida 15251583. Médico, Caminante, Apostol », Studia 26, avril 1969, p. 57-114. Cet article cependant ne traite pas de sa connaissance du thé, mais se concentre sur son œuvre de missionnaire. 27. On trouve également mention de la passion des japonais pour le thé et de l’usage qu’ils en font dans les Ragionamenti del mio viaggio intorno al mondo de Francesco Carletti (15731636), marchand florentin, rédigé entre 1608 et 1615 : « La plante qui donne cette feuille pousse un peu comme le buis, sauf que ses feuilles sont trois fois plus grandes et restent vertes toute l’année et elle donne une fleur odorifère ressemblant pour la forme aux petites

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da China cõ suas particularidades et assi dos reyno dormuz (Traité dans lequel sont racontées les choses de la Chine avec ses particularités et aussi [celles] du royaume d’Ormuz) ; ouvrage imprimé à Évora en 1569 et composé par un dominicain portugais Gaspar da Cruz. Ce dernier avait effectué un court séjour en Inde, puis à Canton en 155628. En Chine, Matteo Ricci (1552-1610) mentionne, bien sûr, ce breuvage, en insistant sur ses qualités médicinales et sur son goût. Il semble

roses de Damas. Des feuilles ils font une poudre qu’ils mélangent avec de l’eau chaude qu’ils gardent continuellement sur le feu dans un chaudron fait à cet usage, et ils en boivent quotidiennement plus en guise de médicament que pour le goût. Il est d’une saveur amère, bien qu’il rince ensuite la bouche ; bon et savoureux à qui en use et d’un très bon effet et utilité à ceux qui ont l’estomac fragile, à cause de sa chaleur, aidant merveilleusement à la digestion et particulièrement indiqué pour chasser et empêcher les vapeurs et les fumées qui montent à la tête. Aussi a-t-on coutume d’en boire tout de suite après le repas, quand on se sent alourdi par trop de vin et en boire après dîner ôte le sommeil. Enfin l’usage de boire de ce tcha est si répandu que l’on n’entre jamais dans une maison sans qu’il ne vous soit amicalement offert et par éducation et par coutume et pour honorer l’hôte, de même qu’il est d’usage d’offrir du vin dans les pays de Flandre et en Allemagne que ces peuples ont également en abondance ».Voir Voyage autour du monde de Francesco Carletti (1594-1606), Paris, Chandeigne, coll. « Magellane », 1999, p. 149. François Caron (1600-1673), premier français à avoir visité le Japon, huguenot de confession et travaillant pour la V.O.C. (Vereenigde Oost-Indische Compagnie) déclare que les Japonais sont très hospitaliers et civils pour leurs hôtes, qu’ils les traitent avec du tabac et du cha, sauf si, ceux-ci appartiennent à un rang social élevé, alors ils leur servent du vin (sake). Texte dans Beschrijvinghe van het Machtigh Coninckryck Japan und Siam (éditions de 1636, 1646 et 1648). Traduction anglaise en 1671. Se reporter à l’édition de Charles Boxer, A True Description of the Mighty Kingdoms of Japan and Siam, Londres, Argonaut Press, 1935. Une excellente version française existe sous le titre Le Puissant royaume du Japon. La description de François Caron (1636), Paris, Chandeigne, 2003, coll. « Magellane », traduite par Jacques et Marianne Proust. Le passage est le suivant : « Quand vous venez les visiter, que vous soyez gentilhomme ou roturier, vous êtes aimablement prié d’entrer et de vous asseoir, et on vous présente du tabac et du thé. Si vous êtes un ami particulièrement cher, que le maître de maison veut régaler avec du vin, celui-ci vous fait présenter aussitôt une petite coupe laquée posée sur un pied, et dans ce cas vous ne devez pas partir sans avoir goûté le vin. » Voir p. 135-136. Pour les données espagnoles et une investigation des sources, bien au-delà du simple thé, voir Juan Gil, Hidalgos y samurais. España y Japón en los siglos XVI y XVII, Madrid, Alianza Editorial, coll. « Alianza Universidad », 1991. 28. Rui Manuel Loureiro a donné une précieuse édition moderne de cet ouvrage, Tratado das Coisas da China, Lisbonne, Biblioteca editores Independentes, 2010, p. 164. On y trouve au chapitre XIII le passage suivant : « Pour toute personne, seule ou accompagnée, qui arrive dans certaine maison d’une personne de qualité, l’usage commande qu’on leur offre sur un plateau joliment présenté une ou plusieurs porcelaines selon le nombre de personnes avec une eau tiède appelée cha, souvent de couleur vermeille et très médicinale, qu’ils ont pour coutume de boire ; elle est faite d’un bouillon d’herbes qui souvent possède une saveur amère ». Le mot tea apparut en anglais pour la première fois dans la traduction des voyages de Jan Huyghen van Linschoten (1563-1611) et il provient, selon toute vraisemblance, des dérivés de la prononciation local du mot cha dans les parlers du sud de la province du Fujian : à Xiamen (Amoy) et à Taiwan, régions où l’on pratique les « langues du Sud de la rivière Min » (c. minnanyu ত ፿) dans lesquelles le mot se prononce te. C’est celle que l’on retrouve en français (thé), en allemand (Tee), en espagnol courant (té) sous l’influence de la prononciation hollandaise (thee).

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pourtant avoir commis l’erreur pardonnable de n’y voir qu’une coutume récente, fondant semble-t-il son jugement sur l’apparition tardive du caractère chinois servant à le noter par rapport à l’ancienne graphie (c. tu ๝), mais qui désignait des « herbes ayant une saveur amère » (« Les Chinois jettent quelque quantité de ces feuilles dans un petit vaisseau d’eau bouillante et après cela, quand elle a attiré la vertu et faculté des feuilles, ils la boivent chaude, rejetant celles-ci », Dell’ entrata della Compagnia di Giesù e Cristianità nella Cina ; 1609). Il remarque de façon pertinente qu’on le maintient chaud et qu’on continue à le servir au cours des longues conversations entre personnes éduquées, prouvant ainsi que le rapport entre thé et sociabilité lettrée ne lui avait point échappé. Le Japon était, en ce temps-là, non pas le paradis tant escompté de l’or ou de l’argent, mais le pays du thé pour les membres de la Compagnie. Le Visiteur Valignano (1539-1606), l’« ange de l’Orient », encourageait vivement les « temples des Barbares du Sud » (j. nanbanji ত 㽪‫ )ڝ‬à ménager une pièce pour y servir le thé, voire d’affecter un laïc spécialement à cette tâche. « Toutes nos résidences devraient avoir leur chanoyu [pièce où l’on sert le thé] maintenu en parfait état de propreté, et en ordre. Et il devrait y avoir un laïc (j. d juku) ou une autre personne en service permanent en cet endroit. Lesdites personnes devraient être quelque peu versées dans le chanoyu, notamment dans les lieux où un grand nombre de nobles est susceptible de venir. »29

Il s’agissait, en un domaine si peu religieux, croyait-il, de respecter simplement les usages locaux des puissants, l’une des stratégies préférées de Valignano. Ce dernier n’avait pourtant pas, semble-t-il, reçu le don des langues locales pour partage, ni des fleurs de rhétorique de son pays natal. Son évocation du thé dans le Sumario de las cosas de Japon (1583), reconnaît bien sûr l’importance que sa consommation prend dans tout le pays, mais, après un bref aperçu de l’estime qu’on lui porte, il prend prétexte de celui-ci pour faire état de la sottise des Japonais, incapables de résister aux dépenses somptuaires nécessaires pour acquérir les ustensiles permettant de le servir dignement30. La sécheresse voulue de sa 29. Advertimientos e Avisos acerca dos Costumes et Catangues do Japão, éd. de Josef Schütte, Il Ceremoniale per i Missionari del Giappone, Rome, Edizioni di « Storia e Letteratura », 1946, p. 160-162. 30. « Para lo qual es de saber que acostumbraban universalmente en todo Japón a usar de una bebida hecha de agua caliente que llaman cha, que entre ellos es tenida en grande cuenta, y todos los señores tienen en sus casas un lugar particular donde hacen esta bebida, y porque el agua caliente en Japón se llama yu y esta yerba cha, llamaron el lugar para esto deputado chanoyu, que es la cosa más estimada y venerada que hay en Japón. » Voir l’édition, magnifique d’érudition, de José Luis Álvarez Taladriz, Sumario de la cosas de Japon (1583). Adiciones del Sumario de las Cosas de Japon (1592), T!ky!, Sophia Universiy, 1954, vol. 1, p. 43. « Il faut

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plume lui rendait difficile de percevoir les enjeux esthétiques et religieux de ladite « cérémonie », même s’il avait bien pressenti que l’on était déjà dans un monde de personnes aisées et jouissant de moyens considérables. À peine reconnaissait-il qu’existaient des experts capables de reconnaître thés, bols et ustensiles, tout comme, dans sa chère Europe, les joaillers savaient séparer le bon grain de l’ivraie en matière de pierreries. Les Pères pourtant consommaient du thé, avec plaisir semble-til, et, lorsqu’ils changeaient de résidence, ils avaient licence d’emporter avec eux leurs nécessaires à thé appelés chabent ಁؕ㣞31. Personne en revanche n’a identifié et décrit la nature éminemment culturelle, poétique et religieuse de la cérémonie du thé en dehors de Rodrigues. Sans doute encourait-il en ce domaine, comme en bien d’autres, le reproche d’être « devenu trop japonais », ainsi que la jalousie et les suspicions de Valignano et de ses coreligionnaires. Bien avant les fonctionnaires de sa très gracieuse Majesté en poste aux Indes et dans les autres possessions de l’empire britannique, to go native s’avérait un acte dangereux, de nature à susciter les regards soupçonneux des autorités ecclésiastiques et, sait-on jamais, du Saint-Office plus zélé et plus meurtrier encore dans sa version lusitanienne, ce que l’on tend parfois à oublier. La première mention du thé, chá en portugais actuel (noté châ ou chà à l’époque), apparaît au folio 63° r°, dans la neuvième section de la partie consacrée à l’habitat japonais. Elle a pour titre : « De la maison où l’on donne à boire le thé (châ) aux hôtes, appelée suki »32 (Da caza onde daõ abeber o Châ aos hospedes, chamada suky33). La description du « pavillon de thé » traite avec force détails de ses caractéristiques techniques et de la disposition des lieux en ajoutant des commentaires qui n’ont rien perdu de leur pertinence. Accéder à cet endroit, c’était déjà une forme

savoir que c’est une coutume commune à tout le Japon de prendre une boisson faite d’eau chaude et de quelques pincées d’herbes, appelée cha, dont on fait grand cas chez eux. Les seigneurs ont en leur demeure un endroit spécial, où ils préparent cette boisson, et comme l’eau chaude s’appelle yu et cette herbe cha, ils ont appelé l’endroit prévu pour cela le chanoyu [qui est] la chose la plus estimée et la plus vénérée au Japon. » Traduction (légèrement revue) de Jacques Bésineau, s.j., Les Jésuites au Japon. Relation missionnaire (1583), Paris, Desclée de Brouwer / Bellarmin, 1990, p. 78-79. 31. Pour l’ensemble de la terminologie employée dans ce texte, ainsi que pour les définitions précises des termes, se reporter à Kadokawa Sad daijiten ߡ՟ಁሐՕࠃࠢʳ(Grand dictionnaire de la cérémonie du thé), T!ky!, 1991 (2002). Pour chabent , voir p. 910 b-c. 32. Derrière cet emploi du mot suki, il faut entendre non pas la cérémonie du thé ellemême ni ses aficionados, mais le terme de sukiya 䀀࡛ৢ, ainsi défini dans le Vocabulario (379-v : b) : « Suqiya id est, Cozaxiqui. H#a casinha pequena e muito limpa, que e o proprio lugar do Chanoyu. » 33. F° 63 v°-65 v°.

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de retraite, en plein accord avec la sensibilité locale, amie des endroits à l’écart du monde et du bruit, des ermitages au milieu de la cité. « Dans ces petites cabanes, sises dans la même ville, ils s’invitent à tour de rôle à prendre le thé, et de cette façon ils compensent le manque de lieux solitaires où prendre le frais autour de la cité. Ainsi, dans une certaine mesure, trouvent-ils cette manière de faire préférable à la solitude pure, car ils la découvrent et en jouissent au beau milieu de la même ville ; c’est ce qu’en leur langue, ils appellent shich! no sankyo ؑխ圸՞ࡺ, ce qui signifie une “solitude découverte au beau milieu de la place publique” […]. »34

Pour parvenir en ces jardins et ermitages retirés du tumulte du vulgaire, le Vocabulario dit que l’on empruntait un roji (transcrit rogi) ainsi défini : « chemin étroit et préservé de l’usage commun qui conduit à la maison de chanoyu »35. Le terme est ici pris dans une acception trop restreinte. Il vient en effet du terme bouddhique roji ᥻‫ چ‬qui signifie un « lieu pur où l’on est à l’abri, délivré des passions » issu du S!tra du Lotus (s. Saddharma Pundar#ka S!tra ; j. Hokeky ‫ݎ‬ऄᓊဎᆖ), dans la célèbre parabole de la « maison en flammes » (j. kataku ‫ )ڛ־‬à l’incendie de laquelle réchappe, monté dans un char tiré par un buffle blanc, le fils prodigue, qui parvient à une « terre nue », vierge et pure, sur laquelle il peut s’asseoir sans crainte. Dans l’usage général japonais, il désigne un « jardin de thé » dans son ensemble, et à l’inverse du terme japonais chaniwa ಁஅ, « jardin de thé », applicable à toutes les formes d’édifices accompagnés de jardins où l’on sert cette boisson36, il ne s’emploie que pour les « pavillons de thé » (j. chashitsu ಁ৛) proprement dits ; c’est seulement en un sens restreint qu’il désigne les chemins conduisant à ceux-ci (roji est, dans cet emploi, l’équivalent du japonais rojiguchi ᥻‫چ‬Ց « chemin d’accès au pavillon de thé »). Coïncidence ? Fray Luis de León (1527-1591), mystique espagnol, poète et philologue contemporain de Sen no Riky", dans Los Nombres del Cristo nous donne la meilleure définition de ces « sentiers d’accès » vers les jardins de thé appelés

34. « Nestas cazinhas pequenas dentro da mesma Cidade se convidavão ao Châ, huns aos outros, e supriaõn com isto a falta que a Cidade tinha de logares frescos, et solitarios a roda, antes em certa maneira achavão ser este modo melhor que a pura solidão, pois achavão, et gozavão della no meio da mesma Cidade, o que se chamavão em sua lingua Xichû no san kio, que quer dizer, ermo solidão achado no meyo da praça […]. » F° 132 v°. 35. Vocabulario, « Rogi. Caminho estreito e excuso que vai para a casa do Chanoyu. » 36. Le terme de chabatake ಁ䶨ʳ« jardin de thé » selon les puristes français d’aujourd’hui, mais en fait, plus littéralement « champ de thé » apparaît à partir de la seconde moitié du xviie siècle. C’est d’ailleurs en 1738 que Nagatani S!en ‫ࡲߣة‬㡛ʳ (1681-1778) inventa le processus de fabrication du sencha en utilisant une « corbeille plate en papier épais dans laquelle on sèche des feuilles de thé » (j. hoiro ྠ㩯), après les avoir soumises à un bain de vapeur de 15 à 45 secondes pour stopper le processus d’oxydation.

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roji. On les emprunte : « non comme on le voudrait d’un chemin, sinon d’un chemin un peu plus élevé que le reste du sol avec lequel il est voisin… un chemin de pierres au-dessus du sol »37. Les mystiques se rejoindraient-ils sur ces sentiers qui sinuent si éloignés dans l’espace et si proches dans l’esprit ? « Et alors ce suki [cette cérémonie du thé], ainsi qu’ils ont pour coutume de l’appeler, est un loisir rustique pour les nobles dans lequel ils convient certaines personnes à manger et boire le thé dans leur maison ou dans leur cabane au désert. Les hôtes peuvent ainsi contempler le sentier, le bois à travers duquel ils passent pour entrer, et toute chose dépourvue d’art formée en ces lieux par la nature avec proportion et grâce, autant que la maison ou la cabane elle-même et les ustensiles pour servir le thé à l’intérieur ; tout comme si c’était l’ermitage d’une personne recluse au désert. Et là, ils ne tiennent d’autres conversations que celles qui siéent aux lieux, au contraire, ils contemplent la forme, la proportion, et la qualité de toutes les choses rustiques qui s’y trouvent. »38

Rodrigues séjourna au Japon en un moment crucial de l’histoire de la consommation et de la cérémonie du thé, dont il souligne avec justesse ce qui la distingue des usages chinois. Murata Shuk! ‫ضޘ‬ఇ٠ʳ (1423-1502), moine du Sh!my!-ji de Nara, aurait appris le zen, après bien des années de voyages et d’errances, notamment auprès du célèbre moine Ikky" ԫٖʳ (1394-1481) du monastère du Daitoku-ji Օ䄧‫ ڝ‬à Ky!to. Il adopta pour principe fondateur que « zen (méditation) et thé avaient une saveur identique » (j. zen cha ichimi 乕ಁԫ࠺). Murata instaura, en réaction aux assemblées de thé appelées sho.incha ஼ೃಁ « thé des appartements cérémoniels pour recevoir des hôtes », à l’usage des nobles, mais aussi du haut clergé et des riches

37. Le texte se trouve dans le chapitre « Camino » où le Christ est comparé à un chemin, comme au chapitre quatorzième de l’Évangile de Jean. « Lo que dice “senda” la palabra original significa todo aquello que es paso por donde se va de una cosa a otra, pero no como quiera paso, sino paso algo más levantado que le demás del suelo que le está vecino y paso llano, o porque esta enlosado, o porque esta limpio de piedras y libre de estropiezos. Y conforme a esto, unas veces significa esta palabra las gradas de piedra por donde se sube, y otras la calzada empedrada y levantada del suelo, y otras la senda que se ve ir limpia en la cuesta dando vueltas desde la raíz a la cumbre. », dans De Los Nombres del Cristo, Barcelone, Galaxía Gutenberg / Circulo de Lectores, coll. « Biblioteca clásica », 2008, p. 73. 38. F° 64 v° : « He logo este Suky que assim se chama, hum modo de rusticar dos nobres convidando a algum amigo a comer e beber o chá na sua caza, ou cabana do ermo para contemplar assim o caminho, bosques por donde entra, e o que alli a natureza fez ao desdem com proporção, e graça, e a mesma caza, ou cabana em sy, e instrumentos de serviço que alli hà, como se fora a h#a ermida do ermo de algum solitario, e alli sem fallar varias practicas fora do que aquelle lugar compete, contemplar a feição, proporção, laya de todas as couzas do ermo que alli vir. »

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marchands en leurs luxueuses résidences39, un thé plus « spirituel », portant à l’élévation. Fondé sur des idéaux de pureté et de retraite, les cérémonies et rituels présidant à sa dégustation interdisaient les paris, les nourritures abondantes et la consommation d’alcool, si fréquents lors des autres agapes où l’on servait ladite boisson. Le sukicha 䀀ബಁʳ « thé des amateurs » [de la cérémonie du thé] », ainsi qu’il le devait baptiser, se voulait une forme de conversation pure et sacrée (j. seidan ෎ᓫ), un protocole d’accueil et de dialogue avec l’hôte en des lieux sobres, les futurs « ermitages » ou « pavillons de thé » prévus à cet effet. Sen no Riky", le célèbre maître de thé originaire de Sakai 㹪, éleva l’idéal de Murata Shuk! pour mettre au point le wabicha ᯎಁʳ « thé dépouillé » qui devint, malgré le suicide forcé de Riky", la forme canonique de la « cérémonie du thé ». Contemporain de Riky" et de son idéal d’un thé sobre et érémitique, au cœur des libres cités marchandes comme Sakai, Rodrigues compara ces deux manières de consommer du thé, mais il fit preuve d’un intérêt plus aigu pour cette « cérémonie morale », que pour le thé somptuaire dit des « seigneurs » (j. daimy cha Օ‫ټ‬ಁ) souvent décrit dans d’autres sources. Gaspar Coelho (15271590) dans ses Lettera annale portata di novo dal Giapone da i Signori Ambasciatori delle cose iui successe l’anno MDLXXXII, (Venise, Gioliti, 1585) affirmait que « les marchands [de Sakai] jouissent de grands privilèges et de liberté, leurs usages politiques sont semblables à ceux d’une république ». Si Riky" est devenu la figure tutélaire de cette révolution culturelle dans l’usage du thé, ce n’est que bien plus tard, vers 1690, que fut édité le traité (selon toute vraisemblance apocryphe) rassemblant en sept livres ses soi-disant « enseignements » de Riky" consignés par un moine de ses disciples Nanb! S!kei তܽࡲᄃʳ(dont on ignore la biographie) : le Nanp roku তֱ䐇ʳ(Notes du Sud )40 ; le caractère lu p dans le titre correspondrait plutôt à b ܽ signifiant « pièce d’un édifice ; pavillon ;

39. Le terme japonais de sho.in ஼ೃ, si important dans l’architecture classique japonaise, correspondrait à l’anglais drawing room, à une sorte de « salon ou de pièce de réception », même si initialement il désignait les appartements ou la pièce consacrée à l’étude. 40. Des instructions à l’usage des [amateurs] de la cérémonie du thé et autres arts liés à celle-ci figurent dans un manuscrit daté de 1614 et conservé à la Bibliothèque de la Diète, appelé Sukid shidai 䀀ബሐ‫ڻ‬รʳ (Ordres et règlements de la Voie des amateurs), tout enflé de confucianisme et exaltant les vertus un peu raides de cette philosophie, sans daigner mentionner ni Riky", ni le zen. L’ouvrage le plus « commode » et le plus instructif pour comprendre la cérémonie du thé, telle que la conçut Riky", demeure le Yamanoue S ji ki ՞ ՂࡲԲಖʳ(Notes de Yamanoue S ji), livre de « transmission secrète », composé en 1586 par un maître de thé, disciple de Riky", qui naquit à Sakai en 1544 et fut assassiné sur l’ordre de Hideyoshi en 1590. Texte et commentaire dans Nihon no chasho, op. cit. (n. 2), vol. 1, p. 131-270.

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construction » et correspondrait, à son présumé auteur41. Rodrigues entrevit promptement ce que le thé, fût-ce en ces nouvelles formes plus privées, supposait néanmoins d’ostentation et de richesse matérielle : rien n’étant plus onéreux que la rusticité sur décret ni que la sobriété faite d’instruments achetés à grands frais, moins encore la construction de lieux prévus à cet effet, les « pavillons de thé », pour organiser la cérémonie. Le passage à celle-ci entre les mains des femmes de la bonne société depuis la fin d’Edo, devenu très largement majoritaire de nos jours, ne fit qu’accuser ce travers qui semble en apparence contraire à l’esprit des fondateurs. Reste Paul Claudel (1868-1955). Trois siècles plus tard, dans les Poèmes du Pont des Faisans, puis dans les Cent phrases pour éventail (1926), il composa l’un de ces poèmes brefs dont le goût lui était venu au Japon et qui, au-delà de tout souci apologétique et missionnaire, renvoie à ce « culte japonais de la nature » qu’il aimait, sans oublier la saveur de la boisson qu’on lui servait : « Dans une écuelle de terre Je bois Une gorgée de sève. »42

Rodrigues a analysé avec patience et finesse tout ce que les maîtres de thé devaient aux traditions de l’école zen et il est brillamment parvenu à dégager les idéaux de ceux qui, ne reculant devant aucune dépense, se consacraient à sa forme « dépouillée ». Il dit ainsi : « En somme, cet art du suki [de la cérémonie du thé] est une sorte de religion solitaire, instituée par ceux qui en furent les maîtres, afin de donner par sa pratique de bonnes mœurs et de la modération en toute chose aux personnes qui se consacrent à cet art ; imitant de cette manière les philosophes des sectes zen, lesquels habitent en ermites en des lieux sauvages et déserts, faisant profession non point de philosopher par livres ni discours écrits de maîtres et philosophes renommés, comme le font les autres sectes des gymnosophistes indiens [les autres écoles bouddhiques], mais en pratiquant un mépris des choses mondaines et en se tenant à l’écart d’elles ; ils mortifient les passions par certaines méditations et points énigmatiques et métaphoriques qui, au départ leur servent de guide. Ils se donnent à la contemplation des choses naturelles, s’élevant par eux-mêmes à la connaissance de la Cause Première à travers ce qu’ils voient dans les choses elles-mêmes, leurs âmes et leur entendement laissant en dehors d’eux le mal et l’imperfection jusqu’à ce qu’ils atteignent la perfection naturelle et l’être de la Cause Première. D’où le fait que ces philosophes par habitude ne disputent ni ne s’affrontent avec les autres

41. En réalité, il semble que le volume fut compilé pour commémorer le centenaire de la mort de Riky" par Tachibana Jitsuzan ‫م‬क़ኔ՞ʳ(1605-1708), l’un des vassaux du clan Kuroda du fief de Fukuoka. 42. Cent phrases pour éventail, Gallimard, coll. « Poésie », 1996, poème 150, accompagné des caractères chinois lus tsuchi Ւ « terre » et wan 㻍ʳ« bol ».

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par arguments, laissant tout à la considération de chacun afin qu’il parvienne par lui-même aux positions fondamentales qu’ils ont, sans les enseigner aux disciples. »43

Rodrigues confirme combien le zen, par son mode de transmission directe de cœur à cœur, ses énigmes, s’affirmait comme radicalement différent des autres « sectes » apparentées à des « gymnosophistes indiens » ; expression délicieuse et dont on mesure le poids quand on regarde les descriptions contemporaines des écoles bouddhiques japonaises, chinoises ou du sous-continent indien par d’autres missionnaires. Les questionnements aporétiques – les célèbres k an ֆூ – sont même convoqués pour rappeler que les pratiquants du suki, les « amateurs de thé » cheminaient bel et bien en quête d’eux-mêmes et de la « Cause Première ». La cérémonie constituait une fuite du monde provisoire (j. ichiji tonsei ԫழሜ‫)׈‬, une religion de la solitude entre amis et de l’Éveil aux mystères de la condition humaine, dont le principal est qu’il n’en est aucun, sinon en nous-mêmes qui l’ignorons. L’idéal de Murata trouvait ici son meilleur exégète. Les pratiquants de la cérémonie du thé imitaient, ainsi que l’observe Rodrigues, les idéaux de frugalité, de modération, de retenue qui les préservaient de la mollesse et de l’effémination (efeminação). Selon lui, c’étaient les « Stoïques » de l’Asie dont ils partageaient malheureusement certaines hérésies – notamment la pratique du suicide (ainsi l’exemple de Riky" lui-même). Le même auteur, qui a produit autant d’analyses fines de la culture du thé au Japon, et songé aux différences et aux similitudes avec celle pratiquée sur le continent, ne s’est pas cantonné à rapporter des platitudes exotiques, comme le firent certains de ces coreligionnaires ibériques, à leurs souverains communs 43. « He pois esta arte do Suky hum modo de religiam solitaria instituida pelos que nella forão supremos para o fim dos bons costumes e moderação em todas as couzas tocantes as pessoas que se dão a esta arte a imitação dos philozophos solitarios da Seyta dos Jenxos, os quaes habitão no hermo en Ermidas tendo por profissão não Philosophar por livros, e discursos escritos de Mestres, e Philozophos afamados como fazem os das demais Seytas dos Gemnosophistas Indianos, mas desprezando, e apartandose dans cousas mundana, e mortificando as paxoens por certas meditaçoens, e pontos ignigmaticos, e metaforicos que ao principio lhes servem como de guia, se dão a contemplação das couzas naturaes alcançando por sy mesmos o conhecimiento da primeira couza, pelo que vem nas mesmas couzas botando a parte, com o animo, e consideração o mao, e imperfeito, athe darem na perfeição natural, e ser da primeira cauza donde tem estes philozophos por profissão não disputarem, nem contenderem com outrem pour argumentos, deixando tudo a consideraçãm de cada hum para por sy o alcançar com os fundamentos que tem sem ensinarem os discipulos. » F° 131 r°- 131 v. Le terme zen apparaît, quant à lui dans l’expression « école zen » (graphie retenue Ienxûs) en 1551 chez le père Cosme de Torres (1497-1570) dans une lettre où il affirme que les religieux de cette école sont « hommes de grandes méditations » (homens de grandes meditações).Voir Glossário Luso-Asiático, op. cit., vol. 2, p. 489-490. Cet accent sur la méditation comme caractère distinctif de ladite école se retrouve également chez les Pères Baltasar Gago (1515-1583) et Fernão Guerreiro (vers 1550-1617).

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(Philippe II d’Espagne c’est-à-dire Philippe I du Portugal, 1527-1598 ; puis Philippe III, Philippe II du Portugal, 1578-1621). Certains religieux allèrent jusqu’à prétendre que Japonais et Chinois passaient leur temps à boire de l’eau chaude ! Rodrigues a repéré et décrit in statu nascendi, ce qui ferait le charme inégalable de la cérémonie du thé. Derrière le mot suki « goût raffiné, notamment dans la pratique du thé » qu’il commente avec grande pertinence, et dans lequel se reconnaîtraient volontiers les « amateurs » de ladite cérémonie44, il rejoignait la tradition des lettres classiques japonaises. Le terme de suki, formé sur le mot verbal suku, désignait à l’origine un homme qui aimait les femmes, comme objets esthétiques, méritant qu’il se consacrât à les séduire, avec discernement ; cette activité devait orienter son existence. Le parangon de ce type de personnage n’étant autre que le célèbre prince Genji, fils d’un empereur mais ne pouvant prétendre à sa succession et dont le règne s’exercera dans celui de l’amour immodéré des femmes, des arts et de la poésie (j. waka ࡉዚ). L’usage du mot s’est ensuite restreint à des « objets » plus artistiques : on était amant / amateur / passionné de poésie, de calligraphie, enfin de Thé45. Le japonais possède également un mot homophone suki ຘ圗, formé sur le mot verbal suku signifiant « être transparent ; voir au travers ; laisser un intervalle, une ouverture ». Le mot nominal suki désigne précisément cet « espace intercalaire », mais aussi, un « moment de liberté », de « détente ». Le blanc ainsi laissé, l’intervalle désignent ainsi une affirmation de l’incomplétude, de l’inachèvement, au cœur de l’esthétique des fondateurs du Thé, Riky" bien sûr, mais aussi plus tardivement, chez Matsudaira Fumai ࣪ؓլਡ (1751-1818) dans son Muda na koto ᠇ߢʳ (Inutiles paroles). Même si l’on a joué sur cette polysémie des mots et sur ces homophonies, la passion, par la distance qu’elle impose et l’élagage de ce qui la pourrait contrarier, l’intervalle qu’elle ménage entre l’individu nous et le cours des choses, est en ses multiples nuances réunie dans ce mot suki. Le terme est déjà défini, en 1216, dans le Recueil de conversions (Hosshinsh! ䷦֨ႃ) attribué à l’ermite lettré Kamo no Ch!mei ᚅ९ ࣔʳ(1155-1216) dans les termes suivants : « Celui qu’on appelle amateur, ne goûte point la compagnie des hommes, ne se lamente pas du déclin qui le frappe ; il est étant ému et poigné par

44. Voir l’article de Yanagida Seizan ਻‫ض‬ᆣ՞, « F"ky! to suki » ଅ߆圲䀀ബ (Fous et amateurs), Nihon bungaku to bukky ֲ‫֮ء‬䝤圲۵ඒʳ(Bouddhisme et littérature japonaise), vol. 5 « F"ky! to suki », T!ky!, Iwanami shoten, 1994, p. 3-27. 45. Un exemple en est donné pour les amateurs de poésie et de thé par le moine-poète Sh!tetsu ‫إ‬ኧʳ(1381-1459) dans son traité de poétique de 1448 appelé Sh tetsu monogatari ‫إ‬ኧढ፿ʳ(Récits de Sh tetsu). Texte dans Karonsh!, n gakuron sh! (Recueil de traités de poétique et sur le n ), T!ky!, Iwanami shoten, coll. « NKBTK », 1961, p. 230.

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les fleurs qui d’abord sont écloses puis se dispersent ; son cœur est toujours limpide lorsqu’il songe à la lune qui apparaît et disparaît au firmament ; il se consacre à n’être point touché par la souillure du monde, le principe de l’apparition et de la disparition des choses lui est manifeste, et les désirs et attachements liés aux désirs de gloire personnels s’estompent. Vraiment, c’est là le point de départ qui mène à la libération et à la Délivrance. »46

Ces rapports entre esthétique et religion – l’une ne pouvant se démarquer entièrement de l’autre – Rodrigues les vit se nouer sous ses yeux. La cérémonie du thé en son temps formait bien l’un des lieux (au sens spatial même du pavillon de thé) de mise en pratique des discours sur l’existence retirée vécue par procuration durant le temps de son déroulement. Cependant, il discernait avec perspicacité comment se comportaient ses maîtres dans leurs complexes relations avec le pouvoir47. Dans la deuxième section du chapitre 33 intitulée « De la forme moderne du chanoyu, aujourd’hui en usage ainsi que de son origine et de ses fins en général », il établit parfaitement la généalogie des formes nouvelles de l’art du thé. Il analyse également sa ritualisation, son recours aux calligraphies et aux images intimement liées au zen, foyer d’émergence des « individualités ». Sociologue précieux des usages laïcs et religieux, Rodrigues comprit que les nouveaux maîtres du thé appelaient à une sorte de sociabilité rustique, entre pairs et amis choisis ou cooptés. Pour peu que le pratiquant en eût les considérables moyens, il avait tout loisir d’imaginer que cette cérémonie instituait un pont à travers le temps, une sorte d’« uchronie » où les amateurs lettrés du Japon se mêlaient aux maîtres augustes de l’art du thé chinois. S’il n’ignorait rien du thé des puissants au cours duquel le pouvoir donnait le spectacle de sa richesse à ses hôtes, il savait traverser les apparences et revenir aux véritables sources (il insiste d’ailleurs sur les mérites de l’eau pour servir convenablement le thé). Pour lui, le bouddhisme zen se trouvait bel et bien aux origines de la « cérémonie du thé », pourtant celle-ci ne se résumait pas à lui. Rodrigues l’explique clairement : « Ceux [qui pratiquent] le chanoyu font profession d’imiter ces philosophes solitaires, dont tous les pratiquants qui sont des Gentils appartiennent à la secte zen ou bien en deviennent membres, même si leurs ancêtres, jusqu’à ce jour, étaient membres d’une autre secte. Bien que dans cet art ils imitent

46. 䀀ബ圲ճ圿圹ΕԳ圸ٌ圹坔坜‫ړ‬坈圤Εߪ圸圡圯坋坕坜坌ღ坂圤Εक़圸㫜圗 ཋ坕坜圌圹坖坉Εִ圸‫נ‬Ե坜৸圿圵‫ב‬圛地Εൄ圵֨坜ᑢ坈圡地Ε‫׈‬圸ᖼ坔圵圡 坈圶坜ࠃ圲圣坖场Ε圔圸圤圕坓‫س‬ᄰ圸圝圲坙坔坌᧩圹坖Ε‫ܓټ‬圸ᕉ༉圮圗圶坃 圡Ζ圝坖Ε‫נ‬ᠦᇞ㷯圸॰‫נ‬圴坕坃圡ΖTexte édité par Miki Sumito ԿֵધԳ, H j ki. Hosshinsh! ֱՁಖʳ䷦֨ႃ, T!ky!, Shinch!sha, coll. « Shinch! Nihon koten sh"sei », 1976, p. 278. 47. Kendall H. Brown, The Politics of Reclusion : Painting and Power in Momoyama Japan, Honolulu, University of Hawai‘i Press, 1997, p. 63-71.

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ladite secte, ils n’ont aucune superstition, ni culte ou cérémonie particulière ayant trait à la religion, car en toutes ces matières, ils n’ont rien repris à cette secte, se contentant de l’imiter simplement pour la solitude érémitique, pour le retrait de toutes les choses concernant le commerce civil, pour la résolution et la promptitude de l’âme en toute [occasion], et pour son absence de tiédeur, de paresse, de mollesse et d’effémination. Ils copient également [ces religieux] dans leur contemplation des choses de la nature, non point en ce qui concerne la fin – qui est connaissance de l’être et perfection de la Cause première par les choses extérieures – mais seulement parce qu’en ces dernières ils voient extérieurement, de manière naturelle, qu’elles conduisent et inclinent l’âme à la solitude, à la saudade au retrait de la presse, du commerce mondain et de ses pompes. »48

Cet extrait, retenu parmi tant d’autres possibles, illustre la manière de procéder de Rodrigues. Il disséquait de nouvelles réalités en ayant recours aux catégories d’un homme de son temps, ainsi en procédant par la comparaison avec le stoïcisme, alors au cœur des débats européens contemporains, mais il parvenait en même temps à se faire ethnologue et méritait pleinement son surnom d’« Interprète », déchiffrant avec minutie la partition de ces choses étrangères et de leurs arcanes interdits aux sondes du profane, aussi bien en matière de thé que de religion. Il insiste sur la sobriété sur laquelle se fonde la plus grande élégance mais aussi la plus haute vertu morale : « C’est pourquoi dans la cérémonie du thé, l’on en est venu à détester toute sorte d’artifice, d’éloges creux, à abhorrer tout mensonge, toute hypocrisie, et tout ornement extérieur ; choses que l’on nomme dans leur langue keihaku. On trouve dans cette catégorie les nombreux compliments pleins de fausseté, de mensonges, de louanges et d’adulations à l’égard des supérieurs. De même il est inconvenant de se montrer plus connaisseur que son talent et son habileté ne le permettent. À l’inverse, il faut promettre peu et accomplir beaucoup, aduler avec parcimonie et servir avec dévouement, ne pas faire ostentation de ses capacités ni de ses forces, en ayant pour toute chose recours à la modération ; il faut faire en sorte que les costumes /coutumes et même les

48. F° 131 v° : « A estes Philozophos solitarios professão imitar os do Chanoyu, donde todos os professores gentios desta arte são da Seita dos Jenxos, ou se fazem della, ainde que seus antepassados fossem athe então de outra Seyta. E posto que nessa arte imitem a dita Seyta dos Jenxos, não tem superstição alguma, nem culto, e cerimonia particular tocante a religião, porque nada disto tomarão della, mas somente a imitação na solidão, herimitica, e apartamento dans couzas do trato forense, e na resoluçao, e promptidão de animo en tudo sem tibieza, nem froxidão, nem couza mole, e afeminada. Imitão nos tambem na contemplação das couzas naturaes, não quanto ao fim que he o conhecimento do ser, e perfeição da primeira cauza pelas couzas esteriores, mas só no que nellas vem exteriormente natural que move, e inclina o animo, a solidão, e saudades, e apartamento do trafego, e trato mundano, e pompozo. »

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choses manuelles dont ils font usage, soient solides, résistantes et sans artifice. Bref, en la matière, il est préférable de pécher par défaut que par excès. »49

Ces mots sont une leçon pour les spécialistes du domaine, mais ils forment aussi une définition assez précise de l’une des caractéristiques essentielles de l’esthétique japonaise que, trois siècles plus tard, George Sansom (1883-1965) reprendra dans son livre célèbre : Japan, A Short Cultural History50. Le chapitre 34, appelé « De la manière dont les hôtes sont reçus avec du châ dans la maison du suki » aborde de front ces contradictions entre idéal et pratique. Nul doute que Rodrigues, avec son œil exercé et son esprit alerte, n’ait été sensible à ce désir d’éphémère que revendiquaient les maîtres de thé. L’expression, devenue si célèbre en japonais, d’ichigo ichi.e ԫཚԫ㢸ʳ « une rencontre (cérémonie) à jamais unique dans une existence », ne l’aurait sans doute pas laissé indifférent. Elle est, en effet, l’une des clés de l’art du thé. Art de l’instant, mais aussi de l’introspection, comme le rappelait si bien dans son recueil décrivant le déroulement d’une cérémonie du thé, Ii Naosuke մْऴ༘ʳ(18151860), seigneur du fief de Hikone, personnage clé de la politique de son temps, et maître de thé renommé qui travailla sans relâche à son ouvrage appelé Chanoyu ichi.e sh! ಁྏԫ㢸ႃʳ(Recueil de rencontres uniques autour de la cérémonie du thé), achevé en 1858. Selon lui, après avoir reconduit d’un œil aussi attentif qu’aimable les invités du jour, jusqu’à ce que ceux-ci aient disparu, il fallait revenir à travers le jardin vers le pavillon de thé et, sans remettre les choses « en ordre », se servir seul une autre théière en méditant sur ce que cette rencontre, ce retrait provisoire du monde avaient apportés. Il appelait cette démarche dokuza kan.nen ᗑஆ䕋࢚ « méditer en compagnie solitaire » ; le terme de za ஆ, essentiel dans les arts du Japon classique, signifiant une assemblée de personnes réunies autour d’un art. Il écrivait : « Désormais la cérémonie unique de ce jour est achevée, on médite sur le fait que plus jamais celle-ci ne reviendra, et l’on se sert alors du thé pour soi-même. C’est là l’essence même de ces assemblées. En cet instant, on est dans la solitude quiète, et pour partenaire de nos conversations, il ne nous 49. F° 133 v° : « E daqui vem aborrecerem grandemente no Suky, toda a sorte de artifício, e galantaria, todo o fingimento, e hipocrizia, et ornato exterior que em sua lingoa chamão Keifacu, como são muitas palavras fingidas de complimentos, lizonjas, louvores, adulaçoens para com os mayores, o quererse hum mostrar entendido, o mais do que podem suas forças ou habelidade no que faz, e outras cousas desta sorte ; antes prometer pouco et cumprir muito, adular pouco e servir muito, nõ fazer ostentação de suas habilidades ou forças, uzando sempre acerca de tudo da moderaçaon procurando, como seus costumes, e ainda cousas manuaes de que uzão, sejão solidas e maciças, e sem figimentos, e querer antes faltar por demenos que por demais. » 50. Stanford, Stanford University Press, 1931.

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reste plus qu’une bouilloire et rien d’autre. C’est là un état d’esprit que l’on ne saurait atteindre sinon par intelligence personnelle. »51 վֲԫཚԫ㢸㶙坉地Ε圿圩圩圽圕園坓圠坕ࠃ坜䕋࢚圡Εࢨ圎圹 㭦ࣚ坜坌圎圩圣ࠃΕਢ坖ԫ㢸圸ᄕრ圴坔Ζᇨ圵۞൓圥圠坖场圎圩坔 圖圩圗ቼ੺圴坔Ζ

Savant mélange de solitude et de communication, celui-là même que recommandait Sénèque le Corduan, la cérémonie du thé, suscita chez Rodrigues un profond écho spirituel. On songe à un autre philosophe ibérique important qui passa de nombreuses années en « exil heureux » à Lisbonne et qui est victime d’un oubli chez les chercheurs et le lectorat cultivé français : José Ortega y Gasset (1883-1955) : « Depuis le fond de solitude radicale, sans remède aucun, qu’est notre vie, nous apparaissons constamment dans une angoisse tout aussi radicale d’être en compagnie et en société. »52

Pour saisir cette approche, percevoir l’esthétique et le sous-sol religieux de la cérémonie du thé, il fallait peut-être que João Rodrigues fût Portugais, qu’il fût sujet aux atteintes de cette « nostalgie », de ce mono no aware lusophone, de cette « poignante mélancolie des choses » nommée saudade en son pays. Depuis le roi Dom Duarte (1391-1438), le terme avait trouvé au Portugal sa patrie d’élection53. Le vocable saudade 51. Texte dans Nihon no chasho, op. cit. (n. 2), vol. 2, p. 409. 52. « Desde el fondo de radical soledad que es, sin remedio, nuestra vida, emergemos constantemente en ansia no menos radical de compañía y sociedad. » Obras completas, Madrid, Taurus, 2006, vol. 6, p. 415. Le texte original se trouve dans En torno a Gallileo (À propos de Galilée, 1947). 53. « E outros vêm daquelas coisas que a homem praz que sejam, e alguns com tal lembrança que traz prazer e não pena. E em casos certos se mistura com tão grande nojo que faz ficar em tristeza. E, para entender isto, não cumpre ler por outros livros, cá poucos acharam que dele falem, mas cada um, vendo o que escrevo, considere seu coração no que já por feitos desvairados tem sentido e poderá ver e julgar se falo certo ». Traduction : « Et d’autres y voient ce qu’à l’homme il plaît que ce soit et quelques uns avec un certain souvenir qui apporte du plaisir et non de la peine. Et, en certains cas, il se mêle à un si grand regret qu’il en devient triste. Et, pour entendre cela, point ne suffit de lire d’autres livres, car peu en trouvèrent qui en parlent, mais que chacun, voyant ce que j’écris, considère son cœur dans ce qu’il a ressenti dans des actions passionnées et puisse voir et juger si je parle juste. », dans Leal conselheiro e Livro da ensinança de bem cavalgar toda sela, Lisbonne, 1843, Typographia Rollandiana, p. 81. Je me contenterai de renvoyer à l’étude classique d’Eduardo Lourenço, Mythologie de la Saudade. Essais sur la mélancolie portugaise, Paris, Chandeigne, 1997, notamment au premier chapitre « Mélancolie et saudade », p. 19-41. Cette traduction reprend les analyses de l’original dont le titre se voulait un hommage à Octavio Paz et à son Labyrinthe de la solitude, O Labirinto da Saudade – Psicanálise Mítica do Destino Português, Lisbonne, Publicações Dom Quixote, 1968. Les « mélancologues » français, et étrangers, si actifs ces dernières années, ont longtemps ignorés ce terme différent de la mélancolie, de l’acédie et de la tristesse, ainsi Patrick Dandrey dans son Anthologie de l’humeur noire. Écrits sur la mélancolie d’Hippocrate à l’Encyclopédie, Paris, Le Promeneur, 2005, n’en fait aucune mention.

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fut très tôt défini comme spécifique à la langue portugaise et distingué du simple désir chez Duarte Nunes de Leão (1530-1608) dans son grand ouvrage Origem da Lingoa Portvgvesa publié en 1606, sans parler du caractère raffiné et délicat de cette passion/affliction selon le grand Francisco Manuel de Melo (1608-1666). Rodrigues, avec la distance d’un regard éloigné culturellement – celle de ses origines – et géographiquement – il écrivait depuis Macao – a su donner à ses analyses une profondeur inédite. La sensibilité japonaise allait droit au cœur d’une personne qui, depuis sa naissance, avait éprouvé ces saudades ; celles que son pays, visage de l’Europe en son extrême Occident mais aux désirs aimantés par les océans, avait érigées en forme d’être et de vivre54. D’ailleurs Rodrigues ne voyait-il pas une communauté de sensibilité avec les habitants du Japon et ceux de son pays natal ? « L’humeur naturelle et la disposition des Japonais en général est d’être mélancoliques ; portés par ces inclinations naturelles, ils se reposent et trouvent beaucoup de plaisir dans les lieux solitaires, retirés et faisant naître la saudade, tels que les bosquets d’arbres ombragés, avec de petites roches et des rochers, avec des oiseaux solitaires, avec de frais cours d’eau, qui, en leur tracé, tombent des mêmes rocs, ainsi qu’en toute sorte de chose isolée qui possède en elle-

54. Les discours sur la saudade et l’identité portugaise, fédérés au xxe siècle dans le mouvement nommé saudosismo, ont fédéré des intellectuels aussi divers que Jaime Cortesão (1884-1960), Leonardo Coimbra (1883-1936) et pour une part Fernando Pessoa (18881935). Mais, l’auteur qui se rapproche le plus des discours japonais sur l’autochtonie (j. nihonjin ron ֲ‫ء‬Գᓵ), sur les glorieux et sobres temps anciens, sur le passé de grandeur et de vertu, fut, à n’en point douter, Teixeira de Pascoaes (1877-1952), aristocrate né Joaquim Pereira Teixeira de Vasconcelos, notamment dans son livre-manifeste : A Arte de Ser Português, de 1915 ; édition moderne, Lisbonne, Assírio e Alvim, 2008 (1998). Sur le caractère intraduisible du mot saudade, voir p. 89-91, section « Nas palavras intraduzíveis ou no génio da língua » : « Desejo é a parte sensual e alegre da Saudade, e a lembrança representa a sua face espiritual e dolorida, porque a lembrança inclui a ausência de uma coisa ou de um ser amado que adquire presença espiritual em nós », texte p. 90. « Des vocables intraduisibles ou du génie de la langue ». « Le désir est la partie sensuelle et joyeuse de la Saudade, et le souvenir représente son visage spirituel et dolent, car il inclut l’absence d’une chose ou d’un être aimé, qui acquiert une présence spirituelle en nous. » On pourrait chercher, dans les poèmes japonais des maîtres zen et des lettrés amateurs de thé, ce mélange identique de désir et de ressouvenance, pour évoquer les choses et les êtres passés, sans oublier leur lumière diffusée en nous, ennemie de la mélancolie moderne et de la tristesse qui détourne narcissiquement de la religion. Teixeira de Pascoaes pratiqua lui-même l’existence retirée, vécut en ermite dans la demeure familiale de l’écartée Serra do Marão, aux sentes sinueuses, aux sommets arrondis et recouverts d’une bruine de neige, entre rusticité, poésie et élégante pauvreté. Faute de sainteté officielle, on lui attribua des pouvoirs surnaturels. Il écrivit par ailleurs de splendides textes, appelés « biographies romancées », sur saint Paul, sur saint Augustin et surtout sur saint Jérôme, patron de ceux qui ont fui le commerce du vulgaire ainsi que des traducteurs. Comme les moines zen, les ermites et les maîtres du thé japonais, un jour des étudiants admirateurs de son œuvre le prirent pour le jardinier du domaine. Il se garda de les détromper. Une étude comparée de ces textes sur les arts d’être portugais ou japonais serait la bienvenue.

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même un certain abandon et une note naturelle, qui invite les âmes à une humeur identique et à la mélancolie avec la saudade qu’elle engendre. C’est pourquoi ils sont très enclins à mener une vie solitaire et érémitique, éloignée de toute chose mondaine et de son tumulte. Ainsi, dans les temps anciens, de nombreux ermites solitaires se sont-ils consacrés au mépris du monde et de ses pompes […]. »55

Dans ce passage remarquable, João Rodrigues prouve qu’il est bel et bien le premier occidental à avoir compris, non seulement la « cérémonie du thé », mais aussi les origines du goût qu’avaient les Japonais pour les ermites des âges passés ; pour ces sages qui, dédaignant les gloires mondaines, se consacraient à fuir vanités et honneurs, persuadés de leur fugacité ; pour ces maîtres de thé qui revenaient dans le silence et la solitude se servir un dernier bol. Il découvrait dans leur goût naturel pour la vie recluse les fondements de la pratique de l’inkyo 䈇ࡺʳ« retrait de la vie active », qui se manifestait par la construction d’une maison à l’écart de la famille dans laquelle le retirant menait une vie quiète, détachée des affaires, le crâne souvent rasé en un état proche de celui du religieux zen. Telles étaient aussi, pour le perspicace Jésuite, d’autres origines naturelles de la cérémonie du thé. Depuis les temps augustes de sa fondation, l’histoire de l’art du thé est jalonnée d’une foule de publications de qualité très diverse, depuis celles qui émanent d’un « raidissement nationaliste » postulant que les étrangers n’entendent rien à ces arts « mystérieux » que les Japonais eux-mêmes ignorent souvent, jusqu’à celles composées à l’usage des voyageurs modernes, lecteurs de mauvais guides et amateurs de mauvais lieux. Toutefois, des exemples de livres modernes et recommandables viennent à l’esprit. Le premier est celui d’un autre Portugais, Wenceslau de Sousa Moraes (1854-1929) intitulé O Culto do Chá (Le culte du thé) publié en 1905 sur les presses du Kobe Herald (fondé en 1888) et accompagné de charmantes illustrations d’un certain « Yoshiaki ». Il contient ces mots prophétiques : « Dans l’esprit de l’Européen, dépoétisé par la platitude des idéaux de notre époque, troublé par les multiples exigences de la vie, perverti par la fièvre des affaires, il y a longtemps que les cultes ne s’épanouissent plus. Plus

55. F° 128 r°-129 v° : « O humor natural, e natureza dos Japoens em geral he melenconia, donde naturalmente levados desta inclinação natural folgão muito e se deleitão com lugares solitarios retirados, e saudozos com bosques de arvoredos sombrios, com penhas, e rochedos, com aves solitarias, com correntes de agoas frescas que correndo caem dos mesmos rochedos, e com toda a sorte de couza solitaria que tem em sy algum desdem, e nota natural que convida os animos ao mesmo humor, e melanconia com certa saudade que cauza; donde são inclinados a vida solitaria, e eremitica afastado de todo o trato, e tumulto forense; e assim houve entre elles antigamente muintos ermitoens do hermo que dando-se ao desprezo do mundo, e suas pompas [...]. »

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particulièrement en ce qui concerne le thé, il faut convenir que cet article de commerce qui nous parvient de si loin, délibérément adultéré pour notre goût, se limite en fin de compte à être une détestable infusion, en vogue dans le jeu social, simple prétexte à de maigres agapes, à des réunions vulgaires, à de vaines conversations. »56

Okakura Tenshin ࡽପ֚֨ʳ(1862-1913), le fondateur véritable de l’histoire de l’art japonais à l’époque de Meiji (1868-1912) quand le pays, ouvert au monde, s’efforçait de devenir moderne, de maintenir et de promouvoir certaines traditions « autochtones » pour l’exportation, était un grand amateur de Thé, de littérature, de femmes aussi. Féru de taoïsme, fin poète en chinois classique, il avait publié en 1906 un petit livre rédigé directement dans un anglais impeccable, et désormais promu au statut de classique : The Book of Tea57. Il retrouvait dans cette cérémonie l’aboutissement de toute une culture asiatique classique, « métisse » ainsi que les meilleurs théiers hybrides, mais réglée et ordonnée, comme toutes les grandes œuvres humaines. Il définissait le Thé en ces termes :

56. Le culte du thé, traduit et présenté par Natália Vital, Paris, La Différence, 1998, p. 41. O culto do chá, édition en fac-similé tirée, à 300 exemplaires numérotés, Frenesi, Lisbonne, 2004, non paginée, comme l’original relié à la japonaise. « No espírito de europeu, despoetizado pela chateza dos ideais de época, atribulado pelas multíplices exigências da vida, pervertido pela febre do negócio, não medram de há muito de cultos. Especializando a observação ao chá, havemos de convir que este arte de comércio, que de tão longe nos vem, propositadamente adulterado, conforme a nosso gosto, no fim de contas se resume numa detestável infusão que entrou en modo no sport social simples pretextos para repastos pelintras, para reuniões banais, para palestras vãs ». 57. Okakura Kakuz! / Tenshin, noua une relation profonde avec Isabella Stewart Gardner (1840-1924), collectionneuse d’art et philanthrope, remarquée pour ses excentricités (notamment lors de ses voyages en Asie), après l’avoir rencontrée en 1904, tandis qu’elle avait conçu des jardins « Orientaux » et commencé de collectionner des objets et des œuvres d’art asiatiques. Après lui avoir fait « découvrir » l’arrangement floral – ikebana – il devint, rapidement, l’un de ses « conseillers privilégiés ». Devenu conservateur en 1906 (poste qu’il occupa jusqu’à sa mort en 1913) du département des arts de la Chine et du Japon du Musée des Beaux-Arts de Boston, il n’en devint que plus acerbe, sinon injuste, dans ses jugements, tout en restant le « séducteur mondain » qu’il se plaisait à être à l’étranger. Si ses vues sur le thé gardent encore aujourd’hui une part de leur pertinence, en revanche ses commentaires sur les autres collectionneurs occidentaux et, pis encore, ses connaissances des céramiques et des instruments servant à la cérémonie du thé laissent beaucoup à désirer, sinon à douter. Les instruments à thé qu’il donna à Isabella Stewart Gardner témoignent d’un goût assez éloigné de celui des véritables amateurs, et il semble bien qu’Okakura ne s’en soit guère soucié. Sur cette époque, ses enjeux et ses principaux acteurs, voir le livre de Christopher Benfey, The Great Wave : Gilded Age Misfits, Japanese Eccentrics, and the Opening of Old Japan, New York, Random House, 2003.Voir en particulier les essais de Noriko Murai et de Louise Cort dans le catalogue Journeys East: Isabella Stewart Gardner and Asia, Boston, Isabella Stewart Gardner Museum et Periscope, 2009.Voir en particulier l’étude de Louise Cort, « Mrs Gardner’s ‘Set of Tea Things’. A Vehicle for Friendship, Power, and Aesthetic Instruction », dans le catalogue Journeys East: Isabella Stewart Gardner and Asia, Boston, Isabella Stewart Gardner Museum et Periscope, 2009, p. 385-398.

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« c’est une géométrie morale [éthique] en ce qu’il définit notre sens des proportions en regard de l’univers. Le Thé représentait par-dessus tout le véritable esprit démocratique de l’Extrême-Orient par ce qu’il fait de chacun de ses adeptes un aristocrate du goût » (it is moral geometry, inasmuch as it defines our sense of proportion to the universe. It represents the true spirit of Eastern democracy by making all its votaries aristocrats in taste). Récupéré par les nationalistes japonais, notamment pour justifier l’expansion coloniale et la guerre d’invasion en Asie, Okakura était un être beaucoup plus fin, calculateur et sensible aux circonstances historiques qu’on a pu le penser, le « joug » britannique en Inde lui avait fait dire par solidarité : « Asia is one », et si ses ouvrages tendaient à montrer que le Japon était devenu un « musée de l’Asie », ce n’était pas uniquement en appui d’un militarisme déjà en ébullition, mais en ayant eu « simplement » la chance de résister et d’échapper à la colonisation. Le Book of Tea fut d’abord traduit en suédois, en français, en allemand et en espagnol avant de connaître une première traduction japonaise en 1929 due à Muraoka Hiroshi ‫ࡽޘ‬໑Փʳ pour le compte des éditions Iwanami. Ce texte remit ainsi le thé et ses cérémonies au cœur du débat intellectuel, et parvint à le redéfinir comme « religion de la beauté » en l’arrachant au rôle d’usage, de civilité et de politesse à usage de la bourgeoisie, du patriciat marchand et du monde de la finance pourtant les catégories sociales que ne cessa de courtiser – au propre comme au figuré – Okakura lui-même. Au-delà du zen, Okakura, voyait dans le thé une illustration du « taoïsme philosophique » (c. Lao-Zhuang sixiang ‫۔‬๗৸უʳ / Jingchu xuepai ౸ᄑᖂ੔) auquel il était très attaché et dont le zen ne lui semblait être qu’un déguisement plein d’à propos et de verve58. Comme les amateurs dont nous parle le savant jésuite, il se retira du monde dans sa retraite à Izura ն௥ʳʳ(département d’Ibaragi), le Rokkakud! քߡഘ. L’histoire des relations culturelles entre l’Europe et le Japon gagne beaucoup à la lecture attentive de Rodrigues, homme de foi, mais aussi observateur des plus imperceptibles détails de la vie japonaise qui apprend ainsi une foule de chose à ses lecteurs. Son propos n’est jamais d’enseigner comment pratiquer en Occident ladite cérémonie, moins encore d’en exposer tous les gestes et toutes les règles. Elle l’intéresse parce qu’elle lui apparaît comme un révélateur de l’âme japonaise. Son ouvrage inachevé essaie de nous rapprocher de cette civilisation à laquelle il est tant attaché, et dont il perçoit, notamment à travers le Thé, qu’elle a tant à nous apprendre. Il conclut son « petit traité » sur le thé

58. Se reporter à l’excellente biographie critique de Kinoshita Nagahiro ֵՀ९‫ݛ‬, Okakura Tenshin ࡽପ֚֨, T!ky!, Mineruva shob!, 2005.

UN « ART DU THÉ » PORTUGAIS

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par un exemple, au sens à la fois religieux et profane du terme. En effet, Rodrigues cite des propos de Takayama Ukon, nommé Justo, « Juste », qui vécut ses derniers jours à Manille, exilé à cause de sa foi nouvelle pour laquelle il avait par deux fois été spolié de toutes ses terres ainsi que de son rang. Sa mort aux Philippines « recru de tant de fatigues », le rendait digne de la couronne convoitée des martyrs, mais Rodrigues ne s’en tient pas là : « […] Il avait coutume de dire, comme nous l’avons-nous-même entendu de sa propre bouche, que, la cérémonie du thé se trouvait être, pour ceux qui se consacraient à elle et en comprenaient véritablement la finalité, d’une grande aide pour la vertu et pour le recueillement. Ainsi, il faisait retraite dans une petite maison avec une image, et là, suivant l’habitude qu’il avait prise, il parvenait à la quiétude et au recueillement pour se recommander à Dieu. »59

Cette conclusion résonne comme un appel, plein de finesse, de regret et de mélancolie, au dialogue entre les cultures et les religions, sinon comme un plaidoyer pour le métissage de leurs formes. Fin décembre 2008, par un matin de brumes et de gaivotas ; ces mouettes que l’on retrouve parfois, aux froids jours de l’hiver, sur les bords de la rivière Kamo à Ky!to, je sortais de la Bibliothèque d’Ajuda et descendais avec plaisir et lenteur les rues pavées, en direction du Monument aux Découvertes construit en 1960 sur les bords du Tage. En son sommet embrumé, je méditais sur l’exemple de ces navigateurs et de ces missionnaires portugais. Au milieu des brouillards montant de l’estuaire du fleuve immense, je baissai avec humilité mes yeux de moderne vers la mappemonde illustrant leurs exploits si dignes de mémoire. Je songeais aussi aux propos d’Ii Naosuke évoqués plus haut sur les « compagnies solitaires ». Ni le temps des mouettes, ni celui des cérémonies du thé, sans parler de celui des cerises ne reviennent à l’identique. Ter Falta de chá, « manquer de thé », en portugais signifie « manquer de manières », « être rustre », « mal dégrossi ». Dar à alguien el té en espagnol signifie, non pas servir du thé, mais, comme chez les duchesses de Proust, grandes amatrices du breuvage, « barbifier » son auditoire. J’espère avoir évité ce double écueil et n’avoir pas réuni ces deux expressions ibériques en une même étude.

59. Fol. 141-r. : « […] costumava a dizer, como por veces lhe ouvimos, que achava ser o Suky de muita ajuda para a virtude, et recolhimento aos que se davão a elle, e penetravão seu fim na verdade, e assim dizia elle, que para se encomendar a Deos se recolhia aquella cazinha com huma Imagem, e ahi pelo habito que tinha se achava quieto, e recolhido para se encomendar a Deos. »

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Rien ne me semble plus opportun que de conclure avec les mots d’un autre homme de mélancolie et d’observation ; avec un génie des voyages immobiles ; un solitaire discret qui conservait ses secrets dans une malle, une « arche » (arca) aux trésors dont on ignore encore tout ce qu’elle recèle : Fernando Pessoa. Ses textes exercent sur moi leurs puissants charmes « intranquilles » (desassossegados). En prose aussi bien qu’en vers, ils me semblent apparentés à ceux des lettrés amateurs de thé et des moines zen, même si Pessoa lui-même préférait les bicas expressos, la fréquentation arrosée et ouverte sur le vide du fleuve et de la vie du café-restaurant Martinho da Arcada ponctuée par la « cérémonie de la cigarette » : « J’allume une cigarette en pensant à les écrire Et je savoure dans la cigarette la libération de toutes les pensées Je suis des yeux la fumée comme on fixe son propre itinéraire, Et je jouis, assaut soudain, de sensibilité mêlée de compétence, De ma libération de toutes les spéculations Et de ma prise de conscience de ce que la métaphysique est l’effet d’une indisposition. »60 Acendo um cigarro ao pensar em escrevê-los E saboreio no cigarro a libertação de todos os pensamentos. Sigo o fumo como a uma rota própria, E gozo, num momento sensitivo e competente, A libertação de todas as especulações E a consciência de que a metafísica é uma conseqüência de estar mal disposto.61 Valete fratres62.

François Lachaud

60. Œuvres poétiques, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », p. 368. Le poème Tabacaria, « Bureau de tabac », composé à Lisbonne est daté du 15 janvier 1928. 61. Voir Obra Essencial de Fernando Pessoa. Poesia de Outros Eus, Lisbonne, Assírio e Alvim, 2007, p. 344-345. 62. Dernière phrase d’envoi de Mensagem, Lisbonne, Assírio e Alvim, coll. « Obras de Fernando Pessoa », 2004, p. 91.

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