Louis Reybaud panoramiste

September 5, 2017 | Autor: Judith Lyon-Caen | Categoria: Nineteenth-Century Literature and Culture
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LOUIS REYBAUD PANORAMISTE Judith Lyon-Caen Armand Colin | Romantisme 2007/2 - n° 136 pages 27 à 38

ISSN 0048-8593

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-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Lyon-Caen Judith, « Louis Reybaud panoramiste », Romantisme, 2007/2 n° 136, p. 27-38. DOI : 10.3917/rom.136.0027

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Dans la prolifération des tableaux de mœurs, physiologies et romans « panoramiques » sur la société contemporaine des années 1840, Jérôme Paturot à la recherche d’une position sociale tient une place un peu à part : son auteur, Louis Reybaud, plume de l’opposition libérale, alors journaliste au National, avait publié à la fin des années 1830 une série d’études sur les « réformateurs ou socialistes modernes » – Saint-Simon, Fourier, Owen – dans la Revue des Deux Mondes. L’ouvrage qui en était issu, publié chez Guillaumin, lui avait valu le prix Montyon pour « l’ouvrage le plus utile aux mœurs » en 1841. Le récit satirique des tribulations d’un bonnetier dans le monde des lettres, des arts, de la politique et de l’industrie, publiées en feuilleton dans Le Constitutionnel puis dans Le National s’accordait mal un profil si sérieux et, de fait, Louis Reybaud n’assuma pas la paternité de son roman, avant que le succès ne le convainque qu’on pouvait être « l’auteur de Jérôme Paturot ». La configuration auctoriale dans laquelle se trouve Louis Reybaud au cours de la décennie 1840 n’en demeure pas moins complexe. En 1842, il enrichit ses Études d’un second volume, sous titré « la société et le socialisme. Les économistes. Les chartistes. Les utilitaires. Les humanitaires », et se lance dans l’économie politique, en participant activement à la fondation du Journal des économistes avec son éditeur Guillaumin ; il se rapproche, ce faisant, du milieu de l’Académie des sciences morales et politiques à laquelle il entrera en 1850. Dans le même temps, il assume Jérôme Paturot et persévère dans le romanfeuilleton en publiant successivement, entre 1843 et 1846, Pierre Romantisme no 136 (2007-2)

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Mouton, Les Idoles d’argile , Le Coq du clocher et Édouard Mongeron 1. Mais il demeure, au National, sous le pseudonyme de Léon Durocher, un farouche opposant à la « littérature mercantile », qui déplore que les écrivains soient « devenus de profonds calculateurs » : « Ils savent ce que peut rendre une phrase de première ou de seconde main, ce qu’elle vaut sous tel format ou sous tel autre. Jamais on ne vit marcher en meilleur accord l’arithmétique et l’imagination, les chiffres et la poésie. La muse tient comptoir ; elle débite des nouvelles à prix fixe, les livre en pièces ou en coupons, suivant les convenances de l’acheteur. Chaque réputation a son tarif ; la signature sert d’estampille à la marchandise […] » 2. L’homme, à coup sûr, sait de quoi il parle. Petite « œuvre-monde » très proche, par le ton et la manière, des tableaux de mœurs et autres études « panoramiques » des années 1840, Jérôme Paturot et la « recherche d’une position sociale » de son auteur éclairent tout à la fois sur le rôle clé du journalisme, comme expérience biographique et pratique d’écriture, dans la prolifération d’œuvresmondes caractéristique de cette période et sur le partage alors ambigu entre littérature et approches « savantes » du monde social. La double appartenance de Reybaud pose en effet de façon très aiguë la question de la relation entre la littérature et des autres savoirs sur le monde social qui, à l’instar de l’économie politique, s’institutionnalisent dans les années 1840. Chez Louis Reybaud, ce partage se vit comme une divergence, alors que d’autres textes immédiatement contemporains de Jérôme Paturot, comme les Français peints par eux-mêmes, jouent sur la convergence entre différents modes d’écriture du social, convoquant côte à côte, mais non sans ironie, statistiques de population et pochades satiriques.

LITTÉRATURE

DE

« PANORAMA »

ET SOCIOLOGIE COMIQUE

Publiés d’abord en feuilleton dans Le Constitutionnel puis chez l’éditeur Paulin en 1842, les « mémoires » de Jérôme Paturot furent l’un des plus grands succès de presse et de librairie de leur temps, comme les Mystères de Paris, publiés exactement à la même époque dans le Journal des Débats puis chez Charles Gosselin. Le succès poussa Reybaud à donner une suite aux aventures de son héros, qui fut publiée dans Le National entre décembre 1842 et février 1843. Les éditions de la totalité de Jérôme 1. Ces romans sont publiés par Michel Lévy entre 1844 et 1846. Sur les relations entre Michel Lévy et Louis Reybaud, voir Jean-Yves Mollier, Michel et Calmann Lévy ou la naissance de l’édition moderne, Calmann-Lévy, 1984, passim. 2. Léon Durocher [Louis Reybaud], « Variétés – La littérature mercantile », Le National, 10 novembre 1844. 2007-2

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Paturot se multiplièrent et Louis Reybaud décida d’en assumer la paternité dans une « troisième édition », in-18°, publiée chez Paulin en 1844. Une édition illustrée par Grandville parut en livraisons chez Dubochet en 1846. Par la suite, le roman, dont Michel Lévy reprit les droits en 1852, fut constamment réédité au cours du XIXe siècle 3. Les tribulations de Jérôme Paturot dans la France de Louis-Philippe ont l’allure bonhomme d’un bildungsroman à la sauce voltairienne : au terme de ses mésaventures dans la littérature, la presse, la politique et l’industrie, le héros ruiné décide de « prendre les choses en philosophe » et s’installe dans une charmante « maisonnette » en province. Sa femme élève des serins et donne des leçons de guitare ; quant à Jérôme, comme il se doit, il pêche des truites et cultive son jardin. Œuvre-monde, Jérôme Paturot ? Oui, si l’on considère que la fin du roman correspond à l’épuisement des positions sociales possibles d’un bonnetier parti à l’assaut de la gloire littéraire, de la puissance politique et de la fortune. Jérôme débute en poète chevelu et finit sans le sou, déconsidéré, après avoir été, entre autres, saint-simonien, journaliste et député de l’opposition. Mais on arguera facilement que l’achèvement du catalogue ne coïncide qu’avec l’épuisement du filon : appuyée sur un seul personnage, la formule ne pouvait se prolonger indéfiniment, à moins de faire perdre à Jérôme son épaisseur et de le transformer en type, qui aurait pu fournir le contrepoint naïf de Robert Macaire. Jérôme Paturot s’apparente surtout à ces œuvres-mondes, ou ces ébauches d’œuvres-mondes, que sont, dans les années 1840, les tableaux de Paris, les grands recueils collectifs de littérature descriptive, comme Les Français peints par eux-mêmes, et les séries de « physiologies » de types sociaux qui inondèrent la librairie de l’époque . Le roman est exactement contemporain, également, d’un roman et de deux ensembles romanesques « –mondes » : Les Mystères de Paris, on l’a dit, La Comédie humaine, qui a surnagé parmi les autres tentatives classificatoires balzaciennes et dont le prospectus paraît en juillet 1842, ainsi que les Romans de la vie réelle d’Émile Souvestre, série concurrente quoique plus modeste, et dont l’idée avait été lancée en mai 1842. Souvestre, qui avait déjà publié certains titres de la série projetée, comme Riche et Pauvre (1836) et L’Homme et l’argent (1837), voulait « embrasser l’étude de toutes les classes de la société actuelle » et ambitionnait de faire « apparaître successivement sur la scène l’ouvrier, l’homme politique, l’artiste, le fonctionnaire public, le professeur, etc. » 4. 3. Jérôme Paturot à la recherche d’une position sociale connut 10 éditions de 1856 à 1877 et fut tiré, pour cette période, à 34 000 exemplaires. L’édition de 1856, tirée à 6 000 exemplaires, fut épuisée en quelques semaines (Jean-Yves Mollier, ouvr. cité, p. 146). 4. Prospectus de la librairie Coquebert, mai 1842. Romantisme no 136

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Walter Benjamin, dans un texte souvent cité, avait proposé de baptiser les Physiologies et les séries collectives des années 1840 « littérature de panorama » ou « littérature panoramique », soulignant la grande proximité de tous ces textes et estimant qu’il s’agissait là d’un « équivalent parfait des dioramas, et autres panoramas » : le premier plan du diorama, où se découpent les personnages, correspond aux types, aux silhouettes « feuilletonesques » élaborés dans les textes, et l’étude sociale d’ensemble vient donner « un arrière-plan analogue au paysage » dans le diorama ou le panorama 5. En allant au-delà du propos de Benjamin, qui était sensible à la parenté de cette littérature descriptive et du style feuilletonesque sans rapprocher explicitement la première des grandes mosaïques romanesques de l’époque, on peut définir ici un « moment panoramique » du roman et de la littérature descriptive. L’air de famille de toutes ces productions tient en grande partie à leurs liens étroits avec la presse. Romans, physiologies et tableaux de mœurs se nourrissent en particulier des formules inventées dans la presse satirique illustrée de la fin des années 1830 – galeries de portraits et de types sociaux publiées sous les titres d’« Esquisses de mœurs », de « Mœurs parisiennes », de « Sommités sociales » ou de « Physionomies parisiennes ». La Caricature et Le Charivari de Philippon constituent en effet le premier laboratoire des « physiologies », dont les premières sont publiés par le libraire de Philippon, Aubert 6. Les journaux de Philippon donnent aux Physiologies et aux ouvrages collectifs certains de leurs auteurs, comme Louis Huard, la plupart de leurs illustrateurs, – Gavarni, Bertall, Daumier – ainsi que le regard et les techniques de la caricature. Jérôme Paturot relève du roman d’apprentissage comme du roman picaresque : le jeune homme, héritier d’un commerce de bonneterie, personnage naïf et ridicule, embrasse successivement toutes les modes de son temps. Chaque expérience se solde sur un échec personnel – Jérôme va devoir apprendre à vivre avec des ambitions plus modestes –, mais le récit de ces expériences permet au passage une description satirique des tendances et des milieux littéraires, politiques, journalistiques, intellectuels du temps. Dans le choix des thèmes comme dans le traitement, ce « Candide sous la monarchie de Juillet » 7 appartient à l’univers mi-fantaisiste misérieux de la presse satirique illustrée, des physiologies et des recueils collectifs de tableaux de mœurs. Ainsi la satire de la poésie romantique, 5. Walter Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle. Le Livre des Passages, trad. fr., Éditions du Cerf, 1989, p. 547. Dans l’« Exposé de 1935 », Benjamin parle explicitement de « littérature de panorama » (ibid., p. 35), ainsi que dans « Le Paris du second Empire chez Baudelaire » (Charles Baudelaire, trad. fr., Payot, 1982, p. 55-56). 6. Andrée Lhéritier, Claude Pichois, Jean Prinet, Antoinette Huon, Dimitri Stremoukhoff, Les Physiologies – Études de Presse, vol. IX, n° 17, 1957. 7. Sophie-Anne Letterier, « Présentation » de Jérôme Paturot à la recherche d’une position sociale, Belin, 1997, p. 9. Les références suivantes seront données dans cette édition. 2007-2

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qui ouvre le volume (« Paturot poète chevelu ») est-elle un morceau classique de la petite presse satirique et de la littérature panoramique, qui tournent volontiers en dérision les excentricités pileuses et vestimentaires de certains poètes romantiques ainsi que certaines facilités poétiques, dans des pastiches non moins faciles (Émile de la Bedollière dans Les Français peints par eux-mêmes attribue ainsi à Byron dans une « traduction nouvelle et inédite » un tonitruant « Qu’elle était belle ! »… 8). Outre la satire du monde de la presse, sur laquelle nous reviendrons, une grande partie des « mémoires » de Paturot vise les mœurs politiques du moment. Avec son bonnetier devenu député d’une circonscription du Limousin, Reybaud s’en prend à la vénalité du système censitaire où les candidats peuvent acheter les électeurs, à la nullité des commerçants lancés en politique, aux petites misères de la députation comme à la vacuité de la vie ministérielle. Autant de thèmes rebattus par la presse satirique – qu’on pense aux portraits charges des députés de Daumier publiés par Philippon au début des années 1830 – comme par la littérature panoramique : la physiologie du député par Eugène Briffault dans Les Français peints par eux-mêmes souligne également le manque de compétence et de sérieux de la Chambre. Jérôme Paturot peut être ainsi lu comme un ensemble de « morceaux choisis » de littérature panoramique, composé en fonction des expériences et des intérêts de l’auteur : d’où le tropisme masculin – ici pas de « grisette » ni de « femme comme il faut » –, parisien et politique. Chaque épisode du roman s’inscrit donc dans le proliférant intertexte constitué par la presse satirique et la littérature panoramique. Avec les moyens limités imposés par la narration d’une expérience individuelle (même démultipliée bien au-delà de la vraisemblance), Jérôme Paturot participe ainsi à la fièvre d’auto-analyse collective caractéristique des années 1840. Œuvre-monde en miniature, le roman de Reybaud partage avec la littérature panoramique sa verve satirique, sa volonté de catalogage du monde social et tient tout à la fois du « tableau » de mœurs et du guide social. Comme les tableaux de mœurs et les galeries de portraits sociaux de la presse illustrée, le roman présente en effet une structure énumérative, ici calée sur les exigences du feuilleton, où chaque épisode correspond plus ou moins à une étape du parcours initiatique du héros dans la société parisienne. Mais à la différence des réalisations les plus poussées de la littérature panoramique collective, qui, comme Les Français peints par eux-mêmes ou certaines physiologies, sont marquées par une véritable « rage taxinomique » 9, Reybaud ne vise ni le découpage ni la classification systématiques de la société : s’il y a production d’une connaissance du 8. Émile de la Bedollière, « Le Poète », dans Les Français peints par eux-mêmes, 1re éd. Curmer, 1840-1842, t. II, rééd., La Découverte, coll. « Omnibus », vol. 1, p. 673. 9. Ruth Amossy, Les Idées reçues. Sémiologie du stéréotype, Nathan, 1991, p. 59. Romantisme no 136

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monde social, celle-ci se construit au travers de l’expérience vécue du héros et non dans le classement, volontiers ironique, des espèces sociales 10. Point d’« encyclopédie morale du XIXe siècle », comme le voulait Léon Curmer, l’éditeur des Français peints par eux-mêmes, mais plutôt un guide social, à la manière des romans de Paul de Kock : le « romancier des portières » est d’ailleurs très présent dans la fiction comme auteur favori de la femme du héros, Malvina, qui tire de son naturel positif et de ses lectures le solide bon sens qui lui permet à plusieurs reprises de sauver Jérôme de ses mirages politico-littéraires. Paul de Kock s’intéresse surtout à la rue parisienne, aux intrigues de la petite bourgeoisie boutiquière ou aux loisirs du dimanche. Mais ses romans, comme ses tableaux de mœurs, fonctionnent comme autant de guides de la société contemporaine. Les héros – et leurs lecteurs – y apprennent à décrypter les faux-semblants, à démasquer les ridicules et finissent en général par abandonner leurs prétentions pour trouver la place qui leur convient dans la société de leur temps. Romancatalogue, Jérôme Paturot partage ainsi avec Paul de Kock, les Physiologies ou les recueils collectifs, un identique contenu sociographique à visée sociologique et amusante tout à la fois (on rit aux dépens de Paturot qui succombe aux promesses les plus absurdes dès qu’il s’agit de gloire, d’influence, de puissance ou d’argent). En illustrant Jérôme Paturot en 1846, Grandville, proche collaborateur de Philippon et célèbre pour ses caricatures politiques, inscrit le roman de Louis Reybaud dans cette veine satirico-panoramique. Les planches hors-texte de Grandville insistent sur le caractère « typique » des personnages : le baron Flouchippe, cet industriel véreux qui propose à l’innocent Jérôme de lancer une société fictive pour l’exploitation de bitume, est ainsi représenté trônant sur un sofa dans une luxueuse robe de chambre, devant un meuble à tiroirs renfermant ses différentes affaires (« chemins de fer », « caoutchouc », « bitume (Mogador) », « mines »). L’usage du pluriel dans la légende (« C’était le moment où les industriels florissaient ») souligne bien le caractère typique du personnage. Dans certains cas, les planches s’affranchissent même de l’intrigue et de ses personnages, pour s’en tenir au type : le personnage adulé du « petit lever d’un grand feuilletoniste » ressemble plus à Jules Janin qu’à Paturot. Le prospectus de l’édition illustrée de 1846 souligne également cette dimension typique et panoramique du roman. Le héros est présenté comme un « type » bien plus qu’un personnage imaginaire, et l’ensemble de l’œuvre est donné comme une galerie des types sociaux du temps : « La société

10. « Grâce à ces petits livres [les Physiologies], pétris de science et d’esprit, l’homme sera mieux classé, mieux divisé, mieux subdivisé que les animaux ses confrères. Chacun connaîtra : son origine ; son espèce ; sa famille ; son genre. Chaque homme aura sa case dans l’humanité », Physiologie des physiologies [Anonyme], Desloges, 1841, p. 19. 2007-2

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moderne se trouve là toute entière, depuis le député jusqu’à l’électeur, depuis les gens du monde jusqu’aux industriels de mauvais aloi. » SOCIOGRAPHIE DES LANGAGES DU TEMPS

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Le monde de la presse tient une place majeure dans la sociologie comique proposée par Jérôme Paturot. Le bonnetier se rêve journaliste (« Établir entre sa pensée et la pensée de tous une communication quotidienne ; […] ne rien laisser inexploré […] dans la région des faits comme dans celle de la pensée » 11) et fonde un petit journal littéraire à l’existence éphémère, L’Aspic, avant de se lancer dans le « feuilleton de ménage » – le roman-feuilleton pour les familles – puis dans la critique dramatique et musicale. Il devient ensuite publiciste officiel en prenant la tête de la rédaction du Flambeau, « journal quotidien, recevant les inspirations officielles, les communications des divers ministères » 12. La presse constitue l’expérience sociale majeure du héros : occupant la partie centrale de la première partie des « mémoires », elle est ce à quoi aboutit l’échec littéraire et forme le tremplin de sa (décevante) carrière politique. Ces passages sur la presse apparentent Jérôme Paturot aux nombreux textes d’écrivains-journalistes de l’époque, qu’il s’agisse de romans ou de pièces de la littérature panoramique 13 : on y retrouve l’opposition entre le débutant plein d’illusions et le journaliste madré, cynique et tout puissant, qui prend en charge la part maudite de cette écriture vénale ; une proposition typologique (le journaliste littéraire/le feuilletoniste romancier/ le feuilletoniste critique/ le journaliste politique) ; une dénonciation acide, enfin, des gloires du journalisme. Comme Balzac dans sa Monographie de la presse parisienne parue quelques mois plus tard 14 et tant d’autres avant eux, Reybaud s’acharne sur Jules Janin, figure de l’homme de lettres sans principe et personnage honni entre tous : il s’en prend surtout à son feuilleton de critique théâtrale dans les Débats, pastichant les digressions inutiles de Janin (« J’ai à vous parler d’un mélodrame en dix-huit tableaux mais auparavant je vous demanderai la permission de vous entretenir de mon serin » 15) et son goût du jargon technique 16. À la différence de bien des romans de journalistes, Jérôme Paturot donne pourtant moins dans l’auto-dénigrement que dans la parodie. L’échec de Paturot 11. Ouvr. cité, p. 85. 12. Ibid., p. 116-117. 13. Pour une étude systématique de ces productions jusqu’en 1836, voir Marie-Ève Thérenty, Mosaïques, Honoré Champion, 2003, p. 183-237. 14. Dans le second volume de La Grande Ville. Nouveau tableau de Paris, critique comique et philosophique, 1843. 15. Ouvr. cité, p. 106. 16. Pour une description détaillée des relations entre Jérôme Paturot et la Monographie de la presse parisienne, voir Paul Aron, « Le Pasticheur pastiché, ou Janin, Balzac et Reybaud », Histoires littéraires, n° 1, 2000, p. 72-76. Romantisme no 136

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le conduit au suicide : mais alors que dans les romans de journalistes des années 1830, la mort apparaît souvent comme le moyen du rachat, Reybaud adopte un point de vue plus distancé, et son Jérôme se donne un suicide de pacotille, où la figure de la rédemption par la mort est inversée : « Mourir c’est changer d’état. La profession de poète déplaît, on se tue et l’on renaît portier. » 17 En l’occurrence, Jérôme renaît bonnetier, puisque son suicide est interrompu par son oncle qui le convainc de reprendre le négoce familial en lui faisant miroiter une carrière politique. Roman de l’expérience journalistique, Jérôme Paturot propose, dans une mise en abyme répétée, une satire des formes d’écriture liées à la presse. Le monde social dont Jérôme Paturot fait œuvre apparaît fondamentalement comme un monde de papier, et surtout de papier périodique. Le passage en revue des positions sociales s’assortit d’une série de pastiches des productions textuelles caractéristiques du temps. Certaines, comme le journalisme politique, le roman-feuilleton ou le récit de voyage dérivent directement de l’itinéraire de Louis Reybaud lui-même, qui a débuté comme journaliste d’opposition sous la Restauration. Reybaud a également dirigé, au début des années 1830, l’édition de plusieurs collections de récits de voyage vendues en livraisons : L’Histoire scientifique et militaire de l’expédition française en Égypte, entre 1830 et 1836, La Syrie, l’Égypte, la Palestine et la Judée considérées sous leur aspect historique, archéologique, ethnologique, descriptif et pittoresque, le Voyage pittoresque autour du monde de Dumont d’Urville 18 et le Voyage pittoresque dans les deux Amériques d’Alcide d’Orbigny 19. On retrouve dans Jérôme Paturot ces récits de voyage en livraisons au travers des lettres – ineptes – envoyées « dans un journal » par un savant illustre, « le grand Trottemard », à l’occasion d’un voyage archéologique en Grèce financé par le gouvernement. Outre le roman-feuilleton et la critique dramatique, Reybaud s’attaque également à d’autres formes d’écritures « mercantiles » liées à la presse, et en particulier à l’écriture de la réclame, en pastichant un prospectus industriel (sur le « bitume impérial de Maroc »), une brochure sur la clavelée du mouton destinée à asseoir l’autorité de Paturot candidat à la députation, ainsi qu’un prospectus médical (« L’Esculape de l’Ukraine ou médecine à la Tartare » par le « Sieur Chikapouff »). Publié dans le feuilleton d’un journal publiant lui-même, comme tout quotidien, des feuilletons critiques et romanesques, des récits de voyage ou les comptes-rendus de sociétés savantes, et envahi en dernière page par 17. Ouvr. cité, p. 160. 18. Paris, Tenré ; H. Dupuy, 1833 et suiv., 2 vol. gr. in-8° sur 2 colonnes illustré et 4 grandes cartes publiés en 150 livraisons. 19. Paris, L. Tenré ; H. Dupuy, 1835-1836, très gr. in-8° sur deux colonnes, orné de plus de 300 vignettes et de cartes gravées sur acier, Publié par livraisons de 16 pages de textes et 4 vignettes. 75 livraisons prévues (50 parues au 15 avril 1836). 2007-2

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des réclames médicales fantaisistes, cette réjouissante galerie désigne ironiquement la frénésie scripturaire du temps ainsi que l’irruption de l’imprimé de masse – feuilletons, prospectus, réclames… Au-delà des écritures du périodique, Reybaud évoque enfin d’autres écritures caractéristiques de son époque : vers romantiques, charte d’une compagnie de garde nationale, enquête sur les industries lainières ou stances improvisées par quelques bas-bleus lors d’une soirée littéraire organisée par une fausse princesse russe. Jérôme Paturot apparaît de ce fait comme une œuvre essentiellement polyphonique. Plus encore que le passage en revue des positions sociales ou la galerie de types sociaux rencontrés par Paturot, cette sociographie des langages situe la petite œuvremonde de Reybaud au cœur même de l’entreprise panoramique et de son entreprise de figuration de la société contemporaine. La variété des parlures est au principe de la composition des grands recueils collectifs de tableaux de mœurs des années 1840, – comme d’ailleurs de la polyphonie du roman balzacien : « […] comment le même moraliste, le même écrivain de mœurs, pourrait-il pénétrer dans toutes ces régions lointaines, dont il ne connaît ni les routes, ni la langue, ni la coutume ? […] Il est donc nécessaire que cette longue tâche de l’étude des mœurs se divise et se subdivise à l’infini, que chacune de ces régions lointaines choisisse un historien dans son propre lieu, que chacun parle de ce qu’il a vu et entendu dans le pays qu’il habite », lit-on dans « l’Introduction » des Français peints par eux-mêmes 20. Chacun des collaborateurs de l’entreprise propose donc tout à la fois un type moral et social et un type d’écriture, du pittoresque au lyrisme doloriste en passant par la leçon de géographie. En journaliste rompu à tous les genres, Reybaud propose quant à lui une sorte de livre-sandwich où défilent, dans un incessant bavardage, les idiomes de son époque.

LA

CONCURRENCE DES ÉCRITURES : LITTÉRATURE ET ÉCONOMIE POLITIQUE

Ce qui tient si bien ensemble dans le cadre d’une polyphonie romanesque dirigée par un chef d’orchestre journaliste apparaît sur un mode plus schizophrénique dans la biographie de Louis Reybaud. À l’époque de Jérôme Paturot, celui-ci est en effet également très engagé, on l’a dit, au sein du Journal des économistes. Antérieure à la rédaction du roman, l’inflexion « économiste » des intérêts et des formes d’écriture de Reybaud se manifeste dès la série consacrée aux « socialistes modernes » qui lui a donné accès à la Revue des Deux Mondes, puis au prix Montyon. En décembre 1841, Guillaumin confie à Reybaud, sans doute parce qu’il 20. Les Français peints par eux-mêmes, ouvr. cité, vol. I, p. IX. Romantisme no 136

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Louis Reybaud panoramiste

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est de tous ses collaborateurs la plume la plus allègre, l’introduction du premier numéro du Journal des économistes. En 1842, il y publie son premier article, une étude sur les « largesses de l’État envers les industries privées » 21, dans laquelle il réclame, selon le credo de la revue, moins d’intervention de l’État dans le jeu économique. Reybaud intervient également pour critiquer l’établissement d’un monopole dans « la traite des gommes au Sénégal » 22. Si le premier article témoigne d’un strict partage des genres chez Reybaud, au moment même où il publie Jérôme Paturot, son travail sur la traite des gommes au Sénégal illustre la possibilité maintenue d’une contamination de l’écriture sérieuse de l’économie politique par la digression pittoresque et narrative. L’étude publiée dans le Journal des économistes est en effet interrompue par une longue description du marché aux gommes, où les créoles font affaire avec les intermédiaires arabes (« les Maures »). Reybaud, qui a souligné d’entrée de jeu qu’il n’a pas effectué de voyage au Sénégal pour étudier son sujet, évoque, au présent de narration, les pratiques et les rites de l’échange ainsi que les couleurs, les bruits, les silhouettes typiques du lieu : « la négresse du pays d’Oualo, avec des colliers composés de grains d’ambre et de talismans » ou « une Mauresse, facile à reconnaître aux tresses de sa chevelure bizarrement chargées de morceaux de cuivre, de fer, de corail et d’ivoire ». Cette contamination de l’économie politique par la littérature apparaît pourtant comme un cas isolé, et Reybaud, quand il n’écrit pas de romans, apparaît bien au contraire comme un censeur très sévère des débordements de la littérature de son temps. Dans Le National en 1844, « Léon Durocher » affirme la nécessité d’une critique sans complaisance de la littérature contemporaine, et s’en prend violemment, on l’a dit, à l’abaissement du goût littéraire : assoiffés d’argent et de succès, les écrivains s’abandonnent au « trafic » et à la « vulgarité ». Et concluant son article par une diatribe contre le « goût bourgeois », qui, à la différence « des masses », n’a aucun instinct de la grandeur, l’inventeur du bonnetier Jérôme Paturot souligne que les « intelligences moyennes sont le plus grand fléau de la littérature » 23. La seconde partie des Études sur les réformateurs socialistes s’ouvre quant à elle sur un long développement hostile au réalisme social dans la littérature contemporaine. Le nouveau converti à l’économie politique souligne tout d’abord l’amélioration tendancielle de la condition des plus démunis sur la longue durée et critique les exagérations des socialistes et des romanciers dans leurs descriptions de la misère populaire : « Qu’on n’affecte plus autant de souci pour les hommes qui vivent du travail de leurs mains : ils trouveront leur route d’eux21. Journal des économistes, t. II, avril-juillet 1842, p. 105-117. 22. Journal des économistes, t. III, 1842, p. 154-170. 23. Art. cité. 2007-2

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Judith Lyon-Caen

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mêmes. Ils ont la patience et le nombre ; quand ils y joindront l’esprit de prévoyance et de conduite, toute la société devra compter avec eux. » 24 Il s’en prend également à Frégier et ses études sur le crime urbain 25, à Eugène Buret, qui a publié en 1840 une enquête très sombre sur la misère des classes laborieuses en France et en Angleterre 26 et à la statistique sociale dans son ensemble, « science d’étalage », qui dans son « effrayant et hyperbolique inventaire » semble « emprunter quelque chose à la tactique de ces mendiants qui empirent l’état de leurs plaies pour mieux exciter la pitié de la foule » 27. Mais il critique surtout l’intérêt du roman pour « la description des misères sociales », estimant que les romanciers actuels exagèrent complaisamment « les difformités de la nature humaine » et que la littérature n’est pas tenue de « remuer la fange de la civilisation », tâche qui incombe, au mieux, aux « sténographes des cours d’assises » 28. Reybaud établit ainsi une distinction radicale entre l’écriture de l’économie politique, qui peut et doit rendre compte des mécanismes sociaux sans pathos inutile, et la statistique sociale ou l’écriture romanesque, telle qu’elle est pratiquée par Eugène Sue (visé à mots couverts par Louis Reybaud). Or, ces modes d’écriture voisinent volontiers dans bien des œuvres-mondes de l’époque : chez Eugène Sue lui-même, qui ne cesse, dans Les Mystères de Paris, de reprendre, voire de citer, des morceaux d’enquêtes sociales ou d’exposés philanthropiques ; dans certaines enquêtes sociales où, effectivement, les descriptions de misère sont fortement littérarisées 29 et dans Les Français peints par eux-mêmes, qui publient des chiffres extraits de la Statistique générale de la France ainsi que deux textes de Moreau-Christophe, ancien inspecteur général des prisons et observateur social, sur les pauvres et sur le monde pénitentiaire. Cette superposition du sérieux et de l’amusant suscite bien un commentaire ironique dans le recueil, pris en charge par la parodie scientifique (« La lorette échappe à la définition »…) ou par certains éléments du dispositif iconographique : ainsi cette vignette de Pauquet, à la fin du premier volume des Français, représentant un homme soigné, vêtu d’une redingote, assis sur le bord d’un chemin, recueillant les 24. « La Société et le socialisme », premier chapitre de la seconde partie des Études sur les réformateurs socialistes, publiée dans la Revue des Deux Mondes, 1er mars 1843, p. 790. 25. Honoré-Antoine Frégier, Des Classes dangereuses de la population des grandes villes et des moyens de les rendre meilleures, J.-B. Baillère, 1840, 2 vol. Cité par Louis Reybaud sous le titre Des classes dangereuses de la société, art. cité, p. 785. 26. Eugène Buret, De la misère des classes laborieuses en Angleterre et en France, Paulin, 1840, 2 vol. 27. Art. cité, p. 800. 28. Ibid., p. 805-807. 29. Chez Eugène Buret, notamment. Voir Judith Lyon-Caen, « Saisir, décrire, déchiffrer : les mises en texte du social sous la monarchie de Juillet », Revue historique, CCCVI/2, 2002, p. 303-331 et Jérôme David, « Régimes descriptifs du XIXe siècle. Le typique et le pittoresque dans l’enquête et dans le roman », dans G. Blundo et J.-P. Olivier de Sardan (éd.), Pratiques de la description, Éditions de l’EHESS, 2003, p. 185-210. Romantisme no 136

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Louis Reybaud panoramiste

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personnages miniatures – des types sociaux – qui y passent pour les placer dans un panier. Mais cette ironie, loin de disqualifier le propos, apparaît plutôt comme une forme de reconnaissance attendrie de la double frénésie de connaissance et de divertissement du public de la littérature illustrée et du choix assumé de céder à ce goût pour la « macédoine ». C’est cette différence entre Jérôme Paturot et les recueils panoramiques qui permet de préciser le statut de ce roman. Le « tout se vaut » de la littérature panoramique permet de figurer la totalité du monde social dans une grande composition en mosaïque, proche de la mise en roman des discours de la « question sociale » proposée par Les Mystères de Paris ou de ce qu’invente alors Balzac avec La Comédie humaine. Jérôme Paturot ne relève nullement d’une telle ambition : Reybaud passe en revue positions sociales et formes d’écriture pour en dénoncer le caractère illusoire, éphémère, monnayable. Il pratique un panoramisme sur le mode mineur, dans lequel la littérature – le bavardage journalistique – ne s’aventure pas sur le terrain de la science (sauf pour se moquer des prétentions mondaines de certains savants peu sérieux, comme l’archéologue Trottemard), et dont l’ironie débouche sur un propos socialement conservateur : Jérôme, dans son repli provincial et conjugal, trouve véritablement la place qui devait être la sienne. Le prospectus de l’édition illustrée de 1846 insiste sur cette signification du Paturot : « Notre siècle, en éveillant toutes les ambitions, ne pouvait manquer d’en égarer beaucoup : la séduction des célébrités et des fortunes rapides a tourné bien des cerveaux et qui n’étaient nés ni pour la gloire, ni pour les spéculations. L’épreuve a été douloureuse pour un grand nombre, et, parmi ceux qui n’étaient pas appelés à réussir, il y en a qui, ne voulant pas descendre, ont été réduits à s’avilir. Tous les Paturots ne sont pas revenus au comptoir ou à la charrue de famille ; puisse la leçon du moraliste satirique y ramener à temps ceux qui ne seront pas irrévocablement perdus. » L’œuvre monde se réduit à la dimension d’une fable édifiante sur les chimères de l’ambition. C’est sans doute ce propos moralisateur qui autorise finalement Louis Reybaud à devenir « l’auteur de Jérôme Paturot ». La littérature, sous sa plume, garde une fonction traditionnelle et, malgré ses concessions à la mode panoramique, ne s’aventure pas vraiment dans la grande « macédoine » intellectuelle de la littérature panoramique et du roman social. Reybaud ne croit ni à la puissance cognitive ni à la pertinence sociologique de la littérature : de ce point de vue, Jérôme Paturot est peut-être une œuvre-monde en trompe l’œil, qui suggère, par contraste, combien les œuvres-monde des années 1840 s’inscrivent dans une quête de description et de connaissance de la société qui dépasse la littérature mais que celle-ci marque puissamment de son empreinte. (EHESS – Centre de recherches historiques (CRH))

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Judith Lyon-Caen

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