Le temps des paradoxes terminaux

June 1, 2017 | Autor: Pascal Nouvel | Categoria: Transhumanism
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L’idéologie du progrès dans la tourmente du postmodernisme – Chapitre 5

Le temps des paradoxes terminaux.

Pascal Nouvel – Université Paul Valéry – Centre d’Ethique Contemporaine Montpellier.

1/ L'expression « temps des paradoxes terminaux » est employée par le romancier franco-tchèque Milan Kundera dans son livre L'art du roman, essai consacré à préciser le sens qu'a, pour lui, l'écriture romanesque. Comme l'expression « temps des paradoxes terminaux » évoque de façon efficace une idée que je voudrais développer dans cette présentation, je me suis permis de la lui emprunter. Pourtant, je lui donnerai un sens un peu différent de celui que lui donne Kundera. Selon lui, nous sommes entrés dans le temps des paradoxes terminaux parce que l'histoire des États poursuit des objectifs qui sont en opposition avec ceux que poursuivent les individus (son expérience de l’État totalitaire, dans la Tchécoslovaquie de l'époque soviétique, lui donnait, bien sûr, une sensibilité particulière à ce conflit de l'individu et de l'histoire ; conflit qui est abondamment illustré, examiné, réfléchi dans ses romans). Comme on le verra un peu plus loin, j'emploierai, de mon côté, la même expression de « paradoxes terminaux » pour désigner un phénomène sensiblement différent ; le fait qu'aujourd'hui se fait jour de façon de plus en plus évidente une contradiction qui pourrait se résumer de la façon suivante : 67

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« plus on comprend, moins on comprend ». Permettez-moi de conserver, autour de cette dernière expression, mais seulement provisoirement, je l'espère, un halo d'énigmatique obscurité afin de fournir au récit que je vais vous proposer un suspens théorique qui soutiendra agréablement votre attention tout au long de ma présentation. Bien évidemment, le fait d'employer la même expression que Kundera ne doit pas être compris comme une critique mais plutôt comme un hommage à un penseur – je le nommerai ainsi puisqu'il lui est arrivé à plusieurs reprises de repousser l'appellation de philosophe – à qui les analyses que je présenterais doivent une bonne part de leur contenu, même si les erreurs qu'elles pourraient éventuellement comporter ne sont, bien sûr, imputables qu'à moi seul. 2/ Il y a deux genres de philosophes. Ceux qui ont une thèse et ceux qui ont deux thèses. Les premiers ont une idée et la soutiennent contre les objections qu'on peut élever à son encontre. Ils se perçoivent volontiers comme des combattants qui œuvrent au service de cette idée. Dans l'ordre de la pensée, ils sont l'équivalent de ce qu'est un militant dans l'ordre de la politique. Ceux qui sont en désaccord avec eux, ils les voient comme leurs ennemis théoriques. Ils rédigent donc des plaidoyers en faveur de leur idée dans lesquels ils ne manquent pas de faire figurer des versions plus ou moins caricaturales (selon le degré de leur propre probité) des idées qu'ils combattent pour montrer que ces dernières ont été dûment examinées par eux et qu'elles n'ont pas passé l'épreuve d’un examen critique rigoureux. Les seconds, ceux qui ont deux thèses, sont ceux qui, quelque idée qu'ils puissent avoir, voient autant de raison de la réfuter que de raison de la soutenir. Ils sont, bien sûr, des esprits plus complexes que les premiers. Au risque d'être, parfois, plus embrouillés. Ils jugent, généralement, que les philosophes de la première espèce sont d'une ennuyeuse platitude. Se tenir à une thèse c'est, pour eux, une preuve de sécheresse de la pensée. Une preuve, même, de stérilité. Dans l'histoire de la philosophie, on peut trouver de nombreux exemples de ces deux genres de philosophes. On peut même repérer des moments où les philosophes mono-idéiques (ceux qui ont une seule thèse) l'emportent sur les philosophes di-idéiques (ceux qui ont deux thèses) et d'autres où c'est l'inverse qui se produit. Par exemple, pendant la période dite des « Lumières », au dix-huitième siècle en Europe, les philosophes mono-idéiques et, d'une façon générale, les esprits simples, l'emportent sur les esprits complexes. Mais dans la période romantique qui va suivre, c'est l'inverse. Un philosophe, dans cette seconde période, se doit d'être profond, donc obscur, donc, si possible, paradoxal. Bien entendu, les moments de basculement au cours desquels une préférence culturelle s'inverse pour laisser place à une autre préférence sont 68

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particulièrement intéressants et significatifs. L'un de ces moments s'est présenté au début du vingtième siècle, lorsqu'on a commencé à juger que la science n'était pas seulement positive, que son message culturel ne se résumait pas à la dénonciation des superstitions, ni non plus à l’exaltation de la conquête de l'inconnu par une humanité fière de son audace et se sentant responsable de son avenir mais qu'elle entraînait aussi une part de « désenchantement ». Je dirais volontiers que c'est là aussi le début de l'époque « postmoderne » (même si le terme fut inventé plus tard). 3/ Ce mot de « désenchantement », initialement proposé par Max Weber, était lui-même enchanteur. C'est-à-dire bien choisi. Il pointait à merveille le principal reproche qu’on pouvait faire à la science : la science nous explique les phénomènes, mais n'avons-nous pas, nous humains, aussi besoin de rêver ces mêmes phénomènes ? Pouvait-on se contenter d'explications rationnelles ? Le triomphe de la science ne signifiait-il pas qu’on avait négligé la part de l’imaginaire qui se trouve aussi dans tout être humain ? Certes, Max Weber n'est pas le premier à signaler cet effet secondaire de la connaissance scientifique. Nietzsche avant lui ou, plus loin encore, les romantiques allemands, l'avaient fait eux aussi. Mais ils n'avaient pas su trouver ce terme si simple, si suggestif et si efficace de « désenchantement » pour décrire leur intuition. C'est dans une conférence prononcée en 1917 que Max Weber s’est interrogé sur le « désenchantement » du monde. Ce phénomène, conséquence selon lui de l’extension de la culture scientifique à des domaines de plus en plus nombreux et variés de l’existence humaine, s'étendait inexorablement dans les sociétés techniques. Désenchanté, l'homme moderne se sent, explique Weber, de plus en plus étranger au monde dans lequel il vit, bien qu'il soit plus maître de son univers que ne l’étaient ses ancêtres. En réalité, l’homme sauvage, connaissait beaucoup mieux son environnement que nous ne connaissons le nôtre fait encore remarquer Weber. Donc, première détermination du paradoxe de la culture scientifique et technique : plus nous comprenons le monde, plus nous le désenchantons, et plus nous sommes nous-mêmes désenchantés. Le terme de postmodernisme vient initialement, comme le rappelle le programme de cette rencontre, du monde de l’art et de l'esthétique. Pourtant, l’ironie désabusée dont le postmodernisme veut être le porte-étendard est une autre façon de formuler l’idée d’un monde désenchanté dont Max Weber a repéré la structure paradoxale. Des temps paradoxaux appellent des philosophes paradoxaux et tous ceux dont je vais parler maintenant relèvent de cette catégorie. 4/ Je voudrais m’arrêter sur une seconde tentative d’identification du paradoxe de la civilisation technique qui va nous approcher de la 69

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problématique que j'ai l'intention de mettre en lumière : c'est celle qui est proposée par l’écrivain d’origine polonaise Witold Gombrowicz au début des années 1960 (c’est-à-dire, une vingtaine d’année avant que le terme de “postmodernisme” ne fasse son apparition). Witold Gombrowicz ne reprend pas à son compte le thème weberien du désenchantement du monde. Il s’attache à un fait d’une autre nature. Un fait non intellectuel mais qui se répercute cependant sur ces subtils phénomènes intellectuels que sont nos sentiments. Il part d’une donnée chiffrée. D’un simple constat, apparemment très plat et sans aucun relief moral. Il se demande : qu’est-ce que l’humanité ? Réponse : en tant qu’espèce, l’humanité c’est un certain nombre d’individus humains. Combien ? Cela dépend des époques. A l’époque de Démocrite ou de Socrate (donc quatre siècles avant notre ère), fait remarquer Gombrowicz, l’humanité toute entière est composée de quelque millions d'individus, d’après le chiffre que nous fournissent les anthropologues (je corrige ici le chiffre fournit par Gombrowicz). Être Démocrite, au temps de Démocrite, cela signifie donc être un millionième d’humanité. A l’époque de St François d’Assise, au douzième siècle, la population humaine mondiale est d’environ cinquante millions d’individus, soit à peu près la population actuelle de la France (cent fois plus que du temps de Démocrite). A l’époque de Brahms, au XIX ème siècle, l’humanité, c’est un milliard d’individus. Le poids relatif d’une existence humaine dans une telle humanité est donc deux mille fois moindre qu’à l’époque de Démocrite. Au moment où Gombrowicz rédige ces réflexions, l’humanité, c’est deux milliards et demi d’individus et, aujourd’hui, cinquante ans plus tard, 7 021 820 033 (chiffre étonnant de précision – fournit par la « banque mondiale » et qui aurait sûrement beaucoup amusé Bachelard, lui qui voyait, dans l’excès de précision un « obstacle épistémologique », mais passons : dire “autour de sept milliards” est, en fait, s'exprimer avec plus de précision). Le poids d’un individu s’est donc encore réduit d’un facteur trois environ depuis que les remarques de Gombrowicz ont été formulées. Or, remarque ce dernier, être un parmi des milliers, ce n’est pas la même chose qu’être un parmi des millions et, à fortiori, un parmi des milliards. Sans compter que les humains qui ont disparus ne disparaissent pas tout à fait car leur œuvre reste, en partie, vivante. On estime que le nombre d’humains cumulés ayant vécu sur Terre depuis que l’espèce humaine y a fait son apparition est d’environ 100 milliards. Witold Gombrowicz médite sur ces chiffres et il les met en relation avec un sentiment. Un sentiment croissant d’insignifiance qu’éprouvent les individus dans une telle civilisation. Et il est ainsi conduit à interpréter ce sentiment, si courant à l’époque contemporaine, que l’homme peut avoir de l’insignifiance de sa propre existence comme le résultat d'un effet de dilution numérique. L'homme moderne se sent de plus en plus insignifiant parce qu'il est de plus en plus insignifiant au regard du nombre d'humains vivants en même temps que lui. 70

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En un sens, bien sûr, le sentiment d’insignifiance est de tous les temps, de toutes les époques. Il a existé dans l’Antiquité, chez les Romains, au Moyen Age (on le remarque surtout dans les méditations sur la mort et la précarité de la vie humaine, sur les revers de la fortune). Il se peut que ce sentiment soit à l’origine des religions ou, du moins, qu’il ait joué un rôle dans leur développement comme le soutient Freud dans L’avenir d’une illusion. Mais ce sentiment, si il présente le caractère d’un invariant culturel, prend aussi des accents bien différents selon les époques. De sorte que ce n’est peut-être pas exactement le même sentiment. Chez les stoïciens, dans l’antiquité, l’expression de ce sentiment s’articule surtout autour des représentations des limites temporelles de la vie humaine : la vie est brève, le destin incertain, la fortune imprévisible. Chez Pascal, le sentiment d’insignifiance prend la forme d’une méditation sur l’infini : « le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie ». Chez Gombrowicz, il prend la forme d’une méditation numérique, démographique. Selon lui, chez l’homme moderne, le sentiment d’insignifiance provient de la conscience qu’il a, même si celle-ci est confuse, de la population humaine mondiale. Lorsque Nietzsche parle de la “mort de Dieu”, n'est-ce pas de la mutation de ce sentiment d'insignifiance qu'il parle, lui aussi ? Jusqu'ici, le sentiment d'insignifiance que l'homme était amené à éprouver avait un caractère cosmique. Il était directement lié au sentiment de l'immensité du temps ou de l'espace qui l'entourent. Désormais – et les penseurs les plus sensibles ont perçu cette évolution dès la deuxième moitié du XIX ème siècle – le sentiment d'insignifiance n'est plus cosmique mais simplement humain. Il ne provient plus de la représentation de l'immensité du temps ou de l'espace mais du nombre d'êtres humains vivants sur cette Terre. Ce sentiment ne saurait donc s'apaiser dans la pensée d'un être cosmique supra-humain. Dieu est mort veut dire : le sentiment d'insignifiance a changé de nature et l'idée d'un Dieu cosmique n'est plus d'aucune utilité pour apaiser le nouveau sentiment d'insignifiance. L'idée d'un Dieu cosmique, si vénérable soit-elle, est devenue une idée inutile, sans emploi véritable. Car l'homme, entré dans l'ordre de grandeur du milliardième d'humanité est devenu, avec ou sans cette idée, terriblement léger. Autrement dit, l’existence humaine tend à s’alléger et à devenir plus interchangeable. Chaque individu peut être remplacé par un autre, comme sur une chaîne de montage. 5/ C’est ainsi que nous en arrivons progressivement à concevoir les « paradoxes terminaux des Temps modernes » tels que Kundera les a conçus. A la croissance numérique des humains vivants s’ajoute un autre facteur : la croissance des connexions susceptibles de s’établir entre eux (connexions que certains États ont cherché ou cherchent encore à contrôler). Car les êtres humains vivants aujourd’hui sont beaucoup plus connectés qu’ils ne le furent 71

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par le passé de sorte que l’homme moderne ne peut qu’avoir une conscience beaucoup plus aiguë non seulement de son insignifiance numérique, mais aussi de son insignifiance morale. Il sait combien toute chose peut être vue autrement qu'il ne la voit lui-même. Ce phénomène, et surtout ses répercussions sur la subjectivité de l'homme, est délicat à aborder tant il est facile de tomber dans l’exagération et la caricature, tant il est aisé de mettre l’accent sur un de ses aspects secondaires. Et peut-être vaut-il mieux l'aborder avec une sensibilité de romancier qu'avec une sensibilité de philosophe : il y faut plus d'esprit de finesse que d'esprit de géométrie. Kundera, dans son livre L’insoutenable légèreté de l’être fait évoluer des personnages au milieu de l'époque postmoderne. Et que rencontrent-ils, ces personnages ? A quoi sont-ils confrontés ? Réponse : à la problématique de l’interchangeabilité des êtres. Certains personnages vont accepter joyeusement la modernité et l’interchangeabilité des êtres qui constitue son trait distinctif. Ainsi vont-ils se réjouir de la légèreté de toute chose : des relations, des amitiés, des amours, des liens. Ils seront les héros un peu désespérés - de la postmodernité. Ils comprennent parfaitement que rien ne tient en ce monde et que tout est là pour fuir et s’effriter en un balai héraclitéen sans fin et sans signification ultime. Ils le comprennent et l’acceptent et l’approuvent même. Ils voient, d’ailleurs, dans cette approbation, la meilleure preuve de leur propre lucidité. Ils ont su trouver, à une situation à première vue plutôt contrariante, celle de l'interchangeabilité des êtres, des contreparties qui apparaissent, elles, engageantes. Il est vrai que dans un monde où peuvent s’entrechoquer plus de sept milliards d’existences, les rencontres sont plus nombreuses et plus fréquentes que dans un monde moins peuplé et moins connecté. Et cela, nous le vérifions tous les jours. Il ne nous reste donc qu’à construire, si nous voulons nous tourner résolument vers l’avenir, une philosophie qui mette les rencontres et les innombrables concaténations du destin qu’elles font palpiter autour de chacun de nous au cœur de la philosophie. C’est ce qu’a tenté de faire Gilles Deleuze. Mais cela ne résout pas tout à fait le problème. Car multiplier les rencontres, Dom Juan connaissait déjà cette loi implacable, implique de multiplier les ruptures et par là d’augmenter le sentiment de l’inanité de la rencontre. Et on voit donc apparaître un nouveau genre de tragique. Non pas le tragique de l’antiquité, lié à l’inéluctabilité d’un destin, mais celui des temps modernes qui provient de l’interchangeabilité des êtres, de la légèreté, de la volatilité des liens que les individus nouent les uns avec les autres. Et les personnages de Kundera font l'expérience de cette nouvelle nuance du sentiment tragique. La valeur de la modernité, c'est la légèreté elle-même et cette bondissante vitalité qui fait qu'on peut s'intéresser à tout et à tous. Et son négatif : c'est la vacuité, l'universelle équivalence de toutes choses. Il n'est pas sûr, cependant, que notre constitution soit parfaitement adaptée à ce régime « postmoderne ». Car si l'histoire de la culture qui a conduit à cette situation remonte à quelque milliers d'années, notre cerveau, 72

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lui, a été façonné par plusieurs millions et même dizaines de millions d'années d'évolution. Il n'est pas certain que l'interchangeabilité des êtres qui caractérise le monde contemporain constitue, pour lui, un élément naturel. Il semble même qu'il éprouve, assez souvent, quelques difficultés à s'y faire. Mais à côté de ces personnages qui veulent être « résolument modernes », d’autres, sans l’avoir véritablement voulu apparemment, sans l’avoir programmé, en tout cas, se trouvent emportés dans un mouvement contraire. La légèreté qui caractérise l’époque moderne, ils vont l’abandonner peu à peu pour renouer avec une lourdeur qui est bien peu “d’époque”. Ainsi vont-ils s’installer à la campagne. Vivre loin de la ville, d'une vie modeste et sans éclat. Et qu’est-ce qui les conduit à suivre ce chemin si peu conforme à leur temps ? Un sentiment. Quel sentiment ? Un sentiment un peu suspect à notre époque. Ce sentiment, c’est l’amour. Pourquoi l’amour est-il le sentiment qui est exposé à un péril particulier dans la modernité et, à fortiori dans la postmodernité ? Réponse : parce que l’amour est le sentiment de la noninterchangeabilité des êtres. Et ainsi, à l’époque où tout est interchangeable le sentiment qui se fondait sur l’illusion que les êtres ne le sont pas est en péril. Même si fleurit, un peu partout, tant par l’effet d’une nostalgie compensatrice que par un besoin de se protéger contre un trop vif sentiment de solitude, une célébration aussi bruyante que vaine du sentiment amoureux. En fait, l’époque est si bruyante que, le plus souvent, elle ne connaît le sentiment amoureux qu’au moment où l’être qui l’a causé disparaît. Et donc, dans le déchirement. Cette analyse me paraît toujours exacte et même plus exacte encore aujourd’hui qu’au moment où elle a été proposée. A cette époque, au début des années 1980, internet n’existait pas, par exemple. Et on ne parlait pas de mondialisation puisque le monde était encore divisé en deux grands espaces hostiles l’un à l’autre. Aujourd’hui, au temps d'internet et de la mondialisation, l’analyse apparaît donc encore plus juste. 6/ Est-ce que cet accroissement de la légèreté de l’être peut être imputé à la science ? Assurément, quoique de façon indirecte. Il n’entrait évidemment pas dans le projet de la science de donner à l’homme une nouvelle forme au sentiment d’insignifiance auquel il est exposé depuis déjà longtemps (peutêtre depuis toujours). Mais c’est là cependant un des effets auxquels elle a abouti en permettant, tout simplement, que plus d'individus vivent au même moment sur la même planète et qu'ils soient davantage connectés. L’homme se trouve donc en face d’un phénomène, la science, dont il est l’auteur et dont, pourtant, il ne peut pas comprendre ni anticiper les effets. Plus exactement, il n'anticipe que les effets superficiels. Les effets plus profonds, il ne les voit pas, il ne sait pas les calculer. Si bien que, paradoxalement, bien qu’objectivement l’homme maîtrise de mieux en mieux 73

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son environnement, il voit s’accroître le sentiment que c’est son environnement qui le maîtrise, que c’est lui le prisonnier de ce dont il se croyait maître. Plus il maîtrise, plus il sent que cette maîtrise est illusoire. Plus il comprend, plus il découvre l’étendue de son ignorance et s’en afflige. Ce qui semble faire résonner avec de nouvelles tonalités la fameuse sentence de L’Ecclésiaste : « qui accroît sa science accroît sa douleur ». Ce que, pour ma part, je résumerai par la formule que j’indiquais plus haut : “plus on comprend, moins on comprend”. Plus nous comprenons le monde, plus nous pouvons le modifier et agir sur lui. Mais plus nous le modifions et plus il devient complexe et, par conséquent, aussi plus difficile à comprendre. C’est de cette façon que j’entends, pour ma part, la formule “paradoxes terminaux”. Nous sommes au temps des paradoxes terminaux parce que nous avons commencé à comprendre que la science ne désenchante pas seulement le monde, comme le pensait Max Weber, mais qu'elle accroît aussi le volume de ce qui est à comprendre en même temps qu’elle produit de la compréhension. L'accaparement du monde dont parlait Heidegger pour désigner l'essence de la science et de la technique se double donc d'un processus d'échappement. La science tente de s'accaparer le monde, soit. Mais le monde qu'elle fait apparaître, rendu plus complexe par l'effet même de cet accaparement, lui échappe derechef un peu plus. C’est cela le paradoxe : bien sûr, nous savons maintenant des choses que nos ancêtres ignoraient. Nous savons guérir les maladies et rendre la vie plus longue. Nous savons signaler notre présence à tout un chacun et à tout moment et en tout lieu de la planète. Nous savons même (et nous saurons sans doute de mieux en mieux) utiliser la médecine, de façon inventive, dans le but d’améliorer nos propres performances qu’elles soient physiques ou mentales. Mais, dans le même temps, nous sommes dilués dans la masse de nos semblables et réduits à trouver des moyens dérisoires de nous distinguer les uns des autres. Astreints à un épuisant travail de différentiation pour ne pas être submergés par le sentiment de notre interchangeabilité. 7/ Mais il y a plus. Aujourd’hui nous parlons de mondialisation. Et que voulons-nous signifier par là ? Que le temps où l’aventure culturelle occidentale apparaissait comme une singularité est révolu. Pourquoi la Chine, l'Inde, l'Afrique, nourris qu'elles sont une culture traditionnelle très différente de la culture occidentale, ne restent-elles pas imperméables aux séductions de l’Occident ? On devrait s’attendre à ce que ces cultures, par leur richesse et leur complexité, opposent à la culture occidentale, non pas même une résistance, mais une indifférence pure et simple. Or ce n’est pas là ce qu’on observe. Non, ce qu’on observe, au contraire, c’est que les goûts sont, comme les individus, à peu près interchangeables. Si bien que les conceptions sur lesquelles la pensée de la modernité (et, partant, de la postmodernité) avaient 74

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été bâties, qui postulaient que cette dernière était une production typiquement occidentale doivent être réexaminées. La tendance à développer une civilisation technique, qui semblait être caractéristique du seul monde occidental, pourrait être une caractéristique anthropologique. Ce serait l’homme, sa nature et non sa culture, qui serait, par avance orienté vers l’objectif d’une maîtrise de la nature. Descartes n’y serait pour rien, lui à qui on a si souvent imputé la responsabilité de cette orientation. L’origine de cette tendance de l’esprit humain serait beaucoup plus profonde et ancestrale. Beaucoup plus sauvage, beaucoup plus partagée aussi. Beaucoup moins tributaire d’une culture particulière. Voilà le soupçon que fait naître le phénomène que chaque jour nous voyons s'intensifier sous nos yeux et que nous nommons “mondialisation”. L’expression “on n’arrête pas le progrès” mérite, je crois, un détour analytique. Je me souviens que jadis je la comprenais autrement que maintenant. Je la comprenais comme une exclamation admirative : “on n’arrête pas le progrès !” cela signifiait, pour moi que le “on” avait encore fait quelque chose de remarquable. Le “on” avait inventé un nouvel appareil, un nouveau procédé, une nouvelle machine. Le “on”, c’est-à-dire une personne inconnue de moi, mais qui existait néanmoins. Il y avait quelque chose de joyeux dans ce “on n’arrête pas le progrès !”, il y avait une salutation presque enthousiaste adressée au futur, à un devenir dans lequel je pressentais qu’il était sain de se sentir optimiste. Eh bien cette même expression, je l’entends maintenant différemment. Ce que j’entends désormais dans “on n’arrête pas le progrès !”, c’est : personne ne peut arrêter le progrès, il n’est au pouvoir d’aucun humain de faire cela. Le progrès est celui d’un “on” non pas au sens où son auteur est inconnu, mais au sens où il est impersonnel, au sens où il n’a pas véritablement d’auteur parce que si un tel n'avait pas fait telle découverte, un tel autre l'aurait faite. Et cela s’exprime par la même expression “on n’arrête pas le progrès !” bien qu'elle comporte maintenant une tonalité plutôt pessimiste puisqu'elle sonne comme : “il est impossible d'arrêter le progrès !” En un sens, et bien qu’elles se soient généralement présentées comme pessimistes, les analyses des penseurs que j’ai cité étaient encore trop optimistes. Trop optimistes parce qu'elles laissaient entendre qu’il était possible d’échapper à l’issue qui se dessinait dans l’évolution de la culture occidentale. Ces penseurs n’avaient pas encore assisté au spectacle de la mondialisation qui fournit une expérience anthropologique à l’échelle de la planète. Or les résultats, certes encore préliminaires, de cette expérience, semblent bien aller tous dans la même direction. Ils semblent montrer que c’est le second sens de l’expression “on n’arrête pas le progrès” qui domine avec le temps. C’est lui le sens véritable. Le progrès n'est pas un effet de la 75

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volonté de l'homme, comme on l'a longtemps cru, un peu naïvement, puisqu'aucune volonté n'est en mesure de l'arrêter. 8/ Mais à cela s'ajoute encore un autre élément qui n’était pas du tout présent dans les années 1980 : le fait que le monde tel que ces penseurs le réfléchissaient est, lui-même, et à relativement court terme - quelques dizaines d’années - condamné à se réformer en profondeur en raison d’un fait trivial par sa structure mais de grande portée néanmoins : l’épuisement d’une partie des ressources qui assurent actuellement son fonctionnement et notamment, bien sûr, du pétrole. Cette donnée ne peut pas être omise d’une réflexion sur la modernité, même si elle ramène la discussion à des données beaucoup plus terre à terre. Beaucoup moins raffinée, si je puis dire... L’épuisement des ressources naturelles ne manquera pas d'avoir un impact sur les problématiques que je viens d’évoquer. En effet, si les sentiments les plus caractéristiques de la modernité sont le reflet indirect du nombre d’humains qui compose l'humanité, comment vont évoluer ces mêmes sentiments dans un avenir où l'hypothèse selon laquelle ce nombre pourrait en venir à diminuer dans des proportions importantes par suite de l'épuisement de ces mêmes ressources n'est plus invraisemblable ? Dans cette évolution, beaucoup dépendra, une fois encore, de la vitalité de la science. Fournira-t-elle de nouveaux moyens d'extraire de l'énergie de la matière que ceux actuellement connus et couramment utilisés ? Nul, je crois, ne pourrait répondre aujourd'hui à cette question autrement que par un acte de foi qui ne serait pas plus rationnel si il était optimiste que si il était pessimiste. Mais nous pouvons du moins repérer la situation suivante : ou bien la science trouve de nouveaux moyens d'extraire de l'énergie de la matière (le pétrole et les autres sources d'énergie fossiles actuellement utilisées n'étant rien d'autre, comme l'expliquent les physiciens, que des matériaux dont il est particulièrement aisé d'extraire de l'énergie ; rien ne s'opposant, au moins en principe, à ce que d'autres matériaux et d'autres procédés soient dévolus au même usage). Ou bien l'épuisement des sources d'énergie n'est compensée par l'apparition d'aucun nouveau procédé (je ne prend ici en compte que les deux cas extrêmes). On peut alors s'attendre à une raréfaction de l'énergie et, corrélativement, à une diminution de la population humaine – car on peut montrer que c'est grâce à l'utilisation de cette énergie que les populations humaines ont pu s'accroître dans les proportions où elles l'ont fait au cours des deux derniers siècles. L'évolution des sentiments caractérisant la postmodernité n'est donc certainement pas terminée. Et on peut s'attendre à de nouvelles mutations, même si il est bien difficile de savoir dans quel sens elles se feront. Une chose paraît d'ores et déjà pouvoir être affirmée. Et j'ai essayé de l'illustrer 76

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dans cette présentation : s'il est vrai que nous sommes entrés dans le temps des paradoxes terminaux, des paradoxes ultimes du progrès, c'est aussi à des penseurs de paradoxes – des penseurs à deux thèses – qu'il convient de s'adresser pour penser cette époque.

Citer l'article : P. Nouvel, « Le temps des paradoxes terminaux », L’idéologie du progrès dans la tourmente du postmodernisme. Actes du colloque international (9-11 février 2012), V. André, J.-P. Contzen et G. Hottois (éd.), Bruxelles, Académie royale de Belgique, 2012, p. 67-77.

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