La jeunesse espagnole des années 1960 (Nueve cartas a Berta et Cada vez que...)

Share Embed


Descrição do Produto

Colloque international: LA GUERRE D'ESPAGNE, ENTRE VIDE ET TROP-PLEIN:
répercussions, représentations et reconstructions d'un conflit marqué par
l'excès (1936-2014)


Communication:

Nueve cartas a Berta (Basilio Martín Patiño, 1966) et Cada vez que...
(Carlos Duran, 1968): la jeunesse de l'après-guerre. Ruptures, insouciance
et hantise du conflit.


« Une guerre civile, ce n'est point une guerre, c'est une maladie »
« En guerre civile, l'ennemi est intérieur, on se bat presque contre soi-
même »
ANTOINE DE SAINT EXUPÉRY

En se plongeant sur le cinéma espagnol des années 1960 on constante qu'il
existe très peu d'études approfondis sur le sujet. Ce n'est sûrement pas la
période la plus intense de l'Histoire espagnole du siècle XX (il s'agit
d'une décennie suspendue entre la guerre civile et la Transition
Démocratique) mais il ne faut pas oublier qu'entre 1939 et 1975 le pays
continue de vivre, sous une dictature et sans avoir pu faire le deuil du
conflit fratricide. Comme le résume l'historien Alberto Reig Tapia, « la
Guerre Civile n'est pas finie le 1er mai 1939 mais le 20 novembre
1975 »[1].

Les années 1960 constituent une période charnière dans l'Histoire politique
et socio-culturelle de l'Espagne. Comme ce n'est plus l'immédiate après-
guerre, le conflit paraît éloigné et la dictature franquiste semble bel et
bien installée. A première vue, l'idéologie que véhicule le régime est
parfaitement enracinée dans la société. Ce n'est pourtant qu'une illusion
car la dictature du silence que le gouvernement a réussi à imposer cache
parfaitement tout ce qui fait honte ou qui va à l'encontre du discours
officiel. Si en apparence le peuple espagnol est aussi traditionnel et
religieux que son gouvernement le prétend, la réalité montre de zones
d'aperture qui rapprochent la société des courants comportementales de la
modernité européenne.

Pour revenir sur un épisode traumatique de son histoire, un peuple a besoin
d'une trentaine d'années, c'est-à-dire de plus ou moins une génération.
Dans le cas de l'Espagne, cet aspect psychologique doit s'ajouter au fait
que la censure s'est bien appliquée à bannir toute tentative de revisiter
l'Histoire officielle. Néanmoins tout organisme de censure contient des
failles : en Espagne on en trouve surtout dans la décennie des soixante, la
période d'aperture du régime.

Pour le franquisme le besoin d'une aperture apparaît suite à faillite de la
politique d'autarcie, qui s'est avérée catastrophique pour l'économie
espagnole et à la nécessité de nettoyer le visage du gouvernement devant
les puissances occidentales. Ainsi, le gouvernement des phalangistes est
remplacé par un exécutif formé par des technocrates et des membres de
l'Opus Dei. Les mesures engagées vont chercher à intégrer l'Espagne dans
les mouvements de libéralisation occidentaux. Pour ce faire, le
gouvernement lance en 1959 le "Plan de Stabilisation Économique", dont
l'objectif est la libéralisation de l'économie espagnole et la fin de la
politique d'autarcie. L'un des multiples effets de ce plan est le fort
développement du tourisme et donc l'arrivé des influences culturelles,
sociales et comportementales du reste de l'Europe. Dans l'essor de la
société de consommation, le tourisme est le grand boom du début de la
décennie: en 1958 on compte avec environ 2.500.000 voyageurs étrangers
alors qu'en 1964 sont presque 14 millions de touristes qui visitent
l'Espagne[2]. Cette arrivée massive d'étrangers change définitivement la
physionomie de la société espagnole et la fait rentrer de plein dans l'ère
de la consommation.

Dans cette aperture, le cinéma joue un rôle indispensable en tant que
vitrine extérieure, puisqu'il s'agit de montrer au monde entier la volonté
de renouvellement du pays, mais surtout de convaincre que la dictature n'en
est vraiment pas une et que les gens bénéficient de plus de libertés que
l'on ne croit. Pour mener à bien le renouvellement du cinéma national, le
ministre de Tourisme Manuel Fraga de Iribarne nomme en 1962 José Maria
Garcia Escudero à la tête de la Direction Générale de la Cinématographie et
du Théâtre. Escudero engage toute une série de reformes pour favoriser le
cinéma d'investigation formelle ou thématique, car il cherche à créer en
Espagne un cinéma à la hauteur des étendards européens comme la Nouvelle
Vague ou le Néoréalisme italien. L'une des mesures les plus importantes
qu'il met en place est l'introduction d'une nouvelle catégorie, celle de
"l'intérêt spécial", qui permets aux films avec une volonté de recherche de
bénéficier d'un plus de subvention publique. Pendant son mandant c'est
aussi très importante la conversion de l'Institut d'Investigations et
Expériences Cinématographiques en École Officielle de la Cinéma en 1962,
lieu d'éclosion de toute une génération de cinéastes que l'on surnommera
« Nouveau Cinéma Espagnol ». Malgré l'opposition à la dictature et une
affiliation politique plutôt à gauche, les jeunes réalisateurs issus de
l'EOC feront partie de l'opération de propagande et de vitrine extérieure
de Garcia Escudero.


Victor Hugo contre Mallarmé[3] : l'irruption de la modernité dans le cinéma
espagnol

Dans les années 1960, l'actualité cinématographique se polarise en deux
fronts : dans la capital de l'État on retrouve le noyau de Nouveau Cinéma
espagnol, autour de l'EOC, qui défend un cinéma réaliste à l'image du
néoréalisme italien ou du Free Cinéma britannique. En marge du Nouveau
Cinéma espagnol, dans la ville de Barcelone se forme, à partir de 1964, un
groupe de cinéastes venus du journalisme, de la littérature ou de la
publicité. Très proches de la Nouvelle Vague française (notamment de Jean-
Luc Godard) ou du cinéma d'Alain Robbe-Grillet, le cinéma catalan va se
construire dans le refus du cinéma fait à Madrid.

Quand le sujet préféré des réalisateurs madrilènes est la paralysie de la
société franquiste, les cinéastes catalans cherchent à tout prix à
s'éloigner de toute critique sociale et politique pour se place sur un
autre terrain, celui de la recherche formelle. L'École de Barcelone engage
ainsi une critique esthétique contre le cinéma espagnol : lorsque les
cinéastes catalans déifient la Beauté, qui est le moyen et le but de ses
œuvres, le réalisme espagnol montre forcement la laideur du monde.
L'opposition est si féroce que Carlos Duran décrit ainsi le cinéma fait à
la capitale : « dans le cinéma de Madrid apparaissent des femmes très
laides qui donnent l'impression de sentir mauvais et qui après la plus
infime scène amoureuse tombent invariablement enceintes et connaissent des
grandes tragédies»[4]

Pour s'éloigner du cinéma madrilène, les cinéastes de l'École de Barcelone
choisissent le rapprochement avec le cinéma français moderne. Les
correspondances entre les deux cinématographiques sont aussi nombreuses
qu'étonnantes : d'abord la nature hétéroclite du groupe, car il n'y a entre
eux ni d'idéologie, ni d'esthétique, ni de positionnement politique ou
religion communes. Ils partagent aussi leur formation dans les ciné-clubs
et leur goût cinématographique éloigné des dictées académiques
traditionnels car ils font partie de la « nouvelle cinéphilie »[5]. Sauf
quelques exceptions, ils sont issus d'un milieu bourgeois et résolument
cosmopolite. Leur cinéma ne vise pas à une critique sociale explicite mais
se situe du côté de la recherche formelle. Leurs (anti)héros sont
insouciants mais comme l'affirme Geneviève Sellier dans son études sur la
figuration féminine dans la Nouvelle Vague « l'oisiveté est souvent vécue
avec une tonalité tragique »[6]. Ces personnages n'ont pas des vrais soucis
mais la tragédie semble régner sur leur vie comme une sorte de destin
incontournable, au point de dire qu'ils « vivent dans un absurde quotidien
directement hérité de L'Étranger »[7]. Même si l'École de Barcelone ne
partage pas l'aspect « ontologique » (la pensée du cinéma comme reflet
identique du réel) de certains films de la Nouvelle Vague (les films
barcelonais sont assez éloignées de Les 400 coups de François Truffaut ou
de Le Beau Serge de Claude Chabrol), ses propos par rapport aux démarches
économiques sont identiques, ainsi que les rapports au sein de l'équipe de
création (notamment le lien qui s'établit entre l'auteur et son actrice-
muse).


Le souvenir de la guerre fratricide dans la jeunesse espagnole des années
1960

Dans ce contexte de renouvellement artistique, le souvenir de la guerre
civile est toujours présent dans la société, même si l'autorité cherche
constamment à l'effacer, à réduire ce stigmate au statut de fait historique
légendaire. Les jeunes qui mènent la révolution cinématographique ont pour
la plupart vécu la guerre, même en étant très jeunes. Si certains ne s'en
souviennent pas, il y a toujours un membre de la famille qui y a participé.
Et pourtant, soit par refus soit par imposition de la censure, ils
n'abordent pas la guerre explicitement. Victimes de la dictature du
silence, ils préfèrent parler de son présent, des choses qu'ils
connaissent, à entreprendre la mission de créer une contre histoire. Mais
qu'ils le veuillent ou pas, la société qu'ils reproduisent est imprégnée de
l'imaginaire du conflit. Car « la Guerre Civile espagnole (…) a laissé, en
plus des citoyens, toute la société espagnole traumatisée et malade »[8].

Dans une société si bien contrôlée par la censure, les images constituent
un document historique indispensable. La thèse de Ferro selon laquelle « le
film aide (…) à la constitution d'une contre-histoire, non officielle,
dégagée pour partie de ces archives écrites qui ne sont souvent que la
mémoire conservée de nos institutions. Jouant ainsi un rôle actif en
contrepoint de l'Histoire officielle, le film devient un agent de
l'Histoire pour autant qu'il contribue à une prise de conscience »
constitue le fondement de l'analyse suivant. A partir la lecture comparé de
deux films de la décennie des soixante nous chercherons à entrevoir la
latence du conflit dans l'imaginaire collectif de la société espagnole.

Les films analysés ne traitent pas explicitement la guerre civile mais on y
trouve dans tous les deux des échos du conflit. Ils sont réalisés par des
jeunes cinéastes et il s'agit dans les deux cas d'un premier long métrage.
Aussi bien Carlos Duran que Basilio Martin Patiño sont nés dans les années
1930 et sont donc très jeunes pour avoir un souvenir concret de la guerre
(surtout Duran, qui est né en 1935). Tous les deux films appartiennent à la
modernité cinématographique espagnole et répondent parfaitement de ce que
Serge Daney disait à propos de ce genre de cinéma qui "naquit- pas par
hasard- dans l'Europe détruite et traumatisé de l'après-guerre, sur les
ruines d'un cinéma anéanti et disqualifié, sur le refus fondamental du
semblant, de la mise en scène et de la scène"[9] Car à l'image des autres
cinémas européens, la modernité dans le cinéma espagnol arrive suite au
trauma de la guerre civile, comme réponse au cinéma sans substance qu'était
le cinéma folklorique ou les films historico-religieux qui faisaient le box-
office.

Le premier film est Cada vez que...estoy enamorada es para siempre. Il est
réalisé en 1968 par Carlos Duran, qui appartient au groupe de l'École de
Barcelone. Dans son opéra prima, le cinéaste catalan met en scène la
jeunesse cosmopolite de Barcelone, insouciante, vivant le présent et dans
l'excès, en accord avec les influences européennes qui commencent à
arriver. Le deuxième film, Nueve cartas a Berta (1966), est réalisé par
Basilio Martin Patiño, qui appartient au Nouveau Cinéma espagnol. Patiño y
décrit une jeunesse existentielle, hanté par les mœurs de l'ancienne
génération, en lutte constante pour se défaire de l'emprise de ses parents.


Nous avançons l'hypothèse que chaque film incarne une façon opposée de
faire face au souvenir du conflit même si les deux cinéastes véhiculent à
travers les personnages une critique plus ou moins consciente de l'ancienne
génération et du passé historique immédiat. Le film catalan le fait en
exaltant la jeunesse et son identité, ce qui lui permet de se démarquer de
l'ancienne génération. Le film espagnol présente le déchirement intérieur
d'un jeune homme hanté par l'éducation de ses parents.


Un cinéma dans le refus : du Siglo de Oro à la Nouvelle Vague

Cada vez que…estoy enamorada es para siempre est un film sur la jeunesse
cosmopolite des années 1960. Entre fiction et documentaire, le film suit
quelques personnages dans leur quotidien. Ces personnages sont les membres
de l'École de Barcelone, soit cinéastes, acteurs, mannequins ou tout
simplement amis, qui jouent leur propre rôle. L'espace du film, la ville de
Barcelone, remplit une fonction importante, car elle est le lieu de passage
entre l'Espagne et l'Europe, l'endroit de cristallisation des influences
extérieures, là ou le tourisme est plus important.

Dans l'articulation vide-trop plein, le film de Duran opte par le trop-
plein, car il se situe dans le trop-plein de références, dans l'insouciance
absolue, dans la surabondance de vie. Pour s'éloigner du souvenir de la
guerre et du pessimisme que la dictature impose, le cinéaste propose la
ferveur de la jeunesse et le rapprochement vers la culture française. Le
savoir-vivre que les jeunes barcelonais découvrent dans les films de la
Nouvelle Vague (qu'ils admirent tout particulièrement et auxquels ils ont
accès soit à travers le réseau de ciné-clubs soit en se rendant à la
Catalogne française, notamment à Perpignan) les poussent à adopter un mode
de vie bien différent à celui de ses parents. Un mode de vie dans le refus
et dans l'excès, fait de soirées dans les clubs, de séances
photographiques, de journées shopping, de balades en décapotable et des
débats intellectuels dans les terrasses de café. L'utopie qu'est la France
obsède aussi bien les actants et les personnages, qui veulent reproduire à
Barcelone le train de vie de la jeunesse de l'hexagone. Les modèles sont
les jeunes filles de Les bonnes femmes (Claude Chabrol, 1960) ou de A bout
de souffle (Jean-Luc Godard, 1960), le trio de Bande à part (Jean-Luc
Godard, 1964), les antihéros comme Ferdinand Griffon (dans Pierrot le fou,
Jean-Luc Godard, 1965) ou Antoine Doinel (dans les films de François
Truffaut). Les références à la France et à la Nouvelle Vague constituent
l'un des lei-motifs du film (ce qui sera récurrent dans la plupart des
films de l'École).

Le générique du film signale le lien entre le cinéaste et l'IDHEC (Institut
de Hauts Études Cinématographiques) comme une sorte de légitimation de son
métier de réalisateur. Cela distingue Duran des autres cinéastes espagnols
qui, pour la plupart, avaient fait des études à l'EOC de Madrid. Le lien
entre culture française et culture espagnole passe ensuite par
l'utilisation de la langue française, non sous-titrée. Le réalisateur se
soucie très peu du spectateur moyen qui, sans sous-titres, n'allait pas
comprendre certains passages du film. Il préfère mettre en avant son goût
pour la culture française et s'adresser au public qui partage cette
affection. Cette démarche vaudra au film de nombreuses critiques (il sera
notamment traité de snob).

Les références à la France abondent, comme lors d'un dialogue qui tourne à
la dérision:

Salva - J'aime la France parce qu'il y a Brigitte et De Gaulle
Anna – Et puis ?
Salva – Et puis, voilà. Brigitte est belle et De Gaulle est drôle.

Encore, l'admiration pour Paris porte les personnages à se placer dans une
comparaison constante : « A Paris tout le monde lit dans le métro. Ici,
beaucoup moins ». L'amour pour la capitale française est égale à celui pour
la Nouvelle Vague, l'exemple par excellence de la nouvelle jeunesse, des
nouveaux mœurs et des nouvelles pratiques. Dans son rendez-vous avec un
producteur, Anna enfile une perruque noir qui l'assimile toute de suite à
la muse de Jean-Luc Godard, Anna Karina, dans son film Vivre sa vie (1962).
Anna, qui a des origines françaises, monte ensuite dans la voiture avec son
petit ami Salva et le producteur . Le groupe se confond sur le champ, dans
son décapotable, avec celui formé par Franz, Arthur et Odile dans Bande à
part (Jean-Luc Godard, 1964). Les références à la Nouvelle Vague se
poursuivent, cette fois explicitement, lorsqu'ils vont s'asseoir dans la
terrasse d'un café. Un dialogue absurde sert à nommer des films des jeunes
turcs (et un de Michelangelo Antonioni au passage):

Salva – Le boomerang
Anna – A bout de souffle
Salva – Les pneus
Anna – Jules et Jim
Salva – Les téléphones
Anna – L'Avventura
Salva – Les billets
Anna – Pierrot le fou

Plus loin dans le film, dans une séquence intime, des gros plans sur le
corps d'une jeune fille évoquent les images de Une femme mariée (Jean-Luc
Godard, 1964) et les dialogues (toujours en français) le fameux dialogue de
Brigitte Bardot dans Le mépris (Jean-Luc Godard, 1963). Le film s'achève
sur une séquence documentaire du tournage de Alba de América (Juan de
Orduña, 1951), film historique exemplaire du cinéma commercial espagnol.
Cette séquence présente le contre-point du genre de cinéma défendu par
l'École de Barcelone : c'est le cinéma qu'il ne faut plus faire.

Cette revendication de la culture française est donc la réponse des jeunes
cinéastes catalans face à la honte de faire partie d'un peuple capable
d'aboutir à une guerre fratricide. En se sentant plus français qu'espagnols
ils se démarquent de la dictature qui leur est imposée. Leur deuil n'est
pas le silence ni la critique explicite, mais la promesse d'une jeunesse
différente guidée par des nouveaux valeurs. Face à la mort et la terreur,
ils choisissent l'enthousiasme, la ferveur et l'enivrement de la vie.

Nueve cartas a Berta présente une démarche opposée. Le film est l'exemple
par excellence du genre de cinéma promu par Garcia Escudero : Martin Patiño
appartient à la première génération de diplômés de l'École Officielle de
Cinéma. Son film est le premier à recevoir la désignation d' "intérêt
spécial" et donc à recevoir un plus de subvention de l'État. Dans Nueve
cartas a Berta Martin Patiño raconte un épisode de la vie de Lorenzo, un
jeune espagnol qui est parti à Londres faire ses études. Pendant son séjour
il rencontre Berta, la fille d'un exilé spécialiste en littérature
espagnole. A son retour, il retrouve un monde auquel il n'appartient plus
et avec lequel il entre en crise. Son séjour à l'étranger l'a transformé et
lui a permis de comprendre la mascarade dans laquelle il a été élevé. Le
déracinement se concrétise quand il rentre en contact avec la jeunesse
intellectuelle urbaine pendant une visite à la capitale du pays. Pourtant
sous la pression de sa famille il finit par renouer avec son ancienne
copine et cesse sa correspondance avec Berta. Tous ses efforts pour
échapper à l'emprise de son père (et de l'ancienne génération) s'avèrent
ainsi inutiles.

Si Cada vez que... revendique la culture française, le film de Maria Patiño
évoque les particularités de l'identité espagnole tout en pleurant l'idée
romantique de l'Espagne du Siècle d'Or. Pour accentuer l'écart entre passé
et présent, le film reprend le mythe franquiste du Siècle d'Or en le
détournant afin de montrer son absurdité et son anachronisme. Car il faut
savoir que depuis le coup d'État, le régime franquiste avait mis en place
une récupération idéologique de la période de la Renaissance espagnole afin
de légitimer sa « croisade ». Ainsi, l'écriture de l'Histoire par le
franquisme fait un saut du Siècle d'Or jusqu'au présent, en omettant aussi
bien l'époque des Lumières (que Franco détestait particulièrement) que
l'épisode de la guerre civile. On cache tout ce qui fait honte ou qui va à
l'encontre de l'idéologie du régime. Le Siècle d'Or espagnol est donc
intégré dans l'appareil idéologique franquiste, qui y voit l'exemple de ce
que l'Espagne doit redevenir. Pendant le Moyen-Age, l'Espagne connaît un
véritable essor: des rois catholiques à la terrible Inquisition, le pays
est au premier plan politique et culturel. Pour mettre fin aux « déviances
républicaines » auxquelles était soumis le peuple espagnol, Franco
''propose » de revenir au passé grandiose de la période comprise entre la
publication de la première grammaire espagnole en 1492[10] et le décès de
Calderón de la Barca (écrivain baroque, l'un des plus importants de la
littérature espagnole) en 1681. Actualiser ces lieux de la mémoire
collective est une façon de promettre un avenir à la hauteur.

Mais lorsque le gouvernement franquiste fait tout pour ressusciter le passé
et l'assimiler à l'époque actuelle, l'allusion à l'époque médiévale est une
façon pour Martin Patiño de creuser l'écart entre le présent et le passé.
Des le début du générique, l'importance de l'appartenance territoriale et
culturelle est mise en avant à travers la phrase qui s'affiche: "Ceci est
l'histoire d'un espagnol qui veut vivre et qui commence à vivre...". Le
générique présente ensuite une gravure médiévale (qu'on retrouvera au début
de chacun des sept chapitres), accompagnée d'une musique baroque. La
dichotomie "époque médiévale/présent" sous-tends tout le récit comme un
moyen de mettre en avant l'anachronisme dans lequel est submergé une grande
partie de la société espagnole. Car à l'époque de la révolution culturelle
en Europe et aux États Unis, l'isolement provoqué par le régime dictatorial
plonge la société espagnole dans une dynamique propre au moyen-age. Cette
paradoxe est présente dans tous les aspects du film, notamment dans la
figure du jeune espagnol Lorenzo. Bien qu'il fasse partie de la jeunesse
des années soixante, qui essaie de se démarquer de la génération
précédente, il est fasciné par le passé glorieux de l'Espagne, par
Cervantes, la Celestina, le Lazarillo de Tormes et Fray Luis de Leon. En
situant l'action dans la ville de Salamanca, le cœur de l'Espagne, « là ou
tout a commencé », le cinéaste contribue à exacerber le sentiment de
paralysie de son personnage. Pour Lorenzo, déambuler entre les vielles
pierres de sa ville est un retour un arrière qui le remplie de tristesse et
de nostalgie. Le plein de vie qu'il a éprouvé pendant son séjour à Londres
accroît sa déchirure intérieure : entre fascination et rejet, il n'arrive
pas à se retrouver. Car passer du swinging sixties de la capitale anglaise
aux rue désertes du centre historique de Salamanca n'est pas seulement un
changement géographique mais un surtout un changement culturel.

Cela nous emmène à la deuxième articulation autour du vide et du trop-
plein, qui se situe au niveau des décors. Si Barcelone est une ville
espagnole, sa dimension cosmopolite la rapproche de capitales européennes
comme Paris ou Berlin. Certes Madrid est la capitale du pays. Elle abrite
une vie culturelle mais on y trouve une culture espagnole très renfermé sur
elle-même, notamment à cause de sa situation géographique au centre de
l'Espagne. Barcelone a une situation géographique privilégiée, avec la Mer
Méditerranée qui la longe, et constitue le lien entre l'Espagne et le
continent européen. Dans le film de Carlos Duran, l'architecture moderniste
de Gaudí est un décor très important car il est exclusif à la culture
catalane. Encore un écart avec la culture espagnole, un éloignement
identitaire qui est mis en avant : lorsque la culture espagnole a ses
racines dans le Siècle d'Or, la culture catalane tient compte d'une époque
de révolution artistique comme est le Modernisme et le Art Nouveau. Dans
Cada vez que... les personnages se baladent entre les hautes colonnes du
Parc Güell, y jouent de la musique ou y font des défilés de mode,
s'embrassent en haut de la Casa Batlló, dansent sous les lampes art nouveau
du club Bocaccio. L'esthétique luxueuse et exubérante du modernisme est à
l'opposé de l'architecture médiévale de la ville de Salamanca. Les rues
vides et modestes dans lesquelles se promène Lorenzo symbolisent sa
sensation de vacuité face au monde qui l'entoure. Ce vide devient plus
évident face au souvenir du trop-plein de la ville moderne (qui est Londres
mais aussi Barcelone). Les lieux mythiques de l'École de Barcelone ont été
crées par ses propres membres (par exemple le bar Bocaccio) lorsque les
jeunes de Nueve cartas a Berta évoluent et se construisent dans des décors
appartenant aux générations antérieures. L'opposition entre campagne et
grande ville véhicule dans ces deux films l'opposition entre tradition et
modernité.


De l'existentialisme humaniste à l'insouciance hédoniste

Nous constatons que les deux films mettent en scène une jeunesse bien
différente, dont l'écart provoqué principalement par son inscription
territoriale et culturelle. Les personnages de Cada vez que… appartiennent,
comme les membres de l'École de Barcelone, à la « gauche divine », un
mouvement d'intellectuels et artistes barcelonais apparu au cours des
années soixante. La plupart d'entre eux font partie de la bourgeoisie et
des hautes sphères de la capital catalane. On y retrouve des écrivains
(Félix de Azua, Jaime Gil de Biedma, Anna Maria Moix, Terenci Moix, José
Agustin Goytisolo ou Rosa Regàs), des architectes et des dessinateurs
(Ricardo Bofill, Elsa Peretti, Oscar Tusquets et Oriol Bohigas), des
chanteurs (Joan Manuel Serrat, Raimon et Guillermina Mota), des
photographes (Xavier Miserachs, Colita), des mannequins (Teresa Gimpera et
Belle Bel), des éditeurs (Jorge Herralde, Esther Tusquets et Beatriz de
Moura) et bien évidemment les cinéastes de l'École de Barcelone. Dans un
article pour Libération, le mouvement est décrit comme « un groupe de bons
vivants dans un pays sévère et triste » :

« Tandis que l'Espagne des années soixante s'ennuyait à mourir sous
un franquisme qui n'a que trop duré, un groupe de jeunes artistes et
bourgeois vivant en Catalogne faisait la fête. Organisant des concours de
madison, colonisant Cadaqués, visitant Dali à Port Lligat, découvrant
les films de Buñuel, faisant l'apologie de la démocratie »[11]

Dans l'Espagne franquiste, la "gauche divine" propose un projet de
rénovation esthétique et culturelle dans la ligne de la modernité urbaine
européenne. Le film de Carlos Duran est le portrait de cette nouvelle
jeunesse qui cherche à imposer une morale hédoniste dans une société
ravagée par la guerre et les contraintes du régime dictatorial. La nature
des relations humaines qu'il met en scène suppose une nouveauté dans le
cinéma espagnol et se situe à l'opposé de Nueve cartas a Berta. Le rapport
des forces dans le couple Lorenzo-sa fiancée est soumis à une conception
androcentrique dans laquelle l'homme est dominant et la femme soumise. Tout
le contraire dans Cada vez que..., ou c'est Anna qui adopte le rôle
dominant dans son couple: quand Salva lui demande "Est-ce que je peux
t'embrasser?", elle répond "non" tout simplement.

Face à l'insouciance d'Anna dans le film catalan (elle exclame: « Quand je
me réveille, je ne sais jamais ce qu'il va m'arriver pendant la journée. Et
je m'en fiche ! » ou encore « même si tout se finit, il faut aller jusqu'à
la fin. L'important c'est de savoir que l'on est en train de vivre), la
fiancée de Lorenzo ne cesse pas de s'inquiéter du sort de son couple, dans
un mouvement de soumission : « Tu te souvenais de moi à Londres ? Tu
m'aimes pour de vrai ? ». La fausseté des rapports physiques et amoureux
dans leur couple est appuyé par la voix off de Lorenzo qui exprime son
amour à Berta alors que dans l'image il embrasse sa fiancée sans passion.
Le jeune homme souhaiterait pourtant des rapports différents, plus proches
de ceux de Cada vez que…, il voudrait que Berta, en comparaison avec sa
mère, soit « un peu plus heureuse, moins esclave, plus indépendante, plus
libre »

On constate donc que les mœurs de la jeunesse présenté dans le film de
Carlos Duran sont aux antipodes et de ceux de la génération antérieure et
de ceux de Lorenzo et son entourage, toujours très marqués par la morale
catholique régnante. Lorsque l'insouciance est la nature de la nouvelle
jeunesse catalane (« aujourd'hui je ne travaille pas, j'ai envie de
danser »), dans le film de Martin Patiño l'ancienne génération a toujours
un poids sur la nouvelle. La morale qui exalte « la fidélité, les bonnes
habitudes, le service, la discipline et les musiques divines » plane comme
un fantôme. Le fardeau des parents et de la guerre se mélangent pour créer
une pesanteur sur les personnages, provoquant un sentiment de culpabilité
d'être jeune. Pour Lorenzo, cela se traduit dans un existentialisme qu'il
exprime ainsi :

« Et tout d'un coup, je ressens comme une dépression, comme une
lassitude, comme un besoin de sortir d'ici, n'importe ou. Il n'y a rien
qui me comble, je n'attends rien de la vie, je ne sais pas ce que je
deviendrai dans le futur, pour quoi je servirai, quel est le sens de
s'habituer à vivre comme ça, routinièrement, sans stimulants, comme
dans un coin d'un planète immobile, d'accord à des régles aussi étrangères
que vielles, qui sont censées nous aider à vivre mieux, tout en
nourrissant et respectant des intérêts dans lesquels je ne participe
pas et qui ne m'intéressent pas ».

La génération de Lorenzo n'a pas fait la guerre mais est née dans une
société dévastée. Cette citation nous permet de comprendre le ressenti de
cette génération qui est hanté par des souvenirs qui ne leur appartiennent
pas, qui est déchirée entre la grande révolution culturelle de la décennie
de 1960 et le vécu de ses anciens, qui eux ont si bien connu la répression,
les cartes d'alimentation, la mort des proches, la peur de sortir dans la
rue.

Lorenzo est constamment en train de surveiller ses faits et gestes pour
réussir à rentrer dans le moule. Il s'inquiète que sa mère apprenne « qu'en
Angleterre, les filles et les garçons vivaient ensemble », puis il raconte
à Berta que « son père est toujours en train de chercher des embrouilles »
et « qu'il lui permet tout sauf penser ». D'une certaine façon, les aînés
dans le film de Martin Patiño représentent l'organe dictatorial qui cherche
à tout prix l'annulation de la pensée individuelle. Cela s'incarne aussi
dans la figure du curé qui averti le jeune homme « qu'un intellectuel est
toujours à la limite de perdre son âme par excès de savoir inutile. Ne
veuille pas savoir plus que ce que tu dois savoir, disait Saint Paul ».
Dans Cada vez que… le sujet des parents ou de la famille n'est jamais
abordé, les personnages semblent coupés de tout lien au-delà du couple ou
du groupe d'amis. Ils sont jeunes, ils profitent de la vie, ils n'ont pas
des hantises ni des traumas. La soif de culture des personnages de Cada
vez que… est totalement à l'opposé de cette peur de la connaissance
exprimée dans Nueve cartas a Berta.


Conclusion : Une génération au bord de la rupture

On est amenés à constater que lorsque les personnages du film catalan
refusent catégoriquement l'emprise de ses anciens (la confrontation est
tout simplement ignoré), Nueve cartas a Berta en expose la dialectique.
Malgré une certaine admiration pour ses aînés (Lorenzo est admiratif du
professeur exilé qui partage une balade avec les étudiants), la rupture
entre générations est illustré par l'éloignement entre le jeune homme et
son père, qui « ne lui demande plus son avis pour ses magazines ». Lorenzo
est partagé entre le désir de construire une vie différente à celle de ses
parents et la tentation d'abandonner ses rêves de grandeur et de
« s'habituer à la partie de cartes et le cigare quotidien » (tradition
typique chez l'ancienne génération, notamment à la campagne). Même dans le
refus, le jeune homme se construit par rapport à ses parents, dont
l'emprise est très puissante. L'importance du noyau familiale est illustré
par les nombreuses scènes « de famille », des repas, des visites aux oncles
a la campagne, des promenades avec la cousine. Dans les années soixante,
ces rituels font partie intégrante de la culture et l'identité espagnoles,
surtout dans les milieux ruraux. La culture catalane, beaucoup plus
individualiste et moins marqué par la morale traditionnelle religieuse,
permet à la jeunesse d'évoluer différemment. Dans le film de Duran, le
famille est substitué par le groupe d'amis ; la rupture des jeunes de la
« gauche divine » avec l'ancienne génération est implacable et définitive.

Pour finir on peut avancer que lorsque le film espagnol présente le
changement de génération "en train de se faire", l'évolution inachevée (par
exemple les femmes vont danser mais doivent rentrer chez elles à une heure
précise, elles s'habillent en mini-jupe mais continuent d'aller à la messe
tous les jours), le film barcelonais présente ce mouvement déjà accompli.
C'est le paradoxe de la décennie: lorsqu'une partie de la jeunesse profite
de la révolution culturelle dans les grandes villes, une autre partie reste
enfermée dans des villages déserts ou, comme dans le titre d'un film de
Juan Antonio Bardem, "nunca pasa nada" (jamais rien n'arrive). Le fantasme
de la guerre plane sur tous les deux mais les uns y échappent mieux que les
autres.

-----------------------
[1] REIG TAPIA, A. Memoria de la guerra civil, Madrid, Alianza, 1999,
p. 11
[2] TORREIRO, Casimiro. "Una dictadura liberal? (1962-1969)", Historia
del cine español, Cátedra, Signo e Imagen, Madrid, 2009, p. 295
[3] "Si l'on ne peut pas faire du Victor Hugo, on fera du Mallarmé" est
le slogan de l'École de Barcelone. Cela fait référence aux problèmes avec
la censure. Devant l'impossibilité de dénoncer la politique du pays d'une
façon directe (Victor Hugo), les cinéastes catalans choisissent un approche
symboliste et métaphorique (Stéphane Mallarmé)
[4] JORDA, Joaquim, "La Escuela de Barcelona a través de Carlos Duran",
dans Nuestro Cine, n. 61, Madrid, 1967
[5] AUBERT, Jean-Paul, L'École de Barcelone. Un cinéma d'avant-garde en
Espagne sous le franquisme, L'Harmattan, 2009, p. 113
[6] SELLIER, Geneviève, "Images de femmes dans le cinéma de la Nouvelle
Vague", CLIO. Histoire, femmes et sociétés [en ligne] 1999, mis en ligne le
22 mai 2006. URL: http://clio.revues.org/index265.html
[7] SELLIER, Geneviève, op. Cit.
[8] RUIZ VARGAS, J.M., "Trauma y memoria de la Guerra Civil y la
dictadura franquista" dans HISPANIA NOVA. Revista de Historia
Contemporánea, número 6 (2006), p. 6. http://hispanianova.rediris.es
[9] Serge DANEY, "La rampe (bis)", Cahiers du cinéma, Gallimard, 1983, p.
172
[10] Gramática Castellana de Antonio DE NEBRIJA
[11] WAINTROP, Edouard, "Espagnes rebelles. 'La Gauche Divine' ou
l'insouciance révolutionnaire", Libération, 4 janvier 2001. [en ligne] URL:
http://www.liberation.fr/culture/2001/01/04/espagnes-rebelles-la-gauche-
divine-ou-l-insouciance-revolutionnaire_349969 [consulté le 2 février 2015]
Lihat lebih banyak...

Comentários

Copyright © 2017 DADOSPDF Inc.