Néo-pentecôtismes

June 2, 2017 | Autor: Jesús García-Ruiz | Categoria: Sociology of Religion, Religion and Politics, Anthropology of Religion
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Néo-pentecôtismes sous la direction de

Jesús García Ruiz & Patrick Michel

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Actes du colloque néo-pentecôtismes, organisé les 6-7 février 2014, à l’École normale supérieure (Paris), à l’initiative du Centre Maurice Halbwachs (CNRS-ENS-EHESS), sous l’égide du LabEx Tepsis. Crédits Ce travail a été réalisé dans le cadre du laboratoire d’excellence Tepsis porté par l’EHESS, portant la référence ANR-11-LABX-0067. Publication du Centre Maurice Halbwachs, CNRS-EHESS-ENS (UMR 8097) Secrétariat de rédaction : Solenne Bertrand, Florence Kerdoncuff Création de l'ebook : Florence Kerdoncuff Mise en ligne : Pierre Brochard (site du CMH : http://www.cmh.ens.fr) Logiciels Stylage Lodel (http://openedition.github.io/lodel/) Exportation Writer2xhtml sous OpenOffice (http://writer2latex.sourceforge.net / https://www.openoffice.org/fr/) Edition epub sous Sigil (http://sigil-ebook.com)

Droit d'auteur : tous droits réservés. L’ensemble de cette création (contenu et présentation) constitue une œuvre protégée par la législation française et internationale en vigueur sur le droit d’auteur et d’une manière générale sur la propriété intellectuelle et industrielle. Diffusion : cette création est mise à disposition selon le contrat : Paternité – Pas d’utilisation commerciale – Partage dans les mêmes conditions.

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Introduction Jesús García-Ruiz* et Patrick Michel** * Directeur de recherche émérite CNRS, Centre Maurice Halbwachs, [email protected] ** Directeur de recherche CNRS, Directeur d’étude EHESS, Centre Maurice Halbwachs, [email protected] Les textes de ce dossier résultent des communications présentées lors du colloque néopentecôtismes, qui s’est tenu les 6 et 7 février 2014, à l’École normale supérieure (Paris), à l’initiative du Centre Maurice Halbwachs (CNRS-ENS-EHESS), sous l’égide du LabEx Tepsis.

e 31 juillet 2014 a eu lieu à São Paulo, en présence de Dilma Rousseff, chef de l’État brésilien, l’inauguration du « Temple de Salomon », édifice central de culte de l’Igreja Universal do Reino de Deus, fondée et dirigée par l’évêque Edir Macedo. D’une superficie équivalant à celle de seize terrains de football, d’une hauteur de deux fois celle du Christ Rédempteur de Rio de Janeiro, ce qui est la plus grande église de la ville peut recevoir 10 000 fidèles assis. Dotée de toutes les technologies de pointe, elle dispose en soussol d’un parking pouvant accueillir 1 200 véhicules.

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Cette réalisation constitue d’ores et déjà un « incontournable » du tourisme à São Paulo. Elle atteste la forte visibilité d’un courant évangélique qui, en Amérique latine comme au niveau mondial, peut se prévaloir depuis une cinquantaine d’années « d’une progression constante et généralisée1 ». Mais si l’évangélisme2 apparaît comme « la branche religieuse la plus dynamique du monde occidental développé », ce qui progresse en priorité n’est pas tant l’évangélisme que le pentecôtisme, et non tant le pentecôtisme « classique » qu’un « néo-pentecôtisme » pour qui la seconde venue du Christ ne saurait faire l’objet d’une attente passive : le Royaume étant déjà de ce monde, une stratégie active de conquête, d’occupation, voire de saturation de l’espace public est requise. Cette progression, plus importante encore que celle de l’islam, contraint à ce point à revisiter l’idée d’une sécularisation continue et irréversible des sociétés modernes qu’elle a pu servir de support à la thèse d’une désécularisation, présentée comme un « retour de Dieu » ou un « ré-enchantement du monde », pour ne reprendre là que les titres d’ouvrages publiés par Harvey Cox3 et Peter Berger. Ces derniers, hier grands théoriciens de la sécularisation, confessent ainsi s’être radicalement trompés sur l’interprétation d’un monde de leur point de vue « plus furieusement religieux que jamais4 ». C’est dans cette perspective que le néopentecôtisme a pu être présenté comme « la religion du XXIe siècle5 ». Et dès lors aussi comme la religion du monde global. Si le néo-pentecôtisme s’avère en mesure de constituer un espace privilégié de transformation des sociétés, c’est qu’il apparaît en situation, partout, d’articuler une offre en phase avec les attentes en présence. Mais aussi, et peut-être surtout, en situation de radicalisation d’une relation individualisée au symbolique, susceptible de se prêter aux usages multiples et contradictoires que les acteurs peuvent en faire. Le succès de l’offre néo-pentecôtiste résulte ainsi de l’articulation réussie entre christianisme marchand, téléologie de la réussite individuelle gagée sur une théologie de l’efficacité et morale conservatrice. 3

Avec le christianisme marchand, il est non seulement question de la privatisation du religieux – l’Église étant une entreprise privée individuelle – mais aussi de la constitution, sous l’égide et au profit des entrepreneurs « religieux » (les pasteurspropriétaires) de holdings permettant de mettre à la disposition d’une clientèle, que l’on s’appliquera à rendre la plus captive possible, d’une gamme de biens et de services, aussi adaptée que possible aux besoins identifiés, ceux-ci étant loin de se limiter au seul registre du spirituel. Le néo-pentecôtisme, se prévalant d’une proximité particulière avec le monde globalisé, et les valeurs qui le fondent, sera ainsi évalué à l’aune de la mobilité sociale qu’il promet (et vise à permettre) ainsi qu’à celle des prestations qu’il est à même d’offrir. Les milliers d’Églises évangéliques qui accueillent des populations migrantes en provenance d’Afrique, d’Asie ou d’Amérique latine dans les périphéries des grandes villes européennes ou nord-américaines proposent ainsi à leurs fidèles, audelà d’une socialisation religieuse, diverses aides, pour la régularisation du séjour, la recherche d’emploi, d’un domicile, d’un conjoint…6. L’enrichissement individuel représente dans cette logique l’objectif recherché avec la création et le développement de l’entreprise religieuse, mais aussi le but poursuivi par le converti et, au-delà, le socle même de légitimation de cette entreprise. Obi Igwara, évoquant le cas du Nigeria, considérait que la religion – toutes confessions confondues, d’ailleurs – était avant tout un grand business, la prolifération des Églises servant d’abord l’intérêt économique de leurs leaders7. Ce que ne dément pas le magazine Forbes qui, listant dans son édition du 17 janvier 2014 les millionnaires brésiliens, mentionne « l’évêque » Edir Macedo, fondateur de l’Igreja Universal do Reino de Deus (également connue sous le nom Pare de Sufrir [arrête de souffrir]), qui détiendrait un patrimoine estimé à 950 millions de dollars ; « l’apôtre » Valdemiro Santiago, fondateur de l’Igreja Mundial do Poder de Deus, qui a quant à lui accumulé 220 millions de dollars ; le pasteur Silas Malafaia, leader du ministère Vitória em Cristo (150 millions) ; R.R. Soares fondateur de l’Igreja Internacional da Graça de Deus (125 millions) ; Estevam et Sonia Hernandes, fondateurs de l’Igreja Apostólica Renascer em Cristo (65 millions). Ce qui est en question, c’est comment, avec les néo-pentecôtistes et leur téléologie de la réussite individuelle, Dieu en arrive à sous-traiter le salut au marché – le religieux, en l’érigeant en arbitre suprême, sacralisant celui-ci. C’est là tout l’enjeu de la Théologie de la Prospérité : constituer les biens matériels du croyant en un gage de la bienveillance de Dieu à son endroit, et en une validation de la loyauté que le croyant manifeste envers Dieu. Or les valeurs promues et sacralisées via ce religieux sont clairement les valeurs dominantes du monde globalisé. Le fonctionnement du système est donc en boucle : le religieux n’en est pas à l’origine mais représente l’un des points de la circonférence d’un cercle. La Théologie de la Prospérité retient, dans la perspective du néo-protestantisme conservateur nord-américain, l’individu plutôt que la communauté pour registre d’action privilégié et constitue la pauvreté en un indice de l’absence de soumission à Dieu, débouchant sur l’impossibilité du Salut. En effet, si les biens de ce monde appartiennent au Père, ils reviennent prioritairement à ses Fils. Dans cette logique, l’élection divine ouvre au fidèle l’accès aux biens de ce monde. En d’autres termes, la Théologie de la Prospérité se propose de transformer l’individu, cette transformation devant à terme conduire à celle de la société. L’ascension sociale de l’individu est 4

constituée en le seul vecteur possible de la transformation de la société, en légitimant par la volonté divine l’évolution recherchée. D’où l’accent mis sur le formatage de l’individu en question, dans le cadre de la néo-communauté que constitue l’Église. Nulle surprise dès lors que le néo-pentecôtisme se réclame d’un renouveau du politique par le religieux, dont les principes auxquels il se réfère témoignent : changement de doctrine concernant la conception même du politique ; modèle ecclésial appliqué au politique, tant en matière d’organisation que de stratégie de croissance ; morale rigide dont les normes, intériorisées par les membres, sont à l’origine de l’« identité forte » de ceux-ci ; cohésion affirmée de la structure familiale ; responsabilités religieuses et politiques confiées aux femmes. Ces principes, qui se verront par exemple formalisés par le Partido Nacional Cristiano colombien, mais qui apparaissent communs à l’ensemble de la mouvance, vont s’avérer susceptibles d’alimenter un projet d’édification de « nations chrétiennes ». C’est ainsi, toujours par exemple, l’objectif – « la nation pour le Christ » (« la nación para Cristo ») – que s’assigne la Fraternidad Cristiana de Guatemala, se proposant d’annoncer Jésus « para transformar la nación ». Il existe, dans le cas d’une autre Église guatémaltèque, El Shaddai, un programme intitulé « Jesús es el Señor de Guatemala ». Il résulte de ces initiatives un intérêt particulier des néo-pentecôtistes pour les réformes constitutionnelles, avec pour but de soumettre le système juridique aux prescriptions bibliques. Ce qui entraîne triplement la critique de ce qui est appelé « l’humanisme constitutionnel », accusé de faire obstacle à la vision biblique de la loi ; la volonté d’un transfert du système éducatif et de santé sous la responsabilité des néo-pentecôtistes ; enfin, la révision et le renforcement des lois relatives à la « morale sociale » (divorce, avortement…). La progression du néo-pentecôtisme constitue donc au final le signe, triple, d’une pluralisation des sociétés, du renouvellement des systèmes axiologiques en lien avec la transformation accélérée de celles-ci, de l’état d’avancement et des effets de la globalisation, enfin. Il serait toutefois hasardeux de voir dans cette progression la victoire d’un « religieux nouveau » face à un « religieux classique » ou encore un ré-enchantement remettant en cause la sécularisation. Le risque le plus grand pour l’avenir des Églises, qu’elles soient traditionnelles ou nouvelles, pourrait en fait venir d’évolutions sociétales. Évoquant par exemple la légalisation des unions homosexuelles à MexicoCity et en Argentine ainsi que l’inquiétude que de telles mesures suscitent dans les hiérarchies religieuses, Marco Vicenzino avance ainsi l’idée selon laquelle « catholiques et pentecôtistes pourraient en fait finir par voir dans la lente montée en Amérique latine du sécularisme et de l’athéisme une menace commune et majeure pour les uns comme pour les autres, au delà des conflits qui les opposent […]. On pourrait en somme, conclut-il, enregistrer une large convergence d’intérêts dans la sphère politique sur la base d’une opposition commune à un sécularisme en progrès8 ». Dans un ouvrage récent9, Peter Beyer évoque le lien « historique, conceptuel et institutionnel », qui existe à ses yeux entre globalisation et religion, cette dernière apparaissant doublement comme une « expression du processus historique de globalisation » et comme l’un « des résultats [outcomes] des transformations et des développements successifs qui ont conduit à la société mondiale contemporaine ». Mais si le religieux est un indicateur, ou le produit, d’un processus de transformation

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affectant l’ensemble des sociétés contemporaines, il constitue également l’un des espaces privilégiés de l’effectuation même des recompositions induites par ce processus. Celles-ci, parce qu’elles ébranlent l’ensemble des repères auxquels pouvaient se référer les acteurs sociaux, sont largement appréhendées et vécues par eux sur le mode de la « crise », une crise dont la progression des néo-pentecôtistes, partout, serait tout autant un indicateur qu’un instrument de gestion. Le courant évangélique, et en son sein le néo-pentecôtisme, apparaissent de fait comme une ressource privilégiée de redéfinition identitaire et d’inscription de cette identité reconstruite dans un univers de circulation fluide. Cet évangélisme constitue un espace pertinent d’observation des nouvelles valeurs de sociétés travaillées par un mouvement avec lequel des affinités lui sont prêtées. Il représente également un indicateur précieux des modalités d’établissement, par ces sociétés, d’un rapport au pluralisme, dont il apparaît d’ailleurs comme l’une des composantes. Il est, partout, tenté de passer explicitement du statut d’acteur religieux à celui d’acteur social, économique et, dès lors, politique. L’ambition poursuivie ici est de contribuer, en construisant le religieux en un objet intermédiaire, à mettre en place les éléments de l’outillage intellectuel renouvelé nécessaire pour penser les recompositions affectant la scène contemporaine en termes de relation entre politique, social et religieux. La double fonction d’un religieux simultanément indicateur et mode de gestion des recompositions à l’œuvre sera abordée à travers trois dimensions étroitement articulées : – la production, via le religieux, d’une individuation compatible avec les processus de globalisation/mondialisation en cours ; c’est-à-dire la façon dont les nouvelles institutions communautaires néo-pentecôtistes tendent à fabriquer un individu globalisé, selon une logique pleinement intégrée de marché. Et dès lors la gestion, via le religieux, de la réarticulation, dans le mouvement, du rapport individu-communauté-universel ; comment donc se forgent, entre déterritorialisation et reterritorialisation, de nouvelles appartenances communautaires et de nouvelles loyautés, en lien avec les mobilités sociales induites par les usages du religieux. – l’établissement, via le religieux, d’un rapport renouvelé au politique ; et ce dans une logique où, loin de s’éprouver comme autonomes l’un par rapport à l’autre, religion et politique se mêlent et se redistribuent en permanence dans un espace caractérisé par l’extrême fluidité des circulations qui l’organisent. – La mise en place, via le religieux, de réseaux mondialisés, permettant l’émergence d’acteurs globaux en relation de complémentarité les uns par rapport aux autres, et en capacité de déployer du religieux déterritorialisé10. Au titre de la première dimension – individuation et néo-communautarisation – Fabienne Samson analyse l’implantation de l’Église Universelle du Royaume de Dieu au Sénégal, soit la manière dont une Église chrétienne et lusophone s’adapte à un public sénégalais francophone et largement islamisé, en se présentant comme détachée d’une culture – voire d’une religion – et en affichant l’universalité affirmée d’une « voie de salut » affranchie d’un savoir doctrinal ou culturel. Ce qui ne l’empêche pas de construire parallèlement la culture sénégalaise traditionnelle et islamique en ennemi à abattre. La question posée est dès lors celle des facteurs et des modalités d’allégeance des adeptes sénégalais « qui s’accommodent [des exigences de l’Église] tout en restant, pour beaucoup, fidèles à leur religion d’origine ». 6

S’attachant à décrire la construction du leadership dans les églises néopentecôtistes en Afrique sub-saharienne (Nigeria et Ghana) et dans la diaspora en Italie, Enzo Pace, à partir d’une typologie du leadership (leadership pentecôtiste, leadership charismatique, entrepreneur du charisme), envisage « le charisme comme entreprise » et décrit une « pop-religion », un bien de consommation de masse géré comme tel par des entrepreneurs soucieux de se faire la place la plus large sur un marché saturé de biens de salut. L’étude d’Annalisa Butticci s’intéresse également à la diaspora africaine en Italie. Dressant le tableau du champ religieux italien et des dynamiques de pouvoir entre l’État et l’Église catholique dont il est le théâtre, l’analyse traite de la façon dont la perception du sens et de la fonction des pratiques et symboles pentecôtistes africains dépend en dernière instance tant des relations de pouvoir entre Églises africaines et religion catholique majoritaire que de la marginalisation et de la discrimination sociales dont souffrent les communautés constitutives de la diaspora africaine dans la société italienne. Concernant la relation au politique, Yannick Fer montre comment la théologie du « combat spirituel » s’est imposée dans le contemporain comme un mouvement exemplaire de la globalisation religieuse, « encourageant la circulation et la combinaison d’un ensemble d’éléments culturels et religieux ». Le retour sur la généalogie de ce mouvement conduit à examiner les ruptures décisives qu’il introduit en termes de rapport de la religion au territoire, d’identités culturelles et de relations entre religion et politique. Jesús García-Ruiz et Patrick Michel, dans leur analyse des relations entre protestantisme conservateur et transformations des sociétés, fondée sur une mise en perspective des cas argentin et chilien, s’appliquent quant à eux à comprendre comment, partant de la capacité des évangéliques à incarner la pluralisation effective des sociétés latino-américaines (en lien avec le basculement de ces sociétés dans un monde globalisé), un mouvement issu de la globalisation et vecteur de celle-ci, porteur donc d’une homogénéisation placée sous le signe du global, inscrit ses effets dans la cadre préétabli des structures, des mentalités et des cultures politiques spécifiques à chacune des sociétés où il agit. En d’autres termes, comment ce mouvement intervient simultanément comme outil de dé-particularisation et de renforcement des particularités. Joëlle Rabner, pose la question du rôle des protestants évangéliques dans la vie politique américaine et de leur capacité à peser sur la politique étrangère des ÉtatsUnis. Revenant aux origines de « l’entrée en politique » des protestants évangéliques, elle retrace les étapes, via la conclusion de partenariats et d’alliances politiques, notamment avec la droite conservatrice, les néo-conservateurs et le lobby proisraélien, de la constitution d’un groupe de pression politique susceptible de peser lors des échéances électorales. Enfin, Barbara Giudice, à partir d’une enquête de terrain effectuée sur des communautés pentecôtistes dans deux villes russes, appréhende le mouvement pentecôtiste comme acteur d’une désécularisation paradoxale en Russie. Analysant trois stratégies d’insertion (partenariat social, partenariat politique et mise en réseau globalisée), l’auteur pose la question des limites de la dé-sécularisation associée à l’intégration réussie du mouvement au travail social public du pays, limites qui tiennent à l’aspect paradoxal d’un processus à la fois encouragé et rejeté par le pouvoir.

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S’agissant, en dernier lieu, de la thématique « néo-pentecôtisme, réseaux et globalisation », Nathalie Luca s’interroge, à partir des cas sud-coréen et haïtien, sur le lien entre circulation néo-pentecôtiste et réseaux entrepreneuriaux. La croissance des entreprises de multi-niveaux a en fait découlé, dans chacun des deux pays, du type de pentecôtisme qu’elles y ont rencontré, la confiance accordée à ce modèle entrepreneurial variant en fonction du contexte, du contenu et des attitudes de croyances locales. Ce qui a dès lors pu fonctionner en Corée du Sud, jusqu’à ce que la crise asiatique remette en cause un contexte proaméricain et anticommuniste favorable au néo-pentecôtisme, a échoué en Haïti, du fait de l’hostilité résolue de l’Église pentecôtiste à la théologie de la prospérité. Hui-yeon Kim analyse pour sa part l’évolution de l’Église du Plein Évangile de Cho Yonggi. Ce dernier, converti par des missionnaires américains, s’est approprié le mode d’implantation que transmettaient les missionnaires de l’Assemblée de Dieu internationale. L’Église, qui revendique son caractère transnational, propose un pentecôtisme qui s’est transformé parallèlement au changement de la société sudcoréenne, d’une forme classique à un néo-pentecôtisme spécifique puis à un « néopentecôtisme coréen », érigé en nouveau modèle. Joaquin Algranti, à partir d’une recherche qualitative sur les stratégies de production et de circulation de biens symboliques mises en jeu par les industries culturelles, en majorité évangéliques et catholiques, en Argentine, montre que le travail social de production et de reproduction de la culture matérielle évangélique résulte de deux grandes orientations économiques, l’une « spirituelle » et l’autre « commerciale ». Il identifie trois stratégies de marquage : le marquage standard, qui combine marques fortes et faibles ; le démarquage, qui met en avant les marques faibles ; et le sur-marquage, qui sature l’objet de références génériques. La culture matérielle apparaît comme une porte d’entrée privilégiée dans la mondialisation, par la médiation des idées et de la production de sens. Enfin, Ari Pedro Oro s’intéresse à la transnationalisation néo-pentecôtiste brésilienne vers l’Europe, c’est-à-dire aux politiques de ré-évangélisation de l’Europe à partir du Brésil, sur la base d’un imaginaire de la « reconquête spirituelle » du Vieux continent. Mettant à jour trois modèles distincts de transnationalisation, il s’attache à décrire les logiques et les stratégies de cette « mission inversée », soulignant que la mise en avant d’un imaginaire du global vise souvent à « se fortifier dans le local ». 1 David Martin, « La poussée évangéliste et ses effets politiques », in Peter Berger (dir.), Le Réenchantement du

monde, Paris, Bayart, 2001, p. 81-82. 2 « Évangélique » est un terme générique presque toujours utilisé par les membres des Églises protestantes qui

entendent souligner la centralité de la Bible, la justification par la foi et la nécessité de la conversion personnelle. 3 Harvey Cox, Retour de Dieu. Voyage en pays pentecôtiste, Paris, Desclée de Brouwer, 1995. 4

Peter Berger, « La désécularisation du monde : un point de vue global », in Peter Berger, Georges Weigel, David Martin, Jonathan Sacks, Grace Davie, Tu Weiming, Le Réenchantement du monde, Paris, Bayard, 2001, p. 15. 5

Henri Tincq, « La montée d’un “christianisme de conversion” », Le Monde, 1er avril 2002 et « Le choc de deux fondamentalismes », Le Monde, 1er avril 2003 ; Harvey Cox, op. cit. 6 Voir à ce sujet Damien Mottier, Une Ethnographie des pentecôtismes africains en France - Le temps des

prophètes, Bruxelles, Academia, 2014. 7 Obi Igwara, « Holy Nigerian Nationalism and Apocalyptic Visions of the Nation », Nations and nationalism,

vol. 1, n° 3, 1995, p. 327-355. http://onlinelibrary.wiley.com/doi/10.1111/j.1354-5078.1995.00327.x/pdf 8

Marco Vicenzino, « America latina : la sfida dell’evangelismo », in « Religione e politica », Aspenia, Roma, n ° 42, 2008, p. 152. 9

Peter Beyer, Religion in the Context of Globalization - Essays on Concept, Form, and Political Implication, London, Routledge, 2013.

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10 Cette approche s’inscrit dans la continuité des analyses développées dans notre ouvrage : Jesús García-Ruiz et

Patrick Michel, Et Dieu sous-traita le Salut au marché – De l’action des mouvements évangéliques en Amérique latine, Paris, Armand Colin / Recherches, 2012.

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I. Individuation et néo-communautarisation

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L’implantation de l’Église Universelle du Royaume de Dieu au Sénégal Fabienne Samson Chargée de recherche [email protected].

IRD,

membre

du

site

Raspail

de

l’IMAf,

anthropologue,

Église Universelle du Royaume de Dieu (IURD1), église évangélique d’origine brésilienne, n’est plus à présenter tant elle intéresse les chercheurs des faits religieux. Créée en 1977 par Edir Macédo au Brésil2, elle a vite conquis le reste du monde3, des Etats-Unis à l’Europe4 en passant, bien évidemment, par l’Afrique subsaharienne. Là, elle s’est d’abord implantée dans les pays lusophones (l’Angola, le Mozambique), puis a touché les pays anglophones (Afrique du Sud, Botswana, Ouganda, Kenya…) avant d’arriver en zone francophone, en Côte d’Ivoire5 et au Gabon en 1995, puis au Congo, au Cameroun ou encore au Togo. Prêchant la théologie de la prospérité6, elle fait partie de la nouvelle vague d’Églises dites « néo-pentecôtistes », tout en restant difficilement catégorisable (Corten et al., 2003, p. 9) à cause notamment de ses références multiples au catholicisme.

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Très largement étudiée, tant par des sociologues que par des anthropologues, elle est connue dans ses moindres aspects : son histoire, sa théologie, le fonctionnement de ses cultes, son organisation hiérarchique, son rapport à l’argent, aux médias, au politique, etc. En conséquence, l’analyse de son implantation au Sénégal, où d’ailleurs elle n’est jamais devenue un phénomène de masse, n’aurait aucun sens si elle reprenait tout ce qui a déjà été écrit sur elle dans d’autres pays, son « savoir-faire » étant le même au Sénégal qu’ailleurs. L’intérêt réside alors dans la compréhension de la particularité de l’IURD dans ce pays, particularité non pas liée à l’Église ellemême, mais à la sociologie religieuse de son public. Au Sénégal7, l’Universelle (telle que les fidèles la nomment couramment) est assez récente (1999) et totalement ignorée par les chercheurs. Ce pays, composé d’une population très majoritairement musulmane, est, effectivement, surtout réputé pour ses confréries islamiques fortement imbriquées dans la société et dans le pouvoir politique, notamment la tariqa8 mouride d’origine locale. Pourtant, le paysage religieux y est plus complexe. Si l’Église catholique, minoritaire mais très respectée, a été reconnue grâce notamment au premier président élu après l’indépendance (Léopold Sédar Senghor), le Sénégal compte également quelques dizaines d’Églises évangéliques qui demeurent marginales. Celles-ci ont la particularité de s’adresser essentiellement à un public de migrants (Ivoiriens, Congolais, Centre-Africains…) mais ne concernent quasiment pas les populations locales. Dans ce contexte, l’Église Universelle du Royaume de Dieu fait figure d’exception : ses fidèles sont presque tous Sénégalais et, originalité suprême, majoritairement musulmans. Toute personne non avertie, entrant pour la première fois dans cette église chrétienne au Sénégal, ne peut qu’être surprise de constater parmi son auditoire nombre de femmes voilées et d’hommes barbus en boubous ou djellaba, habituellement dénommés Ibadou9 dans le pays. Après discussion avec les fidèles, l’évidence s’impose : les deux tiers environ des adeptes sont des musulmans revendiqués comme tels, le reste est composé de catholiques ou de « sans11

religion10 ». Leur présence dans cette Église ne semble pas être un hiatus pour eux, même si la plupart s’y rend en cachette de crainte de se voir déconsidéré socialement. Ils ne cherchent pas à s’y convertir mais cumulent diverses pratiques religieuses dans le but d’améliorer leur vie. Se pose, par conséquent, la question de savoir ce que ces personnes, qui se disent toujours musulmanes (ou catholiques) pratiquantes, font dans cette Église ? Pourquoi les attire t-elle alors que les autres communautés évangéliques ne connaissent aucun succès au Sénégal ? Comment l’Église Universelle du Royaume de Dieu, lusophone d’origine, peut-elle s’imposer dans le champ religieux sénégalais, francophone et très fortement dominé par l’islam confrérique ? Certes, le slogan « arrêtez de souffrir », simple et efficace, affiché sur la façade de chaque Église du monde entier, participe pour beaucoup au succès de l’Universelle, au Sénégal comme ailleurs. Les gens y viennent pour se faire soigner et espèrent un miracle qui changera leur vie. Toutefois, l’objectif ici est d’aller au-delà de l’attrait pour la théologie de la prospérité censée résoudre les problèmes quotidiens des fidèles, afin de saisir la particularité de l’Église dans ce pays et de comprendre la logique de cumul des pratiques religieuses. Cet article analysera la manière dont l’IURD, chrétienne et lusophone, s’adresse aux Sénégalais et s’adapte à ce public francophone largement islamisé, tout en conservant sa vocation universaliste. D’emblée, il est nécessaire de préciser que l’analyse ne portera pas sur la notion de « syncrétisme religieux », appréhendée comme un métissage, une hybridation ou un mélange. Le syncrétisme « fusionnel », analysé notamment par Roger Bastide (1960)11 qui le différenciait du syncrétisme « en mosaïque », est inapproprié ici. L’Église Universelle au Sénégal ne fabrique pas une nouvelle religion hybride, les fidèles ne se convertissant que très rarement et n’y recherchant pas une nouvelle identité (ni même une nouvelle communauté). Ce travail s’inspirera plutôt de l’approche d’Olivier Roy (2008) portant sur la déterritorialisation / reterritorialisation ou sur la déculturation / reconnection à la culture locale. L’auteur explique ainsi que les objets religieux contemporains, pour circuler à travers le monde, doivent paraître universels, « non liés à une culture spécifique qu’il faudrait comprendre avant de saisir le message » (idem, p. 21). Comme cela est le cas pour l’IURD, Olivier Roy ajoute que « le religieux circule en dehors de tout savoir. Le salut ne demande pas de savoir mais de croire » (idem). Originaire du Brésil et implantée au Sénégal grâce à un pasteur angolais, l’Église Universelle du Royaume de Dieu ne cherche pas à transmettre aux Sénégalais une culture et une langue lusophones, ni même un dogme chrétien explicite. Au contraire, elle se présente au Sénégal comme détachée d’une culture (voire d’une religion) propre, et prétend à l’universalité, proposant une voie de salut liée simplement à la foi, affranchie d’un savoir doctrinal ou culturel. Cette « universalité » est, pour elle, la seule approche possible afin d’attirer des musulmans (ou des catholiques) pratiquants. Cependant, en parallèle, elle se « reconnecte » à la culture sénégalaise locale, traditionnelle et islamique, qu’elle diabolise et combat, et dont elle fait l’ennemi à abattre. Cet article décryptera, in fine, les facteurs et modalités d’allégeance des adeptes sénégalais, qui s’accommodent de ses exigences tout en restant, pour beaucoup, fidèles à leur religion d’origine. L’objectif sera de « penser la cohérence dans l’incohérence, cerner la logique des incompatibilités » (Mary, 2001).

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L’universalité affirmée de l’Universelle au Sénégal, ou la question de la déterritorialisation Depuis son entrée au Sénégal, l’Église Universelle du Royaume de Dieu a toujours oscillé entre un désir d’évangélisation, de multiplication du nombre d’églises et de fidèles, et diverses stratégies de dissimulation face à un monde très islamisé et a priori hostile. Sa politique du secret est courante de par le monde, l’Église refusant de s’ouvrir à toute personne extérieure (Mary, 2002). Mais aucune étude, à ma connaissance, ne montre un degré tel qu’au Sénégal. Elle y assume trois stratégies de déterritorialisation et de « déculturation » (Roy, idem) grâce à laquelle elle prétend à cette universalité : elle cache son caractère chrétien, offre une voie de salut universelle et non dogmatique, et cherche à transcender toutes les religions par un fort mysticisme. Là est sa particularité en cette terre d’islam : tenir un discours acceptable et non anxiogène, afin de convaincre les populations d’entrer (et de rester) dans un lieu qu’ils ne pensent pas, au départ, être une Église chrétienne. Nombre de Sénégalais, musulmans de bonne foi, ne seraient jamais entrés dans l’enceinte de l’Universelle à Dakar s’ils avaient su qu’il s’agissait d’une Église chrétienne. Mais le mode de prosélytisme des pasteurs, majoritairement étrangers12, est assez habile pour leur laisser croire que l’ancien cinéma Al Akbar, connu de tous, est devenu un « centre d’accueil13 » où les diabétiques, hypertendus, tuberculeux et autres malades peuvent être guéris. Lorsque les fidèles « ouvriers14 », encadrés par une « voiture haut-parleur », font les marchés ou arpentent les quartiers populaires dakarois, tracs à la main, ils ne disent jamais qu’ils sont des chrétiens évangéliques venus convertir les populations musulmanes locales. Ils invitent seulement les passants à aller se faire soigner grâce à des « prières fortes15 », non définies. Par la suite, certains, attirés par ces promesses, avouent avoir cru qu’il s’agissait d’un centre de santé aux méthodes particulières. Ils disent n’avoir découvert le caractère chrétien de l’Église qu’une fois à l’intérieur, les prières commencées. Cette attitude, a priori naïve de la part de ceux qui se sont laissés convaincre, n’est pourtant pas étonnante lorsque l’on connaît le lieu, siège social de l’Église, où se déroule le culte principal. Ancien cinéma16 en plein Dakar, connu de toutes les générations, le bâtiment a quasiment gardé, de l’extérieur, son aspect d’antan. Seules des pancartes et banderoles suspendues expliquent que s’y déroulent des prières, sans préciser leur spécificité évangélique. Au dessus de la porte d’entrée, l’enseigne de l’IURD, composée de deux cœurs rouges percés par une colombe, annonce le « centre d’accueil » et souhaite la bienvenue à toutes les religions. Cette « neutralité » confessionnelle est encore plus manifeste dans d’autres églises de l’Universelle ouvertes dans diverses régions du Sénégal : elles n’ont aucun signe religieux à l’intérieur même de leur enceinte, et la plupart sont de simples magasins reconvertis sans aucun signe apparent17, hormis une enseigne discrète. Mais le but manifeste de l’Église Universelle du Royaume de Dieu est de mener au Sénégal, terre historiquement et culturellement musulmane, une politique de dissimulation, unique tactique possible pour attirer les populations locales sans les effrayer et les faire fuir, comme cela est le cas dans les autres Églises évangéliques de la place. Cacher son appartenance religieuse ou montrer, plutôt, son ouverture vers toutes les spiritualités, est une stratégie de déterritorialisation de l’IURD qui, comme son nom l’indique, se veut universelle. Pour cela, elle doit dépasser toute culture locale 13

afin de construire un espace non pas territorial mais mondial, universel. Sorte de carcan rigide dont les directives sont prises à l’étranger (au Brésil où se trouve son fondateur et dirigeant), elle ne laisse pas de place aux initiatives locales. Ses cultes, les thèmes de ses cultes, son mode de fonctionnement, ses activités diverses, sont identiques dans le monde entier. Ainsi, que l’on soit à Paris, à Dakar, à New York ou à Rio, tous les lundis sont consacrés aux prières pour la prospérité matérielle, tous les mardis à la guérison, les jeudis à la famille, les vendredis aux prières de délivrances, les samedis aux prières pour la vie sentimentale, les mercredis et dimanches à la recherche de l’esprit saint. Les nombreuses études sur cette Église dans le monde montrent qu’un même discours de chasse aux démons et à Satan est récurrent partout de la même manière, les pasteurs prêchant tous selon certaines gestuelles symboliques identiques. De même, les stratégies d’implantation et de prosélytisme de l’IURD sont analogues partout où elle est présente. Elle s’installe en priorité dans les grandes villes, généralement dans les capitales avant de se développer dans des localités plus modestes. Elle investit les cinémas de quartier ou des magasins qu’elle loue ou achète selon ses moyens. Partout dans le monde, ses pasteurs mènent les mêmes activités de bienfaisance, grâce à son association ABC (Association de Bienfaisance Chrétienne)18 : dons de vêtements, de nourriture aux plus pauvres, don de sang, collectes diverses, etc. Grâce à son mode d’organisation ultra hiérarchisé, ses dirigeants gèrent, depuis le Brésil, toutes les activités de l’Église, laissant peu d’initiatives aux pasteurs locaux qui prennent leurs ordres directement du Conseil Mondial des évêques (Mariano, 1998, p. 212). D’ailleurs, les pasteurs les plus importants restent peu de temps dans un même endroit, et sont rapidement mutés dans un autre pays dès qu’ils commencent à connaître un important succès : cette pratique doit empêcher les fidèles de s’attacher à leurs pasteurs qui œuvrent pour l’Église dans son universalité. Dans le cas particulier du Sénégal, où l’Église s’adresse en priorité à des musulmans, il ne lui suffit pas de cacher son caractère chrétien pour montrer cette universalité dans laquelle les musulmans peuvent se retrouver. Sa stratégie est également de convaincre qu’elle n’est qu’une spiritualité supplémentaire et non exclusive : elle serait un chemin qui mène au renforcement de la foi, ne présenterait aucun dogme spécifique, et n’obligerait pas ses fidèles à renier leur religion d’origine. Ainsi, les pasteurs scandent sans cesse qu’ils ne jugent pas les pratiques et croyances (musulmanes et catholiques) de chacun puisque leur Église n’est pas une religion, les convertis devenant des « sans religion », c’est à dire des convertis à Dieu et non pas à un dogme particulier. L’acceptation d’un cumul religieux, obligatoire au Sénégal face à l’omniprésence de l’islam dans l’espace public et dans les normes de vie quotidienne, semble spécifique à ce pays alors que l’Universelle se montre bien plus intransigeante et vindicative ailleurs19. Mais ce discours doit son attrait à sa tolérance apparente, même si des critiques répétées envers l’islam et le catholicisme sont discrètement insérées dans les prêches, dans l’espoir d’amener les croyants à adopter totalement la nouvelle foi. Enfin, dernier stratège de l’Universelle au Sénégal, l’Église doit également montrer sa force surnaturelle qui transcende toutes les religions. Les Sénégalais musulmans ne vivent pas leur pratique en son sein comme un hiatus vis-à-vis de leur religion d’origine, car sa théologie ultra simpliste et à minima leur permet de ne pas se sentir étrangers à ses cultes. Ainsi, comme ailleurs dans le monde (Mary, 2002) la Bible n’est finalement que peu ouverte durant les principaux cultes de la semaine, les prêches fondés sur l’Évangile se limitant aux mercredis et aux dimanches. Le reste du 14

temps, des passages bibliques de quelques courts versets sont transcrits sur des bouts de papiers et distribués à l’auditoire. Ces quelques mots suffisent au pasteur du jour pour démontrer comment faire revenir le calme dans un foyer, guérir une maladie, ou gagner de grosses sommes d’argent. De même, s’il est rappelé sans cesse que le rédempteur des hommes est Jésus, mort sur la croix pour sauver l’humanité, le quotidien de l’Universelle est plutôt basé sur des pratiques bien éloignées de la Bible (même si les pasteurs y puisent leur justification). Il s’agit par exemple pour les fidèles d’écrire leurs maux sur des petits papiers qui sont brulés au sein de l’église en grande cérémonie expiatoire, de s’habiller de rouge toute une semaine durant pour montrer leur colère contre les désagréments de la vie, de boire ou de s’asperger d’eau bénite, de se verser de l’huile ointe sur la tête, etc. Les rituels sont nombreux, sans cesse renouvelés afin de ne pas lasser l’auditoire. Là encore, l’Église organise cette théâtralisation des rituels d’une manière universelle : comme l’explique André Mary (2002), les décors, les déplacements collectifs des fidèles, l’imaginaire autour de la montée du mont Sinaï, etc., toute cette chorégraphie répétée partout dans le monde rappelle un théâtre religieux issu de traditions d’Amérique Latine. Les Sénégalais musulmans, habitués pour nombre d’entre eux à pratiquer l’islam dans des confréries soufies, hauts lieux de mysticisme, se retrouvent finalement dans les cultes de l’Universelle. Ces rituels imagés et fortement symboliques leur parlent, bien plus qu’un sermon basé sur la Bible auquel ils n’adhèreraient pas, par crainte de trahir leur croyance islamique. Là, même s’ils comprennent, dès leur première expérience au sein de l’Église, qu’il s’agit d’un culte lié au christianisme, cette « déconnection » à toute référence culturelle, cette universalité ne leur semble pas contradictoire avec leur pratique de l’islam. Leur participation est vécue comme un « complément », une aide supplémentaire à leur religion d’origine.

Une universalité reterritorialisée L’universalité de l’Universelle ne peut être acceptée, au Sénégal ou ailleurs, qu’à la condition que l’Église se « reconnecte » (Roy, idem) à la culture locale, « s’indigénise » comme le dit Ari Pedro Oro (2009). Pour Ricardo Mariano, après avoir nié le monde, le « néo-pentecôtisme » cherche à s’inscrire, à s’enraciner en lui selon un processus d’assimilation (1998, p. 228). D’ailleurs, Edir Macedo, fondateur de l’IURD, semble persuadé qu’adapter le discours de son Église aux mentalités et croyances brésiliennes est le meilleur moyen de la faire accepter et donc croitre dans ce pays. Ainsi, dans le cas du Brésil, l’Universelle s’inspire de la culture locale, s’y accommode et s’y fond. Elle récupère les symboles des religions afro-brésiliennes (candomblé, umbanda, quimbanda) dans lesquels se reconnaissent les fidèles, même s’il s’agit pour eux de désormais les combattre. Ari Pedro Oro (idem) explique également que dans le cas de l’Argentine, pays dominé par le catholicisme, ce sont les guérisseurs, le mauvais-œil, la jalousie et les entités malignes locales qui sont diabolisés. Au Portugal, l’Église, qui a su s’adapter à la logique organisationnelle des quartiers et des influentes associations locales, tient un discours combattant sur la situation politique du pays au sein de la communauté européenne. Dernier exemple, en Afrique du Sud, l’IURD joue du climat politico-social du post-apartheid pour s’ériger en protectrice de ceux qui restent toujours les plus faibles, les noirs et les pauvres. Au Sénégal, cette logique de « reconnection » et de reterritorialisation est identique. Elle est le seul moyen pour les Sénégalais de comprendre et d’expérimenter le message de l’Église. Pour autant, celle-ci ne pratique pas de 15

« syncrétisme fusionnel » avec la culture locale, dans le sens de la création d’une nouvelle religion hybride. Elle ne cherche pas non plus véritablement un « branchement » (Amselle, 2001) puisqu’elle n’engendre pas une « créolisation » (idem), ne produit pas une nouvelle identité issue d’un mélange entre diverses composantes proposées. Au contraire, même si l’IURD adapte son discours au contexte local afin de se faire accepter, elle reste dans le choc des cultures et des croyances. Elle interpelle les génies locaux dans l’objectif de les chasser, de les éloigner des croyants et de les en délivrer. En langage allégorique, il serait possible de dire qu’elle mange, avale, dévore et digère tout ce qui peut lui servir localement. Mais elle s’en distancie toujours. Comme le dit Birgit Meyer (1998, p. 63), si les Églises pentecôtistes (ou « néo-pentecôtistes ») diabolisent ainsi les croyances locales, elles n’en font pourtant pas un syncrétisme, contrairement à ce qu’annonce toute une littérature sur la question. Au contraire, « en exhortant leurs membres à rompre avec le passé, les Églises pentecôtistes adoptent une position intransigeante envers la culture traditionnelle ». Extrêmement belliqueuse, l’Universelle officie bien plus sur la figure du Diable que sur celle de Dieu. Cela n’est pas propre au Sénégal mais est récurrent à travers le monde. Prêchant la théologie de la prospérité, elle doit délivrer les fidèles du mal qui les entoure et qui est en eux, afin de les mener vers le Salut. À ce titre, elle désigne les maux dont souffrent les adeptes, et les chasse de leur corps. Or, à Dakar, ces maux sont les génies locaux : les « rap » (« farou rap », « garou rap »20, …) accusés dans l’imaginaire collectif d’être la cause de nombreuses difficultés quotidiennes, notamment celle de ne pas trouver de conjoint. Lorsque l’on quitte la capitale pour une autre région du Sénégal où l’Universelle est implantée (Saint-Louis, Thiès, Mbour, Joal…), les génies, identifiés par les pasteurs comme des adversaires à combattre, changent de nom. Dans la ville de Barny, tout près de Rufisque, habitée essentiellement par des Lébous, les pasteurs chassent Mame Coumba, le génie de la ville. À Joal, chez les Sérères, ils invoquent Mama Ngeth, Kouta, Fassanda et autres figures des croyances locales. Dans l’ensemble du Sénégal, malgré l’islamisation massive des populations, les gens portent habituellement des « gri-gri » protecteurs, parfois d’ailleurs associés aux pratiques talismaniques du Coran. L’IURD dénonce ces objets venant, selon elle, du diable et les remplace par d’autres objets (bracelets de tissu rouge, ficelles, encens, etc.) tout aussi « magiques » et symboliques. Le Coran et la pratique de l’islam sont également décriés, mais de manière peu frontale afin de ne pas froisser les musulmans. Ainsi, lors de la recherche de l’Esprit Saint le dimanche, le pasteur (ou évêque) peut demander à un musulman arabisant de lire des passages du Coran, afin de les comparer aux versets de la Bible, dans l’objectif évident de prouver la supériorité de ces derniers. La pratique du jeûne durant le Ramadan est également critiquée, même si les pasteurs s’empressent de dire que la pratique de l’islam n’est pas incompatible avec l’Universelle : chacun fait selon sa foi. De même, certaines fêtes catholiques comme Noël sont attaquées. Mais là encore, les pasteurs font comprendre aux fidèles qu’il ne leur est pas interdit de les pratiquer. Toutefois, la promesse de prospérité ici-bas et de Salut dans l’au-delà pourrait en être retardée. L’invocation des génies locaux obéit aussi à une stratégie pour mieux se faire comprendre par la population locale. Les fidèles musulmans (ou catholiques) qui s’y rendent pour trouver une solution à leurs problèmes quotidiens mettent, lors des cultes, des noms précis sur leurs maux. Par conséquent, ils pensent pouvoir agir par eux-mêmes pour résoudre leurs difficultés. Ils se reconnaissent dans les prières de 16

l’Universelle qui leur parle de leur environnent culturel. Ils se sentent reconnus dans leur identité, reconnus par cette Église qui vient de l’étranger pour leur porter secours. Cet « universel abstrait du Royaume de Dieu » (Mary, 2002) ou cette reterritorialisation passent également par toute une rhétorique déployée lors des cultes. Chaque participant est interpellé personnellement par un discours savamment étudié, laissant croire qu’il lui est personnellement adressé. Les thèmes abordés correspondent, tout d’abord, aux problèmes précis des populations. Au Sénégal, il s’agit de maladies spécifiques les plus répandues (diabète, cholestérol, hypertension, paludisme, AVC, tuberculose, etc.). Il s’agit également des problèmes sociaux connus de tous : chômage, manque d’argent et endettement, conflits générationnels, conflits conjugaux, enfants délinquants et/ou drogués, etc. La force du discours tient au fait que les pasteurs s’adressent à l’auditoire à la deuxième personne du singulier, personnalisant de la sorte les propos : « Toi tu es venu ce matin parce que tu as perdu ton travail, toi tu es venu ce matin parce que tu es malade, toi c’est ton mari qui t’a quittée. Toi tu es là ce matin parce que tu as mal dormi cette nuit, parce que tu as mal au ventre, parce que tu fais de mauvais rêves. Toi tu es venu parce que tu es au chômage, que tu n’arrives plus à nourrir tes enfants et ta famille. Toi tu es venu parce que tu as la fièvre, tu te sens mal, tu as mal partout et à l’hôpital on ne peut pas te guérir…21 »

Pendant de longues minutes, les pasteurs scandent cette litanie de maux et problèmes à un rythme effréné, criée dans les micros jusqu’à saturation. Lorsque le pasteur montre des signes de fatigue, il est aussitôt remplacé par un autre qui prend le relais. Les gens ont les yeux fermés, serrent les poings de douleur et tous entendront, à un moment donné, la raison de leur propre présence. Ils penseront alors que le pasteur s’adresse à eux, nomme leur mal et le reconnaît, cheminement indispensable pour se croire sur la voie de la guérison. En effet, la délivrance doit suivre cette énumération de malheurs : souvent des personnes entrent en transe, crient, s’effondrent, aidées par les ouvriers qui, par des gestes et paroles, chassent le démon de leur corps. Lorsque la séquence est terminée, jusqu’à la prochaine un peu plus tard, les fidèles se frictionnent les mains comme s’ils se les lavaient, se frottent le corps comme s’ils se débarrassaient de saletés, puis tapent des pieds pour écraser les mauvais esprits sortis d’eux-mêmes. Ces séances répétées plusieurs fois par culte sont des moments intenses durant lesquels chacun expérimente le discours de l’Universelle. Afin d’être encore plus proche des gens, les pasteurs (ou évêque), étrangers au Sénégal pour la plupart, apprennent des rudiments de wolof afin d’insérer des mots durant leur discours : cela le rend plus réaliste pour l’auditoire. Tous font également l’effort d’apprendre le français, beaucoup venant de pays lusophones (Angola, CapVert). Pour mieux se faire comprendre, un ouvrier sénégalais traduit simultanément, en wolof22, les propos du pasteur. De plus, spécificité sénégalaise, l’évêque angolais Ferraz23, fondateur de l’Église dans le pays, aimait débuter le grand culte du dimanche matin par un grand « Salam Aleikoum », salut habituel des Sénégalais, musulmans ou non. Cette exclamation à forte voix dans le micro faisait toujours son effet : l’auditoire, ravi, répondait en chœur « Aleikoum Salam » et chacun commençait le culte dans la bonne humeur. Les exemples de « reconnection » de l’Universelle à la culture sénégalaise sont innombrables. Il est possible de citer la musique qui anime les cultes, jouée au clavier par un pasteur musicien : la rythmique, souvent ivoirienne, reprend néanmoins des 17

airs de mbalax ou de musique traditionnelle locale sur laquelle les fidèles dansent avec joie. De même, lors d’événements majeurs dans le pays comme les élections, les pasteurs invitent les participants à prier pour la Nation, pour la paix dans le pays. Ils demandent ainsi que la présidence (celle d’Abdoulaye Wade puis de Macky Sall depuis 2012) soit guidée par le Saint esprit. Cette reconnection à la culture et aux croyances locales s’inscrit dans la stratégie universelle de l’Église. Partout elle s’adapte aux contextes nationaux, toujours de la même manière. Si au Brésil ses dirigeants sont engagés en politique (certains ont été élus députés), elle ne s’implique jamais dans les affaires politiques des pays où elle s’implante. En Afrique subsaharienne comme ailleurs, elle forme des pasteurs nationaux qui renforcent le caractère local de l’Église. Au Sénégal, ces pasteurs aident au prosélytisme et à l’acceptation de l’Église au fin fond du pays. Partout dans le monde, elle chasse les génies locaux, s’adapte aux maux spécifiques des populations. Finalement, elle se « reterritorialise universellement ».

Une pratique pragmatique et non communautaire De nombreuses études sur le pentecôtisme montrent combien ces Églises individualisent les fidèles : insérés dans leur nouvelle communauté religieuse avec de nouvelles normes de vie, ils rompent parfois totalement avec leur ancien environnement social. Cette démarche volontaire de repli vers sa nouvelle famille religieuse peut répondre à une stratégie pour se démarquer de liens parentaux pesants, et couper court aux contraintes financières qui y sont liées. Cela est le cas de certains pentecôtistes au Burkina Faso (Pierre-Joseph Laurent, 2003), ou encore au Ghana, qui souhaitent s’affranchir vis-à-vis des obligations familiales, sans d’ailleurs pouvoir réellement la vivre concrètement (Birgit Meyer, 1998). Au Sénégal, l’Église Universelle du Royaume de Dieu prône également un individualisme manifeste, ne serait-ce que par sa quête de délivrance des esprits maléfiques locaux. Ceux et celles qui font la démarche de se rendre dans cette Église, de manière régulière à un moment donné de leur vie, sont dans la quête d’un cheminement personnel d’indépendance par rapport à une situation de vie qui ne leur convient plus (maladie, chômage, difficultés familiales, etc.). D’ailleurs, la plupart y vont en cachette, signe d’une démarcation vis-à-vis de leur groupe parental et social. Tous désirent prendre leur vie en main, espèrent trouver à l’Universelle les clés pour maîtriser leur destin. Ainsi, aux côtés des malades et nécessiteux, qui attendent un miracle qu’ils pensent pouvoir provoquer grâce à leurs dons, de jeunes entrepreneurs économiques sénégalais vont à l’Église où ils apprennent à croire en leur talent, en leur capacité à changer de vie. « J’ai retenu beaucoup d’enseignements du pasteur Ferraz, et ça m’aide à tenir dans ma vie. Grâce à lui, je garde foi en mon avenir, en ma réussite. Ferraz disait « celui qui craint n’a pas la foi ». Je retiens cette formule et elle m’aide à surmonter mes problèmes.24 »

Ces jeunes ne cherchent pas forcément à quitter leurs famille et amis. Ils ne sont pas en quête d’une nouvelle communauté de prière, contrairement à d’autres pentecôtistes plus radicaux. Ils veulent simplement changer de condition de vie. Ils se sentent aptes, par exemple, à créer une entreprise mais n’en n’ont pas les moyens financiers et/ou humains. Ils trouvent dans l’Universelle la force de croire en leur projet, ce qui les aide à se battre et à espérer.

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Toutefois, cette quête d’individualisme et d’autonomie ne doit pas laisser croire que les adeptes sénégalais de l’IURD sont attachés corps et âme à leur Église. Comme partout dans le monde, le problème de l’Universelle est la fidélisation des personnes qui la fréquentent. Ceux qui viennent y chercher un miracle y passent habituellement quelques mois : soit leur situation de vie s’améliore et ils pensent avoir résolu leur problème grâce à leur pratique, en conséquence de quoi ils n’ont plus besoin d’aide et reprennent leur vie antérieure ; soit leur situation se détériore et ils quittent l’Église en désespoir de cause. Dans un pays comme le Sénégal où les ressources matérielles et financières sont rares, il est également difficile, sur le long terme, d’assister aux cultes durant lesquels il faut donner régulièrement de l’argent. Ainsi, l’Universelle ne représente pas une communauté religieuse soudée, avec une vie intense en rupture avec l’extérieur. Certes, les jeunes impliqués dans les activités de l’Église se retrouvent plusieurs fois par semaine et nouent des liens d’amitié, mais la plupart des fidèles vient au culte et en repart sans lier de relation. Enfin, depuis le changement de direction de l’Église en 2010, le départ de l’évêque Ferraz et de quelques pasteurs en Côte d’Ivoire, les fidèles se font de plus en plus rares, que ce soit à Dakar ou dans d’autres villes du Sénégal. Ces personnalités qui avaient construit l’Église dans le pays étaient très appréciées des adeptes, et les nouveaux responsables ont du mal à s’imposer. La confiance et la foi en leur possibilité de miracle ont perdu en intensité, et nombre de ceux qui allaient à l’Universelle depuis son implantation au Sénégal l’ont quitté, n’y trouvant plus de réponse à leurs problèmes. Certains sont partis dans d’autres églises évangéliques nouvelles sur la place, mais la plupart sont retournés dans leur religion d’origine. Finalement, à l’IURD, l’individualisation se vit surtout vis-à-vis de l’Église ellemême, et le signe évident de l’autonomie de ses membres au Sénégal est le cumul des pratiques religieuses. La grande majorité se revendique musulmane, souvent pratiquante, une minorité se dit catholique, et les gens n’hésitent pas à déclarer haut et fort leur religion d’appartenance. Ils viennent à l’Universelle en quête de l’Esprit Saint, mais leur pratique reste très personnelle, en contradiction totale avec l’énorme machine organisationnelle de l’IURD qui ne laisse aucune place à l’improvisation. Ils se laissent porter par l’expérience émotionnelle collective lors des cultes, tout en réalisant une pratique sur mesure, « à la carte » (Schlegel, 1995). À l’inverse de l’étude de Joel Robbins (2004) qui montre comment les Urapmin (aire mélanésienne) vivent leur adoption au christianisme comme une contradiction indépassable de leur propre culture, et se trouvent dans une sorte de double conscience en acceptant entièrement, malgré les antagonismes, les valeurs de la culture évangélique, les adeptes sénégalais de l’IURD adoptent ce que Roger Bastide (1960) appelait le « principe de coupure ». Celui-ci leur permet de vivre en même temps des expériences qui semblent contradictoires. Ainsi, les croyants sénégalais restent fidèles à leur religion d’origine tout en cherchant un complément ponctuel dans cette Église. Mais ils ne mélangent pas les deux, ne désirent pas la réalisation d’une nouvelle religion hybride, ni d’une nouvelle identité. Comme le dit André Mary (2000, p. 172), il n’existe pas de logique syncrétique dans ces nouveaux mouvements religieux où les croyants « puisent comme dans une boîte à outils dans les diverses traditions religieuses […] sans souci apparent de cohérence théologique ou d’unité liturgique ». Ce « bris-collage postmoderne », comme le dit cet auteur, est à dominante individuelle, et propose une réalisation d’un Moi assumant sa fluidité et ne s’embarrassant plus des précontraintes, des significations premières des pratiques qu’ils reprennent à leur compte (idem). 19

Toutefois, ce « bris-collage » ou cette logique « syncrétiste » (Mary, idem) n’est pas dénué de sens pour ceux qui le pratiquent, contrairement à une littérature qui pourrait laisser croire à l’anomie totale de ces nouveaux mouvements religieux. Les musulmans présents à l’Universelle disent, ainsi, que leur religion ne leur apporte plus de solution précise à leurs problèmes donnés. Comme ils croient en Jésus tel un prophète réputé pour ses miracles, ils pensent qu’il ne leur est pas interdit de venir chercher sa bénédiction. Celle-ci complète leur pratique de l’islam. Les catholiques, eux, considèrent Jésus comme le fils de Dieu et cherchent à l’IURD des prières plus fortes et plus vivantes qu’à l’Église catholique, à laquelle ils restent fidèles par loyauté et tradition familiale, mais dont ils trouvent la « foi morte25 ». Mais tous interprètent à leur manière le déroulement des cultes, et y participent selon leur compréhension et seuil de tolérance. Effectivement, s’ils pratiquent un cumul, ils ne sont pas prêts à tous les compromis. Par exemple, après chaque prière, les pasteurs formulent les paroles consacrées « au nom du Père, du Fils et du Saint Esprit » suivies d’applaudissements. Habitués au signe de croix, les catholiques se démarquent à ce moment là en refusant d’applaudir et en se signant, restant, de la sorte, fidèles à leur propre obédience religieuse. Nombre de musulmans imitent les applaudissements des pasteurs, mais certains déclinent la formule consacrée, Jésus n’étant pas, pour eux, le fils de Dieu. Ils préfèrent alors, à ce moment là, réciter dans leur tête une prière propre. Autre exemple, les pasteurs demandent régulièrement à l’auditoire de jeter tous « gri-gri » et objets illicites. Pourtant, nombreuses sont les personnes qui assistent aux cultes avec leurs amulettes sous forme de bracelets ou de bagues. Les musulmanes voilées ne se découvrent pas durant l’office, et certaines femmes catholiques s’habillent de grands boubous décorés par des photos du Pape ou de slogans à l’honneur de l’Église catholique. Une dame portait ainsi un jour une robe sur laquelle était inscrit : « Gorée, fille aînée de l’Église catholique au Sénégal. Sois fidèle à ton baptême ». La question de départ était de comprendre, au-delà de la théologie de la prospérité, ce que trouvent dans l’IURD les personnes qui cumulent ces pratiques religieuses. Certes, donner du sens à des pratiques n’est pas toujours aisé, comme le montre par exemple l’ouvrage collectif de Matthew Engelke et Matt Tomlinson (2006)26. Mais dans le cas de notre étude, certains caractères des cultes et discours de l’Universelle correspondent assez bien à la culture sénégalaise, au point où les Sénégalais qui désirent y participer ne semblent pas perturbés par une pratique éloignée, a priori, de leur religion d’origine. L’entrée en transe, banalisée au sein de l’Église mais pourtant très impressionnante pour toute personne non avertie, est bien acceptée par la plupart des gens présents qui, pour nombre d’entre eux, ont déjà eu un cheminement thérapeutique avant de venir là. Ils ont souvent déjà participé à des séances de ndeup, pratique traditionnelle de transe des Lébous, dont l’objectif est d’appeler un génie local pour le chasser du corps de la personne malade. Beaucoup de fidèles comparent, d’ailleurs d’eux-mêmes, la délivrance de l’Universelle à la pratique du ndeup. La notion de miracle est également assez habituelle et acceptable dans un pays comme le Sénégal, où il est commun de penser qu’un saint homme, guide spirituel d’une confrérie islamique, est, grâce à sa baraka, proche de Dieu et apte à accomplir des actes surnaturels pour l’amélioration de la vie de ses disciples. Autre exemple, la pratique assidue et extrêmement contraignante du don d’argent (dîme, offrandes, sacrifices…), hautement critiquée de par le monde au point de classer, en France notamment, l’IURD au rang de secte néfaste, est pourtant assez

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bien tolérée par les fidèles sénégalais, même s’ils n’arrivent pas toujours à l’honorer. Beaucoup de musulmans comparent cette obligation de don monétaire à la hadiyya, argent donné à un guide spirituel (marabout) en échange d’une bénédiction divine. L’Universelle, adaptée au contexte sénégalais, est ainsi assez rapidement compréhensible par ceux qui désirent y chercher une aide particulière. Elle permet à chacun de donner sens à une quête spirituelle de salut, tant dans l’au-delà qu’ici bas. Elle offre également la possibilité à chacun de trouver une forme de pratique religieuse adaptée à un besoin donné. Mais si cette malléabilité a certainement facilité son expansion fulgurante dans un pays comme le Sénégal, sa stratégie de dissimulation et de secret peut également, dans un plus long terme, lui être néfaste voire fatale.

L’incompréhensible Universelle au Sénégal Suite au départ en 2010 du pasteur Ferraz, fondateur de l’Église au Sénégal devenu évêque tant son travail accompli dans le pays fut remarquable, l’Universelle voit nettement sa croissance compromise. Elle n’a pas ouvert de nouvelle église dans le pays, et les cultes au siège à Dakar sont parfois désertés. Le dimanche matin, alors que Ferraz faisait salle comble, la moitié des sièges de l’ancien cinéma Al Akbar sont maintenant vides. Ce changement brutal tient très certainement, avant tout, à la personnalisation très forte de la relation pasteurs/fidèles au sein de l’Église. Tandis que Ferraz et d’autres pasteurs étaient très populaires, leur mutation en Côte d’Ivoire a découragé certains fidèles qui aimaient se confier à eux. Le nouvel évêque Valente, angolais lui aussi, semble moins toucher les populations malgré une volonté d’adaptation évidente : il aime se faire appeler « Diouf27 ». Mais ses efforts ne sont pas, pour l’instant, couronnés de succès. Au-delà de cette première analyse, le récent déclin de l’IURD au Sénégal est lié à ce qui a fait son succès : sa politique de dissimulation. Effectivement, les premières années de son implantation, les Sénégalais ne comprenaient pas les ressorts de cette Église. Mais ils étaient bienveillants à son égard, la confondant avec l’Église catholique. Les musulmans, totalement ignorants des affaires de christianisme, savaient pour les plus informés d’entre eux, qu’une croix se trouvait à l’intérieur de l’église de Dakar. Ils savaient aussi qu’on y parlait de la Bible. Sans plus d’indications, ils l’avaient classée parmi les Églises chrétiennes respectables. Puis vint le temps où l’Église catholique elle-même critiqua ouvertement l’Universelle, l’accusant d’être une secte au service de Satan et de se livrer à des sacrifices humains. Des journalistes commencèrent à s’interroger, sans plus de bagages pour comprendre ses cultes. Ils fustigèrent ses prières en musique ou l’on chante et danse, ils critiquèrent les références à Israël, les chandeliers à sept branches. Avertis, des notables et responsables musulmans décidèrent à leur tour de découvrir ce qui se passait au sein de cette Église. Ils vécurent surtout avec beaucoup d’amertume le succès immédiat de l’Universelle dans les petites villes du Sénégal, voyant leurs propres disciples fuir vers cette nouvelle religion. Là, commencèrent les premiers déboires pour les pasteurs : des églises furent attaquées et détruites, comme à Rufisque où la préfecture décida d’interdire l’Église. Certains pasteurs furent malmenés, à la limite de l’agression. En 2011, dans la foulée d’émeutes à Dakar liées à un mécontentement politique des populations, l’ancien cinéma Al Akbar, siège de l’IURD au Sénégal, fut brulé et pillé, les coffres ouverts et vidés de leur argent, les voitures incendiées, l’église ravagée. Si les faits sont certainement imputables à des casseurs et voleurs

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sans désir réel de contester cette Église28, les articles de presse qui couvrirent l’événement les jours suivants attestent de l’inquiétude générale que suscite l’IURD au Sénégal. Dans sa logique de dissimulation afin de ne pas effrayer les musulmans, l’Universelle, comme à son habitude de par le monde, préféra se poser en victime, se fermer sur elle-même et accuser la presse de travailler pour Satan, plutôt que d’ouvrir ses portes et d’expliquer le pourquoi de ses pratiques. Cette méfiance de la part des populations, doublée du départ de ceux qui firent son succès au commencement, explique sans nul doute son déclin manifeste depuis les années 2010. Saura-t-elle, alors, trouver une nouvelle stratégie pour reconquérir la foi des Sénégalais ?

Bibliographie Amselle Jean-Loup, 2001, Branchements. Anthropologie de l’universalité des cultures, Paris, Flammarion, 265 p. Aubree Marion, 2000, « La diffusion du pentecôtisme brésilien en France et en Europe : le cas de l’IURD », in Lerat C. et Rigal-Cellard B., Les mutations transatlantiques des religions, Bordeaux, PUB, p. 149-157. Balandier Georges, 1955, Sociologie actuelle de l’Afrique Noire, Paris, Puf. Bastide Roger, 1960, Les religions africaines au Brésil, contribution a une sociologie des interprétations de civilisations, Paris, Puf. Bastide Roger, 1967, Les Amériques Noires, Paris, l’harmattan. Bastide Roger, 1978, Images du Nordeste mystique en noir et blanc, Paris, éditions Pandora. Boyer Véronique, 2001, « Le mouvement évangélique au nord du Brésil : terres de mission et front religieux » in Corten A. et Mary A., Imaginaires politiques et pentecôtismes : Afrique/Amérique Latine, Paris, Karthala, p. 267-286. Corten André, 1995, Le pentecôtisme au Brésil, Paris, Karthala. Corten André, 1997, « Miracles et obéissance : le discours de la guérison divine à l’Église Universelle », in Social Compass, XLIV, p. 283-303. Corten A., Dozon J-P. et Pedro Oro A., 2003, Les nouveaux conquérants de la foi, l’Église Universelle du Royaume de Dieu (Brésil), Paris, Karthala. Engelke Matthew, Tomlinson Matt, 2006, The limits of meaning. Case studies in the anthropology of Christianity, NY, Berghahn Books, 239p. Laurent Pierre-Joseph, 2003, Les pentecôtistes du Burkina Faso, Mariage, pouvoir et guérison, Paris, Karthala. Mary André, 1994, « Bricolage afro-brésilien et bris-collage postmoderne », in LaburtheTholra P., Roger Bastide ou le réjouissement de l’abime, Paris, l’Harmattan, p. 85-98. Mary André, 2000, Le bricolage africain des héros chrétiens, Paris, Cerf, 213p. Mary André, 2001, « En finir avec le bricolage… ? », Archives des sciences sociales des religions, n° 116, p. 27-30. Mary André, 2002, « Le pentecôtisme brésilien en Terre africaine. L’universel abstrait du Royaume de Dieu », Cahiers d’Études africaines, 167. Pedro Oro Ari, 2009, « La transnationalisation du pentecôtisme brésilien : le cas de l’Église Universelle du Royaume de Dieu », in Civilisations, 51, en ligne : http://civilisations.revues.org/index683.html. Ricardo Mariano, 1998, « Église Universelle du Royaume de Dieu : de la banlieue de Rio de Janeiro à la conquête du monde », in Cahiers du Brésil Contemporain, n° 35-36, p. 209229. Robbins Joel, 2004, Becoming Sinners. Christianity and moral torment in a Papua New Guinea society, Los Angeles, Londres, University of California Press. Roy Olivier, 2008, La Sainte Ignorance, le temps de la religion sans culture, Seuil, Paris.

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Soares Edio, 2005, « Prier c’est jouer un peu : approche ethnographique de la prière forte à l’Église Universelle du Royaume de Dieu », in ethnographique.org, n° 8, en ligne : http://www.ethnographique.org/2005/Soares.html. Soares Edio, 2009, Le butinage religieux, pratiques et pratiquants au Brésil, Paris, Karthala. 1

Le sigle provient de son nom brésilien, Igreja universal do Reino do deus.

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Pour des références sur l’IURD au Brésil, voir par exemple : V. Boyer (2001) ; A. Corten (1995, 1997), M. Ricardo (1998). Ce dernier précise que l’IURD représente le « principal phénomène du pentecôtisme » dans le pays, grâce notamment à une croissance impressionnante (1998, p. 209). 3 Selon A. P. Oro (2009), l’IURD est présente dans plus de 80 pays. 4 Voir par exemple les travaux de A. Marion (2000), S. Edio (2005). 5 Voir J.-P. Dozon (2003), A. Mary (2002) par exemple, mais les références sont très nombreuses. 6 Edio Soares (2005) donne une définition assez précise de cette théologie qui « prétend que la pauvreté est une

manifestation des forces du Malin ». Fondée sur l’Évangile selon Jean, Chapitre X (« Moi je suis venu pour qu’elles aient la vie et qu’elles l’aient davantage »), cette théologie considère, par conséquent, que la richesse et la santé sont les signes de la bénédiction de Dieu. Elle décrète que l’homme, par ses sacrifices et offrandes financières, recevra de Dieu le centuple de ce qui est donné. Son salut prend une forme de bien-être terrestre, « d’accomplissement de soi ici-bas » (Soares, idem). 7 Cet article est fondé sur plusieurs années d’enquêtes au Sénégal, depuis 2007. 8 Terme arabe signifiant « confrérie islamique » ; au pluriel : turuq. 9 Le mouvement islamique Ibadou Rahmane est un mouvement sénégalais « réformiste », disant pratiquer les

vraies règles de la Sunna. Ses adhérentes sont voilées et portent de longs habits couvrants, ses adhérents sont souvent barbus et habillés de longues djellabas ou de longues robes-tuniques couvrantes. Je n’ai pas confirmation que les personnes voilées à l’Universelle appartiennent réellement à ce mouvement. De plus, ces hommes et ces femmes sont minoritaires parmi tous les musulmans qui vont à l’IURD à Dakar et qui forment la grande majorité des fidèles. 10 Il s’agit de personnes qui ont quitté leur religion de naissance (l’islam ou le catholicisme) pour adhérer

totalement à l’Universelle. Ils se disent, dorénavant, sans religion. Cette notion de « sans religion », développée par l’Universelle au Sénégal, est acceptable pour les Sénégalais qui y pratiquent, car elle n’est pas synonyme d’athéisme, difficilement compréhensible pour eux. 11 Pour R. Bastide, le syncrétisme « fusionnel » implique une logique de métissage, de mélange entre différentes

données culturelles ou religieuses. Selon une lecture culturaliste, il considérait que ce syncrétisme dénaturait des pratiques pures. Il lui préférait le syncrétisme dit « en mosaïque », permettant de pratiquer en même temps divers cultes religieux a priori antinomiques. De ce syncrétisme découle son principe de coupure. 12 Depuis l’implantation de l’Universelle au Sénégal, la majorité des pasteurs viennent de Côte d’Ivoire ou

d’Angola. Si l’Église a formé plusieurs pasteurs sénégalais, la majorité (et notamment la nouvelle direction de l’Église depuis 2010) reste toujours étrangère. 13 Terme désignant l’Église. 14

Les ouvriers (et ouvrières) sont les fidèles convertis, à la base d’une hiérarchie pyramidale complexe, qui encadrent les cultes, font du prosélytisme et se préparent, pour certains d’entre eux (les hommes), à devenir pasteurs. 15

Termes de l’Église.

16 Le rachat ou la location des cinémas est une politique habituelle de l’Universelle, partout dans le monde. Selon

A. Mary (2002) l’objectif est de moraliser ces lieux ludiques. 17 À l’inverse, à l’intérieur de « l’église » à Dakar, se trouvent une grande croix de bois, un chandelier à sept

branches, et des banderoles où sont inscrits des extraits des évangiles. Actuellement, le nouvel évêque transforme progressivement l’intérieur en « cathédrale », avec des vitraux, des tableaux, etc. 18 Pour plus d’informations sur l’association, voir par exemple Mariano (1998). 19 Voir par exemple le cas du Kenya étudié par Y. Droz (2003, p. 107). 20

Equivalents, dans l’imaginaire sénégalais, du démon Incube (ou Succube pour les femmes).

21 Discours de l’évêque Ferraz, Dakar 2009. 22 La traduction est en wolof à Dakar, mais peut être en sérère à Joal, etc. 23

Cet évêque qui connut un très grand succès à Dakar, fut muté en Côte d’Ivoire en 2010.

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Entretien réalisé avec D., jeune fidèle de l’Universelle à Dakar, le 16 décembre 2010.

25 Termes souvent répétés par des catholiques présents à l’Universelle. 26 Cet ouvrage montre, comme son titre l’indique, la difficulté, pour un chercheur, à donner du sens à une

pratique religieuse, au-delà de l’explication croyante que donne lui-même l’acteur étudié.

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27 Diouf est l’un des patronymes les plus répandus au Sénégal. 28 Les auteurs n’ont jamais été arrêtés et aucune revendication n’est parue.

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Le charisme comme entreprise La construction du leadership dans les églises néopentecôtistes en Afrique sub-saharienne (Niger et Ghana) et dans la diaspora en Italie Enzo Pace Università di Padova, Italia, [email protected].

elon les estimations de la World Christian Database (Barnett, Johnson, 2005), au moins un quart des deux milliards de chrétiens dans le monde appartient aux églises pentecôtistes ou à des mouvements charismatiques. D’autres estimations plus mesurées évoquent 350 millions d’adhérents (Johnstone, Mandryk, 2004). Il ne s’agit toutefois que d’estimations car, à ce jour, aucun chiffrage précis et détaillé n’existe. L’opération n’est en fait guère aisée puisque les sigles des diverses agrégations relevant de cette mouvance sont nombreux, toujours nouveaux, et parce qu’il est difficile de recourir à de simples catégories, visant à unifier une grande variété de phénomènes habituellement regroupés sous le nom de pentecôtisme.

S

En 2025, on comptera 2,6 milliards de chrétiens. La majorité d’entre eux vivra en Afrique (633 millions), en Amérique Latine (640 millions) et en Asie (460 millions). On est donc en train de voir émerger un christianisme de l’ex-Tiers Monde qui apparaît comme une Tierce Église (Buhlmann, 1977), différente des principales églises historiques (catholique, orthodoxe et protestante). Il s’agit, pour mieux dire, d’un christianisme post-colonial, fier de ses caractéristiques indigènes, qui pense avec ses propres catégories culturelles – non plus façonnées sur celles de la tradition philosophique européenne – et qui s’organise de manière plus souple par rapport aux complexes formations ecclésiastiques qui ont dominé l’histoire du christianisme occidental, et que les hiérarchies et les autorités de ces églises ont essayé d’importer, en les transplantant, mais avec des résultats parfois ambivalents, incertains, pour ne pas dire dramatiques, comme dans le cas du Rwanda (Pace, 2003). Un historien des religions, Philip Jenkins (2002) a parlé de l’avènement d’un nouveau type de christianisme global, qui se présente comme tempéré dans ses certitudes en matière de croyances et plus léger quant à ses formes d’organisation. Une foi qui croit dans les dons de l’Esprit, non de manière abstraite mais comme un fait socialement observable : l’Esprit, si on le prie avec ardeur, guérit, délie la langue et fait parler dans une langue étrangère, insuffle la capacité de prophétiser, dévoile où se cache le démon et attribue les pouvoirs adéquats pour le combattre et l’exorciser ici et maintenant. Tout ceci sans barrières entre laïcs et prêtres ou pasteurs parce que l’on croit que l’Esprit souffle là où il veut, et sur tous ceux qui s’en remettent à lui. Face à la complexité de ce phénomène, l’observation des divers modèles d’organisation et des styles de communication, que les différentes églises pentecôtistes ont adoptés, permet de délimiter l’objet de l’analyse afin de comprendre le processus de différenciation, au sein du christianisme contemporain,

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des formes du leadership religieux : de la figure classique du pasteur à celle de l’entrepreneur du charisme. Et pour ce faire, il est nécessaire d’analyser au moins trois dimensions (figure 1) : a) Le rapport entre les différentes figures de leader et la parole déposée dans le Texte sacré, la Bible. b) La variété des styles de communication de la parole : de la traditionnelle communication savante à la communication orientée vers le marché. c) La manière d’agir dans l’espace rituel : du modèle traditionnel de l’étude de la Bible (les Bible Schools) au rite transformé en une performance de grand acteur, seul sur scène, dans de vastes espaces qui peuvent accueillir de grandes masses de personnes (méga-églises-auditoriums, méga-écrans, méga-miracles…) ; tout ceci en fonction d’une stratégie de commercialisation d’un bien de salut. Fig. 1 : Les trois dimensions analytiques

En faisant interagir les trois dimensions mentionnées – économie du Texte biblique, styles de communication du leader, gestion de l’espace et de l’action rituelle –, on entend esquisser une typologie du leadership qui puisse permettre de s’orienter dans le vaste monde pentecôtiste contemporain, en distinguant avant tout, dans la ligne de ce qu’ont déjà proposé les chercheurs du Pew Forum (2006), non seulement les pasteurs pentecôtistes des pasteurs charismatiques, mais aussi ces derniers de ceux qu’on désignera comme entrepreneurs du charisme. Dans le schéma de la figure 2 sont résumés les traits caractéristiques qui seront présentés de manière analytique, en regroupant les trois figures dans une catégorie qui cherche à unifier, même si générique, et empruntée encore une fois à la recherche du Pew Forum, celle des revivalistes.

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Fig. 2 : Pentecôtistes, charismatiques et entrepreneurs du charisme

Premier type : le leadership pentecôtiste Le premier type de leadership (pentecôtiste) est cohérent avec toutes les églises ou dénominations qui appartiennent au pentecôtisme classique, celui qui historiquement s’affirme dans le milieu protestant au début du XXe siècle, et qui connaît un grand succès à travers, par exemple, la Church of God in Christ et par la suite les Assemblées de Dieu (AD), qui se sont constituées en 1914 à Hot Springs, en Arkansas, et qui comptent aujourd’hui presque 13 000 communautés rien qu’aux Etats-Unis, avec trois millions de disciples. En somme, les origines du phénomène sont à rechercher au sein du réveil spirituel qui se vérifie entre 1850 et le début du XXe siècle, dans le monde protestant anglo-saxon, du Wales en Grande-Bretagne jusqu’à certains États d’Amérique du Nord. Il ne s’agit évidemment pas du premier signe de réveil. Il y en avait eu d’autres auparavant, avec des cycles plus ou moins longs et intenses qui ont vu naître de nouvelles sectes, lesquelles se sont ensuite transformées en dénominations, comme le méthodisme ou l’église des Frères, produits de ce que les historiens appellent le Grand Réveil du XVIIIe siècle. L’idée de réveiller les consciences, de retourner au modèle de l’église primitive, de purifier les structures ecclésiastiques trop compromises avec le monde et le pouvoir politique, de redécouvrir aussi la force sociale du Sermon sur la Montagne – sur les béatitudes – se trouvent dans le mouvement puritain qui, au XVIIe siècle, bouleverse en même temps la monarchie anglaise et l’église d’Angleterre, pour se diffuser ensuite, surtout dans le Nouveau Monde. Dans ce sens, si on considère conventionnellement le puritanisme comme le premier réveil, on peut convenir avec les historiens du protestantisme qu’après lui, il y a eu au moins trois autres grandes vagues de mouvements qui ont cycliquement reproposé tant le thème de la communauté des saints et des égaux devant Dieu que celui d’un modèle d’église léger, démocratique, anticlérical et antihiérarchique dans son organisation, avec des résultats divers. La seconde vague du XVIIIe siècle voit, après une phase montante, se consolider une nouvelle dénomination comme le 27

méthodisme, tandis qu’au cours de la troisième vague émerge ce qui, avec une formule efficace, est appelé le mouvement de sainteté (holiness movement) qui, sous bien des aspects, anticipe les raisons qui pousseront ensuite d’autres prédicateurs à accentuer les thèmes du Baptême de l’Esprit et des charismes de guérison, qui sont le propre du premier pentecôtiste. Tout ceci constitue la quatrième vague, celle du pentecôtisme. Selon une narration consolidée, le premier événement généralement mentionné comme l’incipit du phénomène a lieu au Kansas. À Topeka, la capitale, le 1er janvier 1901 se forme le premier noyau pentecôtiste sous la direction de Charles Parham, dans le Bethel Bible College, pour ensuite se diffuser dans le Missouri, au Texas et enfin avec plus de succès en Californie. La première mission pentecôtiste est ouverte à Los Angeles sur Azusa Street sous la direction de William Seymour en 1906. Sur la base de cet humus spirituel originel, prendra forme une des plus grandes organisations en réseau, déjà évoquée, les Assemblées de Dieu. En 2013, cette dénomination, pour donner une idée de son succès, comptait 283 413 églises éparpillées dans cent dix pays du monde, avec un nombre d’adhérents qui dépasse les soixante-cinq millions de personnes. Ce qui anime ce mouvement pentecôtiste, considéré désormais classique ou historique, est la ferme conviction que la seconde venue de Jésus sera précédée par une période de rédemption et de réforme spirituelle de tous les hommes sur terre. Conformément aux enseignements évangéliques, l’attente de la seconde venue est caractérisée par la foi dans les dons de l’Esprit Saint : nous nous retrouvons donc face à une église de la Pentecôte, convaincue que la fin des temps est imminente.

Deuxième type : le leadership charismatique Le deuxième type de leadership (charismatique) se réfère à tous ces mouvements religieux qui sont nés ou qui naissent entre 1960 et 1980, aussi bien au sein des principales églises chrétiennes (orthodoxes, protestantes et catholiques) qu’en dehors, et même en conflit ouvert avec certaines d’entre elles. Il s’agit, en d’autres termes, de groupes de croyants qui pratiquent des rites et qui font des expériences spirituelles semblables à celles des églises pentecôtistes historiques mais qui ne s’identifient avec aucune d’elles. Le point de rupture avec les autorités constituées est déterminée précisément par le fait que ces groupes se reconnaissent en une personne, retenue porteuse de dons extraordinaires, en particulier le pouvoir de guérir et le pouvoir de faire entrer les fidèles en communication avec l’Esprit. Ses disciples peuvent, dans certains cas, rester liés et continuer à se sentir partie intégrante d’une église (catholique, protestante ou orthodoxe), mais ils tendent à s’organiser de manière autonome, puisqu’ils pensent vivre une expérience sincèrement chrétienne dans l’action rituelle. Ils font l’expérience de parler dans une langue étrangère (glossolalie), accourent là où se trouve un porteur de dons extraordinaires (guérison et exorcisme), se rassemblent sans structure hiérarchique ou forme d’organisation stable et définitive. Au sein de l’Église catholique est né par exemple, en 1967, un mouvement pentecôtiste qui depuis les États-Unis est arrivé en Europe dans la période qui a immédiatement suivi la fin du Concile Vatican II. Ce mouvement a eu des difficultés à se voir légitimé au sein de l’Église. Toutefois, équivoques et tensions aplanies, il est devenu un mouvement à l’intérieur de l’Église elle-même. Il s’agit du Renouveau dans l’Esprit et ses adhérents parlent en langue étrangère, croient au don de la guérison et en celui de la prophétie. Sans avoir constitué une nouvelle église, ils ont 28

connu des scissions qui ont engendré la formation de mouvements considérés, par les autorités ecclésiastiques, comme en dehors de l’Église et qui s’éprouvent donc comme autonomes. Beaucoup plus imposants, pour demeurer dans le domaine catholique, sont les exemples qui proviennent respectivement du Brésil – avec la figure d’un prêtre auteur-compositeur tel le Père Marcelo – et des Philippines avec le mouvement El Shaddai, qui regroupe presque dix millions de fidèles – une Église au sein de la grande Église catholique.

Troisième type : l’entrepreneur du charisme La troisième figure de leader, que j’ai appelé « entrepreneur du charisme », fait partie d’un mouvement intervenu récemment, au début des années 1980 et pendant toutes les années 1990 du siècle passé. Il se caractérise par un trait dominant : transformer le discours sur les dons de l’esprit en ressource morale pour le succès dans le monde. Quand on parle de succès, on l’entend au sens large : du succès économique au bien-être matériel, conséquence d’un équilibre spirituel et intérieur retrouvé, de la capacité à influencer les choix politiques (Oro et Mariano, 2011) à l’engagement politique même. Le mot mouvement doit être compris dans un sens sociologique : il s’agit d’une tendance affectant des millions de personnes éparpillées sur les différents continents du globe. Cette tendance prend forme dans un type d’agrégation socio-religieuse qui ressemble à l’église mais qui, au début, se présente comme un groupe d’adeptes rassemblés et fascinés par le pouvoir d’un leader charismatique. Le charisme commence avec une personne puis s’articule dans les charismes ou dons de l’Esprit. Il se crée progressivement et au fur et à mesure que la communauté des premiers adeptes s’agrandit, donne naissance, dans de nombreux cas, à une véritable organisation, parfois pyramidale, parfois légère et polycentrique, ou encore soutenue par un appareil bureaucratique et administratif imposant ou seulement virtuelle, confiée aux vertus d’internet (Pace, 2013), aux moyens de communication de masse dont elle se dote. Les téléprédicateurs créent en effet avant tout une église virtuelle, électronique, et c’est seulement dans un second temps, quand l’audience est devenue assez consistante, qu’ils favorisent la constitution éventuelle d’un lieu physique et réel de rencontre, en construisant par exemple une méga-église, d’imposantes structures architecturales où est offert un service le dimanche à la façon d’un mégastore, d’un mall de l’esprit. On trouve des exemples de ce genre aussi bien aux États-Unis qu’en Asie. À Garden Grove en Californie, le pasteur John Osteen a ouvert une salle de prière, la Crystal Cathedral, faite de 10 000 panneaux de verre reliés par une structure en tuyaux, capable d’accueillir 2 900 fidèles et de résister aux tremblements de terre les plus dangereux sur l’échelle de Richter. Rien de semblable toutefois à ce qui s’est fait à Séoul et à Singapour. Dans la capitale sudcoréenne, le fondateur de la Yoido Full Gospel Church qui affirme compter 850 000 membres, David Yonggi Cho, a construit un grand auditorium sur l’île Yeouido. La grande salle de l’assemblée de prière peut accueillir jusqu’à 26 000 personnes. Au même niveau, on trouve à Singapour la City Harvest Church, fondée par Kong Hee. Des phénomènes semblables existent en Amérique Latine, avec par exemple l’Église Universelle du Royaume de Dieu, créée en 1977, qui transforme de grandes salles de cinéma ou de grands espaces publics en lieux de culte, capables de contenir des milliers et des milliers de personnes.

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La masse est déjà un signe rassurant de succès pour celui qui gère ces nouvelles églises. Guérir l’âme et le corps, d’un côté, et réussir dans la vie, de l’autre, semblent être les deux ingrédients efficaces pour accroître le nombre et décupler l’intensité de ces nouvelles églises charismatiques de type intramondain. Le slogan – nothing too hard for God [rien n’est impossible pour Dieu] – résume bien la théologie qui fonde ces églises. Il s’agit donc d’un nouvel idéal-type, pour reprendre les catégories de Max Weber, d’organisation socio-religieuse (Pace et Butticci, 2010). Après l’Église et la secte, que le christianisme a connues durant toute son histoire jusqu’à aujourd’hui, nous sommes face à un troisième type d’agrégation, que l’on peut appeler « entreprise charismatique » : une forme d’organisation qui exalte les talents individuels plus que les appareils ecclésiastiques et qui, en même temps, permet à chaque individu d’expérimenter personnellement les dons de l’Esprit pour réussir dans la vie. C’est donc d’une construction sociologique qu’il s’agit, qui doit être ensuite concrètement rapportée aux dimensions réelles des diverses formations socio-religieuses d’inspiration charismatique. Il faut en d’autres termes vérifier à chaque fois, et jusqu’à quel point, l’idée du succès est prêchée : seulement en termes néo-puritains – si tu changes de vie et si tu la purifies de tes mauvaises habitudes, tout en toi et autour de toi s’améliorera –, ou bien comme message de prospérité économique qui alimente chez un individu l’esprit d’entreprise, ou bien enfin comme plateforme idéologique pour se lancer dans l’arène politique. Les aspects qui définissent le profil de l’entrepreneur du charisme peuvent être résumés de la façon suivante : l’église naît comme une entreprise personnelle, autour d’une personne qui réussit à se faire reconnaître comme porteuse de dons extraordinaires. Elle doit être en mesure d’offrir une ritualité qui, tout en reproduisant, sous bien des aspects, le schéma classique élaboré par les églises pentecôtistes historiques, entre en compétition avec elles, précisément sur le terrain des performances de l’extraordinaire mis à la disposition et à la portée directe des fidèles – plus de miracles, plus de guérisons, plus d’exorcismes dans l’espace et dans le temps liturgique). La performance rituelle du leader doit répondre à une stratégie de fidélisation des membres plus qu’à la constitution de communautés stables. Ou, en d’autre termes, à la formation d’un réseau de consommateurs spirituels, qui jouissent d’un ensemble de biens de salut spirituels et matériels que chacun est appelé à apprécier, en payant le juste prix à chaque fois qu’une personne en tire des bénéfices immédiats, pour sa vie affective, professionnelle ou pour sa santé physique. Le premier investissement en capital symbolique est donc représenté par la figure du leader, start-up d’une entreprise visant nécessairement les masses. Une production de masse a besoin d’une classe de fonctionnaires capables d’organiser le charisme en une œuvre collective, en exploitant tous les moyens modernes afin de communiquer, transmettre des images, établir des liens transnationaux entre maison-mère et filiales éparpillées à travers le monde, avoir des produits en série, différencier les produits à vendre, former les promoteurs et ainsi de suite. Transformer un message religieux en un business, présenter et représenter la figure du chef comme un modèle d’entrepreneur à succès, adhérer sans état d’âme au marché et à la compétition qui y règne – « ma performance liturgique est plus efficace que la tienne » – et enfin mobiliser une nouvelle génération, instruite et urbanisée, qui veut croire pour avoir du succès, pour être moderne et compétitive, tout ceci semble convaincant pour une partie non négligeable des chrétiens du

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Troisième Millénaire, qui sortent des églises de leur naissance, pour devenir des « actionnaires majoritaires » des nouvelles entreprises charismatiques (Garcia-Ruiz et Michel, 2012). Il est alors important d’analyser le rapport entre le pouvoir de communication et la masse chez l’entrepreneur du charisme. Il ne s’agit pas là d’une nouveauté, de nombreux chercheurs se sont penchés sur ce thème : Le Bon (1895), Ortega y Gasset (1930), Riesman (1950) et Mosse (1975). Leurs précieuses recherches portent toutefois sur le politique et s’intéressent aux processus de dégénérescence autoritaire de la démocratie et du libéralisme. La dimension religieuse y est donc peu présente, n’apparaissant qu’avec l’étude des formes de sacralisation du pouvoir politique sous le nazisme en Allemagne (Mosse), ou de la divinisation du collectivisme communiste (Ortega y Gasset). En revanche Elias Canetti (1986) explore les dynamiques socio-religieuses dans le rapport entre masse et pouvoir. Citons un passage de son texte : « Toutes les cérémonies et toutes les règles des institutions tendent dans le fond à capturer la masse : une église pleine de fidèles est mieux que le monde entier perfide. La fréquentation régulière de l’église, la répétition familière et précise des rites garantissent à la masse une sorte d’expérience apprivoisée d’elle-même. La succession de ces fonctions dans des temps préétablis sert à compenser des besoins plus durs et violents… Toutes les rébellions contre le cérémonial reçu en hérédité, dont parle l’histoire des religions, sont orientées contre la limitation de la masse qui finalement veut se sentir grandir [nous soulignons] une fois encore. Que l’on pense au Sermon sur la Montagne dans le Nouveau Testament : il a lieu à ciel ouvert, des milliers de personnes peuvent l’écouter et il est orienté – il n’y a aucun doute – contre le cérémonial limitatif et affairé du Temple officiel. Que l’on pense à la tendance du christianisme paulinien qui veut fuir les limites nationales et tribales de l’hébraïsme et devenir une foi universelle pour tous les hommes. Que l’on pense encore au mépris du bouddhisme pour l’organisation en castes de l’Inde de l’époque. Même l’histoire interne des différentes religions mondiales est riche d’événements analogues. Trop étroits apparaissent toujours le Temple, la Caste, l’Église… » (p. 25).

Les réflexions de Canetti me sont souvent revenues à l’esprit à chaque fois que je suis entré dans une église pentecôtiste ou dans une église du type entreprise charismatique, au Brésil, au Nigeria et au Ghana. On se sent comme absorbé au sein d’une multitude de personnes qui se sentent grandir comme masse et qui se laissent, avec enthousiasme et passion, hétéro-diriger par le leader charismatique présent. Et que ce dernier eut été dans ce cas plus proche du modèle du pasteur ou de celui de l’entrepreneur n’est pas important ici. En d’autres termes, ce qui frappe, c’est le fossé qui s’est désormais creusé entre ces masses rassemblées autour de celui qui détient l’extraordinaire pouvoir de communication avec l’esprit, et les esprits, et le « cérémonial limitatif et affairé du Temple officiel ». Dans ce cas en particulier, il s’agit du christianisme officiel des églises historiques, nées en Europe, qui se sont transplantées ailleurs et qui ont exporté le message évangélique dans le monde entier, en suivant les pistes déjà tracées par les empires coloniaux. Un message filtré à travers des catégories philosophiques et théologiques eurocentriques, soutenu par des modèles de conversion de type autoritaire et orienté à reproduire des formes d’organisation du type église au sein de contextes sociaux qui n’avaient aucune familiarité avec elles. Assister à un rite de trois ou quatre heures dans une city-prayer d’une grande église charismatique à Lagos ou à Accra permet précisément de voir émerger un christianisme post-colonial, non plus débiteur des églises historiques européennes ou américaines, mais un christianisme transformé en bien de consommation de masse, 31

à la portée d’une multitude d’individus qui se sent finalement libérée, explosée, pour reprendre les termes de Canetti (1960, p. 26). Par conséquent, l’aspect stratégique de ce type de consommation de masse du christianisme réside justement dans l’offre spécifique de l’entrepreneur du charisme. Il peut promettre, en premier lieu, de faire toucher réellement l’au-delà, ici et maintenant, à travers le combat que, physiquement et psychologiquement, chaque fidèle peut potentiellement engager contre Satan et ses dérivés toxiques grâce à la protection que la masse lui offre, pour le triomphe de l’Esprit (du bien), et évidemment toujours in the name of Jesus ici et maintenant. En second lieu, il peut ainsi démontrer que le cérémonial ou le rite ne sont pas de simples répétitions d’un ordre préétabli mais une série d’improvisations, du moment que le leader se montre capable de susciter, à chaque fois, de nouvelles émotions, passions et croyances qui semblent toujours renouvelées, même si la trame est savamment construite et hétéro-dirigée. Dans le cas du charisme comme entreprise, le pouvoir de communication du leader exploite la capacité à laisser imaginer aux individus un autre monde de signes et de significations possibles, ce qui explique l’attention et le soin mis à la dimension esthétique de l’événement rituel comme cela a été justement déjà souligné (Ojo, 2005 ; Meyer, 2011 ; Butticci, 2013). En troisième lieu enfin, l’entrepreneur peut transformer l’énergie spirituelle en motivation à l’action sociale pour le succès : si j’ai pu écraser, devant tout le monde, l’ennemi qui m’empêche d’être moi-même, je pourrai cette fois utiliser la force que j’ai en moi pour me mesurer avec les adversités de la vie et vaincre tous ces obstacles qui, jusqu’ici, m’ont empêché de réussir économiquement et socialement. Le type idéal de l’entrepreneur du charisme qui vient d’être décrit est le résultat d’une recherche sur les nouvelles formations néo-pentecôtistes et charismatiques au Niger et au Ghana, et dans la diaspora italienne, faite avec Annalisa Butticci dans les années 2008-2012.

L’exemple des nouveaux christianismes au Niger et au Ghana Ces deux pays, comme bien d’autres en Afrique sub-saharienne, sont un laboratoire à ciel ouvert pour étudier aussi bien les caractéristiques de ce nouveau type de christianisme post-colonial que pour focaliser l’attention sur les différents modèles de leadership religieux qui émergent au sein de ces réalités. La question de savoir, déjà mentionnée ci-dessus, de quelle manière les entrepreneurs du charisme sont en mesure d’exercer un pouvoir de communication, capable de faire imaginer « un autre monde possible » – que ce soit en termes symboliques ou matériels –, me semble encore plus fondamentale dans les deux cas étudiés. Plus qu’ailleurs, en effet, la prolifération de nouvelles agrégations néo-pentecôtistes et charismatiques ne semble connaître aucune limite et les dénombrer est chose pratiquement impossible, tellement elles sont nombreuses et éphémères dans certains cas. Certaines d’entre elles sont en effet de grandes dimensions, bien enracinées, fortes aussi bien du point de vue de leur organisation que de l’aspect financier. Les autres sont de moyennes dimensions et elles dépendent en grande partie de la figure de leur leader charismatique, ce qui entraine des conflits de succession lors de sa disparition pour prendre possession des fortunes économiques accumulées précédemment. D’autres enfin sont de petites tailles, sans grandes ressources à disposition. Il existe un autre aspect important dont il faut tenir compte lorsqu’on étudie ces formations : le rapport entre les nouveaux systèmes symboliques, créés et définis au cours de leur évolution par les entrepreneurs du charisme, et le milieu socio-religieux et socioculturel où ils agissent. Ces derniers sont parfois capables de s’affirmer comme les 32

leaders d’une entreprise transnationale pour deux raisons : d’une part, parce que leur réputation a dépassé les frontières nationales ; d’autre part, parce que l’organisation, formée autour d’eux, est en mesure de s’étendre, à l’image des églises historiques, à travers un réseau de missions à l’étranger avec plus ou moins de succès. Dans les deux cas, le modèle d’organisation s’ouvre au marché (Corten et Marshall-Fretani, 2001 ; Freston, 2004 ; Währisch-Oblau, 2009). En termes socio-religieux, cette orientation mercantile signifie que le leader n’est pas tant intéressé à expliquer la Bible qu’à exhiber ses propres lettres de créance comme entrepreneur charismatique de succès et, en même temps, à créer un « langage autorisé » en termes religieux, une économie des signes de salut qui puisse apparaître, d’un côté, en syntonie avec le besoin de religion non plus héritée, et de l’autre, pas tout à fait déracinée du système des croyances et pratiques indigènes – cette religion des esprits qui occupe encore une place importante dans la mentalité collective et que le christianisme africain n’a pu éliminer malgré sa proximité, à la différence du christianisme européen, avec les cultures indigènes (Kalu, 2008 ; Bediako, 1992 ; Mbiti 1986). Les traces sont visibles dans les rites de deliverance, en dépit de ce que disent les leaders charismatiques et les pasteurs néo-pentecôtistes qui accusent souvent les religions traditionnelles des esprits d’être des expressions démoniaques. Cette esquisse de la figure de l’entrepreneur du charisme reprend un texte éclairant, écrit par Ogbu Kalu (2008), professeur de World Christianity and Mission, du McCormick Theological Seminary. Bien qu’il s’agisse d’une approche essentiellement théologique, Kalu pose un regard plus ample sur le phénomène du pentecôtisme africain, c’est-à-dire plus proche des religious studies. Ses observations contiennent donc d’utiles réflexions, également de type sociologique et anthropologique. J’en reprendrai certaines afin d’avancer dans l’analyse des deux cas d’étude choisis au Niger et au Ghana.

Un processus de décolonisation du schéma cognitif religieux La première concerne le processus de décolonisation du schéma cognitif religieux de nombreuses populations africaines. S’il est vrai que jusqu’à la fin des années 1970, prédicateurs et missionnaires évangéliques, en provenance des États-Unis, ont tenté de diffuser leurs messages dans les pays africains, il est également vrai que, comme le montre Kalu, entre 1980 et 1990, on a assisté à la formation d’églises qui revendiquent leur propre autonomie vis-à-vis de celles d’importation américaine et surtout à la naissance de réseaux transnationaux entre les différents états africains (Adogame, 2012 ; Ojo, 2013 ; Hackett, 1987). De la même manière, certaines églises nées au Niger, au Ghana, au Kenya, en Ouganda ou au Malawi, ont été capables non seulement de se développer au-delà des frontières nationales, en créant une constellation de filiales dans presque tous les principaux états de l’Afrique subsaharienne, Éthiopie comprise, mais aussi, à un certain moment après les années 1990, de faire naître des églises succursales jusqu’en Europe ou aux ÉtatsUnis : un peu en suivant les voies ouvertes par les immigrés, un peu en raison des conjonctures favorables, comme dans le cas du pasteur Sunday Adelaja qui a fondé avec succès sa propre église pentecôtiste à Kiev. Récemment, une des plus grandes églises nigériennes, la Redeemed Christian Church of God (RCCG) fondée au Niger en 1952 par Josiah Akindayoni (1909-1980), a acheté sur décision de son actuel leader Enoch Adeboye, professeur de mathématique à l’université de Lagos, un terrain au Texas, à Floyd – tristement célèbre pour avoir été l’un des centres du Ku Klux Klan –, pour une somme avoisinant le million de dollars. Une autre église, la 33

Deeper Life Bible Church, elle aussi née au Niger en 1982 sous la direction de Willian Kumuyi, comptait après dix ans d’existence, diverses communautés éparpillées dans seize états africains. Le fait que bien d’autres protagonistes, semblables à ceux qui viennent d’être cités, aient tenté de rester fidèles, même linguistiquement, à la mentalité des populations urbaines auxquelles ils s’adressaient, ne peut être ignoré. Le fondateur de la RCCG, par exemple, était un illettré et ses sermons étaient tous en langue Yoruba – la langue des populations qui habitent dans la partie sud-ouest du Niger – et, lorsque lui succéda Adeboye, celui-ci se mit à les traduire en anglais, la langue nationale nigérienne. De la même manière, les jeunes qui s’autopromulguaient comme pasteurs, au début du réveil charismatique des années 1980, du Bénin au Burkina Faso, de la Côte d’Ivoire au Congo, du Niger au Ghana, ne se qualifiaient pas de pasteurs mais aimaient se présenter comme des aliliki, c’est-àdire des prédicateurs free-lance : une figure à mi-chemin entre celle du prophète, qui était déjà apparue en Afrique entre 1910 et 1950 – souvent en association avec les premiers mouvements anticoloniaux – comme William Wade Harris en Lybie ou Simon Kimbangu au Congo, et les porteurs d’un pouvoir oraculaire qui, en quelque sorte, se présentaient dans la lignée des anciennes figures des chamanes. C’est ainsi que s’est formée une nouvelle génération de prédicateurs qui se sont rapidement émancipés des modèles ecclésiastiques traditionnels et qui se sont transformés en entrepreneurs charismatiques. Ils composeront une mosaïque de nouvelles églises ou simili-églises, en inventant non seulement des noms, parfois très fantaisistes, mais surtout un répertoire non conventionnel de gestion du sacré, du rite à la prédication.

Le recours aux nouveaux médias Kalu a forgé une bonne formule pour définir au singulier la nouvelle typologie de ces leaders religieux : Big Man of the Big God (Kalu, 2008, p. 103-122) et sa question de départ est ainsi formulée : « Since Pentecostals image themselves as being engaged in the re-evangelization of modern Africa, how has the intensive use of media enhanced, reshaped, and even endangered Pentecostal missioniary strategy? » (Kalu, 2008, p. 104).

La relation que Kalu entrevoit entre la naissance d’un nouveau type de leader pentecôtiste et le recours aux médias – qu’ils soient traditionnels ou nouveaux – est correcte puisque les fondateurs des églises charismatiques des années 1980 sont d’excellents communicateurs, capables d’utiliser le langage des médias en fonction d’un objectif précis : faire transiter la figure du pasteur d’âme traditionnel, guide spirituel d’une communauté de croyants, vers celle du performer de succès qui doit savoir gérer des rites-spectacles, en agissant sur la scène comme un véritable acteur, sachant moduler sa voix et pouvant passer des émotions les plus fortes aux réflexions les plus posées. Certains nouveaux leaders en sont de parfaits exemples avec un bon niveau d’instruction universitaire – dans certains cas, ce sont des chercheurs en sciences exactes et naturelles). Le cas le plus connu est celui du fondateur de l’église Mountain of Fire Miracles, Daniel Olukoya, Ph.D. en microbiologie à l’université de Reading au Royaume-Uni. Les leaders, comme Olokuya, appartiennent à une génération qui sait apprécier les nouveaux moyens de communication de masse et qui est convaincue que la manière traditionnelle de prêcher doit évoluée. La capacité à communiquer devient une valeur ajoutée, une force supplémentaire dans le pouvoir personnel du porteur de charisme. L’organisation médiatique du rite correspond justement à cette idée : 34

elle doit contribuer à créer un pouvoir bien visible en celui qui dirige l’action rituelle. En chantant, prêchant, hurlant contre les forces de Satan, en invoquant de manière obsessive le nom de Jésus contre elles, il se déplace toujours sur de grandes scènes, toujours moins semblables aux absides des églises, où le service religieux est célébré avec de grands écrans qui renvoient ses images dans les grands espaces des cityprayer, montrant ainsi à chaque fois qu’il est le super héros, touché par la puissance divine, capable de mettre chaque fidèle en condition de la toucher et de s’en approprier une petite mais suffisante dose. Rijk van Dijk (2001), qui a étudié ces figures au Malawi, a souligné combien l’aura de puissance que chaque leader essaie de montrer en public n’est pas seulement le produit d’un pentecôtisme hypermoderne, médiatisé et transformé en spectacle, mais que c’est aussi le reflet d’une conception de longue durée que l’on retrouve dans la culture de certains peuples africains. Il existe, dit-il, un mot, kukhwima, qui traditionnellement indique justement une personne qui a acquis un statut de grâce exceptionnelle qui lui donne un pouvoir immense. Cette condition était le propre des chamanes et des sorciers du village, capables de manipuler ce que l’on pensait être les bons esprits pour les opposer aux mauvais esprits. Le pentecôtisme des années 1970, en poursuivant le travail des missionnaires européens, a toujours tenté de combattre ces anciens cultes qui étaient, et sont encore aujourd’hui, diffus parmi les populations africaines, en opposant l’étude de la Bible, et la prière communautaire pour la diffusion des dons de l’Esprit Saint, aux pratiques traditionnelles de l’exorcisme et de la magie.

Le paradoxe des nouveaux entrepreneurs du charisme La nouvelle tendance charismatique, qui se développe dans les années 1980, constitue sous certains aspects, un paradoxe : l’utilisation exagérée des médias, anciens ou actuels, de la part des leaders religieux a eu comme effet d’exalter l’image de l’homme de Dieu puissant, capable d’accomplir des gestes et des paroles miraculeux et indicibles, au moment même où se déroule une action rituelle. Le réenchantement magique a ainsi été favorisé par ce que nous saisissons comme le symbole de la modernité, les nouveaux médias. Voilà pourquoi, bien qu’il le mentionne en passant, le big man ne se cache pas d’être devenu riche : l’image d’une vie pleine de facilités et de bien-être est proposée comme un modèle exemplaire à imiter, surtout par les nouvelles générations qui voient dans le nouveau type de pentecôtisme une entreprise (du charisme) qui a réussi, une marque capable d’entrer en compétition avec d’autres marques présentes sur le marché, une méthode de vie pour devenir « modernes ». D’autres chercheurs (Ukah, 2003 ; Asamoha-Giadu, 2004, 2005, 2013 ; Ojo, 2013), comme van Dijk, ont attiré l’attention justement sur ce changement d’époque dans le processus de différenciation que le christianisme pentecôtiste a connu, au cours des trente dernières années, dans de nombreux pays de l’Afrique sub-saharienne. La religion devient un bien de consommation de masse et comme telle, elle est gérée par ceux qui veulent se faire une place sur un marché regorgeant de biens du salut, cherchant à atteindre le plus de personnes possibles, de cultures et d’origines sociales les plus diverses : une pop-religion fascinée par les nouveaux entrepreneurs du charisme.

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Le pentecôtisme africain dans l’Italie contemporaine Pratique des négociations de l’espace et du genre dans la vie quotidienne Annalisa Butticci Forum Transregionale Studien, Art Histories and Aesthetic Practices (2015/2016), Department of Anthropology of the University of Utrecht as Assistant Professor (August 2016). [email protected].

a théorie de Pierre Bourdieu est sans aucun doute très attirante pour les chercheurs qui s’intéressent à l’étude de sociétés caractérisées par la présence de religions quasimonopolistiques. Sa théorie sur le champ religieux est très précieuse pour analyser le quasi-monopole religieux de l’Église catholique en Italie surtout pour observer les interactions entre prêtres catholiques et pasteurs pentecôtistes africains, la loi contemporaine italienne relative à la liberté de religion, et les liens historiques et organiques entre l’État italien et l’Église catholique.

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Cependant il m’a semblé intéressant d’aborder le Pentecôtisme africain en Italie à partir de P. Bourdieu et à travers le prisme du travail de Michel de Certeau, notamment dans son Invention du quotidien. Ce faisant, j’ai étoffé la présentation des tactiques déployées par les Églises pentecôtistes africaines pour occuper le champ religieux italien et y survivre de manière créative. Le travail de Bourdieu s’est révélé particulièrement important pour saisir un premier « cliché » du champ religieux italien, des relations de pouvoir entre l’Église catholique, l’État italien et les Églises pentecôtistes africaines qui vivent au quotidien le fait d’être d’"autres" instances religieuses. La théorie de P. Bourdieu ne m’a cependant pas aidée à percevoir certaines nuances ou variables du champ religieux italien. Ainsi il ne m’a pas permis de rendre justice aux différenciations qui caractérisent le catholicisme italien1. Le monopole de l’Église catholique en Italie a toujours été mis au défi par sa pluralité interne. Comme l’explique R. Bellah (2006), dans son étude sur la religion civile italienne, la piété populaire représente en Italie une profonde « basse obstinée » religieuse, qui imprime le rythme d’une symphonie catholique italienne plus vaste, transformant ainsi le monopole du catholicisme orthodoxe en un « quasimonopole ». En suivant le tempo de cette basse obstinée tout en observant le vécu des pentecôtistes africains en Italie, le travail de M. de Certeau s’est avéré particulièrement utile à mon travail. S’inspirant de P. Bourdieu et M. Foucault, M. de Certeau interroge le concept de pouvoir et sa dynamique, il étudie notamment les modèles d’action auxquels se réfèrent les personnes dominées ou marginalisées de diverses manières. Son approche s’étend au-delà des démarches de M. Foucault et P. Bourdieu face aux structures du pouvoir, car il examine les procédures clandestines et la créativité et bricoleuse des individus déjà pris dans les filets de la “surveillance” (de Certeau, 1990). Michel de Certeau perçoit ces procédures comme le réseau fondamental d’une « anti-discipline ».

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Pour lui, les relations de pouvoir existent à tous les niveaux de la société, et peuvent être ainsi transformées en légitime défense même par les individus situés au plus bas de l’échelle sociale. Il définit ces formes de résistance aux relations de pouvoir par le terme tactique. Il distingue les tactiques des stratégies, qu’il conçoit comme des outils et des manières de faire pratiqués par les dominants, tandis que les tactiques sont les moyens employés par les dominés et les opprimés. Michel de Certeau conceptualise les tactiques comme des formes d’adaptation à un environnement produit par les stratégies appliquées par les dominants qui en tirent profit et grâce auxquelles ils maintiennent leur statu quo. Il conçoit ces tactiques comme des actions menées au quotidien par les moins puissants à un niveau minuscule pour faire obstacle de brefs instants aux pouvoirs dominants. Pour M. de Certeau une tactique se glisse à la place de l’autre sans toutefois l’occuper intégralement. Une tactique dépend de la possibilité de jouer des événements, espaces, usages, symboles et réalités pour les transformer en aubaines. Ainsi les tactiques sont tributaires de la volonté de chacun, de l’esprit humain, des pensées, perceptions et désirs qui bouillonnent dans l’irréductible subjectivité humaine (Mitchel, 2007 ; Napolitano, 2007).

Le champ religieux en Italie Historiquement, l’Italie est un pays catholique. Le catholicisme constitue la religion dominante par laquelle les Italiens définissent leur identité religieuse, culturelle et nationale2. Cependant, bien que la majorité des Italiens se décrivent comme étant catholiques, leurs divers niveaux d’implication et leur degré d’engagement dans l’Église catholique reflètent une réalité qui se caractérise par la vitalité de la religion populaire ainsi qu’une importante part d’autonomie dans le comportement religieux et éthique. D’après Franco Garelli (2012) plus de 86 % d’Italiens déclarent être catholiques. Cependant, seuls 22 % s’estiment catholiques convaincus et pratiquants, 32 % considèrent qu’ils sont croyants mais pas toujours pratiquants, 35 % adhèrent au catholicisme par tradition ou par éducation et 7 % à 8 % indiquent partager les principes fondamentaux du catholicisme mais les interpréter de façon autonome et subjective. En fait, le pourcentage de fidèles participants aux pratiques catholiques officielles comme la messe dominicale, les sacrements tels que communion, confession, confirmation et derniers sacrements, est en déclin tandis que les pratiques, symboles et sens périphériques et extraliturgiques de la piété populaire restent vigoureusement enthousiastes tout en s’adossant au système catholique officiel de croyances et pratiques. Outre les écarts des catholiques italiens par rapport au système de croyances strictement catholiques, de nouvelles religions chrétiennes commencent à occuper la scène religieuse italienne faisant valoir leurs droits à produire et accumuler un capital religieux légitime et défiant le monopole traditionnel, l’autorité et la « vérité universelle » de l’Église catholique. La stratégie adoptée par l’Église pour maintenir son monopole consiste à transformer son pouvoir religieux traditionnel de manière à créer et nourrir une identité nationale et collective aménageant une unité dans des domaines marqués par des différences sociales, religieuses et idéologiques (Pace, 2007 ; Garelli, 2012). Ainsi, l’Église catholique semble attirer des personnes en quête d’une identité forte à une époque de grave récession économique, d’instabilité politique et d’intenses circulations et contacts entre différentes cultures, religions et idéologies.

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Le catholicisme polarise ainsi les inquiétudes des Italiens et leur répond par la solution attirante, rassembleuse et rassurante d’une forte identité religieuse nationale et collective (Pace 2007, 2008). L’Église catholique maintient sur la scène publique une présence sociale, politique et culturelle dominante dans chaque région et déploie d’importantes forces et ressources qui font intégralement partie de la société civile italienne (Garelli, 2007). De plus, la participation active de l’Église catholique à la sphère politique et l’influence qu’elle exerce sur des thèmes tels que l’immigration, la diversité et la liberté religieuses, le mariage de même sexe, la mise en œuvre de réformes sociales, ou la bioéthique, suggèrent une présence et un pouvoir consolidés qui définissent les contours de la société italienne moderne. Franco Garelli (2007) affirme que le champ religieux italien reflète l’ambivalence d’une religion traditionnelle amenée à relever les défis que posent le processus croissant euro-américain « d’affranchissement liturgique » et l’énergie d’un catholicisme moderne national et ethnique. D’après lui, l’Église catholique en Italie persiste à exercer son pouvoir en raison de sa flexibilité, son hétérogénéité et sa pluralité d’expression. Il est cependant important d’ajouter à ces éléments constitutifs du catholicisme italien, la longue relation que l’Église entretient avec l’État italien et le soutien que celui-ci a apporté à l’ancienne religion d’État, notamment avec le Concordat signé en 19293, et pendant les trente années durant lesquelles la Démocratie Chrétienne était au pouvoir (Donovan, 2003 ; Giovannelli, 2000). Avant l’adoption de la Constitution en 1947, les relations entre l’État italien et l’Église catholique étaient régies par le Concordat de 1929. La révision du Concordat en 1984 officialise le principe d’État laïc, mais maintient le précepte selon lequel l’État apporte son soutien à la religion, un précepte qui peut également s’étendre aux religions non-catholiques si le Parlement le propose et l’approuve. Une loi spéciale, L’intesa – qui a fait l’objet d’une longue procédure et de manœuvres politiques – adoptée en 1984 octroie des avantages précis à l’Église des Waldensians. La même loi a été élargie et accorde des avantages similaires à l’Église adventiste du 7e jour et à l’Assemblée de Dieu (1988), aux juifs (1989), aux baptistes et aux luthériens (1995), aux mormons, aux orthodoxes et à l’Église apostolique (2012), aux bouddhistes et aux hindouistes (2013). L’intesa permet aux ecclésiastiques d’accéder aux hôpitaux publics, aux prisons et aux casernes, fait le lien entre les cérémonies religieuses et les registres d’état civil pour les mariages, accorde des finances publiques à la religion, encourage l’éducation religieuse dans les écoles publiques, facilite les rites religieux particuliers pour les funérailles, régule les contrats de location et autorise les étudiants à respecter les jours fériés décrétés par les religions légalisées par l’État et leurs pratiquants. Si la communauté religieuse le demande, une intesa peut accorder une aide publique par le biais de l’impôt sur le revenu. Cependant les lois de 1929-1930 relatives au statut des minorités religieuses en Italie, adoptées sous l’ère fasciste, restent encore en vigueur aujourd’hui. Depuis quinze ans les églises protestantes italiennes exercent de fortes pressions pour que soit votée une loi sur la liberté de religion en Italie. L’Église catholique critique ce mouvement arguant qu’une liberté équitable de religion ne signifie pas pour autant qu’elles aient toutes les mêmes droits. Pourtant en dépit du vigoureux lobbying que pratiquent ces groupes religieux et des conflits entre les lois fascistes et le principe de liberté de religion octroyé par la Constitution italienne, aucun parti politique majeur, ni le président du Conseil, ni le parlement n’ont entamé de démarches sérieuses pour 40

remplacer ces lois. L’impasse dans laquelle se trouve la politique contemporaine italienne reflète l’attitude de l’État à l’égard des non-catholiques, et décrit un scénario dans lequel l’Église catholique et son point de vue social et religieux universel dominent toujours la société italienne. La mésaventure d’une petite église pentecôtiste ghanéenne, Christ Peace and Love, à Gorle une petite ville en Italie du Nord, illustre bien ce constat : elle a été confisquée par les autorités locales. La presse italienne et africaine locale a relayé les protestations émises par le pasteur ghanéen et sa congrégation suite à l’événement. Le journal en ligne africain theghana-italynews.com relate les faits comme suit : « Le 28 novembre 2011 à Palazzolo dans la Province de Brescia en Italie, des centaines de Chrétiens ont manifesté pour réclamer modestement un endroit où prier, un lieu de culte. Ils étaient membres de l’Église évangélique pentecôtiste de Palazzolo, une petite ville en Italie du Nord. Un an plus tard les mêmes événements se sont répétés. L’Église évangélique Christ Peace and Love de Bergame, s’associant à toutes les églises évangéliques de Bergame, invite tous les croyants à se rassembler pour une manifestation pacifique contre la municipalité de Gorle le dimanche 25 novembre. Le pasteur Emmanuel Obeng, en charge de l’église de Bergame, annonce que de nombreux croyants viendront prier, chanter et célébrer le culte devant la Mairie, tout le monde viendra, jeunes et vieux avec des banderoles et des panneaux.4 »

Les autorités de Gorle, membres de la Ligue du Nord, un parti xénophobe, ont justifié leur décision de fermer et confisquer le lieu de culte, par le fait que l’église aurait violé les lois régionales qui régissent l’utilisation d’un hangar industriel en le transformant en un lieu de prière. Elles précisent que l’occupation des hangars n’est autorisée que pour la production ou la manufacture et non comme lieu de culte. D’après les journaux, le maire de Gorle aurait dit que la municipalité de Gorle s’appuyant sur la Constitution italienne, adaptait ses services aux besoins des citoyens et que les trois églises (toutes catholiques) de la ville suffisaient aux habitants de Gorle. Il dit également : « Le cas tel qu’il nous a été présenté ne semblait pas mériter d’être intégré aux projets de la ville, c’est pourquoi s’ils pensent être utiles et souhaitent être intégrés à la communauté, ils sont libres de soumettre leur projet de lieu de culte aux “églises catholiques” déjà présentes sur le territoire, si les prêtres sont d’accord pour les accueillir, bien sûr. »

Suite à leur expulsion de leur église, le pasteur Emmanuel Obeng a déplacé sa paroisse dans un autre bâtiment qui a également été fermé par les mêmes autorités locales. En réponse, le dimanche suivant, les membres de l’église ont célébré leur culte devant les bureaux de la mairie sous la pluie. Le pasteur Emmanuel Obeng leader de la protestation a confié : « Nous avons décidé d’organiser cette manifestation pacifique pour plaider notre cause, une cause qui affecte presque toutes les églises évangéliques de la région de Bergame. La voix de l’enfant qui s’est exprimée aux côtés de son père dimanche dernier sous la pluie, mérite d’être entendue car sans église nous n’avons pas d’avenir. »

En avril 2013, la cour régionale donna, en appel, satisfaction à la petite église pentecôtiste, et annula la confiscation par la mairie. Les autorités locales ont été contraintes de restituer l’espace à la petite église désormais libre de célébrer ses cultes dans l’ancien hangar qu’elle avait acheté. Ce cas révèle clairement la contradiction entre les pratiques et convictions de l’État et la liberté de culte et de religion, ainsi qu’une forte odeur de racisme et de discrimination émanant des autorités à l’encontre d’immigrants non-catholiques à la 41

peau sombre. Les immigrants africains subissent de profondes discriminations et ségrégations sociales en Italie. Nous avons déjà noté ailleurs (Butticci, 2013) que les migrants Africains subissaient des conditions de vie et de travail de plus en plus sévères et dégradées, avec pour conséquence une part importante croissante de la population de migrants africains marginalisée dans la société italienne. Ils sont fréquemment décrits et perçus comme dangereux et criminels. Leur « négritude » émerge comme l’un des marqueurs dominants qui définissent leurs relations sociales et leurs différences raciales, culturelles et géographiques. Le rôle et la position des Églises pentecôtistes africaines sur la scène religieuse italienne reflètent un ordre social établi façonné par le catholicisme et l’État italiens. Leur accès restreint à des ressources matérielles ou symboliques, les tentatives pour rendre illégaux leurs pratiques et leurs biens religieux et la réfutation de leur autorité religieuse révèlent, comme P. Bourdieu le ferait remarquer, une fonction de la structure du pouvoir des champs religieux et social italiens. Ce manque de reconnaissance de la part de l’Église catholique et de l’État italiens affecte les minorités religieuses et les églises pentecôtistes de diverses manières. On refuse aux congrégations leurs droits en tant qu’acteurs religieux et à leur identité religieuse. Elles ont également un accès restreint aux vastes ressources matérielles dont dispose l’État, comme par exemple des lieux de culte autorisés. L’autorité religieuse et le statut de chef religieux et communautaire des pasteurs de ces églises minoritaires s’en trouvent érodés. Ainsi par exemple, ces pasteurs ne peuvent pas rendre de visites officielles dans les prisons, les hôpitaux et les écoles ou célébrer des mariages reconnus par la loi italienne car les Églises pentecôtistes africaines ne sont par reconnues en tant que telles. Ils ne peuvent pas non plus louer de locaux pour leurs activités religieuses ou bénéficier des mêmes aides économiques fournies à l’Église catholique, comme par exemple l’exonération de taxes foncières. De même ces pasteurs « minoritaires » ne peuvent prétendre obtenir l’autorisation de rester dans le pays pour des raisons religieuses car leur religion n’est pas reconnue.

Pratiques pentecôtistes africaines et créativité des femmes Les Églises pentecôtistes africaines constituent l’un des aspects les plus visibles de la diaspora africaine en Italie. Elles révèlent la variété de traditions engendrées par la chrétienté afro-italienne. On notera l’existence de congrégations méthodistes, évangéliques, pentecôtistes et charismatiques de type néo-pentecôtiste. Nombreuses sont plurilingues et pratiquent leurs cultes dans différentes langues africaines. La majorité de ces églises pentecôtistes sont d’origine nigériane, ghanéenne ou congolaise. En Italie, les plus grandes de ces communautés religieuses ne dépassent pas 150 membres et certaines ne comptent en moyenne qu’une trentaine de personnes. Ma recherche révèle qu’on compte une église pentecôtiste ou charismatique pour 150 immigrants chrétiens. On estime que la communauté nigériane compte à elle seule 400 églises en Italie. Le nombre d’églises pentecôtistes est clairement en augmentation essentiellement dans les zones à forte densité migratoire5. On peut facilement calquer le mode d’organisation de ces églises sur le modèle idéal que nous appelons entreprise chrétienne charismatique (Pace, 2010) où les chefs religieux prêchent la Bonne Parole et font preuve de dons spirituels extraordinaires, gagnant ainsi la confiance de leurs fidèles. L’organisation religieuse des églises est extrêmement volatile et légère. Territoriales et liées, ou non, à un siège 42

central ou régional, issues de la volonté d’un seul pasteur ou d’un groupe établi, elles jouissent d’une très large autonomie. Libres d’une hiérarchie pesante, ces simples pasteurs, hommes ou femmes, tiennent les rênes de leur communauté, et sont entièrement libres de conduire la gestion de leur église et d’établir une cartographie des connaissances et croyances adoptées par leurs membres (Butticci, 2012). La croissance et la richesse des églises pentecôtistes et charismatiques nigérianes au sein de la diaspora africaine en Italie sont largement dues aux différents leaderships de leurs pasteurs. Dans le champ religieux italien, les pasteurs pentecôtistes africains sont atypiques, ils sont les promoteurs de biens religieux alternatifs. Ces pasteurs, femmes et hommes, sont le produit du contexte social dans lequel ils officient. En ce sens, on peut observer le leadership de ces pasteurs pentecôtistes africains sous l’angle de vue de P. Bourdieu sur le charisme. Contrairement à Max Weber, P. Bourdieu insiste sur la relation entre le chef charismatique et les consommateurs du marché religieux. Pour M. Weber, le charisme « est une qualité faisant partie de la personnalité d’un individu, en vertu de laquelle il se situe à part des hommes ordinaires et serait doté de pouvoirs ou de qualités supranaturels, surhumains ou pour le moins particulièrement exceptionnels » (Weber 1978, p. 48). Pour P. Bourdieu, le charisme d’un leader provient de sa capacité à interpréter les exigences du marché religieux et à y répondre, sa connaissance du champ religieux, de ses pratiques et de ses clients est fondamentale. Comme nous l’avons remarqué ailleurs (Butticci, 2010), le charisme des pasteurs africains trouve ses racines sociales tant dans les sociétés d’origine que dans celles de destination. Ils connaissent leur communauté, les caractéristiques sociales, économiques et culturelles des membres de leur église, et ils tirent la plupart de leurs connaissances de leur propre vie. Leur vertu dérive de l’extrême variabilité des sociétés d’Afrique de l’Ouest. Des pratiques religieuses extrêmement diverses, des échanges transculturels et inter-ethniques, une accélération des mouvements de population, et des interprétations des différentes identités culturelles et ethniques placent ces sociétés « en mouvement » de façon remarquable. Dans ce contexte, la vie des individus est soumise à de multiples expériences sociales et religieuses, à une contamination culturelle et à une perpétuelle réinvention personnelle (Butticci, 2010, p. 97). On observe d’intéressantes interactions entre prêtres catholiques et pasteurs pentecôtistes africains à un niveau local. L’Église catholique contrôle une grande partie de l’immobilier en Italie, mais le dynamisme de ces espaces souffre fortement du déclin d’une fréquentation régulière aux messes et d’un engagement actif des populations locales dans leurs paroisses. Par conséquent, de nombreux prêtres offrent gratuitement ces espaces aux associations ou groupes d’immigrants, y compris aux Églises pentecôtistes africaines. Ainsi, il arrive souvent que les pasteurs africains se rendent aux paroisses locales et négocient avec les prêtres un espace dans leur paroisse. Pour les Églises pentecôtistes africaines, les paroisses catholiques constituent une excellente alternative aux hangars onéreux et isolés souvent situés dans des banlieues lointaines ou des zones abandonnées de la ville. Les paroisses catholiques occupent le centre ville, sont bien desservies par les transports publics et sont généralement bien entretenues. Dans ces lieux, les congrégations africaines trouvent un espace vital précieux pour célébrer leur culte et où les pasteurs peuvent fournir toute une série de leurs biens religieux. À Padoue par exemple, l’église catholique Tempio della Pace met un de ses 43

bâtiments à la disposition de neuf églises nigérianes qui célèbrent leur culte à la même heure chaque dimanche matin. Le bâtiment est constitué de neuf salles réparties sur deux étages où les groupes évangéliques de l’Église pentecôtiste et du Nigeria célèbrent leur culte. Dès 10 heures 30 le matin, les murs et les vitres du bâtiment vibrent au son de la musique, souvent interprétée en direct, exécutée par des orchestres évangéliques composés de percussions, de tam-tams, de guitares électriques, de pianos et accompagnés de chœurs vigoureux. Les neuf églises officient simultanément. Chaque dimanche, les sons du « Gospel Makossa » et les vives couleurs des vêtements traditionnels africains transforment l’église en un « Petit Nigeria ». Le culte est suivi de réunions des différents groupes évangéliques et d’un repas. Les femmes apportent des glacières et servent de la soupe egussi et du manioc pilé – un plat typiquement nigérian. Un essaim d’enfants jouent dans la cour et s’expriment en différentes langues : anglais, igbo, edo ou italien. Vers 16 heures, après des heures de culte, de chants et de sustentation, les fidèles africains quittent la cour de l’église et grimpent dans leur voiture sur lesquelles s’affichent des autocollants « Suivez Jésus-Christ », « Jésus est mon Seigneur : croyez-le ou pas » ou encore « Jésus-Christ : premier Super-héros ». Outre l’hébergement dans ces églises, la paroisse prête aussi ses locaux à diverses associations civiques et sociales nigérianes. Les célébrations et offices du dimanche sont intimement liés à l’élément culturel de l’identité et de la culture ethnique de chacun de ces groupes. Les migrants africains fréquentent fièrement leur église arborant leurs cérémonies spirituelles et culturelles. L’identité culturelle et religieuse des Pentecôtistes africains s’expose dans toute la splendeur de l’élégance de mise pour un traditionnel dimanche africain. Les Pentecôtistes célèbrent et réaffirment leur identité spirituelle et religieuse en priant, chantant, dansant, et en s’endimanchent, revêtant un mélange très coloré de tissus africains, de costumes élégants griffés des plus grandes marques italiennes et de chaussures stylées. Le répertoire musical est riche, varié et retentissant, et s’étend du gospel classique au gospel contemporain de chanteurs africains populaires en passant par des concertos de Bach. Chaque chant évoque des souvenirs et des émotions individuels ou collectifs. Tout en chantant certaines personnes pleurent, prient et dansent suivant le rythme et la musique. Elles prient ensemble, se tenant par la main, ou touchant une partie de leur corps qui les fait souffrir, ou encore leur passeport ou leur permis de travail. Certains accompagnent leurs prières de gestes théâtraux, levant les mains au ciel, agitant les poings et martelant les murs, ou piétinant le sol. Par contraste, tout à côté, le prêtre célèbre sa messe dans une grande cathédrale presque vide. Les fidèles, presque exclusivement des personnes âgées, suivent au pied de la lettre la liturgie indiquée sur le feuillet du dimanche, qui leur signifie quand, quoi et comment prier. Ils participent à la liturgie en récitant les prières indiquées sur le feuillet et en chantant le répertoire catholique classique. Le prêtre les invite fréquemment à des moments de silence et de méditation : « Observons le silence, ouvrons nos cœurs à Dieu et en silence faisons notre prière ». Parfois il cite les personnes malades ayant besoin de prières. Pour eux, il prie : « Notre Père, Salut Marie et Gloire à Vous ». J’ai été plusieurs fois témoin de prêtres catholiques contemplant avec une extrême suspicion les pratiques religieuses des pentecôtistes africains qui s’expriment dans leur espace catholique. L’un des prêtres catholiques hébergeant une Église pentecôtiste nigériane dans sa paroisse remarque : « Je constate qu’ils crient beaucoup. Parfois ils se roulent par terre ou tremblent et

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s’écroulent. Ils pratiquent beaucoup l’exorcisme ou ce genre de choses. Mais je leur ai dit que je ne voulais pas qu’ils pratiquent leurs rituels ici dans ma paroisse. Ils peuvent utiliser la salle de réunion pour prier, mais pas comme cela. J’ai l’impression qu’ils mêlent la chrétienté avec leurs religions traditionnelles. »

Dans ce constat on reconnait l’expression d’une différence religieuse, d’une excentricité même, que le prêtre perçoit comme de la chrétienté douteuse. Selon lui, ce qu’il observe est une version contaminée de la chrétienté authentique puisqu’elle est mélangée à « leurs religions traditionnelles » d’Afrique. L’ambivalence exprimée par ce prêtre catholique, qui comme beaucoup d’autres est tenaillé entre la charité et l’hospitalité de tradition catholique et un certain inconfort vis-à-vis des « autres » religions, est accentuée par l’expression extrêmement flamboyante et colorée de la spiritualité des Églises pentecôtistes africaines. Les pasteurs savent parfaitement que la charité et l’hospitalité font partie de la tradition catholique, et ils en usent habilement pour en tirer une aubaine. L’esthétique religieuse pentecôtiste africaine semble au cœur de la perception qu’ont les prêtres catholiques de la « singularité » religieuse africaine. Selon Birgit Meyer (2010) l’esthétique religieuse est constituée des dimensions matérielles, physiques, sensationnelles et sensorielles qui composent la pratique religieuse. Ce sont des pratiques qui définissent, organisent et invoquent l’accès au Divin et les liens consolidés entre membres des communautés religieuses. Prières, chants, danses, icônes ou objets religieux, images et symboles sont des exemples de l’esthétique religieuse. Les Églises pentecôtistes occupent autant que possible ces espaces loués à des paroisses catholiques, transformant ces endroits règlementés en une aubaine pour exister et se développer. Comme le ferait remarquer de M. de Certeau, les Églises pentecôtistes occupent tactiquement ces espaces pour pouvoir exprimer leurs émotions, sentiments, désirs et subjectivités et pour créer une nouvelle carte géographique religieuse. De par leur présence et les pratiques qui les caractérisent, elles s’approprient ces espaces et les transforment pour satisfaire leurs besoins. Elles consolident leur affiliation au sein de la structure catholique et rassemblent les ressources économiques nécessaires pour se déplacer vers d’autres espaces où elles seront libres de consommer leurs biens religieux. Dans certains cas, leur proximité avec des prêtres catholiques les aide à gagner en visibilité au sein des communautés catholiques italiennes. Cela se vérifie en particulier lors de concerts de gospels pentecôtistes africains. En ces occasions spéciales, elles ont accès à l’église catholique et à ses paroissiens qui ne dédaignent jamais la bonne musique. Ce faisant, elles s’expriment et proposent d’autres bien religieux, incorporant tactiquement le pouvoir visuel de l’esthétique et de l’architecture catholiques. La présence de femmes pasteurs constitue l’élément le plus subversif de ces pratiques religieuses enracinées et établies. En Italie, où les femmes n’ont accès ni au pouvoir ni à l’autorité religieuse, ces femmes pasteurs constituent une curiosité. Au Nigeria et au Ghana, par exemple, les chefs religieux femmes font partie du processus continu de transformation et de redéfinition des sociétés et des espaces religieux. D’autres recherches antérieures, mettent aussi en évidence les attitudes ambivalentes des africains pentecôtistes à l’égard des femmes (Bateye, 2008 ; Shotill, 2008 ; Sackey, 2007 ; Hackett, 1993 ; Olajubu, 2006). R. Hackett remarque que « d’un côté, les femmes jouissent d’une plus large participation dans “l’Armée de Dieu” et de plus d’occasions d’y être chef religieuse, de l’autre, elles sont fréquemment stigmatisées et diabolisées en tant qu’êtres inférieurs à l’homme » (Hackett, 1993). Elles sont 45

victimes de discrimination, officiellement et en termes de leadership religieux. En fait, certaines communautés pentecôtistes n’admettent pas de femmes pasteurs, tandis que d’autres les encouragent à prêcher et officier. Les contradictions existent néanmoins, même au sein des communautés religieuses africaines. Le pasteur Augustin du Ministère d’évangélisation international, installé à Padoue me dit un jour: « Je n’assisterais jamais à un culte servi par une femme ! ». À l’opposé, le pasteur Samuel répondit ainsi à ma question concernant les femmes pasteurs : « Quand Dieu fait appel à quelqu’un, cette personne représente Dieu. Ce n’est plus une personne, il s’agit davantage de vie que de bureaucratie. Par exemple, je vais au bureau et je suis chef de bureau, je représente la compagnie et donc je dois être respecté. C’est pareil pour l’église. D’habitude l’homme dirige tout et la femme doit constamment subir, mais cela change lorsqu’il s’agit de religion. Dieu considère les humains comme des humains et non comme un homme ou une femme. »

En Italie dans le contexte du patriarcat catholique italien où les femmes n’ont pas le droit d’être prêtres ou chefs religieux, elles constituent une nouveauté. Bien qu’en Italie les femmes pasteurs subissent de nouvelles formes de discrimination, elles offrent un mode de vie alternatif qui transcende le rôle endossé par de nombreuses immigrantes africaines en tant que travailleuses domestiques, vendeuses de rue, prostituées, travailleuses sociales pour l’enfance, caissières, mères ou épouses (Adall, 2000). Elles permettent aussi de remettre en cause les stéréotypes racistes très répandus selon lesquels les femmes noires pervertissent l’Italie. Comme le note l’anthropologue Asale-Angel Ajani dans son ethnographie sur les femmes africaines en Italie, « Toutes les immigrantes sont soumises à des représentations négatives, mais la plupart des représentations de la prostitution sont décrites comme étant principalement nigérianes ou pour le moins africaines, tant dans les médias que dans le discours populaire » (Ajani, 2003, p. 149). Comme l’a fait remarquer E.J. Lawless (1988, p. 73) : Quel meilleur exemple, dès lors, de la femme récrivant sa vie et refusant d’accepter le statut de femme muette, que cette prêcheuse ? Les femmes pasteurs dans les Églises pentecôtistes africaines en Italie, jouissent d’une grande visibilité et exercent un certain pouvoir et une autorité sur leurs communautés religieuses. Le leadership religieux qu’elles exercent dans un pays catholique tel que l’Italie constitue la particularité la plus notable de ces femmes pasteurs. Certaines histoires que j’ai collectées témoignent du respect que ces femmes inspirent et d’un phénomène inhabituel. Patience est une femme pasteur nigériane. Elle a migré en Italie pour des raisons économiques. Elle est femme de ménage et dirige aussi une petite église charismatique appelée Captain Jesus Power Ministries. Aux dires du pasteur Patience, elle aurait été choisie par Dieu en Italie. Elle porte généralement sa tenue pastorale, surtout quand elle rend visite aux membres de son église. Mais la première fois qu’elle endossa sa tenue, elle fut confrontée à des réactions inattendues des populations et des autorités locales. « Mes deux premières années en tant que ministre du culte ici ont été très très dures. La première fois que j’ai porté ma tenue pastorale, je me rendais à Rome. Je me suis installée dans un compartiment du train et les passagers présents se sont tous enfuis. Certains firent le signe de croix car ils n’avaient jamais vu ça. Une femme, manifestement contrariée, me demanda si j’étais pasteur. Quand je lui répondis que oui, elle fut très surprise. Je lui expliquai que j’étais pasteur pentecôtiste et elle me dit: « Ici, en Italie ? » car elle était très perplexe. Quand je lui répondis oui, elle dit: « Dieu nous préserve ! ». Je lui dis que je n’étais pas catholique mais pentecôtiste et que c’était normal. En arrivant à la gare de Rome un policier me demanda de le suivre au commissariat. Là, les policiers en invitèrent d’autres à venir me voir, vêtue de ma tenue

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pastorale. Tout cela simplement car je la portais. Ils m’interrogèrent pendant environ deux heures et demie puis me relâchèrent. Je sais qu’ils pensaient que j’étais folle. »

Pour affronter la discrimination qu’elles subissent de la part des administrations ecclésiastiques catholique et pentecôtiste qui refusent de reconnaître leur autorité religieuse, ces femmes travaillent durement, et battent la campagne pour promouvoir l’accès à la chaire pour les deux sexes. Elles profitent des conventions, séminaires ou concerts de gospel, et rédigent des articles sur le mariage, le stress, la santé ou la culture des jeunes dans des magazines pentecôtistes en Italie. Les histoires de ces femmes pasteurs et le nombre croissant de leur ordination sont étayés par des photos, des histoires personnelles ou leurs carnets de voyages en Italie, au RoyaumeUni, aux États-Unis ou en Afrique de l’Ouest. Les femmes pasteurs se présentent elles-mêmes dans toute leur splendeur en couverture des magazines pentecôtistes ou dans des articles. Des titres telles que « l’évêque Diana Adjartey : une femme, le Royaume au cœur », « Le pasteur Loveth dirige la convention des femmes et l’Action de Grâce en marquant la différence », « L’évêque Diana Biney célèbre le dixième anniversaire de sa carrière de chanteuse Gospel avec un nouvel album God is able », « Le pasteur Ehighe : une femme qui comprend », inondent les magazines sur papier glacé. Vêtues de leurs habits de cérémonie traditionnels, elles sont photographiées en train de prier, chanter, soigner ou prêcher. Ces femmes utilisent cette presse pour se présenter de manière créative, ce qui leur permet de repousser les limites de l’espace dans lequel elles sont confinées par la société italienne, l’Église catholique et la diaspora pentecôtiste. Une des neuf églises célébrant l’office du dimanche au Tempio della Pace, la paroisse catholique de Padoue, fut créée par une femme pasteur pentecôtiste du Nigeria réputée pour ses dons de délivrance et de réconfort spirituel. Les gens assistent à son office en particulier quand ils traversent une crise spirituelle ou quand ils ont besoin d’une protection spéciale. Le cas que j’ai pu observer au cours de ma recherche ethnographique est symptomatique. Une femme âgée s’est rendue à l’église du pasteur Stella et a demandé une prière spéciale. Cette dame retournait au Nigeria après avoir passé vingt ans en Italie. Au cours de l’office du dimanche, le pasteur Stella a récité une prière puissante et enthousiaste pour cette femme tout en associant l’assemblée présente à l’église. La femme fut invitée au milieu de la pièce tandis que les fidèles l’entourèrent, se tenant par la main pour former un cercle. À l’intérieur de ce dernier, le pasteur Stella et la femme combattirent avec émotion, physiquement et spirituellement les forces du mal susceptibles de s’en prendre à elle lors de son retour au pays qu’elle aimait tant. La pasteur Stella et la femme s’agitèrent et se mirent à crier, pour repousser solennellement les malédictions, combattre les mauvais esprits et finalement laisser le Saint-Esprit « parer cette femme de la victoire » invoquée par le pasteur Stella. Le pasteur Stella rêve d’avoir sa propre église. Elle cherche des locaux à louer dans lesquels elle pourrait librement mener ses sessions de délivrance et faire son office du dimanche. Elle est limitée dans ses activités par le prêtre catholique qui lui interdit d’utiliser librement ses locaux. Elle souhaiterait par exemple organiser des veillées, mais le prêtre n’autorise pas les Églises pentecôtistes à accéder aux locaux de nuit. Elle me dit: « Je suis sûre que je trouverai mon endroit, mais pour l’instant je célèbre l’office du dimanche ici. Mon église grandit et peu à peu nous aurons suffisamment d’argent pour aller ailleurs. Mais pour l’instant je reste ici. Je ne pars pas ».

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Le prêtre catholique de la paroisse a tenté de mieux la comprendre et d’en savoir davantage sur ses services. Il me dit : « Elle ne me pose pas de problème, mais je pense que les femmes pasteurs devraient suivre une formation, faire des études de théologie et être solidement préparées. Je me demande quelle est sa formation. Quand je lui ai posé la question, elle est restée vague ». Le pasteur Stella n’a pas suivi d’études de théologie ni de formation auprès des pasteurs de son église, mais elle répond aux besoins de sa communauté et agit en fonction de ses dons et pouvoirs divins, dit-elle. Elle occupe et exploite les espaces catholiques en développant ses désirs d’émancipation et les critiques intrinsèques qu’elle formule à l’égard des structures des pouvoirs catholique et pentecôtiste. Selon O. Olajubu (2004), cela peut aussi être interprété comme la création d’un espace alternatif de pouvoir et de résistance à l’hégémonie patriarcale. Elle remarque que « lorsque les structures dominantes du leadership d’une église refusent de reconnaître le rôle des femmes en tant que leaders, celles-ci ont tendance (de façon groupée) à créer des espaces alternatifs de pouvoir, permettant de fixer un objectif et un agenda » (Olajubu, 2004, p. 50). Le pasteur Stella se sert tactiquement des mini pouvoirs politiques tant dans la diaspora pentecôtiste et sa communauté que dans la société catholique dans laquelle elle vit. Elle ne résiste pas seulement aux pouvoirs dominants et discriminatoires, elle exprime aussi le facteur humain, le sens vers lequel tendent ses désirs et sa subjectivité. De la même manière, les autres pasteurs pentecôtistes africains exploitent les espaces catholiques en les occupant et en tirant profit de leurs rencontres avec des chefs religieux catholiques ou des profanes proches du pouvoir et des symboles du catholicisme en Italie. Comme le note M. de Certeau : « De nombreuses pratiques quotidiennes sont tactiques par nature. Comme le sont plus généralement les « modes opératoires » : les astuces qui mènent à la victoire du « faible » sur le « puissant », savoir comment se tirer d’affaire, les « ruses du chasseur », les manœuvres, les simulations polymorphes, des découvertes joyeuses et poétiques autant que guerrières (de Certeau 1990, p. XLV). »

De nombreux pasteurs pentecôtistes racontent des histoires de missionnaires résistants qui pénètrent progressivement la société avec pour objectif de la transformer en profondeur (Butticci, 2012). Ils s’immiscent dans le paysage religieux italien, occupant tactiquement les espaces libres autrefois occupés par les paroissiens ou les associations catholiques locales. Dans ces espaces vides, résultant d’un « affranchissement liturgique » vis-à-vis du catholicisme en Italie, les Églises pentecôtistes africaines ont clairement trouvé un mode opératoire. Elles font appel à leur inventivité pour repousser les limites posées par l’Église catholique et l’État dominants ou pour s’en accommoder. Elles ont braconné, de manière très créative, toute une série de représentations de l’esthétique italienne et catholique, allant de la haute couture made in Italy, fièrement exhibée par des pasteurs flamboyants et les membres de leur église, à des formes de piété visuelle ou à l’architecture catholiques en occupant des paroisses situées en centre ville. Ils se situent à la marge, mais intègrent de façon créative des éléments centraux. Paradoxalement, ils trouvent leur espace vital dans les mêmes structures de pouvoir que celles qui restreignent leur autorité religieuse.

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Conclusion Dans cet article, nous avons dressé le tableau du champ religieux italien et des dynamiques de pouvoir en jeu entre l’Église catholique et les Églises pentecôtistes africaines dans l’Italie moderne. Adoptant la théorie de P. Bourdieu pour éclairer les structures qui mettent au défi les Églises pentecôtistes nigérianes en Italie, mon propos vise à démontrer que la perception du sens et de la fonction des pratiques et symboles pentecôtistes africains dérive de deux éléments. Il s’agit d’une part, des relations de pouvoir entre les églises africaines et la religion d’État, et d’autre part, de la marginalisation et la discrimination sociales des communautés de la diaspora africaine dans la société italienne. L’Italie est un pays où le monopole de l’Église catholique et son pouvoir symbolique, même soumis à des tensions constantes, exercent encore un rôle décisif dans la définition de l’identité religieuse nationale de même que sur la place et le rôle qu’occupent les autres religions. Il en résulte un quasi-monopole de l’Église catholique sur la production de biens religieux. En conférant le rôle d’associations culturelles aux Églises pentecôtistes africaines en Italie, l’Église catholique et l’État italien les privent de la légitimité de leur autorité religieuse. Mais grâce à leur créativité et leur désir de poursuivre leurs pratiques religieuses, ces églises ont appris à survivre et à transformer les freins en aubaines. Bien que les défis auxquels sont confrontés les Églises pentecôtistes africaines en Italie soient particulièrement ardus, les femmes et les hommes pasteurs ont commencé d’instiller une nouvelle dynamique de la chrétienté dans le champ religieux italien, par leur simple présence et leur capacité à s’adapter et à utiliser tactiquement les espaces religieux catholiques. À l’inverse du rôle conservateur qu’exerce l’élite de l’Église catholique, les femmes et hommes pasteurs africains représentent un mouvement débordant d’un solide pouvoir novateur. Les biens religieux offerts répondent à l’urgence de la demande sur le marché religieux : communauté, prise d’autonomie, redéfinition de l’identité collective. En ce sens l’Église catholique orientée vers une identité nationale italienne (ou européenne), échoue à répondre à cette demande. L’un des éléments subversifs les plus marquants des Églises pentecôtistes africaines dans le champ religieux italien est la présence de femmes pasteurs. Bien que leur leadership religieux soit remis en question et réprimé tant par la communauté pentecôtiste africaine que dans le contexte italien, elles persévèrent. Elles repoussent les constantes pressions de méconnaissance qui vont à l’encontre de leurs entreprises religieuses. Ces femmes répondent en créant un capital religieux qu’elles rendent légitimes en occupant les espaces catholiques et pentecôtistes pour offrir et mettre en pratique leurs dons charismatiques et dispenser les biens religieux. La future société italienne et le champ religieux à venir dans le pays, laissent espérer un pluralisme plus large. Les Églises pentecôtistes africaines ne constituent que l’un des nouveaux éléments religieux qui envahissent de plus en plus la scène religieuse italienne. Le pouvoir de ces églises réside probablement dans leur aptitude à s’approprier de manière créative les éléments, symboles et prérogatives des autorités dominantes. Bien que les Églises pentecôtistes africaines subissent le pouvoir de l’Église catholique et son influence sur la société italienne, elles utilisent et régissent tactiquement les espaces et ce pouvoir catholiques, les transformant en aubaines pour prospérer et se développer. Alors que les interactions avec les paroisses catholiques locales mettent en évidence des tensions et des suspicions, elles permettent aussi à ces églises de s’approprier des éléments de la société et du 49

catholicisme italiens. En exploitant les ressources de l’Église catholique sur le territoire, elles s’implantent et esquissent une nouvelle carte religieuse. Dans ces espaces catholiques, elles expriment leur potentiel humain et leurs orientations ainsi que leurs aspirations et leurs désirs. Ces espaces mettent paradoxalement en lumière la marginalité dans laquelle se trouvent les églises africaines mais aussi la force du mouvement résilient le plus créatif dans le champ religieux italien.

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Le centre de recherche Caritas estime que 3,5 % de la population pratiquent « d’autres religions » que le catholicisme. Ce groupe inclut les religions traditionnelles – protestante, évangélique et juive – et les communautés religieuses de migrants. Plus de la moitié des immigrants en Italie sont membres d’Églises chrétiennes protestantes, orthodoxes, pentecôtistes et du renouveau charismatique. Plus d’un tiers des immigrants récents sont membres des différents courants historiques de l’Islam, tels que sunnisme et chiisme ou l’islam pratiqué par les confréries d’Afrique et d’Asie, ainsi que des nouveaux mouvements religieux fondamentalistes. Un certain pourcentage inclut également des religions en provenance d’Asie et du souscontinent indien, sikhisme, hindouisme, bouddhisme et de nouvelles formes de taoïsme chinois. Il est plus difficile de quantifier le pourcentage de pratiquants de religions traditionnelles africaines ou afro-antillaises telles que candomblé, umbanda ou vaudou (Pace, 2007). 3 Le Concordat également connu sous le nom d’Accords du Latran. Le Concordat a été officiellement signé par

Benito Mussolini le 11 février 1929. Selon ces Accords, l’Église catholique acquiert toute une série de privilèges et

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le catholicisme devient la « seule religion d’État ». 4 www.theghana-italynews.com, 12 novembre 2012. 5 Voir P. Cingolani (2005) pour ce qui concerne les migrations et associations nigérianes en Italie et Butticci

(2012) pour les détails sur les migrations africaines en Italie.

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II. Passage au politique ?

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La théologie du « combat spirituel » Globalisation, autochtonie et politique en milieu pentecôtiste/charismatique Yannick Fer Chargé de recherche, CNRS (Groupe Sociétés Religions Laïcité, EPHE-CNRS, UMR 8582), [email protected].

e démon ne tente que les âmes qui veulent sortir du péché et celles qui sont en état de grâce. Les autres sont à lui, il n’a pas besoin de les tenter », lit-on dans une des homélies du curé d’Ars (Monnin, 1861, p. 469). Le thème du combat spirituel, qui parcourt toute l’histoire du christianisme, a longtemps mis l’accent sur la lutte intime par laquelle l’individu croyant se libère des tentations pour gagner son salut. Conçu avant tout comme une affaire personnelle, ce combat engage pourtant inévitablement les relations entre conscience individuelle et normes sociales, dans la mesure où les « tentations » auxquelles le croyant est soumis sont pour une large part les pressions et les sollicitations de la vie en société. Ainsi, dans la même homélie, un seul démon, assis et se croisant les bras, suffit à soumettre toute la population d’une grande ville : tous ceux qui, dans cette ville, « étaient enclins à la haine, à l’impureté, à l’ivrognerie, il les prenait par là, et c’était d’abord fait » (idem).

« L

À la fin des années 1980, les théologiens charismatiques du « combat spirituel » (Spiritual Warfare) ont réinvesti cette question des relations entre salut personnel, morale sociale et influences démoniaques, en y introduisant une dimension territoriale empruntée à la littérature anthropologique. Cette réinterprétation puise son inspiration dans une contre-culture conservatrice issue notamment du fondamentalisme protestant, en réaction à ce qui est perçu comme une déchristianisation et une sécularisation des sociétés occidentales, tout particulièrement dans les grandes villes : les villes ne sont plus seulement « sans Dieu », elles sont « contre Dieu ». Il s’agit donc d’engager la reconquête des villes et des nations, dans un combat contre des « esprits des lieux », des démons tutélaires déterminant le destin spirituel des territoires au-delà des consciences individuelles de ceux qui y vivent. La théologie du combat spirituel reprend l’imaginaire charismatique de la délivrance des corps individuels en l’étendant à l’ensemble du corps social. Par là, elle produit un glissement de l’individu au territoire, du religieux au politique. L’écho considérable qu’elle a rencontré sur tous les continents au cours des dernières décennies en fait aujourd’hui un mouvement exemplaire de la globalisation religieuse, qui participe à la restructuration du champ de l’évangélisme mondial en encourageant la circulation et la combinaison d’un ensemble d’éléments, culturels et religieux, que chacun se réapproprie localement en fonction des contexte sociaux ou politiques. Après avoir rappelé la généalogie de ce mouvement, nous examinerons plus précisément les ruptures décisives qu’il introduit sur trois terrains : le rapport de la religion au territoire, les identités culturelles et les relations entre religion et politique.

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Généalogie du mouvement : du fondamentalisme aux « esprits tutélaires » La théologie du combat spirituel a été formalisée au cours des années 1980 au sein d’une institution évangélique, le Fuller Theological Seminary, fondée en Californie en 1947 par des protestants fondamentalistes nord-américains. Son élaboration et sa diffusion rapide marquent la cristallisation de plusieurs dynamiques à la fois religieuses et sociopolitiques, qui ont finalement concouru pendant la seconde moitié du XXe siècle à la redéfinition de l’engagement évangélique dans les sociétés occidentales. Le fondamentalisme protestant est, dès l’origine, une protestation militante contre l’évolution des valeurs sociales dominantes et des modes de vie aux États-Unis après la Guerre de Sécession. Il s’est construit en réaction au développement des théologies libérales – les lectures historico-critiques de la Bible, l’influence du rationalisme et du darwinisme – et d’un évangélisme social (Social Gospel) qui entendait modifier les rapports du capital et du travail (Ladous, 1995, p. 922). Son credo, proclamé entre 1910 et 1915 dans une série de douze fascicules titrés The Fundamentals, consistait essentiellement à revendiquer le retour à une lecture « littérale », c’est-à-dire antilibérale et conservatrice, de la Bible érigée en vérité transcendante d’inspiration divine. L’apparition de ce mouvement fondamentaliste s’inscrivait plus largement dans une période de « réveil » qui a vu également l’émergence du mouvement de sainteté (holiness movement) et du pentecôtisme. Tous étaient convaincus de l’urgence d’un nouvel élan missionnaire et des périls liés aux transformations des mentalités et des modes de vie. Ils partageaient donc des préoccupations communes, mais divergeaient quant aux moyens d’y répondre : « Tandis que [le mouvement de sainteté et les pentecôtistes] mettaient l’accent sur des réponses expérientielles et morales au défi de la sécularisation moderne, le fondamentalisme préférait le champ de bataille intellectuel et idéologique [...], il se préoccupait davantage de combattre pour la vraie doctrine (Carpenter, 1997, p. 5). »

En 1947, le projet des fondateurs du Fuller Theological Seminary était d’établir un lieu de référence pour l’ensemble des tendances issues du fondamentalisme, tout en rompant avec ses penchants séparatistes en recherchant plus directement à acquérir une influence sur la société : « ces fondamentalistes considéraient que les chrétiens avaient, en plus de leur premier devoir d’évangélisation, le devoir de transformer la culture » (Marsden, 1987, p. 6). La fondation du Fuller Theological Seminary se situe par là dans la continuité de la création en 1942 de la National Association of Evangelicals, qui visait à faire entendre la voix des fondamentalistes sur les questions de société et à les fédérer sous l’étiquette de « nouvel évangélisme » (le new evangelicalism, qui a façonné l’identité « évangélique » contemporaine). La théologie du combat spirituel est née au sein de la School of World Mission du Fuller Theological Seminary, de la rencontre entre ces « nouveaux évangéliques » d’origine fondamentaliste et des théoriciens charismatiques issus des transformations intervenues en milieu pentecôtiste à partir des années 1960. Cette école travaillait au renouvellement des méthodes missionnaires dans la perspective d’une mission globale et interculturelle, en prenant appui sur les ressources des sciences sociales. La théologie du combat spirituel a ainsi été progressivement 55

élaborée dans le sillage du « mouvement pour la croissance d’église » fondé par le missiologue Donald McGavran, qui a conceptualisé à la fin des années 1960 la notion de « groupe homogène », c’est-à-dire la nécessité d’évangéliser des communautés plutôt que des individus, en partant de l’idée que « les hommes aiment devenir chrétiens sans avoir à franchir des barrières raciales, linguistiques ou sociales » (cité par Smith, 2005, p. 13). Deux missionnaires anthropologues enseignant au Fuller Theological Seminary, Alan Tipett et Charles Kraft, ont contribué en s’appliquant à donner à ces théories d’inspiration managériale leur pleine dimension « spirituelle », à en faire la trame d’une vision du monde centrée sur l’affrontement entre les puissances du bien et du mal (Gonzalez, 2014, p. 257), et qui « prend plus au sérieux les conceptions des sociétés traditionnelles non-occidentales » (Ediger, 2004, p. 268) concernant les esprits des lieux, les entités surnaturelles associées à des territoires. A. Tipett, ancien missionnaire à Fidji, a « développé la notion de ‘rencontre de puissance’ power encounter pour évoquer la confrontation qui survient entre le Dieu biblique et les divinités païennes » d’Océanie (Gonzalez, 2014, p. 257). C. Kraft a quant à lui établi une correspondance entre « l’animisme et la vision du monde biblique qui partageraient une compréhension similaire de la réalité : celle-ci serait peuplée d’entités angéliques ou démoniaques invisibles aux cartésiens que nous serions devenus en Occident. Tout comme l’animiste aurait recours à des techniques spirituelles pour manipuler ces entités, de même le chrétien est invité à s’ouvrir à cette dimension de la réalité » (idem). Pour C. Peter Wagner, le successeur de D. Mc Gavran à la tête de la School of World Mission qui reprend et systématise cette grille de lecture dans les années 1980, le combat décisif ne se situe pas sur les terrains de mission, entre la Bible et les cultures traditionnelles : il a lieu en Occident, dans les grandes villes où le christianisme doit combattre la sécularisation. Car la ville n’est plus conforme à la volonté de Dieu et elle échappe au contrôle humain : elle est donc aux mains des puissances de « ce monde », c’est-à-dire des forces démoniaques. Elle n’est plus seulement « sans Dieu » (un thème classique dans l’histoire du christianisme), elle est « contre Dieu1 ». De la même façon, la perte d’emprise du christianisme sur les sociétés occidentales appelle aux yeux des théoriciens du combat spirituel la mise en œuvre de nouvelles méthodes, l’action missionnaire étant désormais conçue comme une forme d’exorcisme à grande échelle. C’est ce qu’explique Floyd McClung : « Les liens démoniaques sont normalement associés à des individus, mais la désintégration morale de notre société rend possible une guerre spirituelle de grande échelle contre des villes ou des nations entières. [...] Si nous avons une vision du péché limitée aux choix personnels, nous manquerons une vérité importante : les villes et les nations prennent des personnalités spirituelles et vivent par elles-mêmes (McClung, 1991 : 29-31). »

Il faut donc à la fois un changement d’échelle et un changement de pratiques. Cette charismatisation de l’imaginaire évangélique, au service d’un engagement politico-religieux dans l’espace public, a été portée par les courants dits charismatiques (« néo-charismatiques » ou encore « charismatiques indépendants »), qui se sont structurés à partir des années 1960 comme une alternative au pentecôtisme classique. Cette époque est marquée aux Etats-Unis – tout particulièrement en Californie où naissent plusieurs des réseaux du nouveau charismatisme évangélique (Fer, 2010) – par l’affirmation d’une contre-culture exprimant la contestation radicale de l’autorité et du conformisme social par les générations de l’après-guerre. En écho à cette contestation sociale, le charismatisme 56

répond à la désaffection des jeunes générations protestantes à l’égard des structures d’église traditionnelles, en élaborant une contre-culture évangélique centrée sur l’expérimentation libre et personnelle des « dons du Saint-Esprit », qui relativise le rôle de l’institution et incorpore « l’imagerie et les pratiques de la jeunesse – le mouvement physique, l’utilisation de styles musicaux contemporains, la technologie – pour les situer dans un contexte de protestation contre un ordre établi politicoreligieux établi » (Coleman, 2000, p. 229). Le charismatisme séduit les jeunes des classes moyennes en leur offrant « une nouvelle vision du monde répondant à leurs aspirations spirituelles anti-technocratiques, sans abandonner radicalement la culture populaire américaine » (Shires, 2007, p. 65), en particulier à travers le développement du pop rock chrétien. Il reprend à son compte une partie des idéaux du mouvement hippie – libre expression de soi, dépaysement et rejet de la culture matérialiste – mais son opposition à la culture dominante intègre tout autant le refus de la sécularisation et de la libéralisation des mœurs : parce que les sociétés occidentales s’éloignent à ses yeux de leurs « racines chrétiennes », ce conservatisme religieux peut aussi se concevoir comme un anti-conformisme de résistance à « l’humanisme séculier » dominant. Le mouvement charismatique rejoint par là les préoccupations des fondamentalistes, en considérant que la sécularisation et la relativisation des croyances qu’imposent les démocraties libérales mettent in fine en danger la légitimité sociale de la foi chrétienne et sa transmission à la génération suivante (Stavo-Debauge, 2012, p. 51), et qu’il devient dès lors nécessaire de s’engager pour un changement de société. Les thèmes du combat spirituel, popularisés auprès du grand public en 1986 par le roman best-seller de Franck Peretti, L’obscurité actuelle, ont contribué à la cristallisation de cet engagement. Le livre de F. Peretti raconte une bataille spirituelle dans une ville où s’opposent les forces du bien, menées par le pasteur d’une petite église, et des forces démoniaques dont le quartier général est installé au sous-sol de la faculté de psychologie. « La démonologie devient ainsi un vecteur de sensibilisation à des enjeux et des objectifs politiques et sociaux » (Gonzalez, 2014, p. 260), auprès d’évangéliques charismatiques qui s’étaient jusque-là tenus relativement à l’écart de la scène politique. La personnification des entités territoriales et nationales permet de conceptualiser l’idée d’une résistance au christianisme allant au-delà des consciences individuelles. Et les « hippies chrétiens2 », qui rêvaient de dépaysement dans un monde devenu global3, réinvestissent finalement les territoires, urbains et nationaux.

Combat spirituel et reterritorialisation Ces trois dernières décennies, une abondante littérature a été produite et diffusée dans les milieux évangéliques par les promoteurs du combat spirituel. À lui seul, C. Peter Wagner a écrit plusieurs dizaines de livres sur le sujet, notamment en 1992 Breaking Strongholds in Your City (« Briser les forteresses dans votre ville ») – sous-titré « Comment utiliser la cartographie spirituelle pour rendre vos prières plus stratégiques, efficaces et ciblées ». Le réseau missionnaire charismatique Youth With a Mission (Fer, 2010), fondé en 1960 par Loren Cunningham – qui était alors pasteur de jeunesse pentecôtiste en Californie – a été l’un des principaux vecteurs de diffusion de ces pratiques, à travers les formations qu’il dispense partout dans le monde dans le cadre de son Université des nations et par un ensemble de publications, dont celles de son ancien président international, John Dawson. Dans Taking Our Cities for God, publié en 2001, celui-ci décrit trois niveaux d’engagement, dont on peut aujourd’hui observer la mise en œuvre dans des 57

contextes très éloignés du point de vue à la fois géographique, historique ou politique. Le principe fondateur, qui oriente les pratiques de « cartographie spirituelle » et conduit à un réinvestissement charismatique du territoire, est la conviction que « Jésus nous a dit d’occuper le terrain jusqu’à son retour (Luc 19, p. 134) », comme l’écrit L. Cunningham : « En nous confinant dans une enclave religieuse et en laissant partir à vau-l’eau tout ce qui se passe à l’extérieur des murs de nos églises, nous n’occupons certainement pas le terrain. Je pense que le Seigneur nous demande de conquérir à tout prix le terrain perdu au profit de Satan (Cunningham, 1997, p. 136). »

Cette « occupation du terrain » qui traduit à l’origine l’urgence du combat contre la sécularisation s’entend aussi bien de manière littérale, comme une stratégie de reconquête des sphères d’influence au sein de la société et d’engagement dans l’espace public. La libération des territoires supposés être sous la domination des puissances démoniaques suppose en outre, au préalable, une exploration systématique de l’espace et de l’histoire, afin d’identifier « les clés », les « portes » et les « bastions » qui dessinent la géographie spirituelle du lieu. Ainsi, dans le quartier afro-américain de Los Angeles où réside J. Dawson, le désespoir social et la violence associée au trafic de drogue s’expliquent « pour une bonne part par une histoire faite d’oppression sociale », mais aussi par des « réalités spirituelles incluant l’activité de démons » qu’il faut identifier et combattre : « Les ravages de la drogue et de la violence proviennent de la destruction de la famille, et la destruction de la famille est accélérée dans une atmosphère de désespérance » (Dawson, 2001, p. 11). L’emprise démoniaque sur le quartier passe donc par la destruction de la « famille chrétienne », à laquelle J. Dawson et son équipe s’opposent en organisant des marches de prière : « Nous nous sommes arrêtés devant chaque maison, nous avons résisté à l’œuvre de Satan au nom de Jésus et prié pour une révélation de Jésus dans la vie de chaque famille » (1991, p. 11). À l’échelle des villes, des indices permettent d’identifier les ennemis et les « portes » par lesquelles les forces du bien pourront s’emparer du territoire : dans quels endroits y a-t-il eu des guerres, des crimes, où sont les lieux de pratiques « occultes » (ou tout simplement les cultes non-chrétiens), comment la ville a-t-elle été fondée, quel sens a le nom de la ville, quels symboles, quelles institutions y trouve-t-on, etc. « Si vous regardez dans l’histoire de votre ville, vous y trouverez des indices concernant les oppressions subies aujourd’hui par ses habitants », explique J. Dawson (2001, p. 53) : par exemple, l’esprit de cupidité domine toujours les villes de Los Angeles et de San Francisco, héritières de la ruée vers l’or du XIXe siècle et, dans une autre ville de Californie, c’est la division des premiers pionniers en deux factions chrétiennes qui pèse jusqu’à aujourd’hui sur le destin de la population (idem, p. 54-55). L’unité des églises locales, leur mise en réseau et la diffusion d’un ensemble de représentations communes inspirées par un credo charismatique militant figurent en effet au premier plan des objectifs définis par les théoriciens du combat spirituel. Ce faisant, ils réintroduisent la notion d’appartenance à un même territoire urbain, alors même que l’urbanisation et les églises évangéliques ellesmêmes (par leur opposition traditionnelle au modèle paroissial) tendaient à relativiser cet ancrage territorial. S. Abbruzzese évoquait en 1999, à propos du catholicisme, une « dé-sémantisation du territoire » : « Au fur et à mesure que le territoire se soumet aux impératifs de la mobilité et s’ouvre à la pluralité des langages, toute forme de repère territorial perd de son sens » (1999, p. 10). La charismatisation du protestantisme évangélique produit un mouvement inverse de 58

« re-sémantisation du territoire » (Fer, 2007), qui se traduit en actes par des prières ciblées sur des lieux symboliques, des « Marches pour Jésus » organisées dans les grandes villes ou encore des « opérations Josué », inspirées partout dans le monde par le récit biblique de la bataille de Jéricho. Les Marches pour Jésus, lancées à la fin des années 1980 en Angleterre, sont une des expressions les plus visibles de ce mouvement. Il s’agissait pour les réseaux charismatiques initiateurs de cette manifestation de faire sortir l’église de ses murs afin de reconquérir l’espace public, de regagner le terrain perdu contre le « déclin moral » et la « déchristianisation » des sociétés occidentales. La première édition a eu lieu en 1987 dans les rues de Londres, sous le nom de The City March : Prayer and Praise for London avec 15 000 participants, et la marche a pris officiellement le nom de « Marche pour Jésus » l’année suivante. La manifestation s’est rapidement étendue à plusieurs capitales européennes puis dans le monde entier, une dimension internationale exprimée par l’appellation Global March for Jesus, adoptée en 1994. Ces marches fonctionnent comme des vecteurs de mobilisation, dont la signification est suffisamment polysémique pour autoriser plusieurs niveaux de participation et d’interprétation : simple « marche des fiertés évangélique » pour les uns, elle représente pour d’autres participants une activité missionnaire, un moyen de conquête spirituelle ou une revendication politique de visibilité dans l’espace public. Au plan local, Bernard Boutter remarque à Nantes (où une Marche pour Jésus a lieu chaque année depuis 2009) que la Marche fonctionne « comme un ‘creuset’ où s’instaurent et se renforcent des relations informelles entre des églises locales de sensibilités différentes, qui laissent de côté leurs divergences théologiques afin de participer à une action commune », facilitant ainsi l’intégration des églises évangéliques de migrants (Boutter, 2013, p. 38). Les chants jouent ici un rôle essentiel en contribuant « à l’incorporation d’idées théologiques par la répétition d’un répertoire, célébration après célébration » (Gonzalez, 2008 : 50). Ce répertoire, que le chanteur Graham Kendricks – un des quatre initiateurs des Marches pour Jésus de Londres – a défini comme des « Make Way songs » (Kendricks, 1991), a été notamment popularisé au cours des années 1990 dans le monde francophone par les recueils de chants J’aime l’Éternel de Youth With a Mission (YWAM). Ils mettent en musique les thèmes du combat spirituel et donnent à l’enthousiasme des participants une coloration idéologique, tournée vers la conquête des villes et des nations, avec des titres comme « Assaillons les villes »5 ou « Prenons cette cité », des couplets où il est question d’étendards, de murailles et de terrain qu’il faut gagner par la prière6. La théologie du combat spirituel diffuse des répertoires de chants et d’actions, qui se déclinent partout dans le monde sous des formes aisément reconnaissables, mais adaptées aux contextes locaux. Dan Jorgensen a ainsi décrit l’opération « PrayerWall », en 1999 en Papouasie Nouvelle-Guinée », au cours de laquelle plusieurs équipes d’« intercesseurs » ont prié sur des lieux stratégiques comme les ministères ou le Parlement, pendant qu’une autre équipe empruntait un avion officiel pour survoler la frontière avec la Papouasie occidentale (Irian Jaya) afin de protéger le pays des influences maléfiques extérieures (Jorgensen, 2005). En 1993, C. Peter Wagner fondait l’International Spiritual Warfare Network lors d’un grand rassemblement à Séoul (Corée du Sud). Dès l’année suivante, 140 pasteurs ont prié à Singapour aux « quatre portes d’entrée de la nation – l’aéroport à l’est, la route vers la Malaisie au nord, le port au sud et les usines de Jurong à l’ouest – pour proclamer l’autorité du Christ sur la ville pour. Le sociologue 59

Daniel Goh souligne que « l’effet de ce type de pratiques a été de rendre les chrétiens conscients de la nation comme lieu, en investissant cet espace, par ailleurs très urbanisé et tourné vers la compétition capitaliste, d’une dimension de propriété et d’héritage collectif » (Goh, 2010, p. 79). Le cas de Singapour permet en outre d’observer les différents niveaux d’engagement territorial associés au combat spirituel, dans le contexte d’une société multiethnique et multiconfessionnelle, marquée par un pluralisme autoritaire (strictement encadré par l’Etat) et par l’émergence rapide d’un christianisme des classes moyennes-supérieures. Ce changement socioreligieux (le christianisme est passé de 9,9 % de la population en 1980 à 18,3 % en 2010) place la théologie du combat spirituel en affinité avec les aspirations des nouveaux chrétiens, qui acquièrent un pouvoir d’influence dans les différents domaines de la vie sociale, auquel le discours charismatique fait écho en invitant à « prendre autorité » sur la société au nom de Dieu. Au niveau national, l’action du réseau affilié à l’International Spiritual Warfare Network – rebaptisé LoveSingapore en 1995 – prend les atours d’un « godly patriotism » : une exaltation du destin national de Singapour (« l’Antioche de l’Asie7 ») et un respect proclamé de l’État conservateur dirigé depuis 1959 par le People’s Action Party, lui aussi envisagé comme « une composante du dessein divin » (Goh, 2010, p. 81) symbolisée par la figure biblique du roi Cyrus, « un roi dans la Bible qui est un non-croyant, mais qui est un instrument de Dieu pour aider le peuple d’Israël, faciliter la reconstruction du temple de Jérusalem8 ». Le réseau LoveSingapore édite un guide annuel de prière, 40 Day Prayer (distribué à 60 000 exemplaires dans plus de 130 églises), 40 jours qui se concluent chaque 8 août, la vieille de la fête nationale, par un grand rassemblement national de prière et de louange. Au niveau des églises locales, la perspective du combat spirituel inspire d’une part la multiplication des groupes de maison (conçus par les églises les plus offensives comme une stratégie de maillage du territoire) et le développement de community services, une action sociale et missionnaire tournée vers les populations nonchrétiennes des quartiers où sont implantées les églises : des actions comprises comme une manière d’« assumer leur responsabilité territoriale au sein de la communauté où Dieu nous a placés » (LoveSingapore, 2000, p. 126). Comme le résume D. Goh, « au niveau national, la cartographie spirituelle produit un nouvel imaginaire de la nation, mais au niveau des quartiers elle contribue à l’intégration de l’église dans les communautés locales » (2010, p. 80). Le réinvestissement du territoire conduit donc à de nouvelles formes d’engagement, qui se déclinent à différentes échelles et évoluent en fonction du contexte local. Plus spécifiquement, la focalisation de l’imaginaire charismatique contemporain sur la nation, dans une logique de personnification (la nation comme une entité ayant une personnalité spirituelle) et de rapport ontologique entre un peuple et un territoire (reliés par des « racines », des « alliances » héritées du passé) produit deux effets majeurs. Le premier effet, et sans doute le plus inattendu, est l’appropriation par les charismatiques de la notion d’autochtonie, c’est-à-dire l’idée d’un peuple premier dont l’antériorité sur un territoire national implique des relations privilégiées avec les esprits territoriaux dont dépend le destin de cette nation. Le second effet est la conversion d’un engagement religieux individuel en une mobilisation collective, au service d’un projet politique qui est celui du Dominion, c’est-à-dire l’imposition des « valeurs chrétiennes » dans l’ensemble des domaines de la vie sociale. 60

Combat spirituel et autochtonie La reformulation des liens symboliques entre individu et territoire inspire dans les milieux charismatiques un ensemble de pratiques visant à « guérir les blessures du passé » en recherchant dans l’histoire d’une terre les péchés, les liens démoniaques considérés comme étant à l’origine des maux sociaux et spirituels d’aujourd’hui, et censés empêcher la propagation du christianisme. « Les peuples anciens avaient une conscience profonde des esprits territoriaux », écrit J. Dawson. « Ils y puisaient leur identité et vivaient dans la peur constante de ces esprits » (2001, p. 120). Cette conviction, largement tirée de la littérature anthropologique sur les « sociétés traditionnelles », encourage un entrecroisement complexe entre la globalisation charismatique et les pratiques culturelles liées aux esprits ancestraux : par une sorte de détour inattendu, des éléments culturels empruntés et réappropriés par des théologiens nord-américains participent in fine à l’élaboration de christianismes du Sud, charismatiques et militants. Jacqueline Ryle montre ainsi la reconfiguration d’une cérémonie rituelle de réconciliation dans le village de Navuso à Fidji où en 1867 fut assassiné le missionnaire méthodiste John Baker (Ryle, 2012), sous l’influence des courants charismatiques. Ceux-ci réinvestissent la croyance fidjienne dans l’appartenance collective à une terre, sacralisée par la présence des esprits ancestraux, en la réorientant vers des pratiques de « réconciliation » qui ne visent plus à apaiser ces esprits mais à les vaincre, en « purifiant » la terre du poids des péchés hérités de l’histoire. Ce type de cérémonie dite « de réconciliation » s’appuie sur le principe de « “la repentance d’identification” qui consiste en une confession de péchés au nom de groupes non chrétiens afin d’’atteindre les racines des maux sociaux et spirituels d’aujourd’hui’ qui empêchent la réception de l’Evangile » (Tan-Chow 2007, p. 59). Dans le sillage de la théologie du combat spirituel, ces cérémonies sont devenues à partir des années 1990 une ressource rituelle, disponible et potentiellement universelle, à travers laquelle les acteurs charismatiques peuvent mettre en scène les rapports interculturels, dans une visée missionnaire. La Lifeline Expedition, qui cherche à réparer les « blessures » de l’esclavage, met en scène depuis 2000 des évangéliques blancs enchaînés à la manière des esclaves noirs, comme expression d’une demande de pardon et moyen d’évangélisation. L’International Reconciliation Coalition, fondée en 1990 par J. Dawson9, relit de la même manière les conflits politiques, religieux ou interethniques à la lumière d’une « cartographie spirituelle » orientée vers l’identification des « liens du passé », en accordant une attention particulière aux peuples autochtones, perçus comme les « gardiens spirituels » (Gate Keepers) des territoires où « Dieu les a placés ». Alliés indispensables de l’action missionnaire conçue comme la conquête spirituelle d’un territoire, ils en deviennent du même coup une des cibles prioritaires. Plusieurs « ministères » de la Coalition travaillent spécifiquement à « réconcilier » les peuples autochtones et leurs (anciens) oppresseurs, comme Indigenous Messenger International – fondé par un couple Cherokee-Inuit – ou Wiconi International, chez les Amérindiens. J. Dawson lui-même, américain d’origine néo-zélandaise, a fondé la Coalition en 1990 à l’occasion de la célébration en Nouvelle-Zélande du traité de Waitangi, conclu en 1840 entre la Couronne britannique et des chefs maori (autochtones) et devenu aujourd’hui le fondement symbolique de la nation biculturelle Aotearoa Nouvelle-Zélande. Une série de réunions au cours desquelles il s’agissait pour J. Dawson et des responsables locaux de YWAM d’établir une « cartographie spirituelle » de la Nouvelle-Zélande, les ont conduits à identifier le peuple maori 61

comme le Gate Keeper de la terre Aotearoa. Cette identification a eu dans ce pays plusieurs conséquences. En premier lieu, les activités missionnaires de YWAM en milieu maori ont été intensifiées. Les équipes de YWAM ont noué des relations au niveau local avec les communautés maori, traditionnellement méfiantes envers les églises chrétiennes soupçonnées de paternalisme pakeha (blanc, européen), ainsi qu’avec les églises maori prophétiques (d’inspiration protestante) Ratana et Ringatu. Des sessions de formation (Discipleship Training School) ont été organisées dans des marae, les lieux communautaires maori. Et un « ministère » spécifique, baptisé Whaia Te Matauranga10, a été lancé par David Moko, baptiste maori, afin d’encourager, en s’ouvrant aux expressions culturelles maori, la mission parmi les Maori et le recrutement de missionnaires maori. Le second effet de cette stratégie autochtone a été le développement en milieu charismatique de réseaux autochtones chrétiens, comme le Word Christian Gathering of Indigenous Peoples (WCGIP) réuni pour la première fois en NouvelleZélande, en 1996 (à l’initiative de Monte Ohia, personnalité du monde culturel maori et responsable national de YWAM) ; et surtout la All Pacific Prayer Assembly. Ce réseau né au début des années 1990 dans les îles Salomon s’inscrit dans une perspective prophétique : la vision du Deep Sea Canoe « reçue » en 1986 par le pasteur solomonais Michael Maeliau, qui fait des « extrémités de la terre » les acteurs-clés de la fin des temps, du « réveil » et du retour vers Jérusalem. Chacune de ses réunions, qui avaient lieu à l’origine dans les îles du Pacifique, a été l’occasion d’établir des relations avec les responsables politiques du pays d’accueil et de prier pour l’établissement de gouvernements « chrétiens » (évangéliques) dans la région. En 2009, la réunion qui s’est tenue à Pasadena, en Californie, à l’initiative de la diaspora micronésienne et sur les terres des Amérindiens Hopi (salués comme gardiens spirituels de la terre lors d’une cérémonie protocolaire), a marqué une première étape dans l’internationalisation du mouvement, poursuivie en 2011 par une réunion à Taiwan, où le réseau a été rebaptisé All Peoples Prayer Assembly. Cette même année, la septième conférence du WCGIP avait lieu en Israël. Depuis 2010, les dirigeants de l’All Peoples Prayer Assembly se réunissent eux aussi une fois par an à Jérusalem et depuis 2014, cette réunion se tient pendant la fête des Tabernacles, qui est aussi l’occasion d’un rassemblement charismatique international, à l’occasion de la Marche des nations. On voit ainsi comment les représentations de l’autochtonie peuvent fusionner, dans l’imaginaire charismatique, avec le sionisme chrétien d’influence nord-américaine, autour de l’idée que le peuple juif est le peuple autochtone par excellence, dont l’identité et le destin sont fondés sur une alliance entre Dieu, un peuple et une terre.

Combat spirituel et engagement politique Au-delà de cet attachement à Israël, les prolongements politiques de l’imaginaire charismatique du combat spirituel ne sont pas toujours immédiatement perceptibles. J. Dawson rappelle que « la véritable réformation politique ne pourra naître que des territoires conquis dans le domaine de l’invisible » (2001, p. 116). Pour autant, les pratiques des chrétiens engagés dans ce « domaine de l’invisible » semblent surtout les éloigner de la vie sociale ordinaire, pour les emmener vers un univers peuplé d’entités surnaturelles, où des « révélations prophétiques » proclament « l’onction de Dieu » ou « l’ouverture du ciel » sur telle ville ou nation, sans autre effet immédiatement observable que de déclencher l’enthousiasme des participants.

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Les 25 et 26 mai 2013, un événement de ce type avait lieu au Palais des Congrès de Paris : une « convocation nationale d’intercession et d’adoration » sur le thème « Guéris notre pays », soutenue par une quinzaine d’organisations évangéliques françaises ou suisses romandes, dont Marche pour Jésus France. Le président de cette association, Dominique Leuliet, évoquait dans un courriel d’invitation un « alignement prophétique et apostolique avec Israël », animé par deux personnalités nord-américaines – le chanteur Paul Wilbur et le pasteur Chuck Pierce – et « les Intercesseurs de France ». La liste des partenaires de cette manifestation inclut plusieurs médias évangéliques francophones (EnseigneMoi.com, la chaine suisse DieuTV, chretien.tv, Ze Mag du journaliste charismatique Paul Ohlott et Phare FM), un réseau de librairies d’orientation évangélique non-charismatique (CLC) et plusieurs associations d’expression musicale (France en Feu qui rassemble des « conducteurs de louange » évangéliques, Sephora Music et « Machol Danser la Vie » qui enseigne « les arts dans une perspective de louange »). On y trouve aussi une association fondée par des Adventistes (Étoile du Matin), le réseau œcuménique charismatique « Paris tout est possible », et l’association Objectif France, dont les visées sont plus explicitement politiques puisqu’il s’agit (sous le mot d’ordre « Que ton règne vienne ») d’« entraîner le peuple de Dieu dans la prière afin que l’Eglise se saisisse de sa destinée, et que la France entre dans la destinée que Dieu a prévu pour elle11 ». Le président d’Objectif France, Bernard Leycuras, fut le premier à intervenir, devant une assemblée de près de 600 personnes, dans une ambiance festive et folklorique, animée par des chants « messianiques » sur des rythmes inspirés de la musique juive traditionnelle et ponctués par les sirènes des chofars12, au milieu des drapeaux israéliens, français ou à l’effigie du « lion de Juda ». Après avoir annoncé que « nous sommes dans un temps de restauration où Dieu veut faire entrer le pays dans sa destinée », il a évoqué l’histoire de France, le baptême de Clovis (« le premier roi chrétien de France a consacré le pays à Jésus ») et l’esprit de Dieu qui animait les Huguenots et a été écarté par la Révolution française : « Le culte de la raison, c’est le fondement sur lequel la République est fondée et c’est la négation de la confiance sur laquelle était fondée la monarchie française ; en tous les cas il y a là tout un mouvement de séduction et qui a conduit même au culte de l’Être suprême, qui était une parodie du christianisme et où toutes les valeurs de l’Évangile étaient remplacées par des valeurs humanistes, qui en elles-mêmes n’étaient pas mauvaises mais qui refusaient la transcendance de Dieu sur la nation. Or bien entendu et nous le savons, tout cela était largement orchestré par la franc-maçonnerie et aujourd’hui encore la franc-maçonnerie règne sur notre pays. »

Le second intervenant, Chuck Pierce, a lui aussi beaucoup parlé de « restauration », une restauration qui passe par « un réalignement sur l’alliance que Dieu nous a donnée avec Israël ». Sur l’écran derrière lui, une série d’appels défile : « A Call to Covenant – Israel ! », « A Call to the Land », « A Call to Restore the Torah » : « Là où la torah est reconnue dans le pays, l’enseignement de la parole de Dieu, elle sera à nouveau reconnue en France ! », proclame C. Pierce. Il dit aussi entendre « le son du réveil dans les rues de France » : le rassemblement coïncidait avec une des manifestations du mouvement anti-mariage homosexuel « La manif pour tous ». Philippe Gonzalez s’est intéressé, à partir du terrain suisse, à la manière dont les chrétiens investissent les images qui leur sont suggérées lors de ce type de rassemblement. Reprenant la distinction établie par Robert Park, il note que les 63

prédicateurs s’adressent davantage à une « foule » qu’à un « public » susceptible, audelà de ressentis communs, « de penser et de raisonner de façon critique. Cette dimension critique, réflexive, est rendue impossible précisément en raison de la façon dont les fidèles sont invités à participer à ces moments : leur pleine participation implique un lâcher-prise, une déprise de soi pour s’abandonner à la “présence” divine, à son “amour” » et à sa « puissance » (Gonzalez, 2014, p. 112-113). Cette dissonance entre un discours à visée politique et sa réception dans le cadre d’une expérimentation enthousiaste de « l’action du Saint-Esprit » autorise plusieurs niveaux d’interprétation, en fonction des connaissances et des dispositions de chacun des participants. Mais si ce discours peut de fait être reçu sur le simple registre d’une expérience spirituelle, plutôt que sur celui de la mobilisation politico-religieuse, c’est bien ce second registre qui est théorisé et recherché par les responsables des réseaux charismatiques du combat spirituel. Le second orateur, Chuck Pierce, est en effet le successeur de C. Peter Wagner à la tête de Global Harvest Ministries, l’organisation mondiale qu’il a créée (et qui a été rebaptisée en 2010 Global Spheres) pour diffuser la théologie du combat spirituel et ses prolongements politico-religieux : la Nouvelle Réforme Apostolique et l’idéologie du dominion. Cette construction idéologique a été analysée en détail par P. Gonzalez (2014), qui en a également retracé la généalogie intellectuelle dans un texte coécrit avec J. Stavo-Debauge (Gonzalez et StavoDebauge, 2012). On peut en saisir les grandes lignes dans les propos des intervenants du Palais de Congrès : une rupture avec « l’humanisme séculier » et les principes de la démocratie libérale qui s’écartent de la « loi de Dieu », la « restauration du royaume de Dieu » à travers l’établissement de la Bible (et plus spécifiquement de l’Ancien Testament, la torah) comme fondement de l’ordre politique national. Les chrétiens sont appelés à investir, pour les dominer, les sept sphères d’influence permettant de « façonner la société pour le Christ », qui ont été énumérées dès 1989 par L. Cunningham et reprises depuis sous l’appellation des « sept montagnes » : l’église, la famille, l’éducation, l’économie, la politique, la science, les arts et les médias. L’association des prières d’intercession et de l’engagement politique doit permettre, selon les termes du Néozélandais Tom Marshall, de « chasser les démons hors des institutions et de rétablir les institutions dans leur rôle, leur vocation : le royaume de Dieu13 ». Comme le précise un autre Néozélandais, Bernie Ogilvy (ancien responsable national de YWAM et parlementaire de 2004 à 2008), « il ne s’agit pas de demander aux gens de devenir chrétiens, mais de leur demander de vivre selon des principes qui garantissent la pérennité de toutes les civilisations. Si on s’en éloigne, la civilisation s’effondre. Et nous sommes à un moment critique de l’histoire, une grande bataille s’annonce14 ». On connaît aujourd’hui l’influence de la droite chrétienne au sein du Parti républicain, et un certain nombre des radicaux – en particulier au sein du Tea Party – entretiennent des liens étroits avec le mouvement de C. Peter Wagner (Gonzalez, 2014, p. 265-266). Le référendum anti-minarets qui s’est tenu en Suisse en 2008 a montré comment les représentations charismatiques de la société en termes de territoire à conquérir ou à défendre contre les « ennemis spirituels » peuvent inspirer des acteurs politico-religieux minoritaires – en l’occurrence le parti évangélique de l’union démocratique fédérale – dans le sens d’une contestation du pluralisme culturel et religieux. On voit là se cristalliser la défense d’une sorte d’autochtonie chrétienne contre tout ce qui est susceptible d’être défini comme étranger à la terre et à l’identité nationales, et peut dès lors être diabolisé.

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Conclusion La notion d’intercession, centrale dans toutes les pratiques inspirées par la théologie du combat spirituel, est sans doute celle qui rend le mieux compte de la manière dont s’opère, à travers cette charismatisation de l’imaginaire évangélique, un glissement des préoccupations personnelles à des mobilisations plus politiques. S’entremettre, intervenir : les synonymes pour « intercéder » dessinent les contours d’une reconfiguration du rôle du chrétien, appelé à « prend position » dans une confrontation dramatique entre Dieu et « le monde ». De même que le fondamentalisme protestant entendait, au début du XXe siècle, revenir à une compréhension « littérale » de la Bible, ce nouvel engagement charismatique tend à se traduire littéralement comme une entrée sur le terrain sociétal, même si pour une part des évangéliques qui y sont exposés il ne s’agit que de vivre plus intensément « l’action du Saint-Esprit ». « Croire que la prière d’intercession peut être rendue plus efficace en se plaçant soi-même à proximité de l’objet de l’intercession est […] une conséquence logique du développement du combat spirituel et du discernement des esprits territoriaux » (Ediger, 2004, p. 269). Se convaincre qu’investir l’espace politique et les institutions sociales est une nécessité pour combattre efficacement les « démons » de la sécularisation découle de la même logique.

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décembre 2007 (Victoria University in Wellington, Religious Studies Department). 2 À la fin des années 1960, le Jesus People Movement implanté en milieu hippie s’est efforcé de convertir une

utopie sociale et culturelle en une foi chrétienne non conformiste, par une habile stratégie d’adaptation du credo charismatique aux modes d’expression culturelle hippies. Plusieurs dénominations charismatiques sont issues de ce mouvement, notamment les églises Vineyard et Calvary Chapel. Néanmoins, beaucoup de leaders charismatiques, à l’instar de F. McClung (Fer, 2010, p. 26-31) étaient moins des hippies que des missionnaires chez les hippies. L’expression est donc en partie trompeuse. Elle permet cependant de souligner les affinités (générationnelles ou construites) entre le charismatisme et la contre-culture des années 1960, tandis que l’écart subsistant entre ces deux phénomènes éclaire les conditions du ralliement – à première vue paradoxal – de ces « hippies » charismatiques à la droite chrétienne (Shires, 2007). 3 « It’s Your Planet, Take It ! », proclame par exemple un slogan du réseau charismatique missionnaire Youth

With a Mission. 4 Cette référence biblique renvoie en fait à la parabole des talents (dans Matthieu 25) ou des mines (dans Luc), où

un maître appelé à s’absenter remet à ses serviteurs dix unités de monnaie, en leur demandant d’en prendre soin jusqu’à son retour (v. 13). 5 « Assaillons les villes, franchissons les murailles / Nous sommes l’armée de Dieu qui combat dans les cieux, /

Qui ordonne aux montagnes : Jetez-vous dans la mer ! / Et vous, esprits méchants, retournez au désert ! / Nous sommes l’armée du roi, nous sommes l’armée du roi, / Devant l’armée du roi marche le Roi des rois ». « Assaillons les villes », Corinne Lafitte, recueil J’aime l’Éternel, Jeunesse en Mission, 1990. 6 « Nous voulons voir Jésus élevé / Comme un étendard sur ce pays / Pour montrer à tous la vérité / Et le chemin

vers le ciel […] Pas à pas allons de l’avant / Peu à peu gagnons du terrain / La prière est notre puissance, Les murailles s’écroulent à terre / À terre, à terre, à terre ». « Nous voulons voir Jésus élevé », Doug Horley, Kingsway Thankyou Music / LTC, 1993. 7 La croissance du christianisme singapourien a inspiré dès les années 1970 des « prophéties » reprises

aujourd’hui par le mouvement pentecôtiste-charismatique local : Billy Graham en 1978, puis Yonggi Cho en 1982 ont parlé d’une « Antioche de l’Asie » (Love Singapore, 2000, p. 117-118), une ville d’échanges appelée à diffuser le christianisme dans la région. 8 Esaïe 45 et Esdras 1. Entretien avec Lai Kheng Pousson, le 5 février 2013 à Singapour. 9

J. Dawson a publié en 1994 Healing America’s Wounds, un livre où il traite en particulier de l’histoire des tensions interethniques aux Etats-Unis et des enjeux socioreligieux d’une « réconciliation » (Ventura, Regal Books). 10

Il s’agit des premiers mots d’un proverbe maori : « recherche la connaissance, recherche le trésor ».

11 http://www.objectiffrance.fr/loeuvre/la-vision/ (page consultée le 14 mai 2014). 12 Le chofar est un instrument à vent issu de la tradition juive, fabriqué dans une corne de bélier. Son utilisation

dans les rituels charismatiques fait plus particulièrement référence au récit de la bataille de Jéricho, au cours de laquelle le son des chofars résonnait autour des murailles, jusqu’à leur effondrement. 13 Tom Marshall, enregistrement vidéo op. cit.

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14 Entretien du 6 octobre 2005 à Auckland, Nouvelle-Zélande.

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Évangéliques et transformations des sociétés (Argentine et Chili) Jesús García-Ruiz* et Patrick Michel** * Directeur de recherche émérite CNRS, Centre Maurice Halbwachs, [email protected] ** Directeur de recherche CNRS, Directeur d’étude EHESS, Centre Maurice Halbwachs, [email protected]

L’épuisement en Amérique latine d’un politique traditionnel, découlant pour partie de l’entrée de plain-pied de la région dans un monde global, a pour corollaire l’épuisement d’un paysage religieux qui se définissait par la référence à l’homogène1. La pluralisation du religieux, simultanément toile de fond, facteur explicatif, vecteur et conséquence de la poussée évangélique, constitue tant un révélateur que l’un des espaces où s’éprouve la pluralisation du social et du politique. Cela se traduit par une rupture avec une configuration politico-religieuse qui se donnait pour spécifique, dans le cadre d’un processus de changement systémique où religieux et politique évoluent ensemble, sous le poids des mêmes contraintes. Dans ce processus, le religieux ne se trouve pas affecté d’une signification assignée d’emblée. Il est, génériquement, susceptible de se prêter à des usages diversifiés, voire contradictoires. Il s’avère ainsi disponible, et opératoire, tant pour manifester une adhésion à un politique conforme aux exigences d’une mondialisation informée par le modèle nord-américain qu’à des fins de contestation de ce modèle et des pratiques qui découlent de sa mise en œuvre. Mais il peut également servir à réinventer le politique, ou en attester la réinvention en cours (en situation de déconnexion entre politique et utopie, i.e. en situation où le politique n’apparaît plus en capacité de donner crédit à une utopie qui légitimerait ses pratiques). La poussée évangélique participe centralement de cette logique. Comme le souligne le sociologue et pasteur chilien Humberto Lagos, le succès du protestantisme de type évangélique dans les milieux populaires s’explique, dans toute l’Amérique latine (et au-delà), par sa capacité à offrir « un projet de vie global qui implique : des réponses cohérentes aux angoisses populaires ; de la certitude et de la sécurité dans une société frappée d’incertitude et de précarité ; la personnalisation des fidèles, qui acquièrent la condition de sujets actifs par rapport à un projet qu’ils ressentent comme leur propre ; le progrès social et l’estime de soi2 ». Si la tentation est grande de la référer à la diffusion d’une idéologie néolibérale nord-américaine3, cette poussée traduit et emblématise également la pluralisation des sociétés. Elle atteste en tout état de cause la capacité des évangéliques d’épouser un mouvement, au point de sembler se confondre avec lui, d’apparaître donc en phase avec les évolutions à l’œuvre. Cette capacité de peser, du fait d’une influence grandissante, sur l’évolution des sociétés, et dès lors d’informer le social, conduit mécaniquement à poser la question du passage au politique. Celui-ci ne résulte pas nécessairement d’une stratégie propre et arrêtée. La croissance numérique renforçant le poids électoral potentiel du monde évangélique amène les acteurs politiques en place à tenter de s’assurer son soutien, sans que soit absolument établie tant l’influence effective des Églises que l’homogénéité du vote évangélique. Et sans d’ailleurs que l’établissement de l’une et de l’autre apparaisse nécessaire : elles sont, à l’évidence, tenues pour possibles et conduisent dès lors les acteurs traditionnels à en tenir compte dans la définition de leur ligne de conduite. 68

Les alliances qui peuvent résulter de ces calculs sont à l’origine d’interactions devenant, là encore mécaniquement, l’espace de transformations nouvelles. Surtout, cette évolution du rôle politique des évangéliques est en mesure de représenter une incitation forte pour ceux-ci de « se mettre à leur compte », c’est-à-dire de passer au politique avec des acteurs propres, s’appuyant sur la discipline et le caractère organique prêtés à la néo-communauté, et des objectifs spécifiques, à savoir l’édification d’une société et d’une nation chrétiennes, dont chaque Église constituerait tant l’anticipation que la promesse. Si l’absence d’homogénéité réelle et de stratégie commune ne permet nulle part de mettre en évidence une stratégie évangélique, on peut en revanche décrire, en les contextualisant, des stratégies de réseaux autonomes, parfois contradictoires. Dans cette perspective, la comparaison entre le cas chilien et le cas argentin fait sens4. Hans Geir Aasmundsen5 note que si les Églises pentecôtistes ont connu une croissance remarquable dans la plupart des pays latino-américains – et notamment au Guatemala, au Brésil et au Chili – l’Argentine n’a en revanche fait l’objet que de peu d’intérêt. Ce qui relève, selon Aasmundsen, au moins partiellement, d’une « représentation » de l’Argentine comme d’un pays « moins typiquement latinoaméricain » et donc comme moins heuristique pour l’analyse des tendances à l’œuvre en Amérique latine. Or le pentecôtisme argentin s’est largement développé et, toujours selon Aasmundsen, « présente des similitudes avec les Églises d’autres pays d’Amérique latine. En raison de la globalisation, les mouvements pentecôtistes partagent bon nombre des mêmes caractéristiques partout dans le monde ». Il s’agira ici de voir comment, partant de la capacité des Évangéliques à incarner la pluralisation effective des sociétés latino-américaines (en lien avec le basculement de ces sociétés dans un monde globalisé), un mouvement issu de la globalisation et vecteur de celle-ci, porteur donc d’une homogénéisation placée sous le signe du global, inscrit ses effets dans la cadre préétabli des structures, des mentalités et des cultures politiques spécifiques à chacune des sociétés où il agit. En d’autres termes, comment ce mouvement intervient simultanément comme outil de départicularisation et de renforcement des particularités. En ce sens la question du passage au politique des évangéliques s’appréhende d’abord comme question de l’établissement du rapport même au politique des sociétés globales : la question n’est pas (ou pas seulement) de la façon dont des membres d’une confession en forte croissance entendent entrer dans un jeu politique et peser sur les décisions mais de ce que cette évolution dit de la transformation du rapport noué au politique par l’ensemble de la société.

Les pentecôtismes latino-américains : les expériences chilienne et argentine Le développement des pentecôtismes en Amérique latine, résultant d’une relance de l’activité missionnaire dans les pays du Cône Sud, s’amorce à partir du début du e XX siècle, entre 1902 et 1907 au Chili et vers 1909 en Argentine et au Brésil, initialement en direction des plus défavorisés, dans les zones rurales comme dans certaines zones urbaines. Sa présence dans les villes se renforcera avec l’exode rural massif des années 1950, sur fond d’amélioration des conditions de vie (diminution de la mortalité maternelle et infantile, développement de l’hygiène…). D’emblée, donc, ce pentecôtisme s’affirme comme populaire, en rupture tant avec le protestantisme historique qu’avec l’Église catholique. Dans ce protestantisme populaire, en opposition avec un discours théologique rationnel et contrôlé, « Se 69

habla con Dios y no sobre Dios6 » [on parle avec Dieu et non sur Dieu]. Ce qui prime n’est donc pas tant l’élaboration de ce discours que sa réitération, et dès lors son rôle de témoignage. Selon Pablo A. Deiros et Carlos Mraida, qui se sont attachés à l’analyse de ce courant, ce protestantisme populaire, en contribuant à exprimer l’identité d’un peuple, appelé à se l’approprier comme part intégrante de sa culture, s’avère dès lors susceptible d’exercer une forte attraction sur les plus pauvres : il apparaît comme « un mouvement de solidarité des basses classes7» de la société. D’où l’idée, formulée très tôt par Christian Lalive d’Epinay d’une Église « refuge des masses8 », ou encore, pour d’autres, d’une « Église des déshérités ». Ce pentecôtisme se caractérise par la participation dynamique qu’il suscite, l’expression personnelle qu’il favorise, la fascination qui y règne pour des acteurs charismatiques et l’expérimentation d’une forme de mysticisme résultant de l’implication personnelle. Le changement culturel qu’il induit (et dont il bénéficie) – associé à la sortie du catholicisme et à l’inclusion dans le monde pluriel des institutions pentecôtistes – se traduit par la transformation des relations avec l’autorité, la proximité de la communauté d’appartenance et l’inscription dans une néo-communauté placée sous le signe de la fraternité et de l’émotion partagée. Ce pentecôtisme est présenté comme porteur de la vérité sociale et religieuse, d’une vision du monde marquée par l’anti-intellectualisme, s’opposant aux élites politiques au nom de la vérité biblique. Au point que, très souvent, la formation académique y soit disqualifiée. Le développement de ce pentecôtisme latino-américain est intervenu dans les zones d’intense changement culturel, à l’origine d’une transformation profonde des rapports de parenté et de production. Dans les années 1950, environ 75 % de la population latino-américaine vivaient dans des concentrations urbaines de moins de 20 000 habitants ; 25 ans plus tard, 50 % de la population résidaient déjà dans les grands centres urbains. Ce processus, dont la rapidité n’a d’égale que l’intensité, a bouleversé, outre les pratiques sociales, les relations nouées à l’espace et au temps, avec le passage d’une logique territoriale stable et historiquement appropriée par des groupes générationnels à une extraterritorialité mobile générée par la différenciation de l’activité productive. Dans la période la plus récente, la croissance du mouvement est moins liée à la conversion qu’à l’émergence d’une seconde, voire d’une troisième génération d’acteurs nés au sein du monde évangélique9. Si les pauvres demeurent perçus comme une priorité, la question de la promotion sociale des fidèles devient centrale, avec l’émergence, vers la fin des années 1970, d’un néo-pentecôtisme10. Celui-ci s’applique à fournir à sa base sociale (classe moyenne, bourgeoisie, oligarchie, militaires), une idéologie susceptible de justifier et de légitimer le statut qui est le sien ou auquel elle aspire. En ce sens, le néo-pentecôtisme apparaît comme une « troisième vague11 », après celle des Églises historiques et celle du pentecôtisme, où se trouve posée à nouveaux frais la question des formes de représentation et de symbolisation du politique, ainsi que de la recherche de nouvelles stratégies et formes de participation. L’eschatologie post-millénariste du néo-pentecôtisme conduit à concevoir le monde comme un espace de reconquête, c’est-à-dire de concurrence et de compétition. Il ne s’agit pas donc d’un lieu de transit (ou de pèlerinage), comme pour les pentecôtistes, mais d’un lieu d’exercice du pouvoir, car « le Royaume appartient au Père », le converti le recevant par le baptême. Pour les néo-pentecôtistes, la deuxième venue du Christ sera à l’origine de mille ans de paix, ce qui les conduit à 70

s’interroger sur la participation des chrétiens à la vie publique12. Ce thème a été abordé sous l’influence de théoriciens nord-américains13, provenant notamment de l’Institut Théologique du Texas où ont été formés de nombreux dirigeants latinoaméricains, parmi lesquels Jorge Serrano Elías, qui deviendra président du Guatemala. Mais c’est surtout aux télévangélistes14 que reviendra de propager les fondements conceptuels de cette « nouvelle vision », informant la réflexion des intellectuels et des politiques néo-pentecôtistes. Le début de cette troisième phase a été en Amérique latine une période de développement du pentecôtisme populaire, mouvement de grande ampleur15 qui a affecté jusqu’à l’Australie, avec le pasteur Red Denton16, et le Japon, avec le pasteur Paul Ariga17 (l’un et l’autre effectuant d’ailleurs des visites en Argentine durant la période). Ce développement connaîtra une puissante accélération avec la diffusion des émissions du 700 Club, produites par The Christian Network Broadcasting (CBN), la chaîne de Pat Robertson, et retransmises dans les pays de la région à partir du Costa Rica, via la chaîne Enlace, affiliée au Trinity Broadcasting Network (TBN), qui compte plus de 5000 stations dans toute l’Amérique latine. Club 700 Hoy, version espagnole de The 700 Club, vise un public potentiel de plus de 30 millions de téléspectateurs hispaniques aux États-Unis et de 95 millions en Amérique latine18. Avec l’audience massive des programmes de radio et de télévision du protestantisme populaire, les cultes sont devenus des spectacles, obéissant aux règles du show télévisuel, et organisés autour de la figure de tel ou tel leader charismatique. Il n’est pas anodin, à cet égard, qu’un autre facteur important dans la montée en puissance du protestantisme populaire ait été la venue en Argentine de Yonggi Cho, le pasteur sud-coréen pendant très longtemps à la tête du Yoido Full Gospel. Son action a débouché sur l’émergence d’un nouveau groupe de leaders, comme par exemple Omar Cabrera, créateur en 1970 en Argentine du « mouvement » Visión de Futuro. Le Chili fut le premier pays sud-américain à voir s’implanter le pentecôtisme, à l’initiative du pasteur méthodiste Willis C. Hoover19, et la création de l’Église méthodiste pentecôtiste du Chili (Jotabeche), à Santiago, qui sera jusqu’aux années 1980 la plus grande Église d’Amérique latine, avec plus de 650 000 membres20. Mais lors de la conférence annuelle du mouvement, en février 1909, des oppositions fortes intervinrent entre missionnaires méthodistes, ceux d’obédience « traditionnelle » s’élevant contre l’idée que « le baptême du SaintEsprit serait accompagné par le don des langues, par des visions, par des guérisons miraculeuses » et demandant que cela soit considéré comme « faux, anti-méthodiste et irrationnel ». Il en résulta la fondation de l’Iglesia Metodista Pentecostal, Hoover en étant nommé surintendant. Il s’agissait de la toute première Église, et d’une toute première Eglise spécifiquement chilienne, appelée à connaître un développement très rapide, essentiellement au sein des groupes défavorisés tant en milieu rural qu’urbain21. Les évangéliques comptent aujourd’hui dans le pays plus de 4 000 dénominations, avec un total de 18 000 pasteurs. Alors que les évangéliques représentaient en 1970 un peu plus de 6 % de la population chilienne, et 13,6 % en 1992, le recensement de 2002 évaluait cette population évangélique à 15 %. Les institutions évangéliques avancent, quant à elles, le chiffre de 20 %, soit 3 millions de fidèles. Mais, pour le Latinobarómetro, qui considère que le Chili est le deuxième 71

pays le plus sécularisé du sous-continent (après l’Uruguay), les évangéliques auraient été 9 % en 1995, pour 74 % de catholiques et 8 % d’athées, agnostiques et sans religion. En 2013, l’effectif des catholiques serait tombé à 57 %, celui des athées, agnostiques et sans religion montant à 25 %. Les évangéliques auraient représenté 18 % de la population en 2010, cet effectif chutant à 13 % en 201322. C’est en tout état de cause le pays qui compte le pourcentage le plus élevé de pentecôtistes (80 % de la totalité des protestants). La plus forte concentration d’évangéliques au Chili se situe dans le Sud, montant dans certaines régions, comme à Temuco, jusqu’à 49 %. Selon le recensement de 2002, 60 % des habitants de Los Alamos, 57 % de ceux de Lota, 52 % de ceux de Coronel sont évangéliques. Et la caractéristique commune à l’ensemble de ces localités est de compter parmi les plus pauvres du pays. S’appliquant à caractériser le protestantisme chilien, Evgenia Fediakova, insiste sur sa spécificité : « [Le Chili est] le seul pays d’Amérique latine où, au début du siècle dernier, est apparu un pentecôtisme autochtone, national, indépendant des doctrines et du financement étranger, ce pourquoi le protestantisme étranger avait un espace très réduit pour l’évangélisation. En effet, la plupart des membres des Églises pentecôtistes sont venus de secteurs pauvres, privés d’éducation, convaincu que l’université et la politique “corrompaient ” les chrétiens. »

Elle nuance toutefois au passage la thèse de Lalive d’Epinay : « Tout au long du XXe siècle, les dirigeants de l’église ont fondé des écoles, organisé des partis politiques (de gauche), participé à des syndicats, fait partie d’organisations des droits de l’homme, présenté des candidats à l’élection. S’il y avait un “refuge”, ce n’était pas tout le temps, et seulement pour quelques-uns, pas pour “les masses”23. »

Concernant cette singularité chilienne, Paul Freston relève que « le protestantisme chilien est fortement pentecôtisé et de classe inférieure (la classe moyenne “néo-pentecôtiste” se révélant ainsi beaucoup plus faible que dans un pays comme le Brésil) ». Le lien entre protestantisme et classe sociale s’avère en fait plus affirmé au Chili, où le catholicisme demeure un marqueur culturel important de l’appartenance à la classe supérieure, qu’au Brésil. Dans la même perspective, Freston observe que la croissance protestante est beaucoup plus lente aujourd’hui au Chili qu’au Brésil et que l’évolution chilienne diverge significativement de celle de la plupart des pays d’Amérique latine. D’où une interrogation centrale : Le Chili anticipe t-il des développements que connaîtra demain, en termes de recompositions du champ religieux, le reste de l’Amérique latine ? Les transformations récentes dont le Chili a été le théâtre, sur le plan religieux, doivent-elles être attribuées uniquement (ou principalement) aux progrès socio-économiques du pays, ou résultent-elles de caractéristiques purement chiliennes, insusceptibles donc de se voir répétées dans d’autres pays, quand bien même un progrès social et économique similaire s’y produirait ?24 S’agissant maintenant de l’Argentine, il apparaît nécessaire, comme le souligne Joaquin Algranti25, de prendre en compte l’existence de « trois étapes » dans le développement du pentecôtisme. La première correspond à l’arrivée de missionnaires dans les années 1910-1920, regroupés dans l’Unión de las Asambleas de Dios (UAD). À l’issue de cette première période, l’Union disposait de vingt Églises et d’une école biblique. La seconde commence en 1954, date à laquelle l’évangéliste californien Tommy Hicks26 entame une campagne d’évangélisation, suivie durant 72

62 jours par 200 000 personnes, dans les stades de football du Club Atlanta et d’Huracán, après en avoir reçu l’autorisation lors d’un entretien avec le président Juan Perón, et s’achève avec la fin de la dictature militaire en 1983. Toujours selon Algranti, « seule la situation de confrontation, qui est intervenue entre Perón et l’Église (catholique) pouvait ouvrir l’espace de la recherche d’une alliance avec le mouvement évangélique27 », c’est-à-dire une convergence entre protestantisme populaire et péronisme. Après le développement, dans les années 1960, d’institutions nationales relativement autonomes, le retour à la démocratie en 1983 ouvre à une troisième phase. Le « second réveil » met en scène une nouvelle génération de leaders religieux. Le développement d’un nouveau leadership est étroitement associé à l’ouverture de nouveaux espaces et au néo-pentecôtisme, les Assemblées de Dieu s’orientant vers la création de méga-Églises, comme dans le cas de Rey de Reyes, créée par Claudio Fridzon et son épouse Betty. Selon une enquête nationale conduite sous la direction de Fortunato Mallimaci, 76,5 % des Argentins se déclarent catholiques, 11,3 % se présentent comme « indifférents » (agnostiques, athées, ou sans appartenance), 9 % s’affirment évangéliques (dont 7,9 % pentecôtistes), 1,9 % témoins de Jéhovah et 0,9 % mormons28. Même s’ils demeurent minoritaires, la croissance des évangéliques en Argentine est d’évidence. En 1954, l’Unión de las Asambleas de Dios comptait 32 Églises. Il en existe aujourd’hui plus d’un millier. Pour le seul mois de juin 2014, pas moins de 40 nouvelles institutions chrétiennes, en majorité pentecôtistes et, dans une moindre mesure, baptistes, ont été officiellement enregistrées dans le Registro de Cultos du ministère des Affaires étrangères. Soit plus d’une Église créée par jour. Ce qui n’est cependant pas synonyme de croissance massive des fidèles, les institutions nouvelles étant susceptibles de résulter de scissions au sein d’institutions existantes. Pour Ruben Proietti, président de l’Alliance chrétienne des Églises évangéliques « la formidable croissance de l’Église évangélique [s’explique] par la façon dont nous présentons Jésus-Christ29 ». Les autres arguments avancés portent sur l’étroitesse des relations qui prévaut habituellement dans les communautés évangéliques, ainsi que sur la possibilité, grâce à l’Église, de « vivre les changements » au sein du groupe familial. Analysant les « défis » que doit relever l’Église catholique, Sergio Rubin conforte, en creux, cette idée, en mettant l’accent sur la nécessité d’« aller à la rencontre des gens, d’offrir un accueil personnalisé » et de faire en sorte que le message délivré interagisse avec « les sentiments populaires30 ». L’observation de terrain permet de vérifier le caractère effectif de cette exigence d’accueil personnalisé. Lors d’un entretien, Alejandro Jaraquemada, le pasteur principal de l’Église des Asambleas de Dios-Centro Evangélico Serrano, dans le centre-ville de Santiago du Chili, a souligné l’importance que revêt à ses yeux le service thérapeutique ouvert dans son église : stabiliser durablement les membres de l’Église est une garantie de pouvoir « seguir el rebaño » [suivre le troupeau]. La formation universitaire du pasteur associé, Veronica Jaraquemada, nièce du pasteur principal, en charge de ce service, lui permet d’assumer ce suivi et le soutien psychologiques des fidèles. Son rôle, tel qu’elle le conçoit, est d’abord orienté vers les femmes « afin qu’elles aient une vie meilleure » (enseignement de l’hygiène, de la propreté, des soins offerts à la famille...) : « le but des actions de Notre Père est que

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nous, ses enfants, puissions le servir. Cela exige que nous aidions les femmes de l’Église à éduquer leurs enfants dans la crainte de Dieu, afin d’accomplir sa volonté31 ».

Pentecôtismes et politique au Chili et en Argentine Au Chili et en Argentine, comme d’ailleurs pour l’essentiel dans l’ensemble de l’Amérique latine, la multiplication des Églises évangéliques et la professionnalisation d’acteurs religieux signifient l’émergence d’un grand nombre d’institutions, d’organisations, de réseaux, de compétences, de dirigeants, qui constituent un potentiel économique, social et donc politique significatif. Il reste que l’entrée en politique, du fait de la pluralité des groupes religieux évangéliques et de la diversité des situations nationales, n’est ni homogène ni univoque. Les candidatures qui ont débouché sur une élection se sont pour la plupart inscrites jusqu’à présent aussi bien dans des partis d’opposition que dans des partis de gouvernement, les essais de création de partis propres, avec le projet de transformer le « peuple évangélique » en une force politique, n’ayant pas atteint les résultats escomptés. La stratégie adoptée a consisté à faire élire des députés au sein de différents partis, fondamentalement afin de peser sur la production de la norme juridique. Un terrain traditionnel d’accord entre les différentes Églises évangéliques du continent porte de fait sur la participation au travail législatif concernant la liberté de culte, ainsi que le statut juridique et fiscal des Églises. Le pentecôtisme chilien fut longtemps qualifié d’étranger à la société. Ce fut là, on l’a dit, dès le milieu des années 1960, le diagnostic de Christian Lalive d’Épinay32, évoquant la « grève sociale » du Chili pentecôtiste, le choix donc, par la « masse » des fidèles, d’un « refuge ». En ce sens, les Églises pentecôtistes ont été, aux yeux de maints Chiliens, absentes de la scène nationale. S’il est vrai qu’aujourd’hui les évangéliques sont identifiés comme un acteur en tant que tel de la scène politique, les pentecôtistes se sont durablement, au Chili comme dans le reste de l’Amérique latine, repliés sur leurs Églises et tenus soigneusement éloignés de cette scène. Comme le rappelait Omar Núñez, « pour les évangéliques, entrer en politique était, hier encore, rien moins qu’un péché33 ». Cet éloignement n’est bien sûr pas sans lien avec le rejet, fort, de la culture évangélique qui a amplement prévalu au Chili. Ce rejet, ainsi que le note Miguel A. Mansilla34, résulte de divers facteurs sociaux, culturels et économiques, et exerce ensuite des effets en matière politique et juridique35. Les évangéliques étaient associés à la pauvreté, à un faible niveau d’éducation et au fanatisme. C’est à cette absence relative de légitimité sociale que peut être attribuée la difficulté des protestants chiliens à convertir leur poids numérique en influence politique. Cette situation, en termes de rapport au politique des évangéliques chiliens, a considérablement évolué. Selon Evguenia Fediakova36, les Églises évangéliques apparaissent aujourd’hui comme un acteur à part entière de la société civile et politique chilienne. Elles disposent d’une intelligentsia constituée par des professionnels (avocats, sociologues, spécialistes en éducation et en sciences sociales, universitaires, etc.), ce qui leur permet d’exercer une véritable influence socioculturelle et de développer une réflexion, au niveau national, sur leur participation politique.

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Lors de la campagne pour les élections présidentielles chiliennes de 1970, la crainte de « l’absence de Dieu » qu’était supposée entraîner la victoire d’un Salvador Allende dénoncé comme marxiste avait conduit les leaders pentecôtistes à se prononcer massivement en faveur de la Démocratie chrétienne. Mais une partie de leur base appartenant au monde ouvrier vota quant à elle pour l’Unité populaire. Des secteurs significatifs de l’Iglesia Metodista Pentecostal chilienne, ont, par exemple, soutenu le gouvernement Allende parce que son programme visait à leurs yeux « à défendre les pauvres, les marginalisés, les faibles et les minoritaires auxquels ils s’identifiaient37 ». Le coup d’État militaire de 1973, moment « décisif pour la société chilienne et le monde évangélique38 » renforcera cette division, la majorité conservatrice, associée à la « Déclaration de l’Église évangélique chilienne » du 13 décembre 1975, reconnaissant Pinochet comme leader légitime (quoique issu d’un coup d’État), mais également comme celui qui avait pour la première fois reçu l’ensemble des dirigeants évangéliques, tandis que le secteur œcuménique minoritaire adoptait une position analogue à celle de l’Église catholique, centrée sur la défense des droits de l’Homme. L’appui accordé par la majorité conservatrice à la Junte n’était pas exempt d’attentes à son endroit, tout particulièrement l’obtention d’un statut juridique équivalent à celui de l’Église catholique. Un dialogue suivi s’établit entre pentecôtistes et gouvernement militaire, notamment par l’intermédiaire d’officiers évangéliques. Le Palais de la Moneda leur était ouvert, les autorités participant systématiquement, de leur côté, au Te Deum célébré chaque 11 septembre pour commémorer le coup d’État39. Le pouvoir d’Augusto Pinochet cherchait visiblement à compenser, avec les pentecôtistes, le soutien perdu de l’Église catholique. Pour Humberto Lagos40, ce sont les minorités évangéliques regroupées dans le Conseil des pasteurs (où les Églises pentecôtistes étaient majoritaires) qui ont fourni au pouvoir une légitimité religieuse, à l’encontre de la position de l’Église catholique, constituée à travers le Vicariat de la Solidarité en espace d’opposition. L’ensemble de cette relation tenait toutefois clairement plus, comme le relèvent Sepúlveda et Cleary41, à la poursuite des intérêts de chacune des parties qu’à une convergence idéologique. Les pentecôtistes n’étant pas parvenus à obtenir du gouvernement le statut juridique espéré, ils finirent par se rapprocher des partis politiques pour tenter d’y arriver. Pour Juan Sepúlveda, il existerait au sein du pentecôtisme chilien une « tension entre œcuménisme et fondamentalisme » à l’origine des spécificités observables dans le pays42. Dans un texte de 201243, Evgenia Fediakova, se demandant ce qui a pu changer dans le mouvement évangélique chilien durant les cinquante dernières années, depuis donc que Lalive d’Epinay avait émis ses premières hypothèses concernant les pasteurs évangéliques chiliens, avance quant à elle l’idée selon laquelle : « S’il est certain qu’il s’agit d’une population majoritairement apolitique, elle n’est cependant pas entièrement dépolitisée : les évangéliques ne militent pas dans des partis politiques et, en majorité, ne sympathisent avec aucune idéologie. Ils considèrent toutefois comme un devoir majeur de “voter en conscience”44 ».

C’est en fait seulement dans la dernière décennie qu’est intervenu un véritable changement de paradigme, en termes de prise de conscience de la nécessité, pour les évangéliques, de devenir acteurs à part entière du jeu politique. Tant la société chilienne que les responsables politiques et sociaux soulignent ce qu’apporte à leurs 75

yeux le monde évangélique à la société45. En plus de leur rôle dans le système éducatif et dans divers programmes municipaux, les évangéliques sont particulièrement impliqués dans l’aide fournie aux victimes d’addictions, comme s’en félicitait Humberto Lagos46, alors chargé des Affaires religieuses à la Présidence. À la différence de ce qui se passe dans d’autres pays latino-américains, le Chili n’a pas vu apparaître de parti évangélique, en raison peut-être de la saturation de l’espace politique national. Les revendications politiques des évangéliques s’expriment donc à travers les partis existants, et c’est dans le cadre de ces partis que des candidats évangéliques se présentent aux élections47. Lors de celles du 13 décembre 2009, par exemple, environ 200 évangéliques ont été candidats à des fonctions municipales. De même qu’ailleurs, le vote évangélique chilien n’est pas homogène, les politiques tentant de le capter à travers des réunions avec des responsables d’Églises ou par leur présence au culte. Il reste que les évangéliques chiliens ont acquis une réelle expérience de la négociation avec les partis et les gouvernements, comme l’atteste la loi 19.638 sur la liberté de culte, présentée par Patricio Aylwin, signée par Eduardo Frey et dont les décrets d’application ont été publiés pendant le mandat de Ricardo Lagos. La présidente Michelle Bachelet a créé des aumôneries au palais présidentiel de la Moneda, et au sein des forces armées. Le Sénat a pour sa part, et à l’unanimité, fait du 31 novembre, par une loi adoptée en 2008, un jour férié visant à célébrer la journée nationale des Églises évangéliques et protestantes (cette date étant celle où est commémorée la Réforme). L’émergence de nouveaux leaders, de nouvelles stratégies et de nouveaux acteurs, qui se traduit par la multiplication des Églises et institutions para-ecclésiastiques, a profondément renouvelé un paysage qui continue toutefois à être structuré par deux pôles : d’une part, un secteur pentecôtiste traditionnel, la Coordination des Unidades Pastorales Evangélicas de Chile (Cupech) et, de l’autre, la Mesa Ampliada de Entidades Evangélicas qui, réunissant 2 000 Eglises, soit environ 80 % des évangéliques chiliens, constitue l’instance centrale de défense des intérêts propres de la mouvance, et soutient politiquement le Partido Nueva Mayoría48. Le pasteur Emiliano Soto, évêque de l’Iglesia Evangélica Pentecostal Reformada et président de la Mesa Ampliada de Entidades Evangélicas, a ainsi affirmé, le 16 août 2013 que ce parti était celui qui « reflétait le mieux les propositions du monde évangélique49 ». La Cupech a réagi à cette déclaration par un communiqué indiquant qu’« aucun individu ne saurait prétendre représenter l’Église (évangélique) au Chili », et considérant dès lors que les déclarations de Mgr Emiliano Soto ne l’engageaient en rien. « [La Cupech appelle] à voter conformément aux principes et aux valeurs consacrés par la Sainte Bible, et à refuser d’adhérer à des principes politiques [postulados políticos], de quelque orientation qu’ils soient, dès lors que ces principes violeraient la foi chrétienne. [Elle souligne qu’]aucune autorité ecclésiastique ne peut inciter les fidèles à pencher vers une idéologie ou une pensée politique partisane déterminée. De même, on ne peut soutenir une idéologie ou une pensée politique au nom du monde évangélique50 ».

Concernant maintenant l’Argentine, le monde évangélique se répartit en trois grandes fédérations, regroupant plus de 12 000 congrégations. La Federación Argentina de Iglesias Evangélicas [Fédération argentine des Eglises évangéliques, FAIE] est constituée par les Églises du « protestantisme historique », les plus anciennes, en général d’origine européenne : anglicans, luthériens, méthodistes, baptistes, etc. C’est l’organisation qui, on le verra, a été reçue par la présidente. On 76

trouve ensuite l’Alianza Cristiana de Iglesias Evangélicas de la Argentina [Alliance chrétienne des Églises évangéliques de l’Argentine, ACIERA], qui réunit les églises d’origine nord-américaine, plus récentes. Enfin, la Federación Confraternidad Evangélica Pentecostal (Fédération-confraternité évangélique pentecôtiste, FECEP] rassemble les églises pentecôtistes, qui représentent 70 % des évangéliques argentins. S’agissant de la relation des évangéliques au politique, de nombreux travaux mettent l’accent sur « la forte ascendance acquise par les dirigeants pentecôtistes dans les communautés des quartiers populaires, ainsi que leur expérience de la politique partisane et leur lutte tenace dans l’espace public afin d’obtenir une nouvelle loi sur la religion qui leur donne les droits et la légitimité qu’ils considèrent qu’on leur a jusqu’ici refusée51 ». Mais les pentecôtistes votent-ils en tant que pentecôtistes, ou comme membres d’une classe sociale qui, la plupart du temps, s’identifient au péronisme52 ? À cette question, centrale pour nombre de chercheurs en Argentine (notamment Hilario Wynarczyk), et dont dépend la possibilité de voir se constituer des partis évangéliques, certains n’hésitent pas à répondre que si « les évangéliques qui entendent créer des partis croyaient que le vote pouvait être déterminé par les congrégations, il l’était en réalité par les appartenances sociales. Concernant le vote, il n’y a pas de doute : les pentecôtistes ne votent pas en tant que pentecôtistes et la majorité d’entre eux vote pour le Parti justicialiste 53». En Argentine, les Églises évangéliques et leurs membres ne disposent toujours pas d’une expression politique stabilisée, malgré les diverses tentatives de formation de partis politiques dans le pays54. Dans un article publié en 2006, Hilario Wynarczyk analyse ces essais de formation et d’organisation de partis politiques évangéliques, durant les années 1990. La façon dont « les évangéliques conservateurs [...] ont préconisé une entrée sur la scène publique argentine à deux niveaux, la revendication de “l’égalité entre les confessions” et la formation de partis55 ». Ainsi, lors des élections de 2008, un parti politique avait été fondé, à l’initiative de pasteurs évangéliques, el Partido de la Gente56. Son président, le Pasteur Ricardo Quintana, était très proche de Nestor Kirchner, qu’il avait rencontré à Santa Cruz et avec lequel il avait milité au sein du parti péroniste. En 2008, il avait travaillé sous les ordres d’Oscar Pirrilli, secrétaire du président, nommé en 2003 lors de l’arrivée au pouvoir de Nestor Kirchner et confirmé en 2007, lorsque Cristina Kirchner remporte les élections. Ce parti, qui change ensuite de nom pour adopter celui de Frente de la gente, constitue l’effectif évangélique en garantie supposée de l’efficacité électorale. « Somos un pueblo de seis millones de fieles » [Nous sommes un peuple de six millions de fidèles], déclarait Ricardo Quintana, pour qui « les évangéliques sont fatigués des politiciens qui ne se préoccupent d’eux que quelques jours avant l’élection ». D’où une triple revendication : se voir reconnaître une place dans les listes électorales, échanger des voix contre des aides sociales et obtenir des représentants propres au sein du gouvernement. Mais Quintana en arrivait à la conclusion selon laquelle « si nous écoutons tout le monde, nous soutenons la présidente »57… Le kirchnerisme a, pour sa part, témoigné d’emblée une certaine sympathie à l’égard des Églises évangéliques, facilitant, par exemple, les procédures d’enregistrement des nouvelles organisations religieuses58. Mais le rapprochement bute sur le constat fait par Cristina Kirchner que la grande majorité des Églises 77

protestantes (comme d’ailleurs aussi l’Église catholique), sont marquées par une dimension conservatrice en confrontation ouverte avec les projets que le gouvernement voulait faire avancer, par exemple le mariage pour tous. Ce qui explique que contrairement à la stratégie visant à intégrer le secteur universitaire, les organisations de défense des droits de l’homme, les entreprises, et jusqu’aux prisons, le kirchnerisme ne s’est pas appliqué à « conquérir » les Églises. Des tentatives ont eu lieu, en lien avec la sœur du président Nestor Kirchner, Alicia Kirchner, alors ministre du Développement social, pour constituer un groupe évangélique au sein du parti, mais sans succès. Le 10 janvier 2013 la présidente Cristina Kirchner a cependant reçu à la Casa Rosada, pour la première fois, une délégation de la Fédération Argentine des Églises évangéliques (Faie) conduite par son président, le pasteur Néstor Miguez59. Les deux parties ont tenu à souligner l’importance de la rencontre. De son côté, Mauricio Macri, chef du gouvernement de la Province de Buenos Aires, et leader de l’opposition au péronisme, a clairement misé sur le rapprochement avec les évangéliques, recevant ainsi à plusieurs reprises le célèbre pasteur Luis Palau, avec l’idée de capter par ce biais les voix des évangéliques dans la perspective de l’élection présidentielle60. Pour un observateur comme le journaliste Alejandro Seselovsky, les visites de Palau tendaient à jeter un pont avec une potentielle nouvelle direction politique et avec les milieux entrepreneuriaux. Il s’agissait, selon lui, pour Macri, de ne pas laisser passer l’opportunité de se lier avec un « “puntero espiritual” tan poderoso » [un aiguillon spirituel aussi puissant]61. La victoire de Mauricio Macri à la présidentielle, en octobre 2015, devrait conduire les différentes composantes de la mouvance évangélique à repenser les positions à tenir tant face au nouveau pouvoir argentin qu’au péronisme62. Durant la campagne électorale, des membres de différentes églises s’étaient en fait déjà appliqués à discuter de la participation politique des évangéliques et de l’impact de celle-ci sur la société argentine, sur fond de questionnement de la longue période d’exercice péroniste du pouvoir. L’un des groupes réunis à cet effet l’a été à l’initiative de Gastón Bruno (ancien vice-président de l’Alianza Cristiana de Iglesias Evangélicas de la Argentina [ACIERA]. Le point de départ de la réflexion menée était « l’inclusion croissante des croyants dans l’activité politique63 ».

Perspectives La période contemporaine est lourde d’une logique de dilution dans le global des spécificités latino-américaines, entre insertion accélérée dans l’économie mondialisée, passage généralisé à la démocratie et gestion du postcommunisme, c’est à dire également de l’effondrement du marxisme comme clé de lecture des évolutions que connaissent les sociétés. Parallèlement, de nouveaux éléments susceptibles d’alimenter l’affirmation du spécifique apparaissent : montée en puissance des revendications « ethniques » et d’« émancipation », crédibilité d’entreprises de réenchantement par le politique (Hugo Chávez, Evo Morales, Rafael Correa, etc.) et… gestion de la relation avec les États-Unis d’autant plus complexe que ceux-ci sont proches. En toile de fond, la pluralisation, terme générique pour désigner simultanément effets de la mondialisation, reconfiguration des sociétés, explosion de l’offre religieuse, se déploie et produit des effets distincts en fonction du passé, de la culture politique existante, de l’expérience propre de telle ou telle société. Si Argentine et 78

Chili partagent ainsi de nombreuses caractéristiques communes, et notamment l’expérience, somme toute assez récente, de la dictature et de la sortie de la dictature, cette expérience s’est éprouvée sous des formes propres à chacun des deux pays64. Cette différence se manifeste dans la réitération du spécifique de chacun des deux paysages religieux et dans les différentes configurations de relation entre politique et religion qui en découlent. Il demeure que le poids croissant des évangéliques dans les deux sociétés pose la question de l’influence revendiquée du fait du nombre et de la traduction politique de celle-ci. Ce qui débouche sur une réflexion concernant la fragmentation et l’hétérogénéité de la mouvance, pensée simultanément comme faiblesse et comme force. Aasmundsen n’hésite pas à prédire que les Églises pentecôtistes ne vont guère tarder à rivaliser avec l’Église catholique, en remettant en cause la position politique que cette dernière occupe depuis des siècles en Argentine : « l’Église catholique existe depuis 2000 ans et bénéficie d’une grande expérience dans le traitement des affaires “mondaines”. Les pentecôtistes sont encore “nouveaux” par rapport à ce monde et expérimentent beaucoup, dans de nombreux endroits. Ce que nous voyons, c’est une politisation du pentecôtisme au sens où il est de plus en plus engagé dans les questions sociales. Dans certains endroits, les pentecôtistes ont cessé de se développer et recherchent maintenant l’influence sociale et non plus seulement la croissance numérique. Je prédis que nous verrons dans les prochaines années un politique bien plus pentecôtisé65 ».

Cette évolution annoncée fait également sens au Chili où, comme le pointait Juan Sepúlveda66, si, pendant des années, les évangéliques se définissaient comme peregrinos [pèlerins] dans la société, ce qui les éloignait de toute responsabilité sociale et les conduisait à se retirer dans les églises, la conscience de la nécessité de s’impliquer dans les différents secteurs de la société les amène maintenant à se considérer comme ciudadanos [citoyens] à part entière. Ce passage de pèlerins à citoyens s’est fondé, à partir du début des années 1980, sur le travail des responsables évangéliques visant à transformer les représentations de la politique au sein de la mouvance, ce qui supposait l’évolution de la théologie elle-même, en insistant sur la nécessaire égalité des droits avec l’Église catholique, et en misant sur la négociation avec les autorités politiques. Le souci de l’action sociale et politique dans le monde évangélique est partout manifeste. Le pasteur Ruben Proietti, qui dirige l’Alianza Cristiana de Iglesias Evangélicas de Argentina [Alliance chrétienne des Églises évangéliques de l’Argentine], relevant que si « de plus en plus d’évangéliques s’engagent dans la politique », ajoutant qu’« il faut les y encourager », va jusqu’à considérer que si « il y a quelques années, parler de politique dans le temple était un péché ; aujourd’hui c’est inévitable67 ». Cette inévitabilité s’exprime au-delà des espaces privilégiés de négociation avec le politique, tels que la Mesa Ampliada de Entidades Evangélicas, pour s’imposer dans le discours évangélique. David Paillan, évêque de Magallanes, dans un entretien significativement intitulé « Queremos crear escuelas de formación política » [Nous voulons créer des écoles de formation politique], publié à l’occasion du Día Nacional de las Iglesias Evangélicas y Protestantes68 [Journée nationale des évangéliques et protestants], insiste ainsi sur la nécessité d’insérer les membres de l’Église dans tous les différents milieux sociaux, parce que cette Église ne se limite pas au seul travail spirituel. Il souligne qu’a été effectué « pendant des années, dans le silence, du travail 79

social, dans l’éducation et la réhabilitation des toxicomanes et des alcooliques ». Il s’agit en conséquence maintenant de former des chrétiens susceptibles d’intervenir dans l’arène politique, à partir de compétences indiscutables. À la question du journaliste de savoir si la volonté de faire de la politique implique de présenter des candidats, l’évêque répond : « Peut-être pas en tant que parti politique, parce que nous avons des gens tant à droite qu’à gauche ». Ce qui importe donc est « d’avoir une mentalité chrétienne69 ». En fait, dans une situation où un secteur important du monde évangélique s’est professionnalisé, a connu une ascension dans l’échelle sociale, a vu se transformer la vie de ses fidèles et de leurs familles, l’idée force est que, puisque nous sommes nombreux, porteurs de valeurs qui nous sont chères, et organisés, « nous voulons – comme l’indiquait dès 2007 Georgina Elustondo – des responsabilités, nous voulons intégrer des équipes, nous voulons être visibles sur les listes. Nous avons beaucoup à donner et nous ne voulons pas être utilisés pour tromper des gens qui attendent beaucoup de nous70 ». Rodolfo Couto, ancien président de la Federación Argentina de Iglesias Evangélicas [Fédération Argentine des Églises évangéliques] va dans le même sens : « Tous les candidats cherchent à capitaliser sur nos efforts et à obtenir nos votes, mais nous, nous rêvons d’avoir un jour un président évangélique. Cela ne sera possible que si nous nous engageons71 ». Dans cette évolution où, selon Emerson Giumbelli, « chacun des différents discours évangéliques agit aux fins de préciser le tracé des dynamiques et des contours du champ évangélique, dans sa dimension politique72 », la question est de l’organisation recherchée afin de traduire sur le plan politique la montée en influence sociale. Ce qui suppose de résoudre (ou à tout le moins de penser) plusieurs contradictions. La première met en scène nombre et fragmentation, et voit s’opposer défense d’intérêts multiples et concurrents, d’une part, effets négatifs de la segmentation, de l’autre. Cette segmentation est positive, au sens où elle permet l’existence de communautés d’autant plus opérationnelles qu’elles sont restreintes, et donc cohérentes. En même temps, ces communautés se ressentent comme antagonistes, ce qui nuit évidemment à la capacité d’influence de l’ensemble du mouvement dont ces communautés se réclament. Un nombre croissant de responsables estime que, libérées de ce qui est là désigné comme relevant d’un « sectarisme », les institutions évangéliques seraient beaucoup plus fortes socialement et politiquement. Ces responsables demandent « une seule Église, et non des milliers73 ». La volonté d’afficher une homogénéité du mouvement évangélique trouve l’une de ses expressions privilégiées avec Las Marchas por Jesús [Marches pour Jésus], dont la finalité est, outre d’assurer la visibilité des évangéliques dans l’espace public, d’attester l’union de l’Église locale à l’Église évangélique universelle. Ces Marches s’inspirent clairement de la tradition catholique, la piété baroque, et les processions qui en constituaient la manifestation, ayant depuis toujours permis à la religion d’occuper et d’habiter l’espace public. On a pu observer à Valparaiso, fin octobre-début novembre 2014, la préparation et l’organisation de la septième Marcha por Jesús, qui a eu lieu lors de la Journée nationale des évangéliques et protestants du Chili. Les différentes Églises, identifiables grâce à leurs bannières, convergeaient à partir des quatre points cardinaux vers La Moneda, au centre de la ville. La police a chiffré à 60 000 le nombre des participants. Outre Valparaiso, des Marches étaient organisées à Puerto Montt, San Fernando, Concepción, Calama, Santiago, etc. Ces Marches, qui se 80

déroulent partout ailleurs en Amérique latine, ont pour objectif d’« exaltar a Jesús » [exalter Jésus], mais aussi de témoigner des valeurs qui, pour les évangéliques, devraient structurer la société.

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C’est ainsi que la publication du livre Nicolás tiene dos papás [Nicolas a deux papas] a donné lieu à une marche, organisée par Pablo Molina et impliquant diverses églises de Concepción. D’aucuns craignaient que ce livre, distribué dans les établissements scolaires, contribue à dévaluer la sexualité telle que l’envisage le plan de Dieu. Pour le pasteur José Lema, de la Iglesia Cristiana Betel (de Concepción), il était ainsi nécessaire de dénoncer l’évaluation positive faite du livre par le gouvernement. L’organisateur de la marche a publiquement considéré comme une perversion la diffusion de l’ouvrage et de nombreux marcheurs ont estimé que son 82

contenu affectait négativement les pratiques familiales, son élaboration étant attribuée au Movimiento de Integración y Liberación Homosexual (Movilh). Dans la même veine, David Paillan, évêque évangélique de Magallanes et secrétaire de la communauté de pasteurs de Punta Arenas, déjà mentionné, a estimé que le document visait à endoctriner les enfants dès l’école. Il demandait, dans une déclaration publiée dans El Pingüino, l’interdiction de la distribution du livre et envisageait sinon une procédure devant la Cour d’appel de Magallanes, au titre de la liberté de conscience garantie par la Constitution chilienne74. La tension nombre/fragmentation s’avère particulièrement sensible s’agissant du « vote évangélique ». L’importance du nombre (et dès lors la promesse d’une potentielle majorité), à laquelle se réfèrent tant les responsables et les membres des Églises que les acteurs politiques, a pour limite la discipline de vote. Celle-ci constitue, en termes d’efficacité politique, le talon d’Achille du monde évangélique. Des institutions religieuses et des organisations politiques nouent certes des alliances visant à échanger le vote du groupe évangélique contre l’assurance de telle ou telle politique favorable aux Églises. La plupart des partis comptent d’ailleurs en leur sein des responsables en charge de la relation, sur le long terme, avec ces Églises75. Le problème est bien évidemment que ces dernières ne sont en rien propriétaires des votes des fidèles, qui peuvent s’exprimer électoralement, on l’a dit, non comme membres des Églises mais comme militants ou sympathisants de tel ou tel courant politique. Il n’existe en fait aucune garantie que la base votera massivement pour les candidats déterminés lors des négociations. De plus, pour certaines Églises, la question n’est pas tant de désigner un candidat que d’appeler les fidèles à « participar en el voto » [participer au vote] de façon autonome, comme on a pu l’observer avec les prêches du pasteur Carlos Mraida, à l’Iglesia Bautista del Centro de Buenos-Aires fin octobre 2014, dans la perspective des élections présidentielles. Faute de discipline acquise, l’idée peut être de rechercher une cohésion maximale, dans un souci d’affirmer une identité évangélique spécifique, voire une identité politique évangélique spécifique. Comme le déclarait un candidat aux municipales chiliennes de 2012 : « il est important de voter pour un évangélique parce qu’ainsi on avance et on donne un témoignage d’unité à la société afin de travailler à construire un bloc politique évangélique et, plus tard, un bloc parlementaire évangélique qui défende et promeuve nos valeurs et nos intérêts ». L’exigence de « voter avec discernement, afin de promouvoir une nouvelle conception du monde pour répondre aux demandes croissantes d’une communauté impliquée quotidiennement dans les processus de changement que connait le pays », est là mise au service de la construction d’un cristianismo integral76. Cette construction peut aller jusqu’à une mise en garde à l’encontre du monde non-évangélique, voire contre les mariages mixtes. Un pasteur de Para de Sufrir d’Argentine recommandait ainsi de « ne pas avoir un partenaire d’une autre foi, parce que cela peut causer des problèmes. L’autre devrait être aussi un chrétien. Ne vous laissez pas guider par la beauté extérieure77 ». Une autre série de contradictions résulte de la tension entre les origines populaires du pentecôtisme, la prise en compte des intérêts propres d’une classe moyenne en mobilité sociale ascendante, qui constitue aujourd’hui la clientèle privilégiée du néo-pentecôtisme, et le désir tenace d’obtenir une reconnaissance officielle. Alors que les premières commandent le soutien apporté, en Argentine comme au Chili, aux partis de gauche et de centre-gauche (Chili) et au parti péroniste 83

(Argentine), de la part de certains secteurs évangéliques, la seconde explique l’alignement sur un modèle informé par l’Amérique du Nord. Comme le souligne Jorge Rouillon, décrivant les pratiques de Para de Sufrir, « les évêques, les pasteurs et les travailleurs promeuvent des cultes syncrétiques où les éléments de plusieurs religions sont mélangés et organisent des séances d’exorcisme, de délivrance et de guérison […] ils prêchent que la malchance s’explique par la présence du diable. Comme solution à ces maux, l’Église propose aux fidèles la théologie de la prospérité, créée aux États-Unis, pour laquelle la pauvreté est l’œuvre de Satan, et qui promet une ascension sociale aux classes pauvres78 ». Enfin, le souci d’une pleine reconnaissance officielle suppose la négociation avec les pouvoirs en place, quels qu’ils soient. C’est en tenant compte des contraintes et des avantages liés à ces origines, aux intérêts propres des groupes nouveaux socialisés dans les Églises et à la volonté d’obtenir une pleine reconnaissance institutionnelle que s’effectuent les arbitrages proprement politiques au sein du monde évangélique. La force politique de la mouvance tient très précisément au fait qu’elle ne constitue pas une mouvance politique : réunissant des fidèles de tous les bords politiques, elle ne pèse pas au sens où elle servirait l’un ou l’autre des courants politiques en présence mais parce qu’elle participe simultanément de l’ensemble de ces courants. Et c’est cette plasticité qui explique que l’évangélisme, alors qu’on aurait pu penser que sa croissance contribuerait à réduire les particularités nationales, par le biais d’un transnationalisme dont il est simultanément le produit et le vecteur, se révèle en capacité de se couler dans les cultures politiques existantes, ce qui conduit en dernière instance à en renforcer les traits distinctifs.

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grâce à des financements accordés par le Fond de la Recherche de l’EHESS (Argentine, 2013 ; Chili, 2014), d’une part et, de l’autre, par le LabEx Tepsis (contrat de préfiguration, Chili, 2014). Nous tenons à remercier très chaleureusement notre collègue Joaquín Algranti pour sa minutieuse relecture de la presente étude et pour ses précieuses remarques et suggestions. 2 Cité in Roberto Zub, « Los evangélicos son cada vez más políticos », Envío digital, n° 132, Universidad

Centroamericana, Nicaragua, 1992, http://www.envio.org.ni/articulo/752. 3 Comme l’écrivait Hans Jürgen Prien, « l’énorme influence des États-Unis et leur implication croissante en

Amérique latine a bénéficié indirectement au développement des Églises évangéliques, en leur donnant la possibilité d’obtenir plus de ressources financières et humaines. L’identification idéologique de nombreux évangéliques avec les idéaux américains de démocratie et de liberté leur a permis de profiter de la sympathie, et parfois du soutien limité des gouvernements de l’époque, qui ne voyaient pas dans l’Église catholique une ressource suffisante pour contenir la vague de marxisme qui semblait grandir sur le continent, en particulier après la Seconde Guerre mondiale ». Hans-Jürgen Prien, La historia del cristianismo en América Latina, Salamanca, Ediciones Sígueme, 1985, p. 744. 4

Et ce d’autant que les cultures politiques des deux pays – tant donc les logiques propres au péronisme en Argentine et à l’Unité populaire au Chili que les expériences spécifiques de dictature et de sortie de dictature – participent de formes, traditions et héritages différents, susceptibles en conséquence d’exercer une influence sur les modalités de projection politique retenues par les évangéliques dans chacun des deux pays. Cette spécificité contraint et autorise les néo-pentecôtistes à reprendre, négocier, redéfinir, intégrer ou exclure des éléments de chaque tradition. 5

Hans Geir Aasmundsen, Pentecostalism, Globalisation and Society in Contemporary Argentina, Huddinge, Södertörn University. In Swedish Missiological Themes 2014: https://gupea.ub.gu.se/bitstream/2077/34374/1/gupea_2077_34374_1.pdf. 6

Pablo Deiros et Carlos Mraida, Latinoamérica en llamas, Nashville, Editorial Caribe, 1994, p. 116-117.

7 Cornelia Butler, Pentecostalism in Colombia: Baptism by Fire and Spirit, Madison, Teaneck, Fairleigh

Dickinson University Press, and London, Associated University Presses, 1976, p. 93. 8 Christian Lalive d’Epinay, El refugio de las masas. Estudio sociológico del protestantismo chileno, Santiago de

Chile, Edición Pacífico, 1968. 9 Une enquête effectuée en 2006 dans dix pays (dont trois latino-américains, Brésil, Chili et Guatemala) a ainsi

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montré que 39 % seulement des Chiliens pentecôtistes étaient des convertis, une proportion très faible, il est vrai, par rapport aux autres pays d’Amérique latine (PewResearchCenter, Spirit and Power, A 10-Country Survey of Pentecostal, octobre 2006, p. 127). 10 On renverra sur cette question le lecteur à notre ouvrage : Jesús García-Ruiz & Patrick Michel, Et Dieu sous-

traita le Salut au marché – De l’action des mouvements évangéliques en Amérique latine, Paris, Armand Colin/Recherches, 2012, 221 p. 11

Selon l’expression de P. Wagner, visant à décrire les trois moments de l’action du Saint Esprit au XXe siècle., voir Wagner P., The Third Wave of the Holy Spirit, Ann Arbor, Vine Books, 1988. 12

Miguel Ángel Mansilla, « El http://revistacienciasociales.cl/archivos/revista18/rcs18_6.pdf.

neopentecostalismo

chileno

»,

13 Paul D. Henry, Politics for Evangelicals, Valley Forge, Pa, Judson Press, 1974. 14 Jacques Gutwirth, L’Église électronique. La saga des télévangélistes, Paris, Bayard, 1998. 15 Pablo Deiros et Carlos Mraida, Latinoamérica en llamas, Nashville, Editorial Caribe, 1994, p. 113. 16 Alejandro Frigerio, (compil.), El pentecostalismo en Argentina, Centro Editor de América Latina, Buenos

Aires, 1994. 17 Oscar Corvalán, “Distribución, crecimiento y discriminación de los evangélicos pentecostales” en Revista

Cultura y Religión, vol. III., n° 2, 2009. www.revistaculturayreligion.cl, 18 En Argentine, le directeur national du 700 Club, Mario Bertolini, a créé un réseau de bureaux régionaux, afin

d’assurer un meilleur développement du programme national. À l’origine, ces bureaux étaient dirigés par des pasteurs locaux des Assemblées de Dieu, auxquelles appartenait Bertolini. 19 Willis C. Hoover, Historia del avivamiento pentecostal en Chile, 6ª Edition, Concepción, 2008. 20 Le missionnaire américain Warren Bird, a rédigé un rapport sur les dix plus grandes églises du monde

construites avant 2011, sur la base de l’assistance moyenne des fidèles aux services religieux. L’Église évangélique du Chili (Jotabeche), fondée en 1964, occupe le dixième rang. Son responsable actuel est l’évêque Eduardo Castro Durán. Le culte accueille une moyenne de 45 000 fidèles (http://top10mais.org/top-10-maiores-igrejas-domundo/). 21 Maximiliano Salinas, « La Iglesia chilena ante la madurez del orden neocolonial », in Joaquín Carregal,

Historia General de la Iglesia en América latina. Cono Sur, Tome IX, Salamanca, Ediciones Sígueme, 1994, p. 394-516. 22 Corporación Latinobarómetro, « Las religiones en tiempos del Papa Francisco », 16 avril 2014, p. 17. Le Pew

Research Center évalue quant à lui à 64 % le nombre des catholiques, 17 % celui des protestants, 16 % les « sans affiliation » et 3 % les « autres » (Pew Research Center, « Religión en América Latina. Cambio generalizado en una región históricamente católica », 13 novembre 2014, p. 12). 23 Evgenia Fediakova, Evangélicos, política y sociedad en Chile : Dejando « el refugio de las masas », 1990-

2010, Universidad de Santiago de Chile, Instituto de Estudios Avanzados, 2013, p. 14-15. 24 Pour Freston, « l’un des facteurs clés du développement du pentecôtisme dans les pays d’Amérique latine, où

l’enseignement supérieur est en croissance rapide, est la force ou la faiblesse, dans chacun des pays, de ce que l’on appelle le protestantisme historique (presbytériens, méthodistes, luthériens, baptistes). Au Chili, comme dans les pays d’Amérique centrale, l’espace du protestantisme historique est beaucoup plus faible qu’au Brésil (où il s’est développé bien avant que ne le fasse le pentecôtisme) » (« Préface » à Evgenia Fediakova, op. cit., p. 7-11). 25 Joaquín Algranti, Política y religión en los márgenes. Nuevas formas de participación social de las mega-

iglesias evangélicas en Argentina, Buenos Aires, Ediciones Ciccius, 2010, p. 70 et suivantes. Lors de la première phase, souligne J. Algranti, « la géographie pentecôtiste se distribue dans les provinces de Buenos-Aires, d’Entre Ríos, Corrientes et Misiones pour s’étendre dans les années 1930 vers la Patagonie grâce aux Églises chiliennes et jusqu’aux régions de Salta, du Chaco et de Formosa, avec le développement du travail effectué au sein des communautés indiennes » (p. 71). 26 Ibid., p. 69. Après le retour de Tommy Hicks aux États-Unis, les autorités nationales ont pris conscience que le

risque existait de voir le pentecôtisme argentin redevenir ce qu’il était avant la campagne d’évangélisation. Trente ans plus tard, trois dirigeants argentins, Juan Passuelo (président de la Confédération évangélique pentecôtiste, CEP), Juan Terranova (président de l’Association des Églises évangéliques d’Argentine, Aciera) et Omar Cabrera (président de Visión de Futuro), ainsi que Carlos Annacondia, prédicateur dans le Grand Buenos Aires, seront à l’avant-garde d’un nuevo avivamiento [renouveau]. 27 Ibid., p. 75. 28 Fortunato Mallimaci, Juan Cruz Esquivel, Gabriela Irrazábal, « Primera encuesta nacional sobre creencias y

actitudes religiosas en la Argentina », Informe de investigación, Ceil-Piette, CONICET, 2008. http://www.ceilpiette.gov.ar/areasinv/religion/relproy/1encrel.pdf. D’autres enquêtes, plus récentes, corroborent ces résultats. Selon les données de la Corporación Latinobarómetro de 2013, 77 % des Argentins se déclarent catholiques, 13 % agnostiques, athées, ou sans appartenance, 7 % évangéliques et 4 % comme fidèles d’autres religions (« Las religiones en tiempos del Papa Francisco », Corporación Latinobarómetro, Santiago de Chile, 16 avril 2014, p. 20). Et pour le PewResearchCenter, 71 % de la population argentine seraient catholiques, 15 % protestants, 11 % sans religion et 3 % « autres » (Religión en América Latina: cambio generalizado en una región históricamente católica, 13 novembre 2014, p. 12).

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29 Sergio Rubín, « Abren una iglesia evangélica por día », Clarín.com, 3 août 2012. 30 Sergio Rubín, « Desafíos de la Iglesia Católica », Clarín.com, 21 mars 2008. On pourrait toutefois relever que

la difficulté « d’offrir un accueil personnalisé » tient d’abord, pour l’Église catholique, au manque de prêtres… 31 Entretien avec Alejandro Jaraquemada, pasteur principal de l’Église des Asambleas de Dios-Centro Evangélico

Serrano, dans le centre-ville de Santiago du Chili, octobre 2014. 32

Christian Lalive d’Épinay, op. cit.

33

Cité par Francisco Parra Morales, « Creciente presencia de los evangélicos en la política », El Sur (Concepción, Chili), 18 décembre 2006. 34 Miguel Angel Mansilla, « La canutofobia en Chile: los factores socioculturales de la discriminación

evangélica », Ciencias Sociales Online, vol. 4, n° 1, Universidad de Viña del Mar, Chile, 2007, p. 48-61. 35 La « Canutofobia » témoigne d’un mépris manifesté aux évangéliques au Chili. Le terme vient du nom d’un

frère jésuite espagnol du nom de Juan Canut de Bon (Juan Sepúlveda, « Juan Bautista Canut del Bon: el hombre detrás del sobrenombre de los evangélicos en Chile », www.sepade.cl/media/files/publicaciones/JuanCanutdelBon.pdf ). 36 Eugenia Fediakova, « Saliendo del “refugio” de las masas: evangélicos chilenos y compromiso social (1990-

2010) », in Cristián Parker G. (dir.), Religión, política y cultura en América latina. Nuevas miradas, Instituto de Estudios Avanzados, Universidad de Chile, 2012, p. 141. 37 Evgenia Fediakova, « Separatismos o participación: Evangélicos chilenos frente a la política », Revista de

Ciencia Política, vol. 22, n° 2, Santiago, 2002, p. 34. 38 Evgenia Fediakova, Evangélicos, política y sociedad en Chile: Dejando “el refugio de las masas”, 1990-2010,

Instituto de Estudios Avanzados, Universidad de Santiago de Chile, 2013, p. 25. 39 Juan Sepúlveda, De peregrinos a ciudadanos: Breve historia del cristianismo evangélico en Chile, Santiago,

Fundación Konrad Adenauer-CTE, 1999, p. 139-147. 40 De Humberto Lagos, voir La libertad religiosa en Chile, los evangélicos y el gobierno militar. 3 tomes.

UNELAM, Vicaría de la Solidaridad, Santiago, 1978 ; La función de las minorías religiosas: las transacciones del protestantismo chileno en el período 1973-1981 del gobierno militar, Louvain-la-Neuve, CABAY, 1983 ; Religión y proyecto político autoritario, [avec Arturo Chacón], Santiago, PRESOR-LAR, 1986 ; Los evangélicos en Chile. Una lectura sociológica [avec Arturo Chacón], Santiago, PRESOR-LAR, 1987 et Crisis de la esperanza. Religión y autoritarismo en Chile, Santiago, PRESOR-LAR, 1988. 41 Cleary, Edward L. et Juan Sepúlveda, « Chilean Pentecostalism: Coming of Age », in Cleary, Edward L. et

Hannah W. Stewart-Gambino (dir.), Power, Politics, and Pentecostals in Latin America, Boulder, CO, Westview Press, 1998. Voir également, du même auteur, « Religious practices and development: the case of Chilean pentecostalism », http://www.bezinningscentrum.nl/Religion_Development/sepulveda.pdf ; ainsi que de Humberto Lagos, Crisis de la esperanza. Religión y autoritarismo en Chile, Santiago, PRESOR-LAR, 1988, 42 Interview avec Juan Sepúlveda « Evangélicos en Chile: el desafío de la unidad en la diversidad”,

http://www.sepade.cl/noticias. 43 Eugenia Fediakova, « Saliendo del “refugio de las masas”: evangélicos chilenos y compromiso social (1990-

2010) », in Cristián Parker G., Religión, política y cultura en América latina. Nuevas miradas, Instituto de Estudios Avanzados, Universidad de Chile, 2012, p. 125-145. 44 Evgenia Fediakova, op. cit., p. 140 ; Miguel Ángel Mancilla, « Pentecostalismo y ciencias sociales. Reflexión en

torno a las investigaciones del pentecostalismo chileno (1968-2008) », Revista Cultura y Religión, vol. 3, n° 2, 2009. 45 En atteste le florilège de déclarations de politiques, de tous bords, recueillis à l’occasion des élections de 2008,

Javiera Olivares et Carolina Rojas, « Chile: el mundo evangélica y la política. Sus nexos con la extrema derecha y la concertación », La Nación, https://aquevedo.wordpress.com/2008/09/14/. Alberto Robles (PRSD) : « Les évangéliques représentent un pourcentage important de la population, et doivent être impliqués dans le développement du pays […] Le PR a plusieurs candidats de confession évangélique dans le pays ». Enrique Accorsi (PPD): « Ils sont 23 %, ce qui est très important. Nous les avons aidés à obtenir des aumôneries à La Moneda et dans l’armée, mais sans souci d’obtenir leur vote en échange. Ils savent qu’ils peuvent compter sur moi pour obtenir des entrevues avec les ministres ». Roberto Sepúlveda (RN) : « Le monde évangélique compte des membres dans tous les partis, il n’est ni de droite ni de gauche. C’est une question plutôt personnelle, parce que dans certaines congrégations le pasteur ou l’évêque exerce une influence ; Dans l’ensemble, c’est un monde assez dispersé, avec des effets paradoxaux ; il est censé être pro-vie et devrait être proche des partis chrétiens, mais il n’en est pas toujours ainsi ». Paul Lorenzini (DC) : « J’admire votre foi. J’ai toujours été proche des évangéliques […]. Nous les avons invités à notre dernier Congrès parce qu’ils sont très importants, et nous avons eu un bon échange avec eux ». Iván Moreira (UDI) : « Je suis à leur côté depuis 15 ou 20 ans. Je participe au culte évangélique à Jotabeche. Les Évangéliques permettent à l’État d’épargner des millions en soustrayant des gens à la consommation de stupéfiants ». Eduardo Diaz (PRI) : « Nous avons une grande idée des évangéliques ; il est exigé d’eux des normes éthiques et morales élevées, ce qui coïncide avec notre plate-forme régionaliste. Nous nous sommes donc accordés avec eux et pris des candidats parmi eux ».

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Carlos Montes (PS) : « L’Église évangélique reconnaît que Lagos et Bachelet ont fait de grandes choses pour eux, comme par exemple les aumôneries ; mais plus qu’avec les lecture élections, cela a à voir avec la vision de la société des gouvernements de la Concertación ». 46 Humberto Lagos est un spécialiste des évangéliques au Chili, auteur, avec A. Chacón, de l’ouvrage Los

evangélicos en Chile: una lectura sociológica, Santiago, PRESOR-LAR, 1987. 47 Lors des présidentielles de 2006, le Consejo Evangélico Nacional de Chile (CENACH) avait élaboré un

programme (Preparados para gobernar) pour la formation politique des « frères et sœurs qui se sentent appelés à l’action politique ». 48 Le pasteur Pinto était ainsi du voyage de la Présidente Michelle Bachelet en Haïti, et a célébré plusieurs cultes

à l’intention des forces armées chiliennes stationnées dans ce pays. 49 Santiago du Chili, 31 août 2013 :

http://protestantedigital.com/internacional/29934/No_existe_un_apoyo_evangelicorsquo_transversal_a_Bachelet 50

Coordinación de Unidades Pastorales Evangélicas de Chile, CUPECH, Temuco 2014, www.laverdadahora.com.

51 Marcos A. Carbonelli, « Evangélicos y política en Argentina: entre la institucionalización y la autonomía »,

Mitológicas, vol. 23, Buenos Aires, 2008, p. 48. 52 Ibid. 53 Hilario Wynarczyk, « Los evangélicos y la política en la Argentina », Boletín de lecturas sociales y económicas,

Buenos Aires, UCA-FCSE, vol. 7, nº 31, p. 62. 54 Hilario Wynarczyk, Sal y luz a las naciones. Evangélicos y política en la Argentina (1980-2001), Buenos Aires,

Instituto Di Tella – Siglo XXI Iberoamericana, 2010 ; Marcos A. Carbonelli, « Desde el barrio. Perspectivas a cerca de de la actividad política de pastores evangélicos en el Conurbano Bonaerense », Ciencias Sociales y Religión, vol. 11, n° 11, 2009. 55 Hilario Wynarczyk, « Partidos políticos conservadores bíblicos en la Argentina. Formación y ocaso 1991-

2001 », Civitas, vol. 6, n° 2, juil.-déc. 2006, p. 11. 56 Patricio, « Partido político de la mano de Pastores evangélicos es 100% social », Argentina,

NoticiasCristianas.com, 11 août 2008. 57 Ibid. 58 Ces procédures ont été décentralisées, les délégations provinciales devenant compétentes. 59 Washington Uranga, « En la Rosada por primera vez », Pagina 12, Buenos Aires, 11 janvier 2013. 60 « El evangelista Luis Palau nombrado “Ciudadano Ilustre” de la Ciudad de Buenos Aires », La Gazeta

Cristiana, Buenos Aires, 14 novembre 2014. 61 Marcos A. Carbonelli, « Evangélicos y política en Argentina: entre la institucionalización y la autonomía »,

Mitológicas, vol. 23, Buenos Aires, 2008, p. 50. 62 Comme le souligne Joaquín Algranti, le politique traditionnel – la rivalité donc entre projet national-populaire

et projet libéral – se perpétue dans la vie politique argentine contemporaine : gouvernement des Kirchner vs. PRO de Macri. Le nouveau pouvoir vise ainsi la construction d’un parti de centre-droit s’appuyant sur le vote populaire, en dehors de la structure du parti justicialiste et proposant une symbolique liée à des formes de spiritualité différentes du catholicisme, par exemple le bouddhisme ou encore les discours, symboles et signifiants du New Age (à ce sujet, voir http://noticias.perfil.com/2016/02/05/buda-el-ideologo-de-macri/ et http://www.perfil.com/protagonistas/Macri-encontro-en-la-armonizacion-budista-la-manera-para-abrir-suuniverso-intimo-20150726-0034.html). 63 Le document est organisé autour de cinq axes : 1. Présence ou influence ; 2. L’Église évangélique en tant

qu’institution doit-elle être impliquée dans la politique partisane ? ; 3. Les croyants évangéliques doiventils/peuvent-ils être impliqués dans les partis politiques ? ; 4. Église évangélique, partis et idéologies politiques ; 5. Suggestions pour l’avenir, in Rubén Proietti, « Reflexiones sobre los evangélicos y la participación política », (http://protestantedigital.com/l/blogs/398/Actualidad), ACIERA, Buenos Aires, 21 octobre 2015. 64

Au Chili, la dictature de Pinochet est parvenue à se consolider, outre par la « réussite » économique dont elle se prévalait, par le biais d’une forme d’enracinement culturel et institutionnel qui a constitué la toile de fond de l’émergence de la récente transition vers la démocratie. La dictature argentine s’est quant à elle effondrée après la guerre des Malouines, qui a mis en évidence l’échec complet de sa stratégie de gouvernance et de son programme institutionnel. Le projet économique néolibéral de la dictature a été réalisé dans les années 1990 avec le « péroniste » Menem. Si le pentecôtisme a soutenu Pinochet, la dictature argentine a, en ce qui la concerne, interdit toute forme d’action évangéliste dans l’espace public. 65

Hans Geir Aasmundsen, op. cit.

66

Juan Sepúlveda, « De peregrinos a ciudadanos », Breve historia del cristianismo evangélico en Chile, Santiago, Fundación Konrad Adenauer-Facultad Evangélica de Teología, 1999. 67 Ibid. 68 Au Chili, la Journée nationale des Églises évangéliques et protestants est célébrée le 31 octobre, date où en 1517

Martin Luther a cloué à la porte de la cathédrale de Wittenberg ses 95 thèses. La question de cette

90

commémoration a été initialement posée sous la présidence de Ricardo Lagos Escobar. Elle a été officialisée le 10 octobre 2008, lors de la première présidence de Michelle Bachelet (loi 20,299). 69 In El Pinguino.com, 28 janvier 2016. 70 Cité in « Los evangelistas se meten cada vez más en política, con Kirchner o con la oposición », 1er juillet 2007,

http://edant.clarin.com. 71

Ibid.

72

Emerson Giumbelli, O film da religiao. Dilemas da libertade religiosa no Brasil e na França, 2002, p. 50.

73

Luis Orellana Urtubia, El Fuego y la Nieve. Historia del Movimiento Pentecostal en Chile, 1909-1932, tome I, Concepción, CEEP Ediciones, 2005. 74 Une minorité au sein de la mouvance évangélique ne s’oppose cependant pas à un enseignement sur la

sexualité, mais au fait que celui-ci concerne des enfants dès quatre ans. Pour eux cet enseignement devrait intervenir dans les classes du secondaire. 75

Au Chili, les partis politiques vont, dans certains cas, jusqu’à entretenir des relations stables avec des responsables d’Églises, afin d’assurer une forme de médiation institutionnalisée ; 76

Juan Carlos Reyes, candidat aux municipales du 28 octobre 2012 pour la commune de Pudahuel, « Un centenar de candidatos evangélicos correrán en elecciones de Chile este domingo », NoticiaCristiana.com, 26 octobre 2012. 77 Prêche à l’Avenida Cordoba, octobre 2014. L’Iglesia Universal del Reino de Dios, appelation officielle de Para

de Sufrir, d’origine brésilienne, s’est implantée en Argentine en 1990, date à laquelle elle a été inscrite au Registre des Affaires religieuses. Elle a connu depuis une expansion très rapide, avec 8 centres en 2008 dans la capitale fédérale, 73 centres dans la province de Buenos Aires et 79 centres dans les provinces. En 1995, le pasteurfondateur Edir Macedo a effectué un premier voyage à Buenos Aires pour inaugurer le nouveau siège de la Calle Rivadavia. Le siège social, appelé Temple de la foi se trouve au numéro 4070 de l’Avenida Cordoba dans le quartier d’Almagro. Il existe depuis le début une forte opposition entre les trois fédérations argentines (FAIE, Aciera et CEP) et cette Église « brésilienne », qui exaspère du fait de sa prétention à « détenir la vérité » et à constituer la seule « véritable » Église. Dans la droite ligne de la Théologie de la prospérité, Para de Sufrir développe une théologie fondée sur une vision dualiste : la lutte permanente entre Royaume de Dieu et Royaume du diable. Il est donc nécessaire d’accumuler de l’argent pour avoir les moyens de mener le combat. Dans cette perspective, avec la dîme, « Dios abre las ventanas del cielo » [Dieu ouvre les écluses des cieux] et envoie ses bénédictions sur la terre : plus on donne et plus on reçoit, Dieu nous récompensant avec une ascension sociale rapide et généreuse. La dîme est la clé permettant d’ouvrir les portes du ciel. 78 Jorge Rouillon [avec Christian Libonatti], « En Argentina y con el lema “Para de sufrir”, siguen sumando

fieles », La Nación, Buenos Aires, 8 mars 2009.

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Les influences évangéliques sur la politique étrangère américaine Joëlle Rabner Centre de recherches internationales, [email protected]

es acteurs non gouvernementaux ont prouvé à quel point ils pouvaient peser, de manière positive ou négative, sur le cours politique des États. Les États-Unis ne font pas exception et les protestants évangéliques jouent un rôle majeur dans la vie politique américaine notamment au moment des élections. De quels alliés disposent-ils, depuis quand et pour quels résultats ?

L

La constitution d’une force politique et la collaboration avec le Congrès américain La constitution d’un lobby politique L’entrée en politique des protestants évangéliques remonte à la fin des années 1960. Les bouleversements de la société ont entraîné leur mobilisation politique face à ce qu’ils considéraient comme un danger pour les valeurs de l’Amérique. Le passage au politique a été motivé par l’adoption du Civil Rights Act1 en 1964, évènement qui a bouleversé la donne politique mais aussi sociale et raciale. Lyndon Johnson réalisa alors que la ratification de la loi allait faire tomber le Sud dans le « giron » républicain. En effet, les démocrates blancs du Sud, déconcertés par les droits civils accordés à la population noire, ont alors basculé dans le camp des républicains. Ces derniers ont ainsi rallié cette frange de l’électorat de la Bible Belt2 sur la défense des valeurs traditionnelles. Les protestants évangéliques adoubèrent en échange le programme économique et de politique étrangère républicains. Ils considéraient qu’il était de leur devoir d’influer sur le pouvoir politique pour protéger leur mode de vie conservateur en réinvestissant la sphère publique par tous les biais possibles. La droite républicaine s’est attachée, vers la fin de la présidence de Jimmy Carter, baptiste lui-même, à fidéliser l’électorat religieux, grand réservoir de voix lors des échéances électorales. Cependant, dès 1976, les protestants évangéliques furent les ardents soutiens de Jimmy Carter qui utilisera sa foi évangélique comme argument de campagne. Les républicains et les protestants évangéliques ont, en effet, en commun un anti-communisme virulent, la croyance en une doctrine économique libérale allant de pair avec le souhait d’une intervention limitée de l’État. Déçus par la politique du pourtant très fervent Président Carter jugé trop progressiste, les protestants évangéliques s’allièrent aux néo-conservateurs afin de peser sur le pouvoir politique. Les Églises se structurèrent politiquement au travers de la Christian Right3 contribuant à ramener aux urnes des électeurs qui les avaient désertées. La fin des années 1970 et le début des années 1980 verront le développement de la Moral Majority4 de Jerry Falwell et plus tard de laChristian Coalition5 de Pat Robertson mais également la constitution d’une myriade d’associations se réclamant de la Christian Right. La Christian Coalition deviendra en 1992 une pièce maîtresse de la dynamique du parti républicain. Pour mener 92

efficacement leur « guerre culturelle », outre l’alliance politique avec les républicains et les néo-conservateurs, les protestants évangéliques tisseront des alliances œcuméniques avec les juifs, les mormons ou les catholiques, instaurant un partenariat qui se prolongera dans le temps et leur octroiera quelques victoires notables. Ronald Reagan a su les convaincre de la proximité des valeurs républicaines et évangéliques. Son anti-communisme assumé ainsi que son tropisme pour Israël lui vaudront l’adoubement des protestants évangéliques. Mais, à leurs yeux, tout comme Jimmy Carter, Ronald Reagan aura manqué d’audace et n’aura pas su protéger les valeurs traditionnelles de l’Amérique. Les thèses conservatrices n’auront plus le vent en poupe sous la présidence de G.H. Bush dans les années 1990. Déçus par sa politique réaliste, les protestants évangéliques reportèrent en partie leurs votes sur le candidat démocrate Bill Clinton, baptiste du Sud et alors gouverneur de l’Arkansas. Quoique l’administration Clinton ne leur accordera pas la place ni l’influence qu’ils auraient souhaité, c’est lors de son second mandat, et essentiellement grâce à la majorité républicaine au Congrès, qu’a été signé en 1998 le International Religious Freedom Act (Irfa), qui instituera en tant que loi la défense des libertés religieuses dans le monde. D’aucuns peuvent considérer que sans l’activisme des protestants évangéliques, l’Irfa n’aurait pas vu le jour. L’apport essentiel des protestants évangéliques est d’avoir introduit la question des libertés religieuses au sein de la problématique des droits humains. Cependant, bien que l’Irfa soit étroitement associée aux protestants évangéliques, la loi est l’aboutissement de multiples partenariats et alliances, tant laïcs que religieux. Elle sera l’outil leur permettant d’asseoir officiellement un certain degré de pouvoir et de reconnaissance sur la politique en général et plus spécifiquement en politique étrangère. L’Irfa est ainsi perçue comme une carte maîtresse en politique internationale par et pour les protestants évangéliques. Les protestants évangéliques ont largement contribué à l’élection de George Walker Bush6. Ce dernier est un born again7 qui n’a jamais caché son empathie pour le célèbre prédicateur évangélique Billy Graham. Mais si le président G.W. Bush, comme ses prédécesseurs, va dans le sens de son électorat religieux, sa politique prend, malgré tout en compte tous ses concitoyens, comme il sied à un président en quête de réélection. Ses prises de décisions sont cependant dictées par des considérations morales et religieuses estimées par lui-même et ses proches comme indispensables à la mise en place de sa politique, ce que certains dans son entourage appelleront une politique chrétienne. Sa politique convient néanmoins aux protestants évangéliques. Pat Robertson lui-même ancien candidat à la primaire républicaine de 1988 se félicite du chemin parcouru : « il y a trente ans, on n’était rien. Maintenant on contrôle une bonne partie du parti républicain, on a un born again christian à la Maison-Blanche, un autre à la tête du Congrès »8 Le même P. Robertson dix ans plus tôt, souhaitait que les chrétiens aient une vraie stratégie de conquête du pouvoir en décrochant des postes à responsabilité à différents échelons de représentation politique9. Cependant G.W. Bush10 semble avoir donné un signal favorable aux protestants évangéliques. Fort de leur soutien, G.W. Bush et les néoconservateurs ont pu exporter la démocratie en dehors des frontières américaines et mener deux guerres adoubées par les protestants évangéliques. Ces derniers ont désormais acquis une place incontournable dans la politique américaine nouant des alliances fructueuses avec les néo-conservateurs ainsi qu’avec le lobby pro-israélien, tous deux à la manœuvre en ce qui concerne la définition des politiques tant 93

intérieures qu’extérieures. Si les néo-conservateurs et le lobby pro-israélien conçoivent une politique commune, les protestants évangéliques mobilisent leur électorat. L’alliance est ainsi très efficace et se double d’un soutien au Congrès américain d’ardents défenseurs des valeurs religieuses. Confrontés aux réalités du pouvoir politique, les présidents américains ont instrumentalisé la religion et ses différentes représentations plus qu’ils n’en ont été les jouets. La séparation des pouvoirs politique et religieux semblent bien un fait acquis de la démocratie américaine malgré des frontières pouvant apparaître comme poreuses entre les deux.

Les partenariats politiques des Protestants évangéliques au Congrès Depuis le début des années 1970, les protestants évangéliques, au travers d’alliés au Congrès, ont pu construire des réseaux et tenter d’influer, le cas échéant, sur les décisions politiques au sein des deux instances. Si les chrétiens évangéliques ne prédominent pas au sein de la population11, ils ont une réelle influence au sein du parti républicain et en particulier au niveau local dans le Sud, le Midwest et l’Ouest des Etats-Unis. Pour ces représentants politiques américains – pour certains en place avant l’entrée en fonction de G.W. Bush mais également après la fin de ses mandats – les valeurs morales et religieuses seraient primordiales dans la prise de décision politique. À titre d’exemple, les sept républicains élus au Sénat en 2004 soutenaient toutes les demandes clés de la Christian Right et étaient en poste jusqu’au moins 201012. Certains de ces Christocrats de la Christian Right ont œuvré et œuvrent toujours pour la cause évangélique au Sénat ou bien à la Chambre des Représentants. Quelques-uns, leur carrière politique achevée, se sont reconvertis mais continuent à peser de tout leur poids en faveur de leurs idéaux conservateurs. Leur persévérance à défendre les valeurs conservatrices ont permis d’asseoir l’influence de cette même communauté sur le pouvoir politique jusqu’à devenir un groupe dont les décideurs politiques doivent tenir compte. Les personnalités en question sont ou bien ont été de véritables chevilles ouvrières pour le mouvement évangélique à l’intérieur du système politique américain. On les classera en trois catégories : les militants historiques de la cause du lobby religieux comme Tom DeLay13 ; les personnalités connotées d’un point de vue religieux mais modérées en dépit des apparences comme Mike Huckabee14 ou Mitt Romney ; les nouveaux venus « prometteurs » comme Rick Santorum15. D’autres personnalités politiques républicaines proches des évangéliques sont essentielles dans la progression de l’influence évangélique au Congrès. Il s’agit de Sam Brownback, ancien sénateur du Kansas et actuel gouverneur du même État, ancien méthodiste converti au catholicisme et proche de l’Opus Dei, Jim Inhofe, sénateur de l’Oklahoma, Jim DeMint, sénateur de Caroline du sud ou bien encore Dick Armey, ancien sénateur du Dakota du Nord. Par ailleurs, on constate, au cours de la dernière décennie, un raidissement du parti républicain sur des positions de plus en plus conservatrices à l’occasions d’alliances avec le Tea Party16 apparu dans le paysage politique depuis les élections de mi-mandat en 2010. Cette tendance semble toujours de mise dans cet hémicycle après cette date.

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Si les démocrates sont plus éloignés des valeurs religieuses, leur échec aux élections présidentielles de 200417 les a amenés à faire leur autocritique. John Kerry, en effet, a eu beaucoup de mal, face à un adversaire déjà bien aguerri en la personne de G.W. Bush à flatter la droite chrétienne. Afin de corriger le tir, Nancy Pelosi18, alors chef de file du parti démocrate à la Chambre des Représentants, a créé le Democrats’ Faith Working Group avec pour objectif de reconquérir cette frange de l’électorat pour les élections de mi-mandat en 2006 et de les fidéliser pour les prochains rendez-vous électoraux. Malgré cette prise de conscience, peu d’élus démocrates sont considérés comme proches de la communauté évangélique et jugés suffisamment crédibles par cette même communauté afin de porter leurs aspirations. Les démocrates ont bien mesuré que la réélection de G.W. Bush en 2004, avec presque quatre millions de voix d’avance sur le candidat démocrate, était la conséquence de la campagne active menée par les stratèges du parti républicain. Leur mentor, Karl Rove, avait attribué la défaite de G. Bush père en 1992 contre Bill Clinton au manque de mobilisation de la communauté évangélique. Parvenu à la même analyse, les démocrates ont également pris les devants pour les élections de mi-mandat de 2006. Howard Dean19 lui-même, chef du Comité national du parti démocrate, a cherché à se rapprocher des protestants évangéliques et des autres groupes religieux. Le parti démocrate a mis en place un centre de recherches ainsi qu’une agence de sondages dédiée à l’analyse de l’électorat religieux20. La stratégie s’est révélée payante car les démocrates ont attiré à eux à peu près 33 % de cet électorat. Même si les chiffres sont amenés à fluctuer d’une élection à l’autre en fonction des candidats et de leurs prises en compte des intérêts évangéliques, 23 % des évangéliques se considèrent démocrates en 201021. Malgré la prise de conscience démocrate et ses efforts pour attirer le vote évangélique, peu de représentants du parti démocrate semblent être considérés comme proches de la communauté et jugés suffisamment crédibles pour représenter les aspirations des évangelistes.

Les élections de 2008 et 2012 et l’impact de la religion sur la politique lors de la campagne présidentielle de 2012 L’élection de 2008 et le vote religieux Concernant l’élection présidentielle de 2008, tant John Mac Cain que Barack Obama firent de leur mieux pour obtenir le maximum de voix évangéliques. Malgré la présence de Sarah Palin, proche des protestants évangéliques sur le ticket républicain, le report de voix évangéliques ne leur permit pas de remporter l’élection. Un pourcentage de votants évangéliques (26 %)22 plus important s’est porté en 2008 sur le candidat démocrate B. Obama que sur son homologue J. Kerry en 2004 (21 %)23. Plusieurs facteurs sont à prendre en considération pour expliquer ce report de voix évangéliques vers le candidat démocrate, report certes faible mais néanmoins révélateur : tout d’abord, la relève générationnelle plus modérée chez certains pasteurs, moins en phase avec les questions de dogme et en déphasage avec le conservatisme de la Christian Right, et plus à même d’appeler à voter pour le candidat démocrate. Il semblerait également que le candidat B. Obama ait mieux tiré parti de son profil religieux que J. Mac Cain, moins à l’aise sur la question, trop atypique et peu soutenu par la Christian Right24. Enfin, on assiste à une évolution du paysage religieux d’un point de vue ethnique qui, quoique conservateur sur les questions morales et de société, ne se reconnait pas dans un parti républicain au sein 95

duquel les minorités ne sont pas représentées. Ce public jouera un rôle déterminant dans l’élection de 2012 ainsi que lors des prochains grands rendez-vous électoraux. Si une reconquête de l’électorat évangélique en faveur des démocrates semble loin d’être réalisé, ceux-ci, aidés par la conjoncture économique mais également par des changements structurels au sein de la mouvance évangélique, ont tenté de le reconquérir en partie. La Christian Right, toute-puissante dans le camp évangélique depuis deux décennies, verra par ailleurs se profiler une opposition, autour du mouvement des Red Letter Christians, qui pourrait la concurrencer25.

Les élections présidentielles 2012 et les caucus Les primaires républicaines ont vu s’affronter plusieurs candidats26. La question du positionnement politique du programme républicain fit débat, entre un conservatisme inspiré des années Bush allant dans le sens du Tea Party ou un positionnement plus au centre symbolisé par le passé politique d’un candidat tel que Mitt Romney. Le vote protestant évangélique sera ainsi au cœur des primaires républicaines, chaque candidat essayant d’attirer à lui cet électorat. Les caucus reflèteront ainsi les valses-hésitations des votants par rapport aux candidats républicains. Les primaires des camps républicain et démocrate illustrent, s’il en était besoin, l’importance de l’électorat religieux. Si du côté du parti démocrate, l’appareil politique a pu se mettre rapidement en ordre de bataille avec l’annonce de la candidature de Barack Obama pour un second mandat début avril 201127, les républicains n’ont jamais été aussi incertains quant à leur représentation politique à l’élection présidentielle. Il y a ainsi eu pléthore de candidats potentiels dès la fin du trimestre 2011. On a ainsi compté une bonne dizaine de candidats parmi lesquels Sarah Palin, Michelle Bachmann, Mike Huckabee, Rick Santorum, Newt Gingrich, Mitt Romney, Donald Trump ou bien encore Ron Paul, John Bolton, John Huntsman, Lindsay Graham, en ne mentionnant que les personnalités disposant d’un certain degré de crédibilité tant politique que financière28. Les profils politiques de ces personnalités sont très différents. Certains sont des sympathisants et/ou des membres du Tea Party. D’autres sont des financiers d’influence libérale, des libertaires ou bien encore des personnalités politiques, sénateurs ou représentants du Congrès. Tous ont invoqué à des degrés différents, leur lien privilégié, avéré ou non, vis à vis de la religion. Toutefois, aucun des favoris « ne suscitera d’engouement réel » ni une véritable adhésion autour de sa candidature. On constate ainsi une vraie crise de confiance de la population envers le pouvoir politique29 aux États-Unis. Une petite vingtaine de caucus se sont déroulés dans tout le pays afin de départager les candidats en lice. De manière globale, les tendances qui se sont dégagées étaient les suivantes : les évangéliques blancs et les born again ont reporté leurs votes sur le catholique Rick Santorum, les évangéliques non blancs, les protestants mainline30 et les catholiques ont voté Mitt Romney au détriment de Rick Santorum pourtant catholique. Le Sud a eu globalement tendance à voter davantage pour Rick Santorum ou Newt Gingrich que pour Mitt Romney. Mitt Romney a réussi, à force de radicaliser son discours, à se rendre plus compatible auprès des électeurs évangéliques. Mitt Romney sera donc en tête du nombre de caucus remportés (et donc de délégués) grâce au vote non évangélique et particulièrement au vote catholique. Sa posture et son profil modéré ont semblé plaire à l’électorat catholique moins intransigeant que les protestants évangéliques sur les questions sociétales. Si l’adhésion d’un public évangélique à la candidature Mitt Romney a pu sembler plus aléatoire, il n’en demeure pas moins que l’on y constate des fluctuations 96

intéressantes. Il a gagné ce vote dans le New Hampshire et au Nevada et s’est rapproché de la victoire en Floride et en Arizona. Mitt Romney a essuyé en revanche un échec retentissant parmi cette frange de la population face à Rick Santorum en Iowa et dans le Michigan, face à Newt Gingrich en Caroline du Sud. Le président Obama ne négligera pas non plus l’électorat religieux. Présent début février 2012 au National Prayer Breakfast31, il a tenu un discours mêlant ses prises de positions politiques à ses croyances religieuses. Pour certains, la bataille autour de l’électorat religieux a fait perdre « tout sens commun ». Richard Land, membre éminent du Southern Baptist Convention32 reprend ainsi à son compte les avis d’autres représentants religieux présents pour lesquels le discours présidentiel était trop politique pour le National Prayer Breakfast. Le Washington Post relate le dilemme posé par la prise en compte de l’électorat religieux par les démocrates : « certains démocrates ne voient aucun problème à reléguer la foi à l’arrière-plan. Ils considèrent que les différentes tentatives visant à se concilier à la fois les groupes religieux conservateurs et modérés ont éloigné Obama des véritables enjeux politiques »33. L’instrumentalisation du religieux par le politique sera bien, au cours de cette campagne, poussée à son paroxysme tant chez les démocrates que chez les républicains.

Les résultats des élections de 2012 Les élections présidentielles du 6 novembre 2012 auront consacré la victoire du président démocrate sortant, Barack Obama, celui-ci ayant remporté l’élection avec 50,9 % de voix contre 47,3 % à son opposant. Cette victoire a été bien plus serrée que celle de 2008 lorsqu’il a battu John Mac Cain avec 53 % contre 46 %. Mais il a perdu pied auprès des protestants évangéliques blancs et des catholiques blancs. Parmi les nouvelles couches ethniques qui lui ont accordé leurs suffrages, on trouve notamment des hispaniques et des asiatiques. Ceux-ci ont pu trouver chez les démocrates une réponse à leurs attentes. Le parti démocrate a non seulement su intégrer les minorités d’un point de vue de la représentativité politique mais il a fait siennes leurs préoccupations. De nombreuses voix s’élèvent ainsi contre la manière dont le parti républicain, recroquevillé sur ses valeurs conservatrices, a pu se désintéresser de l’évolution ethnique et démographique à l’œuvre aux États-Unis. Quel sera le profil des électeurs de Barack Obama pour l’élection présidentielle de 2012 ? Le président Obama34 engrangera ainsi le soutien des protestants noirs (95 %)35, chiffre stable par rapport à 2008. Les catholiques hispaniques voteront à 75 % en sa faveur soit autant qu’en 2008. Cependant, l’électorat juif est en recul par rapport à 2008 de 10 % avec 69 % en 2012. Parmi ceux se déclarant sans affiliation religieuse, B. Obama remporte 70 % soit un chiffre peu ou prou identique à 2008. Les protestants évangéliques blancs (79 %) et les protestants blancs (69 %) donneront leurs voix au candidat républicain. Les catholiques blancs pencheront également pour M. Romney qui l’emportera de 59 % contre 40 % pour B. Obama. Concernant l’ensemble des chiffres attribués au candidat républicain, les pourcentages n’évoluent pas drastiquement par rapport à 2008. Mitt Romney a obtenu autant de soutien de la part des évangéliques que G.W. Bush en 2004 (79 %) et plus que J. Mac Cain en 2008 (73 %). Les Mormons ont voté M. Romney à 78 % contre 21 % pour B. Obama soit à peu près autant que pour G.W. Bush.

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Le poids dans l’électorat des catégories religieuses et leurs évolutions dans le temps, sous l’influence du poids démographique est à prendre en considération. En effet, le poids démographique des protestants et des catholiques blancs, quoique encore à peu près stable, semble sur une pente déclinante sur le long terme au profit des hispaniques et des asiatiques. Si parmi les leaders protestants évangéliques, certains se félicitèrent du résultat des urnes, une majorité appellera à une prise de conscience rappelant que le président élu n’était pas hostile à l’avortement ou à la contraception. D’autres pasteurs mettront en avant des positionnements politiques dangereux d’une droite perçue comme doctrinaire. Il est, selon eux, urgent que le parti républicain, pour se remettre en selle après ces échecs électoraux, s’intéresse de près aux questions liées à l’éducation, à la pauvreté et à l’immigration, autant de sujets auxquelles les communautés ethniques sont sensibles, notamment les hispaniques et les afroaméricains36. Le pasteur progressiste Jim Wallis dressera le même constat. Il met en avant l’utilisation du terme « évangélique » et relève que jusqu’ici les leaders de la droite religieuse, à l’instar des médias, se réfèrent uniquement aux conservateurs blancs évangéliques sans prendre en compte les transformations à l’œuvre aux ÉtatsUnis. Jim Wallis considère que la droite religieuse n’a pas été en capacité d’appréhender les bouleversements en cours au niveau de la société37 et qu’elle a instrumentalisé le terme « évangélique » à des fins politiques38.

L’impact du religieux dans la campagne présidentielle 2012 Comme le souligne le Pew Research Center dans une analyse de juin 2012, les États-Unis s’inscrivent dans une longue tradition religieuse. Beaucoup d’Américains considèrent appartenir à une foi en particulier et la même proportion s’accordent à reconnaître comme fondamentales dans la société certaines conduites et croyances religieuses. Pour le Washington Post, « le parti démocrate promet une réédition de 2012. Mais certains responsables religieux qui ont soutenu Obama en 2008 sont sceptiques. Ceux-ci considèrent que les démocrates, par manque d’intérêt et négligence, ont dilapidé les substantiels gains de voix obtenus chez les religieux modérés et s’inquiètent de l’impact éventuel dans un scrutin serré contre Mitt Romney »39. Cet exemple illustre bien le scepticisme qui s’est emparé du camp religieux et son manque d’enthousiasme à soutenir un candidat qui n’a pas répondu, selon eux, à leurs attentes de 2008. D’autres s’interrogent ouvertement : « comment être chrétien et démocrate à la fois ? »40. Le peu d’intérêt porté au lobby religieux durant le mandat Obama41, le manque de vision à long terme de l’administration par rapport aux Faith Based and Neighborhood Partnerships42, la polémique autour du pasteur de B. Obama, Jeremiah Wright, ont parachevé le processus de désengagement d’une partie des religieux de gauche. Barak Obama n’est pas comme ses prédécesseurs démocrates J. Carter et B. Clinton, issus de la Bible Belt. Il a eu, par conséquent, plus de gages à donner. Cependant, cette dimension semble avoir été ignorée au sortir de son élection. Alors que le débat sur les origines du candidat puis président Obama faisait rage entre 2008 et 2011, le choix a été fait, au lieu de l’ancrer dans une des véritables composantes de l’identité américaine, de diviser par trois son équipe dédiée au développement des liens avec le lobby religieux. S’il est vrai que l’entourage très laïc du président a pu jouer un rôle décisif dans ce choix, B. Obama lui-même n’a pas semblé en mesurer l’impact. De la même manière, il ne s’est pas empressé de choisir pour lui et sa famille un nouveau lieu de culte aux alentours de la Maison Blanche après son élection. Alors que tous ces facteurs s’ajoutaient à son 98

« passif », la campagne présidentielle 2012 ne s’est pas annoncée, de ce point de vue, sous de meilleurs auspices. Le bilan de la présidence Obama au niveau de la religion a suscité une levée de boucliers, l’engagement du président en faveur du mariage homosexuel parachevant la crise de confiance. Une grande partie de l’électorat religieux a pris fait et cause contre cette décision et fait alliance contre lui. Or, un scrutin aussi serré impliquait un fort investissement sur le segment électoral religieux. Mais les démocrates eux-mêmes ne seront pas totalement convaincus qu’il faille s’adresser à l’électorat religieux : « certains démocrates ne voient aucun problème à reléguer la foi à l’arrière-plan. Ils jugent que les différentes tentatives visant à se concilier à la fois les groupes religieux conservateurs et modérés ont éloigné Obama des véritables enjeux politiques importants aux yeux de membres du parti. Parmi ces contempteurs figurent des démocrates qui considèrent les critiques de responsables religieux concernant le contrôle des naissances comme une tentative de s’arroger un droit de regard au niveau juridique sur les femmes »43. Il est ainsi difficile de faire le grand écart entre des tendances différentes. Satisfaire les religieux, c’est dans le même temps contrarier d’autres franges de l’électorat. Le président Obama, pris en tenaille entre les laïcs et le lobby de la droite chrétienne et cela au sein même de ses partisans, sera obligé, à l’instar du camp républicain, de satisfaire toutes les parties. Barack Obama aura ainsi perdu des soutiens chez les évangéliques blancs depuis 2008. Mais à l’inverse, il réussira à convaincre davantage de personnes se définissant comme proches de l’électorat religieux notamment au sein des minorités. Pour le Los Angeles Times relatant l’investissement du camp religieux au niveau politique, l’objectif était de viser les États indécis avec des organisations à but non politique abordant des thématiques d’intérêt général : « le Pico National Network, un réseau d’organisations religieuses marquées à gauche, a annoncé mener des initiatives visant à mobiliser les électeurs pour l’automne, ceci sous l’égide de référents religieux de dix États, parmi lesquels des États pivots comme l’Ohio, la Floride, le Michigan, le Nevada, le Colorado et le Nouveau Mexique »44. L’accent semble bien mis sur la dernière séquence avant l’élection. Les swing states ciblés correspondent aux États à même de ramener l’électorat religieux dans le giron démocrate. De fait, B. Obama cherchera au cours de la campagne, à se rendre aussi souvent que possible dans des swing states, notamment l’Ohio où il disposait d’une infrastructure propre à sensibiliser l’électorat religieux. Barack Obama pourra compter à son passif, son manque d’empressement à condamner les propos du pasteur Wright qui avait « maudit » l’Amérique en référence à l’esclavage des noirs américains. Après la polémique des Birthers insinuant que le président Obama n’était pas né aux États-Unis et de ce fait, n’avait aucune légitimité en tant que président américain, certains Américains considérèrent que le président était musulman. Ces éléments jouèrent contre sa candidature auprès de l’électorat évangélique. Par ailleurs, la convention démocrate de septembre 201245 fut le révélateur du fossé divisant les démocrates eux-mêmes sur cette question. Ainsi, l’absence de références à Dieu ainsi que la mention de Jérusalem comme capitale d’Israël aurait poussé B. Obama lui-même à demander la réintroduction de ces éléments dans le programme démocrate. En effet, s’il s’agit de s’assurer les votes d’un électorat religieux tenté par le candidat républicain plus en phase avec ce spectre de la population, l’idée était également de rassurer un pan de l’électorat juif très critique en ce qui concerne la relation conflictuelle entretenue par Barack Obama et Benyamin Netanyahu. Deux éléments sont donc ici à prendre en compte. Tout 99

d’abord, la division du parti démocrate sur la question de la croyance – division problématisée par le Pew Forum dans une de ses études46 – met en évidence le malaise des Américains face à l’imbrication de la religion dans le champ politique, notamment en raison de l’augmentation de personnes se déclarant laïques. Cela correspond également à l’évolution du parti démocrate à l’instar de la population américaine sur la question de l’adhésion à la religion. Or, le choix de la prise en compte de l’électorat religieux a finalement été imposé par B. Obama en période de campagne électorale. L’aurait-il été, dans une configuration comparable hors de tout rendez-vous électoral ? Ensuite, concernant la question de Jérusalem, force est de constater qu’aucun président américain n’a jamais reconnu Jérusalem comme capitale d’Israël – l’ambassade américaine est à Tel Aviv. On voit donc à quel point les voix faisant la différence dans l’élection sont recherchées auprès de tout l’électorat religieux. Le manque de crédibilité des démocrates sur ce thème a été exploité par le camp républicain stigmatisant le God gap démocrate, M. Romney allant jusqu’à s’afficher avec le pasteur évangélique Pat Robertson. Mitt Romney montrait ainsi, grâce à sa proximité avec celui-ci, qu’il était bien adoubé par les pasteurs évangéliques les plus médiatiques alors que la polémique sur l’appartenance du mormonisme à la chrétienté a pollué une partie de la campagne présidentielle. Dans un deuxième temps, il s’est agi de prouver que le parti républicain était le plus à même de prendre en compte les demandes de l’électorat religieux. La situation, de ce fait, était très différente de 2008, année où B. Obama semblait très à l’aise sur les questions de religion face à un J. Mac Cain plus malhabile. Un exercice difficile s’il en est, flatter le lobby religieux tout en ne s’aliénant pas les autres franges de l’électorat. Enfin, on ne peut manquer de noter que le changement du paysage religieux américain se reflète également au plus haut niveau47, celui de l’élection présidentielle. En effet, les Américains auront eu le choix, à l’issue de l’élection présidentielle de 2012, entre un vice-président catholique qu’il soit démocrate ou républicain, Joseph Biden et Paul Ryan revendiquant tous les deux cette appartenance. Quoique tous deux catholiques, ils se situent idéologiquement à l’opposé l’un de l’autre. Signe des temps, les candidats au poste suprême étaient l’un protestant sans toutefois correspondre exactement aux critères wasp et l’autre mormon. Ainsi, les protestants semblent désormais en passe de perdre la suprématie qu’ils ont exercé de manière quasiment continue sur le pouvoir exécutif48 américain. Cette tendance sera à confirmer ou infirmer pour la prochaine élection présidentielle de 2016. Mais des changements semblent bien à l’œuvre reflétant en cela l’évolution du paysage démographique et ethnique aux États-Unis pendant la deuxième décennie du xxie siècle. La population américaine, quant à elle, paraît s’identifier moins au protestantisme (60 % en 1970 contre 52 % en 2010)49. Il faudra néanmoins prendre en compte l’évolution ethnique du pays avec les apports de l’immigration. Comme on le sait, certaines villes importantes comme New York ou Washington n’ont plus une majorité ethnique wasp, ceci ayant également un impact démographique sur le paysage religieux. L’immigration d’origine hispanique notamment change la donne avec l’importance au sein de cette communauté des catholiques et des protestants évangéliques. Cependant, on peut considérer que la tendance au changement avait été amorcée dès 2008 tant sur la question ethnique que sur celle du genre, avec bien sûr Barack Obama mais également la présence de Sarah Palin, deuxième femme candidate malheureuse à la vice-présidence des États-

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Unis depuis Géraldine Ferraro50 en 1984. Mais une chose demeure intangible en Amérique qu’elle que soit l’époque ou le paysage ethnique, il s’agit de la revendication d’appartenance à une religion des candidats à l’élection présidentielle. Enfin, une enquête commandée51 par la National Association of Evangelicals (Nae) établit que 68 % des leaders évangéliques interrogés ne considèrent pas les États-Unis comme une nation chrétienne. Déjà précurseur à sa manière en 2007, le sénateur B. Obama livrait au magazine Sojourners de Jim Wallis52 l’analyse suivante : « Quoi que nous ayons été, nous ne sommes plus une nation chrétienne, tout du moins pas seulement. Nous sommes aussi une nation juive, musulmane, bouddhiste, hindou mais également une nation de non-croyants »53. Un discours répété par le président élu le jour de son discours d’investiture en janvier 2008. Soit un pays qui correspond bien à l’image du melting-pot, d’accueil et d’émigration. Autant de nouveaux arrivants qui, une fois Américains, voteront et qu’il conviendra d’agréger à la nation américaine dont ils modifieront encore davantage le paysage ethnique et religieux.

Les objectifs des protestants évangéliques en matière de politique étrangère La politique étrangère des présidents américains et le lobby évangélique en la matière Jimmy Carter, premier président protestant évangélique depuis la constitution d’une Christian Right, aura déçu l’électorat évangélique54 également en politique étrangère. Concernant la lutte contre le communisme, il a préféré négocier les accords Salt55. Il a également ouvert des négociations diplomatiques avec l’autre grand pays communiste autrefois allié des États-Unis, la Chine56, et s’est gardé d’agir trop ouvertement lors de l’invasion soviétique en Afghanistan. De la même manière, pour ces partisans de la manière forte, alliés des néo-conservateurs, Jimmy Carter n’a pas fait montre de la toute-puissance américaine lors de la prise d’otages américains à l’ambassade américaine de Téhéran en 1979. Enfin, la rétrocession du Sinaï à l’Égypte fut très mal perçue chez ceux qui avaient tant à espérer d’un grand Israël biblique, prélude à la seconde venue du Messie. Très réprobateur, The Holy Land Studies, une association évangélique, s’offrira à cette occasion, la pleine page des principaux journaux américains : « c’est le moment pour les chrétiens évangéliques d’affirmer leur croyance dans les prophéties bibliques et au droit divin d’Israël à sa terre »57. Jimmy Carter avait, à leurs yeux, trahi la cause et ainsi exprimé son attachement à la création d’un État palestinien. Le Likoud de Menahem Begin qui prend alors le pouvoir en 1977, veut rallier à lui les protestants évangéliques, ce qu’il fera avec succès. Le leader de la droite israélienne y verra ainsi une opportunité politique en termes d’alliance et se rapprochera avec succès des protestants évangéliques initiant ainsi un partenariat encore actuel. Le président Reagan n’a pas eu ces hésitations. Soutenu par une large coalition de droite conservatrice, il relance le combat contre le communisme suite à l’invasion de l’Afghanistan. La « doctrine Reagan » verra le début d’une période d’aide aux mouvements anti-communistes de par le monde allant ainsi dans le sens des protestants évangéliques. Ronald Reagan relancera les programmes de défense et déclarera la « fin du communisme » lors d’un discours célèbre au Parlement 101

britannique. Il prononcera, en mars 1983, une allocution devant la National Association of Evangelicals (NAE) comparant l’URSS à « l’empire du mal », discours qui inspirera vraisemblablement son successeur G.W. Bush avec « l’axe du mal »58. Après lui avoir donné le pouvoir, les protestants conservateurs ont influé sur la politique de R. Reagan tout comme il a influencé le protestantisme évangélique américain. Mais les évangéliques cherchaient davantage un président qui lutte contre le communisme qu’un représentant du pouvoir chrétien. À l’inverse de J. Carter dont on aurait pu attendre une certaine indulgence vis-à-vis de la part des évangéliques, c’est bien R. Reagan qui, pour des motifs politiques et d’alliances, est allé dans le sens des protestants évangéliques. Ces différences de positionnements sont symptomatiques de la complexité du protestantisme évangélique, de son évolution historique et de son rapport au pouvoir politique. L’alliance stratégique contractée entre la droite conservatrice, les protestants évangéliques, le lobby pro-israélien et les néo-conservateurs l’a certainement contraint mais elle tient vraisemblablement beaucoup à la personnalité et aux souhaits politiques de R. Reagan, adepte de la lutte contre le communisme pendant la période du Mac Carthysme. Le président G.H. Bush était aux antipodes de l’archétype du président qui aurait pu s’attirer le vote du triptyque protestants évangéliques, lobby pro-israélien, néoconservateurs. Parfait technocrate ayant accédé aux plus hautes fonctions de l’appareil sécuritaire américain, ancien ambassadeur aux Nations Unies et en Chine, c’était un politicien expérimenté. Le meilleur exemple en est la guerre au Koweït. Une fois les Irakiens chassés du Koweït par la coalition, il ne poursuivra pas la guerre en territoire irakien malgré les atrocités commises en représailles par les troupes de Saddam Hussein contre les chiites et les kurdes, vraisemblablement par crainte d’un embrasement d’une région essentielle d’un point de vue géostratégique, notamment pour son pétrole. Il n’est pas davantage un ami d’Israël. C’est donc une politique réaliste qu’il appliquera tout au long de son mandat. Au grand dam des protestants évangéliques et de leurs alliances qui se mettront en sommeil durant tout son mandat. Bill Clinton, quant à lui, baptiste du Sud né en Arkansas, s’est aliéné également l’électorat évangélique. Quoique démocrate59, il avait plus en commun avec les protestants évangéliques que G.H. Bush. Une partie des évangéliques, au-delà de ceux votant démocrate, s’est reconnue en lui. Et, aux yeux de ces protestants évangéliques, Israël demeurera une question centrale en politique étrangère. Pendant son mandat, B. Clinton est parvenu à la signature des accords d’Oslo, engageant les Israéliens et Palestiniens dans un processus de paix ce qui aura un impact en politique intérieure pour les protestants évangéliques. Jerry Falwell qui reçoit alors en grande pompe le tout nouveau premier ministre d’Israël Benyamin Netanyahu, aux côtés de ses homologues pasteurs, s’exprime ainsi : « Dites au président Clinton de ne pas mettre de pression sur Israël concernant l’accord de paix d’Oslo »60. Il demeurera cependant proche de certains évangéliques dont le pasteur progressiste Tony Campolo61. C’est donc bien B. Clinton qui promulguera l’International Religious Freedom Act (Irfa) en 1998 sous la pression des républicains majoritaires au Congrès, alors qu’il était menacé par une procédure de destitution. Cette loi est la pierre angulaire de l’action protestante évangélique en matière de politique étrangère apportant ainsi une reconnaissance gouvernementale officielle de leur pouvoir et influence.

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George W. Bush fut certainement le président qui a suivi au plus près les priorités protestantes évangéliques, néo-conservatrices et celles du lobby pro-israélien, avec la guerre contre le terrorisme, l’augmentation du budget de la défense et une implication très marginale dans le processus de paix israélo-palestinien. Au niveau international, les protestants évangéliques ainsi que leurs alliés néo-conservateurs défendent d’une même voix Israël. Sur la question du Moyen-Orient et de la politique étrangère de Washington, l’influence évangélique dans les guerres, notamment en Irak et en Afghanistan, ainsi que dans le processus de paix israélo-palestinien, n’est pas l’élément déclencheur des guerres. Le rôle prépondérant des néo-conservateurs, alliés des protestants évangéliques dans le déclenchement de la guerre d’Irak mais également d’Afghanistan a été mis en évidence dans plusieurs ouvrages62. George W. Bush a cependant été obligé de s’engager, à son corps défendant, dans le processus de paix ce qui a provoqué un malaise dans la communauté évangélique. « Une fracture est en train de s’opérer au sein des chrétiens évangéliques pro-Israël concernant le plan de paix américain. D’un côté, on trouve des activistes chrétiens avec notamment l’ancien membre du cabinet de Ronald Reagan, Gary Bauer63 qui accuse la Maison Blanche de pousser Israël à faire de dangereuses concessions et insinue que les électeurs chrétiens pourraient ne pas se déplacer pour les élections présidentielles de 2004. Mais les protestants évangéliques mainline, y compris Richard Land64 et le politiste républicain Ralph Reed65, considèrent primordiales les avancées entreprises par le président Bush et pensent que les protestants évangéliques continueront à le soutenir […] Reed et Land demeurent persuadés que le président ne fera rien qui puisse mettre en danger la sécurité d’Israël »66. C’est fort de cette intuition qui s’avèrera fondée qu’ils défendront le président Bush devant les protestants évangéliques pro-Israël les amenant à le faire bien mieux réélire que lors de l’élection contestée de l’an 2000. En conclusion, on peut remarquer que les présidents les plus disposés à servir les intérêts de la coalition protestants évangéliques, néo-conservateurs et lobby proisraélien furent les républicains R. Reagan et G.W. Bush. On remarquera le rôle majeur du Sud et par là même, du poids du protestantisme évangélique sur le pouvoir politique américain. C’est l’idée que défend Michael Lind dans son ouvrage Made in Texas, George W. Bush and the southern takeover of American politics. Le Sud, et selon lui le Texas avec sa conception plus rigoriste de la religion, aurait beaucoup contribué à la politique américaine tant au niveau de l’exécutif qu’au Congrès, aboutissant à un raidissement de cette même politique sur des bases de plus en plus conservatrices avec en apothéose, l’élection de G.W. Bush, président à l’identité texane bien ancrée.

La politique étrangère de Barack Obama Le président Obama est-il allé dans le sens des revendications évangéliques en politique étrangère ? Les thèmes de prédilection des protestants évangéliques dans ce domaine sont l’Irak, l’Afghanistan, le terrorisme et Israël. Sa politique extérieure, bien que réaliste dans sa conception, n’a pas déplu tant que cela à la coalition évangélique, au lobby pro-israélien et au néo-conservateur puisqu’il a également poursuivi la guerre contre le terrorisme. Il a fait campagne pour un désengagement des guerres entreprises par son prédécesseur et en ce sens, ces prises de position ont convenu aux protestants évangéliques qui, à l’instar de la majorité de leurs compatriotes, souhaitaient un retrait américain d’Irak mais également d’Afghanistan.

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Les protestants évangéliques se sont opposés sur le principe de la guerre juste67, mais ils tendent à considérer l’Afghanistan comme une guerre juste à l’inverse de l’Irak68. Barack Obama portera à son crédit le retrait d’Irak et pourra également mettre en avant sa gestion concertée avec les alliés des crises libyenne et iranienne69 et, en conséquence, sa prise en considération des demandes israéliennes. La population américaine, de même que les protestants évangéliques, se sont lassés de ces guerres. Seuls les plus radicaux parmi eux considèrent que le caractère exceptionnel des États-Unis justifie le maintien des troupes américaines sur les théâtres d’opération. Barack Obama va à l’encontre de cette frange radicale alors qu’une bonne partie des protestants évangéliques approuvent le retrait américain d’Afghanistan et d’Irak. Le président peut aussi se féliciter de la mort d’Oussama Ben Laden, montrant la participation des États-Unis à la lutte contre le terrorisme, que les protestants évangéliques soutiennent, en particulier la Christian Right. Les plus modérés considèrent pour leur part que tous les moyens ne doivent pas être employés, notamment la torture. Autant de sujets sur lesquels, quoiqu’il ait fait, B. Obama se sera attiré les foudres du camp républicain plus enclin à une politique ferme. Sur la question israélienne, B. Obama s’est fourvoyé dans le processus de paix ayant, malgré des prises de positions équilibrées, dû céder sur le terrain des colonies de peuplement face à Benyamin Netanyahu et au lobby pro-israélien70. Les relations entre les États-Unis et Israël n’auront jamais été si tendues que sous les mandats Obama. Sur la question du Moyen-Orient, il est en recul par rapport à son discours du Caire en 2009 : « les États-Unis n’entérinent pas la légitimité d’une occupation israélienne des territoires (revendiqués par les Palestiniens). Cet état de fait contrevient aux accords passés et compromet les efforts de paix. Les colons doivent se retirer »71. Les démocrates comme les républicains ont à cœur de rappeler les liens indéfectibles qui unissent les États-Unis à Israël et plus largement à la diaspora juive dans le monde tout en mettant Israël devant ses responsabilités. Sur ce chapitre, les protestants évangéliques sont divisés avec une Christian Right qui soutient de manière inconditionnelle Israël et des protestants évangéliques progressistes qui prennent en compte la situation des Palestiniens72. Lors de son discours du Caire en 2009, B. Obama avait également comme objectif de pacifier les relations entre les États-Unis et le monde musulman, mis à mal par son prédécesseur, G.W. Bush et souhaitait mettre un terme à la rhétorique de la guerre contre « l’axe du mal ». Cette position va dans le sens des protestants évangéliques qui cherchent à évangéliser et à protéger les communautés chrétiennes dans ces régions y compris en Iran. Cependant, malgré sa politique de la main tendue, en direction notamment de l’Iran, les résultats positifs se feront attendre et on notera une déception des pays musulmans vis-à-vis de ce président dont ils avaient beaucoup espéré. Barack Obama réélu suivra les directions engagées sous son premier mandat, avec davantage de liberté, cependant, n’étant plus tenu par une réélection. Ses positions politiques, à l’instar de son mandat passé, seront guidées par le réalisme.

Conclusion

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Depuis les années 1970, les protestants évangéliques se sont arrogés une place de choix au sein de la politique américaine grâce à l’influence et à l’efficacité de leurs réseaux locaux. La Christian Right, par le truchement de ses organisations, est intervenue au niveau de la politique intérieure sur des sujets tels que l’avortement, les cellules souches, le mariage homosexuel ainsi qu’en politique extérieure concernant l’Irak, l’Afghanistan et Israël. Elle demeure relativement influente lors des échéances électorales. L’Irfa est une réussite de premier plan et démontre l’efficacité du lobby religieux qui a su s’adjoindre un partenariat pluriel tant laïc qu’œcuménique. Le premier mandat de B. Obama ne leur aura pas permis d’avancer davantage leurs positions et marquera à l’inverse une baisse de leur influence dans une période où les protestants évangéliques conservateurs se seront montrés, à l’instar du parti républicain, peu à même d’appréhender l’évolution du paysage ethnique aux États-Unis. Ceci se traduira par leur manque d’enthousiasme pour intégrer les nouveaux courants évangéliques issus de l’immigration hispanique ou asiatique ou d’intérêt aux thématiques les concernant (immigration, pauvreté..) et bien qu’ils votent majoritairement démocrates. L’intégration des minorités représente un véritable enjeu pour le parti républicain. La question se pose en effet en termes de représentativité politique car cette immigration est conservatrice sur les sujets de société73 et pourrait être davantage encline à rejoindre le parti républicain, plus proche du point de vue des valeurs. Cependant, les changements structurels de fond du camp évangélique avec l’émergence de leaders plus modérés, auront peutêtre à terme une incidence sur l’orientation générale du mouvement avec l’apparition d’une mouvance plus progressiste sur les valeurs et qui pourrait se révéler attractive aux yeux des minorités. Néanmoins, le bilan de l’influence sur le politique reste mitigé, les évangéliques n’ayant pas réussi à obtenir certaines avancées souhaitées y compris auprès des chefs de l’exécutif pourtant réputés proches. 1 Loi signée par Lyndon Johnson déclarant illégale toute discrimination liée à la couleur, la religion, le sexe ou

l’origine nationale. 2 Zone géographique et sociologique située au sud-est des États-Unis caractérisée par un fort nombre d’habitants

se réclamant d’un protestantisme évangélique rigoriste. 3 Terme désignant un groupe politique qui se déclare chrétien. 4 Organisation politique ayant pour objectif de faire du lobbying en faveur des chrétiens et plus spécifiquement

des protestants évangéliques. Fondée en 1979 par Jerry Falwell, elle a été dissoute à la fin des années 1980. 5 Groupe de pression fondé par Pat Robertson réunissant des chrétiens, des protestants évangéliques, des

catholiques. 6

La droite chrétienne a reporté ses intentions de vote sur G.W. Bush après l’échec de son candidat aux primaires républicaines, Gary Bauer. 7

Désigne une personne ayant vécu une régénération spirituelle après laquelle il est appelé un enfant de Dieu. C’est un élément fondamental du protestantisme évangélique. 8 Slimane Zeghidour, in Le Nouvel Observateur, février 2004. 9 James Rudin, The Baptizing of America : The religious Right’s Plans for the Rest of Us, Thunder’s mouth press,

2006, p. 57. 10 Pour Michael Gerson, « l’exceptionnalisme et la morale sont des contributions chrétiennes à la politique

étrangère américaine. Nous pensons qu’un intérêt pour les droits humains est un des éléments les plus importants de la théologie politique chrétienne », in Michael Gerson, Peter Wehner, City of Man : Religion and Politics in a New Era, Moody publishers, Chicago, 2010, p. 77. 11 70 millions dont à peu près 30 millions de fondamentalistes sur 300 millions d’Américains. 12

Susan George, La Pensée enchainée, Paris, Fayard, 2007, p. 129.

13 Chef de la majorité républicaine à la Chambre des représentants de 2003 à 2005, représentant du Texas,

chrétien fondamentaliste apposé à l’avortement et fervent soutien d’Israël. 14 Gouverneur de l’Arkansas de 1996 à 2007, candidat à l’élection présidentielle de 2008 et 2012, pasteur

baptiste.

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15 Sénateur républicain de Pennsylvanie de 1995 à 2007, candidat aux primaires républicaines de 2008, membre

du réseau traditionnaliste the Family. 16 Une analyse du Pew Research tend à démontrer que la plupart des personnes dont les idées sont en accord avec

la religious right soutiennent également le Tea Party (Pew research center, The Tea Party and religion, 23 février 2011). 17 G.W. Bush a été mieux réélu qu’en 2000 face à John Kerry avec une confortable majorité. 18 Nancy Pelosi fut speaker au Sénat lors du premier mandat de Barack Obama. 19 Chef du Comité national du parti démocrate de 2005 à 2009 et gouverneur du Vermont de 1991 à 2003. 20 Claire Brinberg sur CNN, http://edition.cnn.com/2007. 21

Il s’agit des protestants évangéliques blancs et non des protestants mainline, ni même des églises afroaméricaines évangéliques. Dans la même catégorie, 67 % votent républicain (« Growing number of americans say Obama is a muslim », in Pew Research Center for Religion and Public Life Project, 18 août 2010). 22

Ariane Zambiras, « La religion dans les élections du 4 novembre 2008 aux États-Unis : annonce d’une nouvelle donne ? », Revue française d’études américaines, n° 119, 1er trimestre 2009. 23 23 % des Américains se déclarent évangéliques ou born again. 24 Ariane Zambiras, « La religion dans les élections du 4 novembre 2008 aux États-Unis : annonce d’une nouvelle

donne ? », Revue française d’études américaines, n° 119, 1er trimestre 2009. 25 Les bases de la Christian Right sont solides et l’offensive des progressistes évangéliques timide. 26 Les candidats étaient Mitt Romney, Rick Santorum, Ron Paul et Newt Gingrich. Mitt Romney a dû se battre,

lors de la campagne, sur l’appartenance du mormonisme à la Chrétienté ; le catholique Rick Santorum fut le candidat le plus proche des évangéliques. L’ancien speaker à la Chambre des Représentants Newt Gingrich, lié aux néo-conservateurs, se montra proche de John Hagee, fondateur de Christians United for Israel. 27 Il s’agit d’une annonce précoce à attribuer certainement au fait que plus on se déclare tôt et plus on a de

chances de réunir un montant financier important pour concourir. En 2008, Barack Obama avait distancé ses concurrents de manière spectaculaire. 28 Près de la moitié des représentants politiques américains au Congrès sont millionnaires ce qui n’est pas sans

incidence (Maccaud Jéremy, « Les élus du Congrès de plus en plus riches », le Figaro, 28 décembre 2011). 29 Par ailleurs, la déception est grande vis-à-vis du président Obama, accusé de ne pas avoir pris la mesure des

problèmes que traversent l’Amérique et les Américains, accusé d’avoir fait le jeu des lobbys. 30 Protestants impliqués dans les questions sociales et plus progressistes ; on trouve les Méthodistes, les

Presbytériens, les Episcopaliens, les Luthériens. 31 Petit déjeuner organisé chaque année par l’organisation The Family et à laquelle tous les présidents américains

participent depuis la création de l’évènement. Ce petit déjeuner réunit les politiciens américains de premier plan, les leaders protestants évangéliques ainsi que des représentants d’autres confessions. 32 La Southern Baptist Convention est la dénomination la plus importante aux Etats-Unis. 33 « Faith scholars who backed Obama before see weakening interest in religious voters », Washington Post,

4 juin 2012. 34

Chiffres issus de « How the faithful voted : 2012 preliminary analysis », in Pew Forum on Religion and Public Life , 7 novembre 2012. 35

Ibid., les protestants évangéliques noirs sont compris dans ce score.

36 Napp Nazworth, « Hispanic evangelical leader : election “come to Jesus” moment for gop », Christian Post,

8 novembre 2012. 37 Jim Wallis, « The new evangelical agenda », Hearts and minds, 15 novembre 2012. 38 Ibid. 39

Associated Press, « Faith scholars who backed Obama before see weakening democratic interest in religious voters”, Washington Post, 4 juin 2012. 40 Ibid. 41 Lors de la campagne 2008, les démocrates avaient mobilisé des leaders religieux locaux pour organiser des

faith house parties et des faith caucus meetings lors de la convention du parti démocrate. 42 Organisation créée sous G.W. Bush visant a établir des passerelles entre le gouvernement fédéral et les

associations laïques et/ou religieuses. 43

Associated press, “Faith Scholars…”, op. cit.

44

Landsberg Mitchell, « Obama could have a prayer among Ohio’s white evangelicals », Los Angeles Times, 19 mai 2012. 45 Mandeville Laure, « Dieu et Jérusalem ébranlent la convention démocrate », le Figaro, 6 septembre 2012. 46 « Nones on the rise », in Pew Forum on Religion and Public Life, 9 octobre 2012 ; voir également E.J. Dionne,

106

W.A. Galston, « The 2012 american values survey : how catholics and the religiously unaffiliated will shape the 2012 election and beyond », Public Religion Research Institute, octobre 2012. 47 La Cour Suprême en 2013 est composée de neuf juges et comporte six catholiques et trois juifs ce qui ne reflète

pas la composition religieuse des Etats-Unis. 48 De la même manière, les chefs des majorités au Sénat, Harry Reid, est mormon et John Boehner à la Chambre

des Représentants, est catholique. JF. Kennedy fut le premier et l’unique président catholique. 49 Grossman Cathy Lynn, « Mitt Romney-Paul Ryan GOP ticket reflects religious shift », USA Today,

19 août 2012. 50

Choisie par le candidat démocrate Walter Mondale comme candidate à la vice-présidence sur son ticket.

51 Weber Katherine, « US not a christian nation, but a fertile ground for evangelism, say christian leaders »,

Christian Post, 1er août 2012. 52

Fondateur du magazine Sojourners étiqueté progressiste.

53

Weber Katherine, « US not a christian nation.., », op. cit.

54 J. Carter a refusé de voter l’interdiction de l’avortement et fut en faveur de l’application des lois anti-

discriminatoires à l’université fondamentaliste Bob Jones. En politique extérieure, c’est sous sa présidence que furent signés les accords de Camp David en 1978. Ce geste fut très mal interprété par les protestants évangéliques partisans d’un grand Israël biblique, prélude au second retour du Christ sur terre. 55 Accords visant à limiter d’un commun accord les armements stratégiques en présence. 56 La Chine fut et demeure un élément central du dispositif évangélique. 57 Roch Stephen R., Faith and Foreign Policy : The Views and Influence of American Christians and Christian

Organizations, New York, Continuum international publishing, 2011, p. 107. 58 Les mêmes équipes de collaborateurs néo-conservateurs sont ici à l’œuvre, ce qui explique une certaine

continuité des politiques et des formulations. Il s’agit là de son discours à la National association of evangelicals, du 8 mars 1983. 59 Comme nous l’avons vu, l’électorat de la Bible Belt était à majorité démocrate avant le passage du Civil Rights

Act. 60 Roch Stephen R., Faith and Foreign Policy…, op. cit., p. 106. 61 Pasteur évangélique et sociologue appartenant à la mouvance protestante évangélique progressiste. 62 Tertrais Bruno, La guerre sans fin : l’Amérique dans l’engrenage, Paris, la République des Idées, Seuil, 2004 ;

Mearsheimer John J. et Walt Stephen M., Le lobby pro-israélien et la politique étrangère américaine, Paris, La Découverte, 2007 ; Vaisse Justin, Histoire du néo-conservatisme aux États-Unis, Paris, Odile Jacob, 2008. 63 Politicien américain proche des protestants évangéliques. Il s’est présenté aux primaires républicaines de

2000. 64 Leader évangélique, président de Ethics and religious liberty commission, bras politique du Southern Baptist

convention. 65 Activiste politique conservateur, ancien directeur de la Christian coalition. 66 Eden Ami, « Evangelical Christians Split over Bush Peace Process », Haaretz, 24 août 2003. 67

Ensemble de règles de conduite morale définissant à quelle condition la guerre est une action moralement justifiée. 68 Les principales dénominations choisirent de s’opposer à la guerre en Irak sans l’aval du conseil de sécurité des

Nations Unies. Mais une fois la guerre engagée, c’est le patriotisme qui prima. La guerre d’Afghanistan fut une réponse à l’attaque du 11 septembre 2001 alors que l’intervention en Irak ne répondit pas aux critères de la guerre juste. 69 Après la politique de la main tendue, B. Obama a renforcé les sanctions suite à la répression brutale des

manifestations de juin 2009 et après le refus iranien d’obtempérer aux injonctions de l’Aiea concernant le nucléaire. Il a également intensifié la cyber-guerre contre les installations nucléaires iraniennes. 70 Barack Obama ne s’est par ailleurs jamais rendu en Israël lors de son premier mandat, mais s’y est rendu

en 2013 lors d’un voyage présidentiel. 71 Les Grands Discours qui ont fait l’histoire, n° 120, Édition Vasseur, p. 101. 72 En 2007, une trentaine de représentants évangéliques avaient rédigé une lettre ouverte adressée à G.W. Bush

afin que la situation des Palestiniens soit prise en compte. 73

Homosexualité, avortement, etc.

107

108

Le mouvement pentecôtiste en Russie : acteur d’une dé-sécularisation paradoxale ? Barbara Giudice École des hautes études en sciences sociales, Centre d'études du monde russe, soviétique et postsoviétique EHESS-CERCEC, [email protected].

e débat sur la sécularisation dans les sociétés modernes s’est apaisé depuis que des chercheurs ont montré que la sécularisation est une condition suffisante mais non nécessaire à la modernisation et à la globalisation1. David Martin aussi bien que José Casanova notent que toute différenciation de la société doit être analysée à travers des filtres historiques dans la construction d’un paradigme de la sécularisation2. Peu de chercheurs mettent aujourd’hui en doute cette nécessité et la tentative de déterminer le degré et le rythme de tout processus de sécularisation ou de dé-sécularisation dans des sociétés différentes reste d’actualité.

L

Dans le cas de la Fédération de Russie, on assiste à une résurgence récente de la religion après une longue période de sécularisation forcée, circonstance qui donne à la société russe une configuration différente des sociétés séculières, telles que celle des États-Unis, où il pourrait exister, « une endurance » ou « une ténacité » de la religion3. Néanmoins, le débat sur le bien-fondé de la thèse d’une dé-sécularisation sociale ou politique en cours en Russie n’est pas tranché4. Si l’Église orthodoxe joue un rôle hégémonique5 dans la société d’aujourd’hui, force est de constater que malgré des contraintes juridiques qui sont le résultat d’une législation qui la relègue à une religion non traditionnelle et étrangère à la terre russe, l’Église pentecôtiste fait preuve d’un dynamisme dans le mouvement protestant russe et d’un activisme social reconnu dans le pays. Si certaines études, dont la recherche de Vyacheslav Karpov et de Elena Lisovskaya, cherchent à montrer que toute dé-sécularisation en Russie viendrait « par le haut6 », on a retenu l’hypothèse, par la spécificité d’une recherche empirique, d’une certaine dé-sécularisation de la société en Russie « par le bas », dans un contexte de dé-privatisation7 de la religion orthodoxe russe, et un rôle actif de la part de l’Église pentecôtiste dans cette dé-sécularisation. Par le biais de l’analyse des stratégies d’intégration et de prosélytisme du mouvement pentecôtiste en Russie, aussi bien que du périmètre de l’espace public accordé au discours religieux négocié par le mouvement avec les autorités principalement locales, on a cherché à déterminer le degré de pénétration dans certaines institutions publiques de la Fédération de Russie, non seulement des méthodes du travail social du mouvement pentecôtiste, mais également de son discours religieux. Comme marqueurs de cette dé-sécularisation, on a pris en compte l’influence graduelle, quand elle est partielle, du mouvement pentecôtiste dans ces institutions publiques qu’il a pu investir, la coopération que le mouvement réussit à établir avec des interlocuteurs publics et une certaine ouverture du secteur public aux idées et aux liens globalisés dont le mouvement est porteur.

109

Le périmètre de l’enquête Cette analyse est étayée par une étude empirique, portant sur des communautés pentecôtistes, effectuée dans une grande ville industrielle russe de plus d’un million d’habitants et dans une petite ville de moins de 70 000 habitants, également dans une zone industrielle. Les communautés choisies font partie des deux grandes associations de pentecôtistes de Russie, à savoir, l'Église russe des chrétiens de foi évangélique [Rossijskaâ cerkov’ Hristian very evangel’skoj] et l’Union associée russe des chrétiens de foi évangélique (pentecôtiste) [Rossijskij obʺedinennyj soûz Hristian very evangel’skoj (pâtidesâtnikov)] qui regroupent la plupart des églises pentecôtistes et charismatiques enregistrées du pays. Les communautés étudiées sont issues essentiellement des conversions des années 1980-1990, peu de membres provenant du protestantisme de la période soviétique. Ces communautés se décrivent comme pentecôtistes. Leurs églises ont été fondées essentiellement dans les années 1990. Leurs paroisses sont principalement constituées de jeunes, avec beaucoup de mères et pères de famille entre 20 et 40 ans. Les populations observées ont un faible niveau d’instruction et des revenus modestes, et dans le cas des membres des églises ex-toxicomanes et ex-alcooliques, ils n’ont souvent pas de formation professionnelle du tout. Les noms des villes, ainsi que les noms des personnes interviewées – sauf pour les personnalités publiques – ont tous été changés pour préserver les personnes interrogées de toute divulgation d’information compromettante récoltée au cours du travail empirique. Le travail de terrain se fonde sur une recherche qualitative, comportant une quarantaine d’interviews. Des dirigeants des associations évangéliques pentecôtistes au niveau national, ainsi que des évêques impliqués dans la politique nationale des associations ont été interrogés à Moscou, ce qui a donné une vision d’ensemble des politiques dans une structure néanmoins peu hiérarchisée. Une difficulté majeure à laquelle s’est confrontée cette étude de terrain concerne la vérification des budgets des églises ou des programmes variés des établissements de soins liés aux pentecôtistes, ainsi que le pourcentage de l’aide venue de l’étranger dans ces budgets. Le chiffre de 550 centres de soins fondés par les pentecôtistes sur le territoire russe a été retenu après croisement des chiffres fournis indépendamment par les deux associations nationales pentecôtistes sur leur propre activité et les déclarations du directeur du Service fédéral pour le contrôle de la lutte contre la drogue8. Aucun chiffre fiable sur le nombre de pentecôtistes vivant sur le territoire russe n’a pu se dégager de ce travail de terrain qui est essentiellement qualitatif. Des chiffres fiables n’existent pas dans la littérature.

Les trois stratégies d’insertion Nous avons analysé notre hypothèse à travers trois stratégies d’insertion entreprises par les pentecôtistes russes.

Le partenariat social Nous avons tout d’abord retenu une stratégie de partenariat social établie entre institutions publiques, principalement locales, et certaines associations sociales pentecôtistes. Ce partenariat nouveau a été favorisé par une concordance de circonstances. Depuis la perestroïka, le discours religieux était entré dans le fait public et a profité non seulement à l’Église orthodoxe russe mais à toutes les religions, y compris aux religions non traditionnelles9. L’adoption d’une législation 110

restrictive en 199710 qui visait un encadrement rapproché des religions dites nouvelles, en raison de la montée en puissance du mouvement antisectes et de l’attitude hostile de l’Église orthodoxe à leur égard, a conduit les pentecôtistes à un réexamen en profondeur d’une politique de prosélytisme vigoureux et d’un « activisme missionnaire débordant11 ». En même temps, dans les années 1990, le pays a subi non seulement une faillite économique mais également une crise sanitaire aiguë en raison de l’ouverture des frontières non seulement au commerce libre, mais également au trafic illicite de la drogue après la chute du communisme12. Dans ce contexte post-soviétique, l’État a délaissé certaines de ses prérogatives, ouvrant le terrain à tout organisme privé capable ou désireux de prendre le relais ou de compléter les services publics déclinants. Au carrefour de ces changements géopolitiques, juridiques et sociétaux, un grand nombre d’églises pentecôtistes ont su modifier leur stratégie, en échangeant un prosélytisme actif contre un travail social dans leurs localités et un prosélytisme de proximité auprès des toxicomanes, des alcooliques et de toute population confrontée aux changements économiques et sociétaux rapides et à une remise en cause axiologique13. Ce changement radical de la forme de prosélytisme et l’implication concomitante dans un travail social, surtout dans le domaine des soins destinées aux toxicomanes et aux alcooliques, se sont articulés autour d’une stratégie de prestations précoces de services ciblés au moment où l’État providence se redéfinissait et se retirait du social14. Cette concordance de circonstances a fourni aux associations pentecôtistes l’occasion de se rapprocher des institutions publiques, surtout locales, au fur et à mesure que les associations réussissaient à compléter ou à remplacer des services anciennement séculiers d’un État en retrait pour des raisons économiques, mais également en raison de la montée du discours néolibéral et de l’adoption à divers niveaux de l’État du new public management15. Notre étude a mis en lumière également le rôle de promoteur joué par les pentecôtistes étudiés dans la « privatisation » d’un certain travail social. Il apparaît que ce virage majeur de politique a amené et amène les pentecôtistes à proposer une panoplie de services sociaux individualisés et de longue durée dans leurs villes et bourgades16. De par la spécificité de ces services individualisés et parfois différents, on pourrait dire que les pentecôtistes se distinguent de l’État, se créent une niche sur le marché du travail social et gagnent en expertise et en prestige. Il apparaît que, pour avoir accès aux institutions, les pentecôtistes choisissent une politique de « petit pas » en s’associant avec des interlocuteurs publics dans des projets locaux, plutôt que de lutter principalement pour une reconnaissance de leur travail social au niveau national. Ils arrivent ainsi à investir certaines institutions publiques ou à remplacer le travail de ces institutions grâce à une participation aux « contrats sociaux », participation qui leur permet de soumettre des projets à concours pour mener, par exemple, des actions anti-sida auprès des jeunes. Si certains pentecôtistes se méfient de toute subvention publique par crainte de perdre le contrôle de leurs projets17, d’autres participent pleinement à la distribution de ressources financières au niveau local par le système des « vouchers » sociaux et des appels d’offres18. Il apparaît que toutes ces activités marient le volet social avec un volet de prosélytisme, sanctionné par la ville qui subventionne ces activités et sont au cœur du dispositif social entrepris par les pentecôtistes en dehors de leurs propres centres de soins et de leurs refuges. En s’appuyant sur le travail de terrain, on soutient qu’une certaine coopération, voire une certaine complicité, s’est développée entre ces institutions publiques, surtout locales, en manque de moyens, et les 111

associations liées aux pentecôtistes, alors que des prestations de services se substituaient à ceux de l’État ou les complétaient. Les activités entreprises par les pentecôtistes marquent ainsi une étape importante dans l’acceptation par les services publics d’une pénétration du religieux au sein des institutions séculières. Dans le développement de leur stratégie de partenariat social, il apparaît également que les pentecôtistes créent des liens avec les institutions publiques locales via des réseaux imbriqués de relations informelles avec les autorités, système indispensable à toute efficacité et à toute réussite dans la Russie actuelle19. À cet égard, le travail de terrain apporte un éclairage novateur sur plusieurs points. Premièrement il confirme qu’en dépit des lois restrictives et de l’attitude de l’Église orthodoxe russe, une coopération poussée s’instaure souvent entre fonctionnaires et officiels municipaux ou régionaux désireux d’offrir des services et les associations liées aux pentecôtistes pourvoyeuses de ces mêmes services. Ces fonctionnaires parlent de solidarité dans le travail et dans le combat contre la drogue dans leurs municipalités20. Ensuite, on pourrait dire que cette coopération aboutit à une certaine complicité entre acteurs religieux et publics dans le contournement des obstacles légaux, voire des lois sur le financement, qui frôle parfois l’illégalité. Le travail de terrain a également mis en exergue un échange de bons procédés entre fonctionnaires et acteurs religieux qui peut amener à la permission de réaliser des programmes sociaux dans les écoles, les orphelinats et les maisons de retraite, permission négociée à travers ces liens informels, et qui libère un espace dans ces institutions nationales publiques à un certain prosélytisme21. Ces pratiques informelles sont utiles et, selon les pentecôtistes interrogés, nécessaires dans un système où certains droits à l’organisation même du culte sont périodiquement mis en cause22, et où la législation sur « l’extrémisme » est mise à profit pour effectuer contrôles et descentes dans les associations liées au religieux23.

Le partenariat politique Cette stratégie d’intégration par une implication sociale et une coopération avec le fait public va de pair avec la mise en avant par les pentecôtistes d’une deuxième stratégie d’intégration, fondée sur l’exemplarité citoyenne dans un partenariat politique, stratégie qui a pour résultat un investissement graduel du discours pentecôtiste dans certaines institutions sociales publiques. Si les pentecôtistes se gardent bien de participer activement à la vie politique en Russie, ils se positionnent néanmoins en tant que citoyens loyaux. Ils cherchent à éviter toute marginalisation par le biais d’un discours normalisé de patriotisme, de civisme et de laïcisme consensuel24. Ils se réclament des valeurs de moralité qui les rapprochent de celles de l’État, voire de celles qui sont soutenues par l’Église orthodoxe25. Comme leurs compatriotes orthodoxes, ils mettent en exergue une citoyenneté « terrestre et spirituelle qui confère une responsabilité sociale 26» ; comme l’Église orthodoxe, ils mettent la famille au centre du dispositif social. Leurs opinions sur l’homosexualité ne diffèrent guère de celles émises par la hiérarchie orthodoxe. En outre, en tant que bon citoyens, les pentecôtistes participent ou approuvent la participation de leurs leaders aux instances fédérales de conseil27. Leurs leaders acceptent les honneurs de l’État. En public ils soutiennent le régime de Poutine28. D’un autre côté le travail empirique a montré que les pentecôtistes cherchent à mettre en avant leur spécificité protestante et pentecôtiste par l’introduction d’un discours religieux, non seulement dans leurs propres centres de réhabilitation et 112

d’adaptation, dans leurs refuges pour enfants, mais également dans les écoles, les orphelinats, les maisons de retraite publics où ils opèrent, ainsi que dans les actions sociales locales29. On pourrait dire que c’est dans la tension entre ces deux polarités de normalisation et de spécificité que joue la stratégie du partenariat politique. Notre travail de terrain démontre que l’euphémisation du discours religieux30 est une tactique utilisée par les pentecôtistes, leur permettant d’exercer à l’intérieur de ces institutions publiques. Mais ce travail de terrain apporte des éléments novateurs à l’utilisation de telles tactiques qui montrent que les pentecôtistes participent à une négociation du discours à contenu religieux permissible à l’intérieur des institutions publiques. Il apparaît également que les pentecôtistes sont en train de participer activement à une redéfinition des paramètres acceptables et acceptés de la laïcité par une négociation constante de ses limites. Le cas d’un orphelinat et celui d’un refuge pour enfants publics à 250 kilomètres de la grande ville industrielle étudiée, qui accueille une trentaine de pensionnaires chacun, peuvent servir d’indication du degré de pénétration du discours religieux, voire pentecôtiste, dans une institution anciennement sécularisée, de par la négociation de paramètres entamée par l’Église avec ses interlocuteurs fonctionnaires, sur « des bases non officielles31 ». Au cours d’une visite dans l’orphelinat une équipe pentecôtiste a mis en scène la crucifixion, la résurrection et l’importance du salut. Les employés de l’établissement avaient donné la permission à ces évangélistes de travailler dans ce centre public et laïc pour des raisons diverses, qu’il s’agisse, selon les fonctionnaires interrogés, du bon travail caritatif qu’ils y effectuent ou du caractère chrétien du discours pentecôtiste auprès des orphelins considérés par le personnel fonctionnaire comme chrétiens32. Le travail de terrain a révélé aussi de grands écarts par rapport au discours négocié, situation qui semble être tolérée, voire acceptée par l’administration de certaines institutions, eu égard à l’intérêt du travail social apporté par les pentecôtistes, mais qui conduit aussi à la sanction du prosélytisme pentecôtiste et d’un discours religieux à l’intérieur d’institutions anciennement séculières. Dans les écoles, les pentecôtistes ne sont pas autorisés à parler de Dieu « d’une façon directe » et « ne peuvent pas pratiquer un évangélisme “sec” ». Mais ils peuvent néanmoins témoigner, lors des campagnes anti-sida ou anti-alcool organisées dans les écoles et les orphelinats, des changements exceptionnels survenus dans leur vie à la faveur de la lutte contre une dépendance, changements souvent dus, à leurs yeux, à une conversion ou à une rencontre avec Dieu33. Ces témoignages semblent bien se rapprocher de « prêches directs » ou de « l’évangélisme sec ». Si les témoignages des pentecôtistes dans les écoles et les orphelinats s’articulent autour de récits sur leurs retours sur le bon chemin, ils prennent une toute autre signification dans la grammaire pentecôtiste et lui servent de base au processus visant à amener le non croyant vers la foi. Cette mise en récit de la conversion est un élément important de la construction d’une nouvelle identité ou d’un nouveau moi moral34, mais sert également d’outil dans la conversion d’autrui. Ces récits sont fondamentaux pour le converti. Ils s’insèrent dans le discours porté par les pentecôtistes russes dans les institutions publiques, contribuent à une interprétation évangéliste du discours religieux autorisé et font partie d’une introduction du discours spécifique pentecôtiste à l’intérieur des institutions que les pentecôtistes investissent.

113

La mise en réseau globalisée Les deux premières stratégies d’intégration de partenariat social et de partenariat politique se développent dans un contexte post-soviétique de pénurie de moyens et de néolibéralisme, mais également de pratiques informelles nécessaires au fonctionnement du système. En revanche, la troisième stratégie d’intégration prise en considération, celle de la mise en réseau globalisée, s’articule autour de la conjonction de deux logiques. Dans un premier temps, il apparaît que de par leurs liens globalisés les pentecôtistes russes participent à une territorialisation d’idées et de méthodes35, mais également d’expertise et de soutien financier, qui comblent des failles dans le système de services publics soumis au redimensionnement de l’État post-soviétique. Les pentecôtistes s’engagent dans la réinsertion professionnelle, par exemple, par l’établissement de réseaux de solidarité impliquant des hommes d’affaires pentecôtistes russes dans la formation et l’encadrement de futurs entrepreneurs. Ils s’engagent dans l’apprentissage et le parrainage36. On pourrait dire que ces réseaux locaux pentecôtistes d’entraide financière et d’expertise s’organisent sur des schémas empruntés aux communautés et aux églises sœurs transnationales qui sont ensuite territorialisés37. Tout en échappant au monopole de l’État, ces réseaux interagissent néanmoins avec les institutions sociales publiques, par le biais de formations fournies par des organismes publics/privés ou d’un soutien appuyé de fonctionnaires locaux aux demandes de subventions faites par les pentecôtistes auprès de l’État38. Parallèlement à cette territorialisation de concepts et de méthodes transnationaux, il apparaît que la stratégie de mise en réseau globalisée répond à une deuxième logique qui favorise les intérêts convergents et des pentecôtistes et de l’État. Si dans ce dispositif, les pentecôtistes profitent d’un soutien public indispensable, ces liens, méthodes et concepts transnationaux ouvrent également à l’État la possibilité de se servir de ces vecteurs de modernité comme instrument de légitimation du régime. Cette étude empirique a permis un éclairage novateur sur cette logique de globalisation de la gouvernance où le régime autoritaire russe s’associe à la modernité transnationale. En même temps cette association laisse ouvertes les portes du service social public à l’introduction du discours pentecôtiste qui va de pair avec la territorialisation de leurs méthodes de travail transnationales. Des projets globalisés initiés par les pentecôtistes peuvent encourager une coopération rapprochée entre services sociaux pentecôtistes et services sociaux locaux qui décident de leur prêter main forte. Il est apparu au cours de ce travail empirique qu’une proposition pentecôtiste sur l’utilisation des méthodes de case management39 a suscité l’approbation de la part des autorités locales pour sa modernité. Il a eu pour résultat non seulement l’instauration d’une organisation de travail empruntée à l’Occident qui regroupe les compétences à la fois des associations pentecôtistes et du secteur public, mais également un financement public promis et une coopération étroite entre travailleurs sociaux publics et religieux40. Cette convergence d’intérêts aboutit non seulement à l’adoption de méthodes de travail coordonnées et à une solidarité objective entre fait public et fait religieux, mais également à un prosélytisme soutenu de la part des pentecôtistes à l’intérieur d’un programme conjoint, dont les pentecôtistes sont initiateurs. Le mouvement pentecôtiste est l’acteur d’une certaine dé-sécularisation 114

par le biais de leurs liens globalisés, tandis que cette dé-sécularisation est « un produit dérivé » de l’association d’institutions publiques avec les approches et ces méthodes de travail globalisées et modernes.

Conclusion Le degré de pénétration du discours pentecôtiste dans certaines institutions sociales publiques et la marge de manœuvre considérable des associations pentecôtistes pour faire valoir ce discours dans ces institutions, ainsi qu’une sanction implicite d’un prosélytisme direct de la part des administrations de ces institutions, mais également de la part de certaines autorités municipales, nous conduisent à conclure que le mouvement a réussi non seulement une certaine intégration au travail social public du pays, mais qu’il est aussi devenu, par un processus de « petit pas », l’acteur d’une certaine dé-sécularisation. Dans le même temps il apparaît que cette dé-sécularisation est paradoxale, puisque non voulue par un État qui s’associe, dans un souci de nouvelle gouvernance, à des projets modernes qui impliquent toutefois une pénétration du religieux dans les institutions. En outre, le travail empirique confirme que toute dé-sécularisation en Russie ne découlerait pas uniquement de la dynamique établie entre l'État et l’Église orthodoxe et que des acteurs autres que ceux appartenant aux religions dites traditionnelles peuvent jouer un rôle actif dans une certaine dé-sécularisation. On trouve en filigrane de cette étude une interrogation sur la pérennisation des acquis obtenus par les pentecôtistes, acquis dus largement à une coopération dans la nécessité et à une communauté d’intérêts avec l’État, qui pourraient s’avérer ponctuels ou temporaires. Néanmoins, le redimensionnement des services publics dans un contexte de new public management laisse entrevoir une continuation de la délégation de certaines responsabilités sociales au secteur privé, voire religieux, qui garantirait une certaine pérennisation de la présence de l’Église à l’intérieur des institutions publiques ou dans les programmes sociaux locaux. En même temps, dans un contexte légal mouvant, le partenariat politique tissé par les pentecôtistes reste ténu de par une application aléatoire et sélective des lois sur l’extrémisme, sur l’enregistrement des activités des ONG, ou encore sur le droit à la tenue de réunions publiques. En outre, si le régime autoritaire trouve un intérêt dans une association avec les méthodes et les idées transnationales véhiculées par les pentecôtistes, quitte à laisser entrer leur discours dans ses institutions, l’intégration de concepts globalisés soutenus par le mouvement trouve en même temps ses limites : leur provenance et un certain financement étrangers les rendent attractifs et à la fois suspects. Cette étude ouvre de multiples questionnements. Ainsi, une réflexion serait utile sur les réseaux pentecôtistes dans d’autres régions de la Russie où le mouvement a une emprise, telle que le grand Est, et sur la reproductibilité de ce modèle de prosélytisme et de dé-sécularisation « par le bas ». Son appartenance à un réseau globalisé semble, en outre, indiquer qu’une recherche plus ample serait aussi bienvenue sur l’influence des valeurs et des méthodes des églises sœurs, principalement outre-Atlantique, sur le mouvement pentecôtiste actuel en Russie, sur ses stratégies d’intégration et de prosélytisme, mais également sur sa conception de la laïcité. Ce travail empirique a confirmé l’existence de liens très forts entre les églises étudiées et certaines églises en Europe de l’Ouest, mais aussi et surtout aux USA, qui se traduisent par des visites et un soutien financier, mais également par une émigration de certains pasteurs, voire de 115

travailleurs dans le domaine de la réhabilitation et de la réadaptation de toxicomanes en lien avec des communautés russophones aux États-Unis. Il manque dans la littérature une analyse non seulement des transferts de compétences, mais également des valeurs entre pentecôtistes à l’Est et à l’Ouest et de nouvelles recherches seraient précieuses s’agissant de ces échanges, de l’interpénétration des institutions et des communautés des deux côtés de l’Atlantique, ainsi que des références morales qui les étayent. « L’économie culturelle globale » n’est plus étudiée uniquement en fonction de modèles impliquant un mouvement du centre vers la périphérie41, mais également, et en particulier en ce qui concerne la recherche sur la globalisation du pentecôtisme, du sud vers le nord42. Cette étude pose également la question d’une analyse du prosélytisme pentecôtiste russe vers l’Ouest entrainé par les échanges outreAtlantique. Il n’existe, en effet, aucune étude actuelle de ce genre sur le prosélytisme russe vers les États-Unis d’Amérique.

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Jose Casanova, « Rethinking Secularization: A Global Comparative Perspective », The Hedgehog Review, Spring and Summer, 2006, p. 9. David Martin, On Secularization: Towards a Revised General Theory, Aldershot, Ashgate Publishing, Ltd., 2005, p. 17-21. Martin montre que contrairement à la théorie de la sécularisation non révisée, il est impossible de théoriser une tendance sécularisante qui s’appliquerait à toute société. 3 Vyacheslav Karpov, « Desecularization: A Conceptual Framework », Journal of Church and State, vol. 52, n° 2,

p. 236-238. 4 Elena Lisovskaya et Vyacheslav Karpov, « Orthodoxy, Islam and the Desecularisation of Russia’s State

Schools », Politics and Religion, vol. 3, Special Issue 2 , (août 2010), p. 298. Ces chercheurs affirment qu’une certaine dé-sécularisation s’opère en Russie « par le haut », sous l’impulsion des élites religieuses et séculières ; Kathy Rousselet, « Sécularisation et orthodoxie dans la Russie contemporaine : pour une hypothèse continuiste ? », Questions de recherche, n° 42, mai 2013, p. 12. Rousselet soutient que même si le rôle public de l’EOR s’accroit, « son influence est moins fondée sur son autorité spirituelle que sur la relation qui se construit entre religion et nation ». 5 V. Karpov, op. cit., p. 256. 6 Lisovskaya et Karpov, op. cit., p. 276-302. 7 José Casanova, Public Religions in the Modern World, Chicago, The University of Chicago Press, 1994, p. 217-

221. Dans son analyse de la déprivatisation de la religion moderne, Casanova parle du « déplacement de la religion de la sphère privée à la sphère publique », y compris à la sphère publique de la société civile. Voir aussi, Alexander Agadjanian, « Revising Pandora’s Gifts: Religious and National Identity in the Post-Soviet Societal Fabric », Europe-Asia Studies, vol. 53, n° 3, 2001, p. 481. Agadjanian parle d’un contexte de « domination de l’Église orthodoxe russe et d’un pluralisme sélectif », et non pas de déprivatisation de l’EOR dans la Russie d’aujourd’hui. 8 Rianovosti, « Glava FSKN: v RF sliškom malo centrov dlâ reabilitacii narkozavisimyh» (« Le Chef du AFCD :

Dans la Fédération de Russie il y a très peu de centres de réhabilitation pour les toxicomanes »), le 24 septembre 2010, http://ria.ru/society/20100924/278766460.html, consulté le 21 mars 2014. 9 Tat’âna Nikol’skaâ, Russkij protestantizm i gosudarstvennaâ vlastʹ v 1905-1991 godah, Sankt-Peterburg,

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Institute’s Translation of New Russian Law on Religion”, http ://www.cesnur.org/testi/Russia.htm ; Marat S. Shterin et James T. Richardson, « Local Laws Restricting Religion in Russia: Precursors of Russia’s New National Law », Journal of Church and State, le 22 mars 1998, p. 319-341. Marina Thomas, « Russian Federation Constitutional Court Decisions on Russia’s 1997 Law “On Freedom of Conscience and Religious Associations” », The International Journal of Not-for-Profit Law, vol. 6, n° 1, septembre 2003, http://www.icnl.org/research/journal/vol6iss1/special_8.htm, consulté le 29 avril 2014. 11

K. Rousselet, op. cit., 2004, p. 132. Interview avec Andreï Rybakov, évêque de l’Église Nouvelle vie à A, le 25 mai 2011. 12

Laetitia Atlani, Michel Caraël, Jean-Baptiste Brunet, Timothy Frasca et Nikolai Chaika, « Social change and HIV in the former USSR: the making of a new epidemic », Social Science & Medicine, vol. 50, 2000, p. 15471556 ; Françoise F. Hamers, Angela M. Downs, « HIV in Central and Eastern Europe, » Lancet, vol. 361, p. 10351044, publié en ligne, le 18 février 2003, http://www.ncbi.nlm.nih.gov/pubmed/12660072, consulté le 13 juillet 2012. 13

Aleksandr Bykov, pasteur de l'Église de la Rédemption dans la ville de B, interview le 9 juin 2011 ; Alekseï Bol’shakov, pasteur pentecôtiste de l’Église du Christ vivant, dans la ville d’A, interview le 30 mai 2011. 14 Ce texte s’appuie sur la littérature qui traite des valeurs portées par le mouvement globalisé pentecôtiste dans

des choix d’activisme social pour comprendre le virage vers le social pris par les pentecôtistes russes et les liens qu’ils entretiennent avec leurs confrères étrangers. Kathy Rousselet, « La nébuleuse évangélique en Russie : de la mission étrangère à la surenchère nationale », Critique internationale, vol. 1, n° 22, 2004 ; Sébastien Fath, « Les ONG évangéliques américaines ou les ruses de la Providence », in Bruno Duriez, François Mabille et Kathy Rousselet (dir.), Les ONG confessionnelles : religions et action internationale, Paris, L’Harmattan ; Catherine

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Republics, Budapest, Local Government and Public Service Reform Initiative, Open Society Institute, 2008, p. 25. Les théories du new public management prévoient non seulement un dégagement de l’État mais aussi une réorganisation des services de l’État qui devrait amener à plus d’efficacité dans la gouvernance. 16 Alekseï Bol’shakov, op. cit., Aleksandr Bykov. Nikolaï Kaliabin, président actuel de la Chambre civique de la

ville de B et ancien vice-président du complexe industriel « VB », interview le 16 juin 2011. S. Karageev, maire adjoint de la ville de B, interview le 15 juin 2011. 17 Alexandr Berezovsky, évêque de l’Union russe des chrétiens de foi évangélique (pentecôtiste) et chef du

département des programmes sociaux, à Moscou le 15 mai 2011. 18 A. Bol’shakov, op. cit. Romanov Pavel, « Quality Evaluation in Social Services: Challenges for New Public

Management in Russia », in B. Guy Peters (dir.), Mixes, Matches and Mistakes: New Public Management in Russia and the Former Soviet Republics, Budapest, Local Government and Public Service Reform Initiative, Open Society Institute, 2008, p. 19. 19 Alena V. Ledeneva, How Russia Really Works: The Informal Practices that Shaped Post-Soviet Politics and

Business, Ithaca, Cornell University Press, 2006 ; Alena V. Ledeneva, Can Russia Modernise?: Sistema, Power Networks and Informal Governance, Cambridge, Cambridge University Press, 2013. Yurchak Alexei, Everything Was Forever, Until It Was No More: The Last Soviet Generation, Princeton, Princeton University Press, 2006. Désert Myriam, « Le débat russe sur l’informel », Questions de recherche, mai, n° 17, 2006. 20 Nikolaï Kaliabin, op. cit. ; S. Karageev, op. cit. ; Konstantin Sergeev, président du comité territorial pour les

affaires et la protection des mineurs du district de O de la ville d’A, interview le 1er juin 2011 ; Pёtr Stepanov, directeur du centre de réhabilitation pour femmes avec enfants « Potentiel » à B, interview le 9 juin 2011. 21 S. Karageev, op. cit., Nikolaĭ Ivanov, directeur du centre « Retour » à S, non loin de B, interview le 10 juin

2011 ; Mikhail Popov, directeur du centre de réadaptation d’« I », interview le 16 juin 2011. Elena Savel’eva, psychologue évangéliste, qui dirige une association de femmes à T, interview le 13 juin 2011. 22 Felix Corley, « Russie : Indignation après la démolition d’une église à Moscou », Forum 18 New Service, le

6 septembre 2012, consulté le 12 juin 2013, http://www.forum18.org/Archive.php?article_id=1738, consulté le 16 avril 2013. 23 Geraldine Fagan, « Why were hundreds of religious organizations checked? », Forum 18 News Service, le

22 mai 2013 : http://www.forum18.org/archive.php?article_id=1839 , consulté le 28 mai 2013. 24 Andrei Rybakov, op. cit. ; A. Bykov, op. cit. RS, vice-président du comité des relations avec les organisations

sociales et de la politique de la jeunesse de la mairie d’A, interview le 23 juin 2011 ; Pёtr Stepanov, op. cit. ; Viktor, évangéliste (baptiste) qui travaille dans la ville de D avec des personnes qui vivent avec le sida, interview le 16 juin 2011 ; N. Kaliabin, op. cit. 25 Socialʹnaâ poziciâ protestantskih cerkvej Rossii [La position sociale des églises protestantes russes] du

22 décembre 2003. http://www.religare.ru/print7724.htm , consulté le 24 avril 013. 26 Scott Lingenfelter, « A Comparison of Russian Orthodox and Evangelical Social Doctrine », East-West Church

and Ministry Report, vol. 12, No. 4, automne 2004. 27 Le site de la chambre civique de la fédération de Russie,

http://www.oprf.ru/ru/chambermembers/members/208?year=2012 , consulté le 23 avril 2013 ; le site du président de la Fédération de Russie, http://state.kremlin.ru/council/17/staff , consulté le 23 avril 2013. 28

Газета.ru, « Izbrannogo prezidenta Putina snova sravnili s ‘carem’, na ètot raz s Solomonom », le 6 mars 2012. [Gazeta.ru, « Le président-élu Poutine comparé au roi, cette fois à Solomon », le 6 mars 2012]. http://www.gazeta.ru/news/lenta/2012/03/06/n_2230833.shtml , consulté le 3 avril 2013 ; Mir vam, « Putin nagradil Râhovskogo za aktivnuû obŝestvennuû deâtelʹnost»,: Christian News Media [Du monde à vous : Christian News Media], « Poutine récompense Riakhovski pour son action sociale active », le 9 janvier 2013, http://mirvam.org/2013/01/09/путин-наградил-ряховского-за-активну/ , consulté le 3 avril 2013. Vladimir Murza, persécuté pendant la période communiste et figure historique du pentecôtisme pendant la période soviétique, était leader, en 2000, de l’Union des chrétiens de foi évangélique des pentecôtistes de Russie, lorsqu’il a reçu la médaille de l’Ordre « pour service à la patrie ». Il met en exergue la preuve de la reconnaissance de son Église à travers cet honneur lors d’une interview à Moscou, le 29 juin 2011. 29 Visite à un orphelinat et à un refuge pour enfants le 26 mai 2011. Egor Volkov, pentecôtiste et animateur, à V,

interview le 26 mai 2011 ; Lyudmila, membre et bénévole à l’Église de la Rédemption de B, interview le 19 juin 2011 ; Ol’ga Voronova, orthophoniste, évangéliste baptiste, interview lors d’une réunion de travailleurs sociaux et pasteurs évangélistes à B, interview le 14 juin 2011. 30 Cette expression est empruntée à Sébastien Fath et à Raphaël Liogier. Sébastien Fath, « Les ONG évangéliques

américaines ou les ruses de la Providence », in Bruno Duriez, François Mabille et Kathy Rousselet (dir.), Les ONG confessionnelles : religions et action internationale, Paris, L’Harmattan, 2007, p. 256-257 ; Raphaël Liogier, « L’ONG, agent institutionnel optimal du champ religieux individuo-globalisé », in Bruno Duriez, François Mabille et Kathy Rousselet (dir.), Les ONG confessionnelles : religions et action internationale, Paris,

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L’Harmattan, 2007, p. 275-276. 31 A. Rybakov, op. cit., Rybakov parraine cette entreprise. 32 Interview avec Egor Volkov, pentecôtiste et animateur, à V, interview le 26 mai 2011. Interview le 26 mai 2011

avec une fonctionnaire de l’orphelinat qui a voulu garder l’anonymat. 33 Anatoli Morozov, pasteur pour enfants de l’Église de la Rédemption à B, interview le 19 juin 2011. Ol’ga

Voronova, op. cit., Lydmila, op. cit. 34

Wanner, op. cit., p. 130-169.

35

L’analyse de la territorialisation d’idées et celle de méthodes globalisées s’appuie sur les théories de la globalisation en général et sur l’Église globalisée en particulier. Ruth Marshall-Fratani, « Mediating the Global and Local in Nigerian Pentecostalism », dans Corten André, Marshall-Fratani Ruth (dir.), Between Babel and Pentecost: Transnational Pentecostalism in Africa and Latin America, London, C. Hurst & Co., 2001, p. 80-105 ; Chantal Saint-Blancat, « Globalisation, réseaux et diasporas dans le champ religieux », in Jean-Pierre Bastian, Françoise Champion et Kathy Rousselet (dir.), La globalisation du religieux, L’Harmattan, Paris, 2001 ; JeanPierre Bastian, « Pentecostalism, Market Logic and Religious Transnatinalisation in Costa Rica », in Corten André, Marshall-Fratani Ruth (dir.), Between Babel and Pentecost: Transnational Pentecostalism in Africa and Latin America, London, C. Hurst & Co., 2001, p. 163-180 ; Arjun Appadurai, Modernity at Large: Cultural Dimensions of Globalization, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1996 ; André Mary, « Globalisation des pentecôtismes et hybridité du christianisme africain », in Jean-Pierre Bastian, Françoise Champion et Kathy Rousselet (dir.), La globalisation du religieux, L’Harmattan, Paris, 2001 ; D. Martin, op. cit., 2002. 36 Evgeniï Nilov, président du Fonds de soutien aux jeunes entrepreneurs, interview à B le 15 juin 2011 ; A. Bykov,

op. cit. ; Аleksandr Myshkin, chef des relations publiques du centre « Retour » dans la ville de B, interview le 19 juin 2011. 37 D. Martin, 1991, op. cit., p. 282-288; Voir aussi le site des Assemblées de Dieu, une des plus grandes églises de

pentecôtistes aux USA. http://www.focusonthefamily.com/lifechallenges/life_transitions/when_you_have_lost_your_job.aspx , consulté le 5 mars 2013 ; le site de la Church of God in Christ, http://www.cogic.org/simulconference/conferences/cogic-urban-initiatives/, consulté le 10 mai 2013. 38 E. Nilov, op. cit. 39 La théorie du case management prône un système qui permettrait une coordination de réseaux complexes de

services publics et d’organisations non gouvernementales à un coût minimal, ainsi qu’une stratégie de privatisation de services en faveur du secteur privé et du bénévolat. Angela Novak Amado, Patricia L. McAnally, Mary Hubbard Linz, « Research Review of Effectiveness of Case Management in the United States », in Mary Hubbard Linz, Patricia McAnally, Colleen Wieck (dir.), Case Management: Historical, Current and Future Perspectives, Brookline Books, Cambridge, Mass., 1989, p. 1-5 ; Mari-Anne Zahl, « Collaboration and Case Management in Social Services », IUC Journal of social Work: Theory and Practice, Issue 2, 1999-2000, p. 57. 40 Ivan Andreev, directeur du refuge pour enfants « Potentiel » et pasteur à l'Église Nouvelle lumière, interview le

27 mai 2011 ; Pёtr Stepanov, op. cit. ; Alekseï Bol’shakov, op. cit. ; Nikolaï Kaliabin, op. cit. On a décidé de ne pas révéler le nom de l’organisation non gouvernementale locale, soutenue par une ONG internationale, qui a contribué aux aspects techniques de ce projet, pour préserver les personnes interrogées de toute divulgation d’information compromettante. 41 A. Appadurai, op. cit., p. 32. 42

Paul Freston, « The Transnationalisation of Brazilian Pentecostalism: the Universal Church of the Kindgom of God », in André Corten and Ruth Marshall-Fratani (dir.), Between Babel and Pentecost: Transnational Pentecostalism in Africa and Latin America, London, Hurst and Company, 2001.

121

III. Néo-pentecôtisme, réseaux et globalisation

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Le lien entre circulation néo-pentecôtiste et réseaux entrepreneuriaux (Corée du Sud et Haïti) Nathalie Luca Directrice de recherche Directrice adjointe du Centre d’Études Interdisciplinaires des Faits Religieux, CNRS-EHESS, [email protected]

n Occident, le processus de sécularisation a conduit le monde entrepreneurial à se détacher des institutions religieuses au profit de ses valeurs et finalités propres1. Ce processus n’est cependant pas tout à fait achevé et il existe des courants entrepreneuriaux, voire même des systèmes bancaires pour lesquels le lien à l’islam ou au christianisme par exemple est clairement revendiqué. Il est plus surprenant de découvrir que certaines entreprises, jusqu’alors parfaitement sécularisées, décident, d’une façon renouvelée et novatrice, d’adopter les valeurs de tel ou tel autre courant religieux ou spirituel. Ce nouvel élan vers le religieux semble se développer pour combler le déficit de confiance qui touche les milieux entrepreneuriaux. Pour ma part, je l’ai observé dans des entreprises de vente directe fonctionnant par réseaux qui sont apparues aux États-Unis il y a une cinquantaine d’années. Les distributeurs qui y travaillent développent leur affaire à partir de la fidélisation d’une clientèle et du recrutement de vendeurs avec lesquels ils construisent un réseau de distribution qui peut s’étendre au niveau local, national et international. Cette méthode de vente directe, appelée « multi-niveau » a aujourd’hui le vent en poupe sur la scène internationale. Trois points retiendront particulièrement mon attention et justifient que je me sois intéressée à cet objet en tant qu’anthropologue spécialisée sur le pentecôtisme. Le premier concerne les types de liens qui existent entre les entreprises de multi-niveaux et le néo-pentecôtisme, étant entendu que ces liens sont évolutifs et peuvent tout autant s’atténuer, disparaître ou s’accentuer selon le lieu où elles se développent. Le deuxième concerne le développement transnational de ces entreprises. Je me limiterai à montrer ici que l’activation des réseaux néo-pentecôtistes joue dans la capacité d’extension des entreprises et je comparerai deux cas diamétralement opposés : celui de la Corée du Sud et celui d’Haïti. Ces deux exemples obligent à faire une distinction claire entre pentecôtisme et néo-pentecôtisme et montrent le poids de ce dernier dans la réussite ou dans l’échec des réseaux entrepreneuriaux. C’est pourquoi, avant de présenter cette double étude de cas, il me paraît important de montrer comment je différencie ces deux courants, ce que je fais en travaillant sur une définition renouvelée des Nouveaux Mouvements Religieux (NMR).

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Qu’est-ce qu’un nouveau mouvement religieux ? L’expression « nouveau mouvement religieux » est utilisée dans des acceptions différentes, y compris par les sociologues des religions. Mon approche de ce phénomène social part d’un moment précis du processus de sécularisation, moment sur lequel je voudrais revenir ici rapidement, pour situer mon propos. Il est le point de départ à partir duquel j’observe le « mouvement » ou « déplacement » vers le religieux, d’organisations issues de domaines d’activité qui s’en étaient pourtant ostensiblement détachées. Chacun sait que la sécularisation traduit le processus par lequel des activités et pouvoirs jusqu’alors dévolus aux clercs et à la religion se sont retrouvés entre les mains de laïcs qui les ont assumés, selon leurs capacités et spécialités, en créant des institutions séculières plurielles. Il est en revanche plus inattendu de constater qu’à 123

partir de ces différents domaines d’activité séculiers (comme la science, la politique, l’économie, etc.) de nouveaux liens avec le religieux se sont formés qui ont favorisé l’émergence de NMR. Par exemple, les sociologues ont pu constater de longue date que la prétention de la science à expliquer le monde sans reste et sa volonté de remplacer la vérité religieuse par la vérité rationnelle n’ont fait que déplacer les questions fondamentales liées à l’existence humaine au fur et à mesure des avancées scientifiques. Le vide a été repoussé mais jamais comblé, laissant toujours une place à la croyance dont le contenu s’est transformé pour s’adapter aux connaissances scientifiques, que celles-ci soient attestées ou contestées. Ainsi, les théories produites par la science ont-elles eu un impact sur le développement de certains contenus de croyance : elles ont rendu crédibles, pour les Occidentaux, la réincarnation karmique ou l’existence des extraterrestres, par exemple. Elles ont également transformé les attitudes de croyance : l’expérimentation du divin ou la nécessité de le démontrer dans l’espoir d’en fournir la preuve jugée irrévocable sont devenues une exigence repérable dans la majorité des courants religieux. Dans les milieux pentecôtistes notamment, cette nouvelle attitude de croyance s’observe dans la formulation même des prières : « Jésus, je sais que tu existes parce que j’ai testé ta présence ! » Concernant le point de basculement repérable dans l’économie, Weber a mis en relation la naissance du capitalisme avec l’éthique protestante. Dans cette perspective, l’enrichissement était conditionné et contrôlé par des valeurs éthiques et religieuses. Des économistes comme Stiglitz n’ont pas manqué d’observer que ce contrôle s’est défait, et que, dans sa prise de distance et d’autonomie, l’économie s’est détournée des valeurs pour ne s’intéresser qu’à sa propre progression. Elle s’est enfermée dans une logique d’enrichissement et en a fait son unique finalité. Ce faisant, continue Stiglitz, elle a participé à créer un monde d’une extrême précarité, menacé par les crises financières et sans pitié pour les destins individuels. Ce sentiment de menace a favorisé l’apparition de nouveaux contenus de croyance, comme celui de la théologie de la prospérité, capables d’apporter soutien et espoir aux plus démunis. À ces contenus de croyance se sont ajoutées de nouvelles attitudes, à leurs tours dictées par la conduite économique. Ainsi, des mots clés se sont imposés, tels qu’efficacité, flexibilité, adaptabilité qui bouleversent la teneur des attentes religieuses : les croyants espèrent désormais de l’engagement religieux ou spirituel qu’il transforme positivement leur vie et non pas – ou beaucoup moins – la promesse du paradis. Les techniques spirituelles doivent permettre à l’individu de tirer le meilleur profit de sa vie ici-bas. Tous les courants religieux, des plus institutionnalisés aux plus suspectés tentent donc de mettre au point des méthodes aptes à résoudre les problèmes que rencontrent leurs fidèles dans leur vie quotidienne ; des méthodes capables de leur faire passer haut la main les tests de flexibilité, d’efficacité, d’adaptabilité, indispensables à leur réussite dans le monde entrepreneurial et social d’aujourd’hui. Dans l’entreprise, l’employé est en effet réduit à devoir être toujours plus efficace. L’ensemble du personnel est fortement responsabilisé : chacun doit faire preuve d’une « employabilité » maximale, c’est-àdire d’une capacité à être efficace sur tous les projets qui lui sont soumis. Pour réussir, il ne suffit plus de maîtriser un métier, il faut savoir prendre des risques, innover, engager son authenticité et ses qualités personnelles au point de ne plus être toujours capable de différencier vie privée et vie professionnelle. Du coup, l’échec prend un caractère personnel, menant à la dévalorisation de soi, et éventuellement à l’isolement. Des groupes religieux, en tout point semblables à ces nouvelles 124

entreprises, proposent à l’individu des méthodes capables de leur éviter l’échec. Ils établissent, pour reprendre l’expression d’Ariel Colonomos, un véritable « culte de la performance » qui se construit en lien avec toutes les nouvelles techniques liées au développement personnel et mises en pratique dans de nombreuses entreprises. Ainsi, les NMR se forment-ils à partir des questionnements et des connaissances produits par les institutions sécularisées. Ils proposent des contenus de croyance qui leur sont adaptés. Par ailleurs, ils transforment les attitudes de croyance pour qu’elles puissent s’ajuster sur les conduites sociales actuelles. Ces mouvements ne sortent pas du giron d’une Église (même s’ils peuvent y retourner ensuite). Ils sont directement liés au processus de sécularisation, directement issus des avancées scientifiques, économiques, médicales ou autres sur lesquelles la société occidentale s’est construite moderne. C’est en cela qu’ils sont nouveaux. Engendrés par l’un de ces domaines d’activité, les NMR rebondissent ensuite sur les autres domaines, tissant entre eux un lien reposant sur une vision englobante d’un monde qu’ils cherchent à remettre en ordre. Ce faisant, leur mode de fonctionnement rétablit, paradoxalement, pour leurs fidèles, la mainmise du religieux sur l’ensemble de leurs activités séculières et ramène, à l’intérieur d’espaces qui s’en étaient débarrassés, des conduites dictées par des valeurs qui leur sont extérieures mais jugées supérieures par les fidèles. C’est la raison pour laquelle ces NMR, bien que directement issus du processus de sécularisation, se retrouvent en conflit avec les sphères d’activité dont les questionnements irrésolus ont néanmoins participé à leur création. Ainsi faut-il prendre le terme de mouvement en son sens propre. Il s’agit d’« un changement de position par rapport à un système de référence »2 : il y a eu un déplacement du scientifique, de l’économique, du thérapeutique, de l’idéologique vers le religieux. Dans un premier temps, l’origine de ce déplacement est repérable : on peut observer un nouveau mouvement du thérapeutique ou de l’économique, ou autre vers le religieux. Dans un second temps, l’organisation naissante peut éventuellement chercher à propager ses nouvelles valeurs à l’ensemble des sphères d’activité, ce qui rend plus difficile ensuite de cerner son origine séculière. C’est alors qu’elle passe d’un nouveau mouvement vers le religieux à un NMR.

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L’émergence des NMR

Le pentecôtisme, même s’il a intégré la notion d’expérimentation dans ses pratiques, n’est pas un NMR. Il s’est plutôt construit en réaction au processus de sécularisation et tient ses fidèles à l’écart de cette autonomisation. Le néopentecôtisme n’est pas davantage un NMR, dans la mesure où il est issu du pentecôtisme et se construit sur les mêmes bases. Cependant, il me semble que la spécificité du néo-pentecôtisme est de proposer des contenus et des attitudes de croyance capables à la fois d’intégrer les exigences et de répondre aux questionnements d’individus engagés dans des sphères d’activité séculières dont ils ne comprennent plus le sens ni le fonctionnement. Cette quête de sens préside à la rencontre des entreprises de vente directe par réseaux et du néo-pentecôtisme. Ces entreprises estiment que le capitalisme est devenu inhumain. Elles ne remettent pas en cause ses fondements mais veulent réinsuffler des valeurs en son sein et pensent les trouver dans le religieux. Dans le contexte américain où elles sont nées, elles se sont naturellement tournées vers le protestantisme, réintroduisant dans le langage entrepreneurial quelques préceptes protestants jugés aptes à aider à la formation d’un capitalisme revisitée que certains nommeront alors « capitalisme de la compassion ».

Le capitalisme de la compassion Le capitalisme de la compassion a été revendiqué par Rich DeVos, cofondateur d’une des plus importantes entreprises de multi-niveaux (AMWAY). Il en donne une définition dans un ouvrage précisément intitulé Compassionate Capitalism. People Helping People Help Themselves (Dutton editions, New York, 1993). Il y définit déjà le capitalisme – qu’il identifie au bien-être matériel – comme suit : Material Welfare =

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Natural Ressources + Human Energy x Tools

L’emballement du capitalisme viendrait, selon lui, du fait que les équipements choisis ne visent que la rentabilité sans respect ni pour la nature, ni pour l’être humain. Cela lui apparaît inacceptable et il croit possible d’inverser la tendance en ajoutant de la compassion à tous les niveaux, ce qui replace au centre l’individu et la nature, puis il propose des équipements aptes à respecter l’un et l’autre. Ainsi explique-t-il, « Compassionate capitalits still want to make a profit, but they are determined that real profits come when the good of people and the planet comes first. “Profit” made at the expense of human or planetary suffering is not profit at all » (p. 10). Il illustre ce parti-pris par l’équation suivante : Material Welfare = (Natural Ressources + Human Energy x Tools) x Compassion

Pour insuffler cette compassion, Rich DeVos a recours à un raisonnement propre à la théologie de la prospérité telle que proposée par le néo-pentecôtisme. Cette théologie est directement liée à la notion pentecôtiste d’expérimentation de la puissance du divin, mais si dans le pentecôtisme, l’expérience se fait directement dans le corps de l’élu (par le biais du parler en langue ou de la guérison), dans le néopentecôtisme, elle se vit aussi à travers les largesses que Dieu accorde à ses enfants. Dieu n’est pas un Père indigne et ne saurait laisser dans la misère ceux qu’Il aime. Dans cette affaire d’expérimentation et de démonstration, ce n’est pas le travail qui est central, mais le fait même d’être riche, comme on peut être guéri ou encore comme on peut sentir le Saint-Esprit en soi. En quelque sorte, la théologie de la prospérité considère la richesse comme un don de Dieu. C’est pourquoi, lorsque celle-ci est poussée à son paroxysme, les fidèles estiment que ceux d’entre eux qui ne deviennent pas riches ne peuvent se considérer comme des élus de Dieu. Aussi est-il recommandé d’afficher ostentatoirement sa richesse. On comprendra alors que la théologie de la prospérité a pu avoir des effets aussi inattendus sur l’économie qu’en avait eus la théologie de la prédestination. C’est finalement extrêmement angoissant pour ceux qui ne parviennent pas à s’enrichir. Il leur faut donc trouver quelque chose qui les aide à s’en sortir, quelque chose qui leur permette de vérifier, par l’élévation de leur mode de vie que Dieu est bien là. Mais ces Églises touchent la plupart du temps les classes sociales les plus défavorisées. Leurs adeptes n’attendent plus rien du système économique classique dont ils vérifient chaque jour l’inhumanité et qu’ils regardent comme une émanation diabolique. Leur salut ne peut venir de là. C’est une évidence pour eux. Ils sont exclus de ce système. Il leur faut donc autre chose ; quelque chose à travers lequel ils pourront expérimenter la présence divine. Ils cherchent le bras par lequel Dieu les élèvera. Le multi-niveau va leur apparaître comme susceptible d’être ce bras. Dans le même temps Rich DeVos remonte jusqu’à la théologie de la prospérité qui lui semble capable de porter les valeurs qu’il défend. Les églises se révèlent être par ailleurs un réservoir inépuisable de nouveaux distributeurs. Ainsi, pendant que des distributeurs deviennent de nouveaux fidèles, d’anciens fidèles deviennent de nouveaux distributeurs et intègrent à leur espoir d’enrichissement la valeur travail : Rich DeVos ne dit nulle part que l’argent se gagne facilement. On ne comprend pas en le lisant que l’argent tombe du ciel. La théologie de la prospérité est néanmoins le support sur lequel il accroche son capitalisme de la compassion. Le multi-niveau devient, au regard des fidèles, ce bras que Dieu tend à sa créature pour lui donner accès à ses largesses, en même temps que les églises deviennent, pour les 127

distributeurs, le lieu idéal de formation de leur réseau. Le lien entre ces entreprises et les Églises néo-pentecôtistes se fait donc dans un double mouvement et c’est sans doute là toute sa particularité. Je ne compte pas ici faire la synthèse de Compassionate Capitalism, mais livrer juste quelques-unes des idées essentielles. Tout d’abord, DeVos reconnaît que le capitalisme a commis des erreurs qu’il s’agit de réparer. Ainsi, ce n’est pas le capitalisme qui est mauvais mais ce que l’on en a fait, ou plus exactement, ce qu’il est devenu dès lors qu’il s’est défait de son carcan éthique et de ses valeurs chrétiennes. Ainsi, il explique-: « What we think about people matters a great deal. If we think of them as children of God, possessing a divine spark and having God-given worth, it follows that we ought to treat all people with respect and dignity. But if we think of people in a strictly material sense, devoid of any spirituality and gaining worth only through the state, then what happens? We need only to look at communist history to answer that question (p. 5-6). »

Un mot clé s’impose : l’amour. L’amour de Dieu pour l’homme, dans lequel il a placé ses propres rêves, des rêves que l’homme a pour mission de réaliser et non pas d’oublier ou d’occulter. « God is waiting patiently for you to come home, to receive His gifts, and to take your place at your Creator’s beautiful table. We are created to dream. Our dreams, too, are crated in the image of God’s dreams. Imagine what it will mean for you to begin to have the same kinds of dreams that your Creator dreams for you and for the planet. […] Your dreams determine who you are and what you care about. The size of them determines the size of your soul (p. 22). »

Ainsi, poursuit-il « We are loved by God and empowered by our Creator to see our dreams come true (p. 23). »

Non seulement nous devons réaliser ces rêves – à condition, précise-t-il qu’ils ne soient pas totalement irréalistes et obsessionnels – mais nous devons également penser que la réalisation des rêves des autres – qui sont aussi mis en germe par Dieu – compte autant que les nôtres. Nous saurons alors efficacement nous aimer et nous entraider. C’est ici que le capitalisme de la compassion rencontre la théologie de la prospérité. Le multi-niveau n’est ensuite qu’une méthode pour mettre en application amour et entraide, et concrétiser nos rêves. Il est en quelque sorte le fruit de cette rencontre. De là, partout où les vagues néo-pentecôtistes se sont répandues, le multi-niveau à surfer sur elles.

Du rôle du pentecôtisme dans l’essor puis la remise en cause du multi-niveau en Corée du Sud Les touristes occidentaux qui se rendent en Corée du Sud manifestent souvent leur surprise devant l’alignement des croix chrétiennes dans chaque rue de Séoul et dans chaque ville de Corée. Plus de 30 % de la population sud-coréenne serait devenue chrétienne entre les années 1950 et 2000. Le succès du christianisme dans ce pays – et particulièrement des protestantismes – est d’autant plus étonnant que les deux super puissances qui l’entourent, la Chine et le Japon, sont restées bien plus indifférentes à cette religion. Il fut d’abord lié au besoin de reconstruction d’une identité nationale largement mise à mal par quarante ans de colonisation japonaise, aussitôt suivis d’une guerre qui divisa le pays. Il fallut alors donner sens à cette 128

déchirure. Les Églises le firent à la façon des États-Unis : elles ont participé à la création d’un mythe de fondation de la Corée du Sud faisant de celle-ci un pays élu dans lequel se jouait la bataille finale contre Satan, représenté par le communisme et la Corée du Nord. La victoire divine devait se concrétiser par la chute des dirigeants de la Corée du Nord et la réunification des deux Corée en un pays capitaliste. Quelles preuves apporter à cette élection sud-coréenne, qui puissent calmer la peine des familles divisées par une guerre qui n’était pas la leur et par des intérêts politiques et économiques internationaux qui les dépassaient très largement ? Dépasser économiquement la Corée du Nord ; se faire reconnaître comme un dragon d’Asie ; sortir de la misère : voilà qui devaient prouver que Dieu œuvrait dans cette partie-là de la Corée. La dimension explicative et rassurante du protestantisme a participé à rassembler les Sud Coréens autour des nouvelles frontières de leur pays (Luca, 2000). La Corée du Sud a pris l’apparence d’un État chrétien construit à l’américaine (Chung, 2001). Le mythe fondateur des États-Unis et leur combat contre le communisme imprégnèrent les valeurs et pratiques républicaines qui se sont développées à cette époque en Corée du Sud. En définitive, les Églises ont été capables de convaincre le peuple d’accepter les sacrifices que nécessitait le redressement du pays. Cela a sans doute facilité sa fulgurante progression : sa croissance a dépassé les 8 % par an de 1960 à 1980 (Lanzarroti, 1992). Les Églises protestantes ont ainsi joué dans la modernisation économique de ce pays. Mais c’est le zèle d’une Église pentecôtiste puis néo-pentecôtiste, devenue l’une des plus grandes du monde, qui a été le plus remarqué. Sa capacité à motiver les Coréens pour les sortir de la misère, son engouement à défendre les valeurs capitalistes et anticommunistes du gouvernement, son pro-américanisme lui ont acquis une réputation et une reconnaissance internationales, particulièrement dans les pays christianisés d’Amérique latine et d’Afrique subsaharienne. Il s’agit de l’Église du Plein Évangile. Pour celle-ci, la promesse de réussite valait tout autant pour le pays que pour l’individu. Qui fréquentait ardemment l’Église devait s’enrichir rapidement. C’est en son sein que la théologie de la prospérité, qui imprégnait plus ou moins l’ensemble de la vie religieuse et économique sud-coréenne, a été le plus fortement prêchée. Cette Église est apparue, au regard de l’État sud-coréen, comme un soutien à sa dynamique politique et économique, ce qui lui a permis de s’installer dans le cœur stratégique économique et politique de Séoul (Luca, 2004). C’est dans cette Église que le succès du multi-niveau a été le plus saisissant, même si on retrouve trace de ces entreprises dans l’ensemble des réseaux chrétiens. Parce que les femmes avaient peu accès au monde du travail, elles se sont investies massivement dans le multi-niveau qu’elles découvraient dans leurs réseaux chrétiens et qui s’adressait prioritairement à elles. Les méthodes de prosélytisme pratiquées par l’Église du Plein Évangile étaient très semblables à la façon dont on leur proposait de construire leur affaire : distribuer des prospectus, des journaux, en parler à chaque occasion et partout, dans le métro, en sonnant chez les gens, en étant proches de ses voisins. Ainsi, prosélytisme et marketing de réseaux, la Bible dans une main, les produits dans une autre, ont pu se pratiquer ensemble, sans que cela ne pose problème aux Coréens, et encore moins à l’État. Tous les Coréens connaissent ce type d’entreprises. Tous ont acheté des produits et ont eu l’occasion de fréquenter, dans leur entourage, une distributrice protestante. Les réseaux de distributeurs se sont largement construits grâce aux réseaux chrétiens préalablement formés. S’ils ont pu se développer rapidement auprès des membres de l’Église du Plein Évangile, c’est grâce à la diversité des activités hebdomadaires durant lesquelles les fidèles se 129

rencontraient, et c’est surtout grâce aux « Home cells » : les adhérentes se regroupaient alors chez l’une d’entre elles dans une ambiance très amicale et très libre. Grâce aux home cells, les réunions du réseau – ainsi que la vente de produits – pouvaient être facilement assurées. Les modalités d’organisation du Plein Évangile ont ainsi largement facilité le développement du multi-niveau pris en charge par ces femmes au foyer heureuses de trouver une activité rémunératrice apte à accompagner leur foi dans les largesses divines. Un événement allait cependant changer profondément la donne : la crise économique asiatique de 1997 (Stiglitz, 2002, p. 127). Cette crise a eu des conséquences énormes sur la Corée du sud : tout ce en quoi une partie au moins du peuple coréen avait cru pendant près de cinquante ans s’est soudainement effondré. Elle a précipité la remise en cause du modèle capitaliste américain et interrogé la pertinence de l’ingérence étasunienne dans les affaires nationales, qu’elle soit militaire ou économique (Badie, 1999, p. 135). Les manifestations antiaméricaines se sont alors multipliées. Elles ont redoublé avec l’engagement des militaires sudcoréens dans la guerre contre l’Irak, à laquelle le peuple était opposé. Cette situation a nui au succès du christianisme qui est alors apparu comme un trop lourd héritage de l’ingérence étasunienne. Cela d’autant plus que cette crise a également remis en cause le postulat de la dualité Nord/Sud. La preuve de l’élection divine du Sud ayant été entièrement placée sous le signe de la réussite économique, cette crise a brutalement brisé la capacité de la théologie de la prospérité à faire sens. La Corée s’est retrouvée soudainement défaite des croyances qui avaient participé à consolider sa confiance en elle et à motiver son peuple à fournir les efforts nécessaires à sa réussite économique. La crise signait définitivement la fin de l’exception coréenne : la Corée du Sud cessait de pouvoir prétendre au titre de pays élu. En conséquence, le prosélytisme est devenu si discret que les protestants, hier encore si présents, ont disparu des rues. Ceci n’est pas indifférent à ce qui allait advenir des premières entreprises de multi-niveaux si directement liées au pentecôtisme et à la théologie de la prospérité. Elles se sont effondrées en même temps que les réseaux chrétiens sur lesquels les affaires s’étaient construites. Pire encore, elles ont subi le même rejet que la théologie de la prospérité. Depuis, le multi-niveau, accusé de promettre de l’argent facile, est traité de secte. Le fait est d’autant plus remarquable que la Corée du sud est très peu encline à utiliser ce vocable. Il apparaît néanmoins ici comme l’insulte la plus sûre pour dire sa déception. Les distributeurs qui étaient à la tête des réseaux furent ruinés, incapables de se reconstruire ailleurs. Toutes les portes se fermèrent. Si le marketing relationnel était apparu comme le bras de Dieu pour offrir à ses élus la prospérité, il apparaît désormais comme l’arme du diable pour tromper les naïfs. Une page de l’histoire est tournée. Les entreprises prises au piège ont tout fait pour se dégager de l’emprise chrétienne. Elles ont profondément renouvelé leur approche du réseau. Elles tentent depuis de se reconstruire autrement. De fait, c’est en Corée du Sud que j’ai assisté aux meetings et congrès les plus ostensiblement laïcs. Exit les remerciements à Dieu, exit les pleurs et les émotions trop fortes aptes à rappeler l’ambiance des cultes pentecôtistes. Contrôle de l’attitude et professionnalisme sont les mots d’ordre par lesquels les distributeurs tentent de prouver qu’ils appartiennent à une entreprise et non pas à un groupe religieux.

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En 2009, j’ai assisté à un congrès d’AMWAY. Le contraste avec ce qui se faisait avant la crise était saisissant : aucun orateur n’a employé le terme de rêve, aucun n’a donné de témoignage extraordinaire de réussite. On sentait la difficulté de s’adapter à ce nouveau registre de discours. Les témoins n’avaient plus rien à dire ! A force de mise à distance du lien initial avec le pentecôtisme, il ne restait simplement plus rien qui permette de retenir l’attention du public. L’ennui n’était pas loin. La monotonie du ton berçait le public qu’on sentait parfois somnolent, ce que je n’ai vécu nulle part ailleurs. Rien ne réveillait plus la motivation des distributeurs confrontés à un nouveau problème : sur quoi s’appuyer ? à qui s’adresser ? Sur qui reconstruire les réseaux ? La réponse se fait attendre et jusqu’à aujourd’hui, leur capacité à se redresser n’est pas évidente même si la crise est derrière et que les affaires reprennent. Une distributrice m’avouait qu’elle fréquentait AMWAY depuis trois ans, mais qu’elle n’avait recruté qu’un seul distributeur. D’après les témoignages recueillis, c’est la raison pour lesquelles les femmes finissent par arrêter : c’est devenu trop dur. Ce qui est intéressant en revanche, c’est que d’autres entreprises de vente directe par réseaux, jusqu’alors beaucoup moins connues des Coréens et par conséquent épargnées par les attaques, prennent la relève avec un certain succès. Elles s’appuient sur de nouveaux réseaux plus en phase avec la sensibilité spirituelle actuelle des Coréens, en lien avec le New Age et le bouddhisme. Leurs réseaux se construisent néanmoins plus lentement, la confiance en ce type de système étant très affaiblie. Le fait qu’aujourd’hui des distributeurs coréens souffrent de la réputation d’appartenir à une secte alors que pendant longtemps ils étaient très bien considérés, le fait que certains d’entre eux aient été ruinés du jour au lendemain, non pas en raison de la crise économique elle-même mais à cause des effets que cette crise a eus sur la perception de la théologie de la prospérité et des réseaux religieux sur lesquels ils avaient construit leur affaire ; le fait enfin que les entreprises qui se redressent ou qui s’installent aujourd’hui s’écartent des réseaux pentecôtistes et cherchent à en trouver d’autres moins controversés ; tous ces faits montrent combien la mise en contexte est précieuse pour se rendre compte de la malléabilité de ces entreprises et de la nature de leur lien avec les Églises néo-pentecôtistes. Le cas paroxystique d’Haïti où j’ai pu me rendre par deux fois avant le séisme de janvier 2010, en est un autre exemple.

De l’importation du multi-niveau en Haïti : l’histoire d’un échec En Corée du Sud comme aux États-Unis, les entreprises américaines de multiniveaux se sont développées dans un premier temps du moins, en incarnant le bras par lequel Dieu tendait la richesse aux fidèles néo-pentecôtistes. Or, le néopentecôtisme n’existait pas en Haïti avant le séisme. Il n’y avait pour l’essentiel que des Églises issues du courant pentecôtiste historique. Aussi, dès le départ, AMWAY, seule entreprise de vente directe par réseaux à avoir réussi à pénétrer dans ce pays, s’est retrouvée dans une situation difficile parce que ses distributeurs ne parvenaient précisément pas à fonctionner en binôme avec les mouvements pentecôtistes présents sur le territoire. Du coup ils débauchaient les fidèles, parfois même les pasteurs qui entraînaient avec eux toute leur église, en professant une théologie de la prospérité fortement contestée. C’est pourquoi, après une ascension fulgurante – mais difficilement chiffrable aujourd’hui –, AMWAY a rencontré de graves

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difficultés. Lors de mon enquête à Port-au-Prince en 2008, il n’y avait guère plus qu’une cinquantaine de personnes aux réunions, mais cela donnait déjà une idée de ce qu’avait pu être l’ambiance au moment où le réseau était florissant. J’ai tenté de reconstituer les différentes phases d’évolution d’AMWAY à Port-auPrince en me penchant notamment sur l’environnement religieux et économique d’Haïti. Plusieurs choses sont d’emblée apparues. Aucune des Églises protestantes que j’ai pu visiter, aucun des pasteurs que j’ai pu interviewer, aucun des fidèles que j’ai pu rencontrer ne se reconnaissaient dans la théologie de la prospérité. L’argent était fortement dévalorisé. Plus encore, les pentecôtistes voyaient dans la pauvreté et les souffrances endurées par leur pays le signe même de son élection. Si la Corée du Sud s’est construite en liant économie libérale, capitalisme et théologie de la prospérité d’une façon tout américaine, les Églises protestantes et pentecôtistes haïtiennes dévalorisaient pour leur part la « bénédiction matérielle » et expliquaient les malheurs écologiques, sociaux et politiques comme un bienfait de Dieu, rappelant qu’avant d’être sanctifié, Jésus a été brisé : « Il n’y a pas de plénitude sans brisement, […] Après l’humiliation vient la sanctification, […] Vive la sècheresse du monde, car elle nous permet d’ouvrir nos cœurs et de boire Sa Parole ! »

Le malheur était expliqué comme le signe de la fin des temps et les pasteurs encourageaient donc à l’attente plus ou moins résignée de l’avènement du nouveau millénaire. « Mieux vaut souffrir encore que de perdre mon âme », peut-on entendre dans les prières. Cet état d’esprit n’était pas sans conséquence sur le développement économique : les entrepreneurs n’étaient pas prêts à prendre trop de risques : il ne faut pas être trop gourmand. Il ne faut pas se faire remarquer. Il ne faut pas chercher à avoir plus que nécessaire, cela ne peut que porter malheur. Or, c’est justement contre cette apesanteur que semblaient s’élever les réseaux de distributeurs présents en Haïti. Le distributeur à la tête du réseau le plus important d’AMWAY en Haïti s’appuyait ainsi sur un livre de l’Haïtien Lionel Benjamin fort explicite à cet égard : Haïti 2004 : Révolution mentale, révolution finale (Éditions Areytos, Pétion-Ville, Haïti, 2007) qui commence comme suit : « Ayez de belles pensées sur Haïti et dites du bien d’Haïti. Haïti sera un paradis ». Sur le revers de la couverture, ce présage : « C’est l’heure pour Haïti, de la Révolution Mentale ». En commentaire enfin : « Lionel Benjamin propose une solution lumineuse, pacifique et humaine pour freiner la descente aux abîmes de la première République noire du monde : Se changer soi-même Pour changer Haïti Pour changer le monde. »

Le contenu de ce livre, tout comme les réunions dominicales de réseaux de distributeurs, a résonné comme un électrochoc. Ils se sont heurtés frontalement aux discours des pasteurs pentecôtistes qui encourageaient à demeurer dans la pauvreté et la résignation, tournés vers Dieu dont il faut tout attendre. Ce faisant, les distributeurs d’AMWAY, chassés des églises, ont reconstruit pendant leurs réunions entrepreneuriales l’ambiance des cultes, y intégrant prières et théologie de la prospérité. Avant de parler produits ou construction de réseaux, on priait et remerciait Dieu avec ferveur : « Donne nous la réussite, Seigneur : Ici en Haïti, il y a beaucoup de malheur, mais nous, on veut sortir de là, on veut réaliser le rêve d’un pays meilleur. »

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Un distributeur appartenant à la classe haïtienne aisée et ayant monté un réseau dans un esprit d’entraide me confiait : « Je me suis intéressé à ce marketing parce que c’est une façon de montrer aux gens qu’ils peuvent changer leur niveau de conscience et changer leur vie. Ils ne sont pas bloqués par leur naissance. Des gens qui partent de rien peuvent gagner de l’argent. Les gens ne se rendent pas compte de la puissance de la pensée. C’est pas seulement l’éducation, c’est ce que tu as là-dedans et ce que tu crois. »

Le multi-niveau a démarré dans les années 1980 et avait réussi à réunir plus d’un millier de distributeurs dont certains ont réussi à transformer leur vie quotidienne. Une fleuriste me confiait : « Grâce à ce nouveau job, les jeunes apprenaient à parler, à s’exprimer, à s’habiller, ce que la société ne leur offre pas. Ça les obligeait à acquérir certaines valeurs sans lesquelles ce système ne marche pas. Peut-être que beaucoup n’ont pas gagné grandchose sur le plan financier, mais ils se battaient pour quelque chose puisqu’ils n’ont rien ! Ils se levaient le matin avec une lueur que rien d’autre ne leur avait donnée. C’est pas rien, ça ! »

Cette lueur s’est éteinte tant pour des raisons de scissions internes que pour des raisons externes dont la plus importante a été la réforme soudaine et à effet immédiat des taxes douanières. Les distributeurs importaient leurs marchandises des États-Unis. Or, leurs commandes furent bloquées à la douane. Certains produits de consommation ont vu leur date de péremption expirée ; les clients non livrés ont dû être remboursés. Les distributeurs ont été endettés puisqu’eux-mêmes avaient payé les produits bloqués. Cela a rompu le climat de confiance indispensable au fonctionnement de la vente directe et même si la situation s’est régularisée ensuite, les réseaux s’étaient défaits et les taxes douanières étaient devenues trop élevées pour que l’affaire demeure intéressante. Par cette réforme, l’État a participé à casser la dynamique. Des témoignages montraient pourtant que l’envie de s’y réinvestir n’avait pas disparu, tant la « magie » de ces rencontres manquait aux anciens distributeurs. Mais si le désir et l’espoir étaient là, ces réseaux suscitaient bien des critiques dans les milieux protestants, y compris, parfois, directement durant le culte. Un pasteur pentecôtiste m’expliquait : « Certains voient dans ces réseaux la manifestation de Satan qui veut vous séduire, vous conduire vers l’erreur, vers un système qui fonctionne pour lui-même, pas pour vous. C’est le mal de la bête. Tout repose sur l’illusion, la naïveté, les fausses promesses. Beaucoup de personnes étaient très optimistes au départ mais avec le temps elles ont été déçues et sont devenues hostiles. Elles sont revenues chez nous. »

Les réseaux de vente directe ont été pressentis, au moins pendant une courte période, comme un risque sérieux de concurrence. Il faut dire que non seulement les pasteurs étaient démarchés mais on leur conseillait de « faire des disciples »… l’expression pouvant semer le trouble ! Un autre pasteur pentecôtiste me confiait encore que certains de ses collègues avaient choisi d’adhérer au multi-niveau parfois suivis par toute leur assemblée. On avait également tenté de le séduire mais il tenait ferme. Certains pasteurs sont allés jusqu’à interdire leur église aux distributeurs. Et l’un des pasteurs interviewés de conclure : « On est né dans la pauvreté, on grandit dans la pauvreté et on va mourir dans la pauvreté. »

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À cela, une tête de réseau répond : « Le message du multi-niveau, c’est que la misère, ce n’est pas un état, ce n’est pas une maladie. »

Les réseaux de distributeurs ont connu une courte envolée, mais ils ont été très largement considérés comme diffusant une activité sectaire, et ce en raison de la place qu’y tenait l’enrichissement. Les difficultés douanières que l’État avait mises sur son chemin ont ralenti sa course. Le séisme de janvier 2010 l’a arrêtée.

Conclusion La croissance des entreprises de multi-niveaux en Corée du Sud et en Haïti a découlé – en partie au moins – du type de pentecôtisme qu’elles y ont rencontré. La confiance accordée à ce modèle entrepreneurial a varié en fonction du contexte, du contenu et des attitudes de croyances locales. Dans le contexte protestant américain, le mouvement vers le religieux de ce nouvel esprit du capitalisme que veulent incarner ces entreprises s’est fait par l’adoption d’un corpus de croyance lié à la théologie de la prospérité, qui liait la réussite matérielle des distributeurs, à une attitude de confiance en Dieu puis dans ses associés, une attitude d’amour et de générosité affective envers le réseau, une attitude d’enthousiasme, d’intégrité, d’effort et de persévérance au travail ainsi que de résistance aux épreuves. Tout cela a fort bien fonctionné en Corée du Sud également, jusqu’à ce que la crise asiatique interroge le contexte proaméricain et anticommuniste favorable au néopentecôtisme. Le changement de contexte a entraîné une invalidation du corpus de croyance en l’élection divine du Sud à partir duquel les distributeurs pouvaient croire en leur réussite matérielle, rendant du coup incongrue l’attitude à partir de laquelle ils développaient leurs réseaux. Un temps d’adaptation était nécessaire pour que l’attitude de croyance propre à ce type d’entreprise puisse à nouveau s’ancrer dans de nouveaux contenus de croyances liés à un nouveau contexte de croyance. Car aujourd’hui les Coréens du sud sont très attirés par les courants religieux natifs de l’Asie septentrionale, enracinés dans leur histoire, et plus axés sur une philosophie bouddhiste de la vie. Ainsi, lorsque le contexte de croyance n’est pas ou plus propice au christianisme, ces entreprises sont amenées à puiser dans la sphère religieuse un corpus de croyances mieux adapté. Il semblerait en définitive que le multi-niveau repose sur un ensemble d’attitudes, d’actes ou de pratiques identiques dans toutes les régions, mais sa survie et son développement potentiel dépendent en partie au moins de sa capacité à raccrocher ces pratiques à des corpus de croyance différents selon les contextes culturels nationaux. C’est ce en quoi les entreprises ont échoué en Haïti, confrontées à une Église pentecôtiste résolument hostile à la théologie de la prospérité.

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indicative). 2 Définition du Petit Rober, 1984.

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Un « transnationalisme du national » : la construction d’un « néo-pentecôtisme coréen » Hui-yeon Kim Maître de conférences CECO/CEIFR, INALCO, [email protected]

e pentecôtisme évolue dans l’espace et dans le temps. Cette évolution temporelle est parallèle à celle du monde (Corten, 2006). Si le pentecôtisme classique se développe au moment de l’urbanisation lorsque « les gens ont besoin d’une nouvelle communauté », le néo-pentecôtisme ou le pentecôtisme de la « troisième vague » apparaît dans la deuxième période d’urbanisation (Freston, 1999). Les mouvements néo-pentecôtistes, développés aux États-Unis pendant les années 1950 et 1960, n’accueillent plus seulement des gens des milieux socio-économiques défavorisés (Garcia-Ruiz et Michel, 2012). On observe ainsi, en Amérique Latine, l’apparition de différentes Églises. Paul Freston distingue trois types de pentecôtisme et trois vagues dans l’évolution du pentecôtisme au Brésil. La première, de 1910 à 1950, concerne les Églises pentecôtistes de type Assemblée de Dieu implantées dans le milieu rural ; la deuxième, de 1950 à 1970, un pentecôtisme de type Église quadrangulaire où Dieu est Amour lors de l’urbanisation et de l’avènement de la consommation de masse ; et la troisième, à partir des années 1970, un « néo-pentecôtisme » de type Église Universelle du Royaume de Dieu caractérisée par l’utilisation des ressources modernes de la société de communication (Freston, 1999 ; Corten et Mary, 2000).

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Or, dans le cas de la Corée du Sud, ces transformations ne conduisent pas vraiment à l’apparition de différentes Églises pentecôtistes, mais elles sont surtout marquées par l’évolution d’une seule et même Église. Il est difficile de parler de plusieurs vagues pentecôtistes dans ce pays. L’Assemblée de Dieu de Corée, la troisième plus grande dénomination protestante, est représentative du pentecôtisme en Corée du Sud. L’Église du Plein Évangile se trouve au cœur de cette dénomination. L’histoire du pentecôtisme en Corée du Sud est liée à sa croissance rapide et elle incarne, à elle-seule, toutes les phases d’évolution du pentecôtisme. Son « implantation en milieu rural » dans les années 1950, « l’accompagnement dans l’urbanisation », durant la modernisation du pays des années 1960 et 1970, et le néopentecôtisme assimilant les moyens modernes de communication à partir des années 1980. Les programmes d’assistance sociale mis en place par l’Église du Plein Évangile, l’utilisation de moyens modernes de communication, la transmission en direct de cultes par la télévision, la traduction simultanée, l’existence d’une chaîne de télévision au sein de l’Église, sont autant d’éléments marquants permettant de qualifier l’Église actuelle de néo-pentecôtiste. Il est donc intéressant de comprendre comment et pourquoi le pasteur-fondateur, Yonggi Cho, et son Église passent progressivement de la sphère religieuse à l’espace public en participant à des formes d’assistance sociale non seulement au sein de la péninsule coréenne, mais aussi dans des pays étrangers. Cette évolution de l’Église rejoint l’évolution de la société coréenne : le passage d’un pays en voie de développement sous régime militaire, où la croissance industrielle et économique l’emportait sur la protection sociale dont la charge incombait à des groupes religieux, à un pays modernisé et démocratisé, où l’on commence à s’intéresser au bien-être et à l’assistance sociale. Cette modernisation ne se fait cependant pas sous le signe d’une sortie du religieux ou 136

même d’une perte de contrôle par l’Église des nouvelles formes d’expression religieuse. Si ce changement pourrait être légitimement perçu comme le premier pas vers une « sécularisation interne1 », ce processus ne semble pas aujourd’hui vraiment en marche. Il est d’abord symptomatique d’une évolution religieuse du pentecôtisme classique vers un néo-pentecôtisme s’adressant à de nouveaux publics mais privilégiant une continuité certaine dans l’organisation de l’Église. Par ailleurs, dans le cas de l’Église du Plein Évangile, l’implication dans la vie politique ne constitue pas le facteur déterminant dans le passage du pentecôtisme au « néo-pentecôtisme ». Cho Yonggi a toujours été proche du gouvernement coréen. Sans s’engager directement en politique, il a promu les idéologies des gouvernements en place, de l’anticommunisme à la « politique de la main tendue » vers la Corée du Nord. Il a participé chaque année à la réunion de prière pour la Nation où les chefs religieux principaux de la Corée du Sud sont convoqués et est allé rencontrer des hommes politiques protestants. Cho Yonggi ne cherche ni à agresser, ni à remplacer les autorités mais noue, au contraire, des liens de soumission avec le gouvernement. Cette implication indirecte dans la politique de Cho Yonggi et de son Église se distingue nettement et significativement du comportement d’autres Églises néopentecôtistes comme l’Église Universelle de Royaume de Dieu. Cette Église brésilienne se lance dans une « guerre spirituelle » contre les hommes politiques afin de « pouvoir libérer la politique de l’emprise du pouvoir démonique en instaurant la politique du Bien contre la politique du Mal » (Oro, 2004). Les positions du Pasteur Cho révèlent surtout un véritable opportunisme politique aussi bien en Corée qu’à l’étranger. À partir de la fin des années 1970, il visite des pays sur les cinq continents et se fait inviter par des chefs d’État. Cho Yonggi n’est plus un simple personnage religieux. Il devient presque un diplomate, un ambassadeur de la Corée du Sud qui fait connaître son pays dans le monde entier. Ce rôle était plus accentué au moment où la Corée du Sud était encore méconnue sur le plan international, jusqu’à la fin des années 1980. Cette contribution à l’amélioration de ce que l’on pourrait définir comme une forme de nation branding a ainsi joué un rôle important dans le traitement favorable que les gouvernements sud-coréens ont accordé à l’Église de Cho Yonggi. Le développement de son église dans son pays constituait la garantie de son expansion à l’étranger et, vice versa, le succès qu’il incarnait à l’étranger assurait une légitimité à sa réussite en Corée du Sud. Le culte pratiqué à Yoido est ainsi marqué par ce qui a fait l’originalité du développement de l’Église du Plein Évangile : la domination charismatique de la figure internationale de Cho Yonggi. Au sein du pentecôtisme mondial, il a su s’imposer comme le représentant presque exclusif de ce mouvement religieux et comme un intermédiaire autorisé par le régime en place au début de l’ouverture internationale de la Corée du Sud2. L’Église du Plein Évangile de Yoido revendique aujourd’hui son caractère transnational et affirme avoir envoyé des missionnaires dans soixante-quatre pays différents3. La transnationalisation de cette Église prend cependant une forme plus complexe et particulière que ce qu’elle semble être au premier abord. Cette Église a d’abord été le fruit d’un pentecôtisme d’origine américaine représentée par l’Assemblée de Dieu Internationale. Le fondateur, Cho Yonggi, reformule ce qui a été véhiculé par les missionnaires américains afin de l’adapter aux différents contextes sociopolitiques de la Corée du Sud. Il légitime toujours le pouvoir en place et en défend les intérêts économiques et politiques. Cette prise de position progouvernementale constitue un facteur déterminant dans la croissance de son Église, en particulier la possibilité précoce d’organiser des missions internationales. 137

Elles constituent, depuis les années 1980, une des activités principales de l’Église et déterminent largement son organisation. Aujourd’hui, la présentation des activités de l’Église du Plein Évangile met particulièrement en valeur ses engagements à l’étranger. Chaque fidèle doit être impliqué ou se sentir impliqué dans la « mission internationale » de l’Église. Elle prétend s’appuyer sur le travail effectué par son leader historique afin d’affirmer la spécificité d’une Église à la fois proprement coréenne et transnationale, c’est-à-dire d’une institution revendiquant le caractère universel du pentecôtisme coréen et favorisant sa diffusion. Elle met de plus en plus l’accent sur l’engagement social, dans une logique néo-pentecôtiste, car le néopentecôtisme place le croyant dans le « monde », du moins dans l’espace public. « Les néo-pentecôtistes jugent qu’il faut livrer bataille contre le mal : il faut attaquer le diable afin de restaurer le Royaume et préparer le retour du Christ » (Garcia-Ruiz, 2004, 2006). C’est pourquoi les néo-pentecôtistes s’impliquent dans l’espace public afin de pourchasser le diable. Cette lutte qualifiée de « guerre sainte » caractérise également le néo-pentecôtisme. Cependant cette politique ne peut se fonder uniquement sur le charisme du fondateur de l’Église, Cho Yonggi, mais elle doit concrètement permettre la participation de ses fidèles à son développement. Comment alors se construit le « néo-pentecôtisme coréen » représenté par cette Église ? Quelles sont ses particularités ? L’étude de cette Église pentecôtiste coréenne nous permettra de voir comment un entrepreneur religieux fait face à l’évolution de la société pour perpétuer son Église sur le territoire national tout en assurant sa position dans l’espace international, et ainsi de mieux comprendre l’organisation des Églises néo-pentecôtistes à l’échelle mondiale.

Un pentecôtisme classique à l’étranger au service d’un « néopentecôtiste » national L’Église du Plein Évangile de Cho Yonggi prétend avoir constitué un réseau international de paroisses sans équivalent. C’est indiscutablement en Asie du Sud-est que les prédications de Cho Yonggi connaissent le plus grand succès. Dans les autres pays dit développés, l’Église du Plein Évangile rassemble principalement des Coréens immigrés. Au contraire, en Asie du Sud-est, elle cherche à convertir essentiellement les populations locales. Elle crée des paroisses qui leur sont plus spécifiquement destinées. L’Asie du Sud-est s’avère être la région où le plus grand nombre de missionnaires du Plein évangile travaillent auprès des populations locales. Pourquoi cette région constitue-t-elle le terrain d’expansion privilégié de cette Église ? Qu’estce que cela révèle de son fonctionnement et de ses objectifs ? De manière générale, la croissance en continue du nombre de pentecôtistes en Asie favorise l’implantation de cette Église coréenne. Au moins un tiers de la population chrétienne asiatique serait pentecôtiste ou charismatique. Cette proportion progresse constamment (Anderson, 2004, p. 123). Cependant, cette logique de développement sur une terre propice à la conversion ne constitue pas la seule raison pour expliquer les investissements de cette Église sud-coréenne. Il ne s’agit pas, bien sûr, de l’unique région au monde où le pentecôtisme bénéficie d’une bonne réception. Le pasteur Yonggi Cho et son Église paraissent pourtant privilégier la conversion des autochtones en Asie du Sud-est. Quelles sont alors les stratégies déployées par les missionnaires envoyés de Séoul afin de convertir les locaux et implanter l’Église du Plein Évangile ? Converti lui-même par des pentecôtistes américains, Yonggi Cho s’est approprié le message et le mode d’implantation que transmettaient notamment les missionnaires de l’Assemblée de Dieu internationale. Les spécificités du 138

pentecôtisme tels que la glossolalie, la « guérison divine », « la théologie de la prospérité » étaient prônées par le pasteur Cho en Corée du Sud dans les années 1960 et 1970. Il met également en place le système des « cellules de maison » (Kuyŏk yebe) dès 1964 (Cho Yonggi, 2013 [1978], 1981). Ces pratiques religieuses sont reprises aujourd’hui par ses missionnaires en Asie du Sud-est. Ainsi les cultes célébrés de nos jours dans les paroisses à Medan (Indonésie), à Angeles (Philippines) et à Phnom Penh (Cambodge) sont marqués par le pentecôtisme classique4. La dimension miraculeuse du pentecôtisme est aujourd’hui mise en avant en Asie du Sud-est par les missionnaires du Plein Évangile. Le recours au miracle est pourtant atténué au sein de l’Église mère à Séoul depuis la fin des années 1980. Les sermons des pasteurs de Medan, d’Angeles et de Phnom Penh sont centrés également sur la réussite matérielle que méritent les croyants et que Dieu permet d’obtenir, ici et maintenant. Cette façon de croire convient bien aux personnes démunies de ces sociétés. Elle leur offre alors une vision du « monde » et une représentation du possible et du pensable avec un Dieu présenté comme toujours généreux. Elle se différencie ainsi du mode de fonctionnement de religions comme l’Islam et le Bouddhisme ou le Catholicisme aux Philippines (Suico, 2005; Jeong Jae, 2005). Face à ces religions, qui sont d’abord considérées par certains comme un élément culturel et historique, le pentecôtisme se présente comme une autre voie, une revitalisation de la foi permettant de s’attribuer une identité particulière. La conversion au pentecôtisme représente également une « renaissance spirituelle », émotionnellement stimulée, constituant « le gage d’une réorganisation de la vie sous tous ses aspects, et donc aussi au niveau social et économique » (Garcia-Ruiz et Michel, 2012). Le pentecôtisme classique que prêchent les missionnaires coréens annonce une vie meilleure en prônant la « théologie de la prospérité » et attire alors les locaux qui cherchent à sortir de la pauvreté. Et ils semblent même y arriver concrètement. Ils reçoivent de la nourriture, des habits, et parfois même de l’argent que donnent les missionnaires coréens. Ces subventions issues de dons personnels ou collectifs proviennent de l’Église de Séoul. Ce prosélytisme qui s’appuie sur la mise en place d’actions sociales est, par ailleurs, accompagné et même facilité par un discours d’idéalisation du « national ». Il insiste sur la présentation du cas de la Corée du Sud comme un modèle de développement transposable en Asie du Sud-est. Les Coréens mettent en avant l’image de leur pays dans les années 1950 qui ressemblerait à celle de l’Asie du Sudest d’aujourd’hui. Les pays de la région ont également souffert de la colonisation, du traumatisme de la guerre et de la pauvreté. Les missionnaires rappellent à leurs fidèles l’histoire de la Corée. Ils évoquent toujours dans leurs prêches la présence des « intermédiaires spirituels », c’est-à-dire des missionnaires américains. Ces Américains sont présentés comme ayant permis à la Corée de s’en sortir et de connaître la prospérité économique. Les missionnaires coréens se proposent de jouer le même rôle. L’Église du Plein Évangile cherche à incarner la réussite d’une Corée du Sud ayant surmonté un sombre passé. Elle est devenue, malgré toute cette souffrance et ces obstacles, un pays développé. Cette représentation de la Corée du Sud oscille ainsi entre son image d’antan, à laquelle les fidèles peuvent s’identifier, et celle de la Corée d’aujourd’hui à partir de laquelle ils peuvent espérer un avenir meilleur. Les discours sur sa réussite économique sont appuyés, par ailleurs, par différents types d’aides qui proviennent de Séoul. Les Églises du Plein Évangile en Asie du Sud-est reçoivent de Corée des financements plus ou moins importants. Cet argent peut venir d’un ou plusieurs 139

membres particuliers de l’Église du Plein Évangile de Séoul qui le donnent sous la forme d’« offrandes pour la mission ». L’implantation de paroisses est étroitement liée au fonctionnement général de l’Église-mère à Séoul et a un impact important sur Séoul. La création d’antennes à l’étranger implique en fait des milliers de fidèles nationaux. Elle consolide leur appartenance à l’Église en les impliquant concrètement dans cette démarche prosélyte. Dans ce cadre, cette Église pentecôtiste coréenne envoie plusieurs fois dans l’année des équipes de « missions temporaires » (tanki sŏnkyo) dans ces paroisses. Il s’agit d’une structure réservée aux fidèles laïcs du Plein Évangile vivant en Corée. Cette pratique s’est développée et se développe encore. Ces équipes peuvent être constituées de différentes catégories de fidèles (homme ou femme et de tout âge), impliquant, par exemple, des lycéens ou bien des personnes du troisième âge. Leur séjour, principalement organisé dans des pays d’Asie du Sud-est, dure de quelques jours à quelques semaines. Les équipes de « missions temporaires » convoient les subventions en matériel de l’Église-mère. En fonction de la composition des membres de l’équipe, leur travail consiste à distribuer des repas gratuits, offrir des services médicaux et des soins liés à l’hygiène, délivrer des biens de première nécessité, et à réparer ou à construire des églises. Ces nouvelles activités mises en place par l’Église du Plein Évangile dans les années 1990 deviennent progressivement une nouvelle pratique religieuse à laquelle les fidèles participent massivement. Les pentecôtistes coréens ne s’intéressent plus seulement à la satisfaction de leurs demandes individuelles mais souhaitent contribuer à l’amélioration du monde en liant conviction religieuse et action sociale. Ils peuvent le faire grâce aux évènements que l’Église organise sur le sol coréen, mais aussi, et de manière plus marquante, en partant à leurs frais dans des pays pauvres. Or, l’attitude de certains fidèles participants et des missionnaires en Asie du Sud-est amène à nous interroger sur la nature de leur action. Les aides financières ou matérielles qui proviennent de Corée sont, certes, bénéfiques aux paroisses du Plein Évangile en Asie du Sud-est. Cependant, l’arrivée des équipes de la « mission temporaire » semble surtout constituer un fardeau pour certains missionnaires implantés en Asie du Sud-est. Ils doivent s’occuper de loger les participants, les accompagner partout et même leur trouver des missions. Ils sont, par exemple, contraints d’annuler quelques cours de l’école maternelle de leur église pour laisser les Coréens jouer avec les enfants de l’école et leur distribuer les petits cadeaux qu’ils ont apportés. De plus, l’expérience missionnaire ponctuelle de ces Coréens, généralement de quelques semaines, ne vise pas vraiment l’évangélisation des populations locales. Certes, leurs prières sont orientées vers la conversion, mais cela se concrétise peu dans leurs activités. Ces pentecôtistes coréens dans les églises locales consacrent, en effet, la majeure partie de leur temps à partager ensemble leurs préoccupations personnelles, comme la réussite scolaire de leurs enfants, le succès professionnel de leur mari ou leur propre promotion au travail. Leur prière collective est donc principalement mobilisée autour de ces sujets et la conversion des locaux ne semble pas être leur objectif premier. Ce dispositif constitue donc une véritable pratique religieuse, une nouvelle manière de croire pour les néo-pentecôtistes coréens. Afin de mieux comprendre son importance, il faut prêter attention au moment où l’Église du Plein Évangile a commencé à convertir des étrangers. Ce revirement a eu lieu dans les années 1990 alors que l’Église affirmait clairement un changement de doctrine, une mue vers le « néo-pentecôtisme ». L’Église du Plein Évangile était auparavant celle des 140

populations marginalisées du pays. Dans une Corée du Sud modernisée, elle se montre alors de plus en plus engagée dans les programmes d’assistance sociale en Corée comme à l’étranger. Ce passage du pentecôtisme classique au néopentecôtisme est surtout marqué par le changement du rapport des croyants au « monde ». Dans une Église néo-pentecôtiste, les fidèles coréens sont donc appelés à changer le « monde ». Participer à des actions sociales est une manière de concrétiser un tel engagement. Dans ce domaine, les actions entreprises en dehors des frontières nationales sont orchestrées par la direction de l’Église. C’est dans ce contexte que les jeunes pasteurs néo-pentecôtistes de l’Église du Plein Évangile sont mutés en Asie du Sud-est dans les années 1990 pour y prêcher le pentecôtisme classique. Depuis, au sein du réseau de cette Église à l’échelle internationale, le pentecôtisme classique et le « néo-pentecôtisme » coexistent. Cette coexistence de différents stades du pentecôtisme au sein d’une même structure permet de satisfaire mutuellement les besoins des uns et des autres. L’Église de Séoul peut ainsi nourrir les imaginaires néo-pentecôtistes de ses fidèles grâce à l’existence de ses paroisses en Asie du Sud-est. A travers le pentecôtisme venu de Corée, les fidèles sud-est asiatiques peuvent se procurer de nouvelles ressources économiques et symboliques. Ce qui fait la force de l’Église du Plein Évangile n’est pas une simple expansion à l’échelle internationale ou uniquement l’« importation » d’un modèle au travers des pratiques missionnaires. C’est la cohabitation du pentecôtisme et du « néopentecôtisme » au sein d’une même structure et leurs interactions. Nous l’avons vu, le pentecôtisme que propose l’Église du Plein Évangile a évolué parallèlement au changement de la société sud-coréenne. On passe progressivement d’une forme classique à un « néo-pentecôtisme » spécifique. Aujourd’hui l’Église de Yoido prône un « néo-pentecôtisme coréen ». En revanche, le « pentecôtisme coréen » retrouve sa forme traditionnelle lors de son passage de la Corée du Sud à l’étranger, à l’instar de ce qu’avaient proposé les pasteurs américains après la Seconde Guerre mondiale. L’Église du Plein Évangile établit à son tour des paroisses influencées par le pentecôtisme classique en dehors de la péninsule coréenne. Ainsi, au sein de cette Église, le pentecôtisme prend des formes différentes selon les lieux de son implantation et son évolution n’est pas toujours linéaire. En passant d’un pays à l’autre, la même Église se montre « néo-pentecôtiste » ou marquée par le pentecôtisme classique. L’Église fait ainsi montre de sa plasticité en jouant sur la malléabilité du pentecôtisme classique et du « néo-pentecôtisme » en fonction du pays d’installation et des besoins de ses adeptes coréens ou étrangers. L’importance donnée à une forme de représentation de la Corée du Sud ne change, par contre, pas. Où qu’elle s’implante, elle garde cet ancrage coréen. L’Église et ses pasteurs mettent en avant et utilisent ce qu’ils présentent comme une « culture nationale ». La perception de la Corée par les locaux détermine le type d’adhérents de l’Église au cours de son internationalisation. L’Église pentecôtiste coréenne attire ainsi des autochtones dans les pays de l’Asie du Sud-est où une partie de la population l’associe à l’espoir d’une religion porteuse de modernité. Sur le plan national, la présence des paroisses dans différents pays joue un rôle fondamental dans l’organisation de l’ensemble de l’Église. Elles contribuent certes à l’expansion de l’Église dans le monde, mais elles constituent également, et surtout, un élément indispensable à la perpétuation de l’Église-mère en attirant les nouvelles classes moyennes ou supérieures et à l’affirmation de son néo-pentecôtisme. En Asie du Sud-est, le mouvement de conversion amorcée par cette Église s’appuie sur l’image et le message portés par le pentecôtisme coréen, mais aussi, plus 141

généralement, sur l’attirance que suscite la Corée du Sud. Elle met en avant la réussite du pentecôtisme et de ses fidèles, en l’assimilant à la trajectoire du pays tout entier. C’est aussi l’histoire de la Corée du Sud qu’elle propose comme modèle et qu’elle souhaite incarner. L’Église, comme son pays d’origine, s’est fait aider auparavant, mais aujourd’hui c’est elle qui propose de sauver les autres en leur apportant des biens matériels et spirituels. En devenant membre du Plein Évangile, les populations du Sud-est asiatique adhèrent à la vision du futur que les néopentecôtistes coréens donnent à voir en insistant sur les opportunités économiques concrètes et la prospérité de leur pays d’origine. Cette affinité internationale et intraasiatique permet d’expliquer la raison pour laquelle l’Église du Plein Évangile rencontre plus de succès auprès des populations locales en Asie du Sud-est que nul part ailleurs.

Le néo-pentecôtisme coréen à l’international L’Église de Cho Yonggi, réputée pour son expansion internationale, envoie des missionnaires également en Amérique Latine ou en Afrique. Ils semblent travailler avec les mêmes stratégies qu’emploient ceux de l’Asie du Sud-est. Cependant, ces continents ne constituent pas le terrain majeur de l’expansion de l’Église. Si en Amérique Latine, le pentecôtisme prend un caractère contestataire, contre le pouvoir politique ou celui du Vatican, cela n’est pas le cas en Corée du Sud. Au contraire, cette religion a été et est toujours l’alliée du gouvernement en place. Elle a défendu les causes nationales, que ce soit sous le régime militaire ou sous la direction de gouvernements démocratiques. Ce caractère légaliste et opportuniste l’a amené à prôner consécutivement la réussite économique, individuelle et nationale, pour gagner contre l’ennemi du Nord puis l’envoi de tous les types d’aides à Pyongyang lorsqu’une politique de réconciliation a été mise en place. Les actions humanitaires qu’elle mène à l’étranger rejoignent également les priorités actuelles de la diplomatie coréenne. Un tel pentecôtisme ne peut pas fournir de symboliques appropriées aux autres pentecôtistes de différentes régions. Chaque pentecôtisme indigène a sa façon propre d’être pentecôtiste et, par conséquent, nouvelle par rapport aux autres. Les différentes Églises, porteuses de différents pentecôtismes, offrent alors à de potentiels convertis des versions du pentecôtisme marquées par leurs cultures locales. Si, dans un contexte international, les adeptes appartiennent à telle église ou à telle autre, c’est parce qu’ils y obtiennent des biens symboliques qu’ils ne peuvent se procurer chez d’autres pentecôtistes. Ainsi, ce qui est présenté comme un discours universel par les Églises dites transnationales comme l’Église du Plein Évangile est finalement très fortement situé nationalement et ancré historiquement. Dans le cadre du marché pentecôtiste mondial, chaque Église qui s’implante dans plusieurs pays a des cibles particulières. C’est le cas de l’Église de Cho Yonggi. On pourrait dire la même chose, par exemple, de l’Église universelle du Royaume de Dieu ou l’Église du Christianisme Céleste5. Elles peuvent être envisagées comme semblables vu leur répartition géographique et leur discours universel, mais elles se démarquent bien les unes des autres dans ce que l’on peut considérer finalement comme un « marché de niches ». La transnationalisation de ces Églises reste fortement liée à des représentations nationales. Chacune des Églises possède son propre « public transnational ». Au sein de cet espace, l’Église du Plein Évangile ne cherche pas à franchir les frontières symboliques qui la séparent des autres mouvements pentecôtistes. Cette position lui assure une bonne entente avec d’autres pasteurs et facilite donc sa collaboration avec 142

les dirigeants d’autres Églises pentecôtistes. On peut affirmer ainsi que l’Église du Plein Évangile s’inscrit dans la logique d’un développement d’un marché pentecôtiste segmenté à l’échelle mondiale. Elle utilise l’image de la Corée du Sud pour mieux communiquer et convertir les populations de l’Asie du Sud Est. Dans le schéma de l’expansion du pentecôtisme que nous avons observé à travers le cas de l’Église du Plein Évangile, nous assistons finalement à, ce que j’appellerais, un « transnationalisation du national ». Car ce sont l’histoire et la culture de la Corée du Sud qui font d’abord le lien entre le pays d’origine du « pentecôtisme coréen » et les pays d’arrivée. Les spécificités de chaque Église pentecôtiste jouent ainsi un rôle important dans leur expansion. Elles la favorisent et la limitent en même temps, car cette transnationalisation reste fortement liée à des représentations nationales. Chacune des Églises, caractérisée par ce développement à l’international, possède son propre « public transnational ». Au sein de cet espace, l’Église du Plein Évangile s’adresse à des Asiatiques, l’Église Universelle du Royaume de Dieu à des Latinos et l’Église du Christianisme Céleste à des Africains. Au vue de ce partage très imperméable des fidèles, il semble délicat de leur attribuer une identité transnationale, car elles ne peuvent pas atteindre n’importe qui avec ce qu’elle représente. Ce n’est alors pas une Église déterminée qui se transnationalise, mais plutôt le modèle de développement de pentecôtismes nationaux. Construire un réseau international permet de cultiver l’image transnationale d’un leader charismatique et de l’exploiter pour alimenter les symboliques requises pour la croissance de l’Église nationale et sa perpétuation. C’est alors dans leur intérêt commun qu’ils s’invitent mutuellement pour développer leur propre image. Comme les dirigeants de différentes Églises pentecôtistes, qui se disent universels, ne sont pas réellement en concurrence, ils échangent également leurs techniques de croissance telles que les « cellules de maison » ou les différentes versions de la théologie de la prospérité. Leurs Églises se développent de manière similaire en contrôlant essentiellement leurs immigrés respectifs et en rassemblant ceux de leur pays voisins. C’est pourquoi Cho Yonggi et son Église ne s’impliquent pas plus activement dans la conversion des populations locales dans d’autres régions que l’Asie du Sud-est. Au cours de sa transnationalisation, l’Église du Plein Évangile affirme son originalité en tant que « pentecôtisme coréen » en adaptant son message aux conditions de réception de ce pays. Dans le cas de cette Église pentecôtiste coréenne on n’assiste pas simplement à l’indigénisation ou à l’acculturation de la théologie pentecôtiste mais à la revendication, dans le cadre de ce processus, d’une « identité coréenne ». Cette Église s’approprie l’idée d’une nation de référence favorisant le développement international du pentecôtisme. Tout en reconnaissant l’apport fondamental des États-Unis et de l’Assemblée de Dieu, elle propose aujourd’hui la Corée du Sud, avec son passage de la pauvreté à la prospérité, comme un nouveau modèle pouvant appuyer la transmission du pentecôtisme dans d’autres pays6. Si le pentecôtisme est considéré comme une religion universelle accessible à tout le monde, sa transnationalisation se fait finalement dans un cadre plus restreint et largement prédéterminé. Dans le schéma de l’expansion du pentecôtisme que nous avons observé à travers le cas de l’Église du Plein Évangile, nous assistons finalement à une « transnationalisation du national ». Ce schéma de transnationalisation est capté par le pasteur Cho, qui cultive ainsi sa propre image internationale et celle de son Église. Il dessine alors un itinéraire particulier du pentecôtisme que reflète sa propre Église néo-pentecôtiste. 143

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synthèse sur la question classique de la « sécularisation », voir Jean-Paul Willaime (2006). 2 Voir la thèse de Hui-yeon Kim, Le « pentecôtisme coréen » à l’épreuve de la transnationalisation : le cas de

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l’Église de Cho Yonggi, soutenue en 2011 à l’Ehess. Publication du livre à paraître en 2015 dans la collection Religion en questions, AFSR/L’Harmattan. 3 Il s’agit de chiffre publié par l’Église, mais d’après mes recensements il s’élève à cinquante-sept. 4 Les données des différents pays en Asie du Sud-Est ont été obtenues lors de mon enquête de terrain au

Cambodge, en Indonésie et aux Philippines en 2012. Pour en savoir plus, voir Hui-yeon Kim (2014). 5

Sur l’Église Universelle du Royaume de Dieu, voir notamment André Corten et al. (2003) et Ari Pedro Oro (2004). Sur l’Église du Christianisme Céleste, Celestial Church of Christ, voir Albert de Surgy (2001) et Afeosemine Adogame (1999, 2003). 6

Sur le nationalisme des églises coréennes, voir Daniel J. Adams (1995).

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La « culture matérielle » des groupes religieux et le marché évangélique en Argentine Joaquín Algranti Conicet Universidad de Buenos Aires Universidad del Salvador, CEIL CONICET, Saavedra 15 5 piso, C1083ACA Buenos Aires, [email protected]

a religion, disait Karl Marx (1963, p. 37) dans sa critique de la philosophie du droit de Hegel, c’est la théorie générale de ce monde, son abrégé encyclopédique, sa logique avec des formes populaires, son point d’honneur spiritualiste, son enthousiasme, sa sanction morale, sa solennelle consommation, sa raison universelle de consolation et de justification ». En tant que « théorie générale de ce monde », le néo-pentecôtisme offre des explications sur la réalité sociale que les croyants incorporent en les transformant, en accord avec leurs connaissances préalables. Le travail sur la souffrance, la disparité et la mort, la construction active d’un langage médiateur dans la relation de l’homme avec le monde, la création de liens sociaux et un sentiment d’appartenance à la communauté, l’usage des émotions et du corps ou la possibilité d’agir sur le plan identitaire, sont autant d’aires qui rendent compte de la force du lien entre l’univers spirituel et la production de significations. C’est dans cette rencontre entre religion et sens qu’opère une des forces de l’industrie les plus importantes de nos jours, l’industrie culturelle. L’objectif de ce travail est d’explorer les formes de production culturelle du monde évangélique en Argentine1.

« L

En termes généraux, les groupes religieux travaillent activement à la production à grande échelle d’une culture matérielle, c’est-à-dire, un univers de marchandises spirituellement marquées qui qualifie les relations sociales entre le croyant et ses espaces effectifs ou virtuels d’insertion. Entre autres choses, les objets culturels contribuent à la socialisation dans un nouveau langage religieux, ils renforcent l’incorporation de techniques rituelles ainsi que l’apprentissage et la transmission des mythes et cadres mémoriels évangéliques. Il s’agit d’objets standardisés – tels que les livres, les films, la musique, les émissions de radio et de télévision – produits selon les strictes règles industrielles. La religion et le marché cohabitent, s’intègrent, (se) concurrencent et, à plus d’un titre, rétroagissent. Ce travail se propose de caractériser les stratégies de production et de marquage des marchandises religieuses. Pour y parvenir, nous laisserons de côté l’étude des comportements de consommation assumés par les croyants ainsi que l’analyse de contenu, la sémiotique, des produits évangéliques. Dans la première partie, l’objectif sera d’observer les maisons d’édition en tant qu’unités économico-religieuses fabriquant non seulement des livres, mais de multiples biens culturels. Deux modèles dominants d’orientations productives y sont mis en jeu. Une orientation « commerciale » qui vise en priorité un public de masse, pouvant partager ou non les principes religieux, et misant à son tour sur l’innovation en matière de contenus, de formats et de critères esthétiques. Et une orientation « spirituelle » qui s’adresse à un public d’initiés et dans laquelle le sens de la tradition, la liturgie, la catéchèse et un style esthétique, fortement imprégné de traces sacerdotales, se voient renforcés. Toutes les maisons d’édition sont, dans une plus ou

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moins grande mesure, une synthèse des deux modèles. Elles produisent une culture matérielle portant les marques de l’« Évangile» et participant à ses espaces de sociabilité. Dans la deuxième partie, nous verrons que les marques de l’« Évangile » sont un ensemble visible de références permettant d’inscrire les biens dans un processus de communication plus large : une tradition, un dialogue à l’intérieur de l’église, un débat de longue portée ou une controverse située. Les marchandises représentent un système de communication en mouvement, une sorte de langage, possédant leur mode d’emploi suggéré et leur structure implicite (Douglas & Isherwood, 1990, p. 8792). Les marques supposent des schémas de perception définis qui délimitent un rang possible de consommateurs appropriés pour un bien culturel. Les maisons d’édition posent, donc, des stratégies ponctuelles de marquage, de démarquage et de sur-marquage de leurs marchandises religieuses. C’est ainsi que se modèle l’économie culturelle de l’« Évangile ». Ce travail est issu d’une recherche qualitative sur les stratégies de production et de circulation de biens symboliques mises en jeu par les industries culturelles, en majorité évangéliques et catholiques, en Argentine. La recherche portait sur les maisons d’édition, les producteurs et les distributeurs de biens religieux situés dans la ville autonome de Buenos Aires. Le travail de terrain a été réalisé en deux étapes différentes. La première a commencé au début 2009, à partir du soutien institutionnel et financier du CONICET (Conseil National de Recherches en Sciences et Technologies). Elle comprenait des interviews approfondis, des enregistrements et des lectures de documents des maisons d’édition catholiques et évangéliques suivantes : San Pablo, Paulinas, Bonum, Agape, Peniel, Kairós y et Certeza Argentina. En 2011, nous avons entamé la deuxième étape, qui s’est poursuivi jusqu’en 2013, à partir du projet PICT « Espace de production culturelle et religion à Buenos Aires », financé par l’Agence nationale de promotion scientifique et technologique. Nous avons surtout interviewé des directeurs, des chefs de secteur ou de département et, dans une moindre mesure, des vendeurs et des auteurs chrétiens en rapport avec ces maisons d’édition. Nous avons aussi mené des observations participantes lors des événements d’édition, des activités de diffusion, des campagnes évangéliques, des séminaires et des stages spécialisés, pour étudier le régime de circulation des objets religieux.

Deux orientations productives du monde éditorial L’espace de production des biens religieux représente un domaine plus vaste que celui du monde éditorial. En ce sens, la sociologie et l’anthropologie de la religion offrent un corpus d’études intéressantes envisageant différents aspects de la production culturelle religieuse. C’est le cas, par exemple, de Bernardo Lewgoy (2004), Pablo Semán (2006) et Leonildo Silveira Campos (2012) en ce qui concerne la production et la consommation de littérature chrétienne, ainsi que les travaux de Carlos Garma Navarro (2000), de Brigit Meyer (2006) et d’Eiane Hilario da Silva Martinoff (2010) sur la musique évangélique et les médias de communication et, enfin, les recherches de Renée de la Torre (2006 ; 2008 ; de la Torre & Gutiérrez Zúñiga, 2005) à propos de l’offre néo-ésotérique. Malgré la variété intrinsèque des marchandises religieuses, le secteur le plus industrialisé en Argentine appartient à celui des maisons d’édition, surpassant celui de la production musicale et des films religieux. En fait, ce sont elles – et c’est le cas emblématique de San Pablo et de Peniel – qui ont très tôt inclus des départements 147

audiovisuels dans leurs entreprises, guidées par une logique de leadership par différenciation (Mendes Calado, 2010, p. 195). Les maisons d’édition se divisent, selon leur histoire et leur origine, en deux pôles productifs relativement différenciés : l’un concerne les maisons qui sont le prolongement des organisations religieuses ; l’autre rassemble des entrepreneurs privés à la tête d’entreprises familiales. Notre travail de terrain a permis de reconstruire un système de classement sous-jacent que les interviewés utilisent au moment de classer leur propre entreprise et leurs relations avec les autres. L’objectif était d’expliciter les principes de structuration ordonnant ce petit monde de la vie éditoriale. On peut y reconnaitre un territoire traversé par deux axes de référence. Ils permettent de situer les agents producteurs et de comprendre leurs actions – leurs mises, leurs calculs, leurs risques, leurs attentes et leurs bénéfices. Ces deux axes sont l’orientation « spirituelle » et l’orientation « commerciale ». La première orientation désigne une politique de production culturelle qui, comme que nous l’avons indiqué précédemment, met l’accent en priorité sur les aspects religieux et doctrinaux et s’adresse à un cercle restreint de consommateur ; la seconde désigne une orientation productive visant un cercle élargi, le grand public, sur la base de matériaux qui adaptent les motifs religieux à leur facette commerciale. Toute maison d’édition constitue un processus de synthèse et d’équilibre dynamique entre ces deux forces. Nous souhaitons caractériser brièvement ces deux orientations en fonction des dimensions suivantes : 1) le modèle organisationnel ; 2) le lien avec la doctrine religieuse ; 3) les sujets et thèmes dominants de production, 4) les logiques de financement avec leurs réseaux commerciaux ; 5) la politique de sélection des auteurs ; 6) les profils des consommateurs que les maisons d’édition visent en priorité ; et finalement, 7) les articulations qui s’établissent avec d’autres institutions. Il s’agit d’une caractérisation générale, partant de l’empyrée, qui est ici présentée vidée de ses traits particuliers au seul objectif d’expliciter les principes dominants de structuration ordonnant la production des marchandises religieuses.

L’importance de la « Parole » La première orientation est particulièrement bien illustrée par l’un des directeurs d’une maison d’édition baptiste : « Nous avons ce qu’il faut, qu’ils viennent le chercher ». Cette orientation productive rassemble les entreprises proches des sociabilités des temples, des synagogues et des églises. Le modèle organisationnel qui s’adapte le mieux à cette orientation est celui de l’association civile à but non lucratif ou la fondation reliée à des congrégations, à des assemblées ou à des mouvements religieux. La conception d’église-entreprise s’y impose, sous la rhétorique du fondateur visionnaire. Le trait distinctif de sa morphologie est la direction d’entreprise par des spécialistes religieux, c’est-à-dire des prêtres, des religieuses, des rabbins et des pasteurs, formés professionnellement dans les institutions confessionnelles. Des laïcs participent aussi à des tâches clés à l’intérieur de la division interne du travail. En ce qui concerne la doctrine, l’orientation spirituelle renforce l’idée de pureté fondée sur l’importance de la « Parole », ses interprétations et ses accents. Le foyer théologique insiste de manière récurrente sur l’importance des textes sacrés et sur leur construction doctrinale en tant que corps cohérent d’enseignements et d’instructions dont s’occupent des clercs chargés de fixer des limites. Cette orientation se présente comme la gardienne sacrée de l’« Évangile » et de ses interprétations. La notion de l’« Expérience » religieuse occupe une place 148

seconde, que l’on pourrait dire subordonnée. Les publications abordent principalement les thèmes liés aux matériaux de la liturgie, aux pastoraux, à ceux de la formation religieuse, aux études bibliques, aux dictionnaires spécialisés, aux documents, bibles, livres de prières, d’éducation, de théologie et de sexualité, etc. Il existe, bien sûr, un élargissement complémentaire « vers le charismatique », mais ce sont la catéchèse et la tradition qui sont dominantes. L’orientation spirituelle s’appuie sur une logique de financement qui repose, en partie, sur un régime de ressources confessionnelles permettant de subsister grâce aux donations et au mécénat. Par exemple, les organisations missionnaires Society for Promoting Christian Knowledge (SPCK) et World Vision (WV), sont des agences externes faisant office de mécènes, c’est-à-dire qu’elles financent, forment et accordent des bourses à des projets éditoriaux du cercle protestant. Les réseaux religieux donnent une certaine indépendance par rapport au marché et permettent de rester fidèle à la doctrine. Dans cette orientation, la sélection et la promotion des auteurs encouragent l’apparition d’écrivains locaux – référents des églises, conférenciers, prédicateurs, spécialistes, théologiens. Les auteurs argentins sont publiés en priorité, devant les traductions d’importants auteurs étrangers. Il s’agit d’une politique éditoriale qui tente de nationaliser la culture religieuse et qui vise les besoins des spécialistes et des croyants formés ou en formation. Elle cible un modèle de croyant-consommateur déjà initié, instruit dans les formes de la vie spirituelle, qui cherche à apprendre une technique, à se former dans le domaine intellectuel, à explorer de nouveaux sens ou à approfondir ceux qu’il connaît. La figure du leader y prend une importance significative en tant que sujet actif dans la transformation de la société, modèle d’un homme nouveau ou d’une femme nouvelle prêts à produire une différence dans leur espace quotidien d’insertion2. Cette orientation tend à reléguer le croyant profane se trouvant dans la périphérie des institutions religieuses. Ce courant de production culturelle construit des articulations durables avec des institutions éducatives, des écoles, des universités, des instituts bibliques, des séminaires de formation, des cours de catéchèse, etc. Sous cette orientation, un principe actif d’affinité existe entre les objets culturels fabriqués, par métier et par trajectoire, et les matériaux habituellement demandés par les institutions consacrées à la célébration des cultes, à l’enseignement et à la transmission d’un héritage religieux. La conception moderniste de l’avant-garde, classifiant et distinguant entre la haute culture et la basse culture, l’élite et la masse, les pasteurs et les croyants ordinaires, est toujours sous-jacente, au moins en puissance. Sa devise, reprenant l’expression mentionnée au début, c’est « Nous [les maisons d’édition], nous avons ce qu’il faut, qu’ils [les croyants et les éducateurs] viennent le chercher ».

L’expérience du sacré Dans l’approche précédente, ce sont les domaines du « charismatique », de « la vente », du « supermarché », qui gouvernent un espace où les critères économiques et mondains ont la primauté sur les critères religieux. Nous aimerions maintenant présenter le deuxième courant qui oriente le travail des maisons d’éditions, et que nous désignons sous l’expression d’« orientation commerciale », en reprenant les sept dimensions présentées auparavant. Le modèle organisationnel qui s’y impose n’est pas celui de l’association à buts non lucratifs, ni celui de la fondation, mais celui de l’entreprise familiale, figure de la société anonyme dans laquelle la participation aux affaires suppose des attentes de bénéfices élargis. L’axe de la doctrine n’est pas la « Parole », c’est-à-dire l’étude 149

biblique, avec ses nuances, ses accents et ses astuces d’interprétation, mais l’« Expérience » du sacré racontée à travers des témoignages singuliers. Le travail religieux émerge dans un ensemble de narrations qui abordent les formes variées de la souffrance sociale en leur redonnant sens. Il s’agit d’une dimension fondamentale dans la création d’un ethos évangélique. Concernant cet éthos, cette façon de s’orienter face au monde, l’un des traits caractéristique des groupes néopentecôtistes est de faire reposer, de fait, le travail religieux sur les expériences négatives. La construction d’une théodicée expliquant l’origine et le sens du malheur ne s’arrête pas en fixant le sujet dans un état de souffrance, mais elle tente de reconvertir les expériences de malaise sous des modalités de formation et de qualification religieuse. Ce processus aboutit à un mode d’orientation face au monde que nous appelons « adéquation active » (Algranti, 2010, p. 112-115) en référence à la tension entre l’acceptation des règles du jeu social et la tentative de les transformer. En termes politiques, ce processus n’entraine pas une simple sacralisation des structures de pouvoir en vigueur, mais fait un pas de plus en proposant une forme d’orientation active face à la société3. Le changement, grâce à la valorisation de la souffrance, traduit ici une manière d’être évangélique qui se répercute sur la culture matérielle. L’expérience de la foi devient le thème par excellence du courant commercial. Le genre-témoignage met en avant des profils d’auteurs étrangers aux positions nucléaires, c’est-à-dire appartenant au corps des prêtres et des pasteurs. Voilà pourquoi l’orientation économique vers le grand public promeut l’élargissement des discours. Les sujets et thèmes dominants traitent de la spiritualité, des témoignages et des biographies, des lectures du livre sacré, de la vie des saints, de l’aide de soi, de la motivation, de la santé, du leadership et de la vie pratique, etc. Pour diversifier les publications s’y ajoute, de manière complémentaire, des matériaux d’étude consacrés à l’exégèse et à l’herméneutique des Écritures saintes. En matière de financement, cette orientation dépend totalement du succès commercial, les entreprises ne recevant pas de ressources des églises, ni des fédérations ou des agences internationales. Les réseaux religieux, la culture du mécénat ou de la donation n’y jouent aucun rôle. C’est pour cette raison que la politique éditoriale obéit au principe du « procurer ce qui fonctionne », ce qui revient à dire miser fortement sur l’importation et la promotion de la vente des franchises, une fois l’entreprise bien placée sur le marché. Cette orientation se propose aussi de faire traduire et d’installer des auteurs étrangers, sans laisser pour autant de côté la promotion de référents locaux en rapport, par exemple, avec des méga-églises évangéliques, des mouvements charismatiques ou des célébrités du monde du spectacle. La politique de traduction encourage la recherche d’accords commerciaux avec de grandes maisons d’édition ou des groupes économiques – le groupe Zondervan ou la maison d’édition Herder, par exemple. Des réseaux élargis de production et surtout de circulation se constituent dans le marché hispanophone, en Amérique latine, aux États-Unis et en Espagne. Le profil cible de cette orientation est le grand public, c’est-à-dire les fidèles à la périphérie voire en marge des institutions religieuses. Bien que la spiritualité s’adresse aussi aux spécialistes religieux, elle est plus adaptée aux profanes. Il s’agit, le plus souvent, d’un discours élaboré pour des personnes éloignées ou même étrangères aux convictions fortes des pasteurs et des prêtres. En termes d’articulations institutionnelles, ce courant commercial travaille essentiellement avec des églises de taille moyenne à grande, avec des fédérations, et lors d’événements importants – foires, colloques, meetings et campagnes – propices à la promotion des auteurs connus ou à découvrir. 150

Selon les versions de cette orientation, le concept colonisé/colonisant de la production culturelle prime fortement ; la maison d’édition y apparaît comme un satellite de grandes entreprises ou d’institutions étrangères qui définissent la forme et le contenu des produits. L’idée de Miami comme capitale culturelle de l’Amérique latine, proposée par George Yúdice (2008, p. 235), conviendrait à une majeure partie du monde évangélique qui y trouve un pôle de production de livres et de contenus chrétiens diversifiés. Au final, et au-delà des différences, la principale devise de cette orientation n’est pas « Nous avons ce qu’il faut, qu’ils viennent le chercher », mais un ensemble de questions telles que « Les gens, que veulent-ils lire ? », « Qu’est-ce qui est vendu à l’étranger ? » et « Qui suivent-ils ? ».

Stratégies de marquage Jusqu’à présent nous avons essayé de montrer l’existence de deux orientations productives régissant la production des marchandises religieuses. Une orientation « spirituelle », s’adressant à des croyants formés ou en formation, qui renforce la doctrine, la catéchèse, la liturgie, la tradition et l’enseignement. Et une autre orientation « commerciale » misant sur l’innovation et l’élargissement du sens religieux selon les demandes du grand public. Ces orientations se concrétisent dans le type de biens culturels produits et dans les stratégies de marquage mises en jeu. Les marques sont les signes ou, pourrions-nous dire, le système de références autant externes – design de couverture, titre, texte de présentation, prologue, logo de la maison d’édition, etc. – qu’internes – genre discursif utilisé pour écrire, soustitres, notes, citations, etc. – qui accordent une identité religieuse au produit, que ce soit un livre, un DVD de musique, des films, des vêtements, des articles de papeterie, etc. Les maisons d’édition posent, donc, des stratégies ponctuelles de marquage, de démarquage et de sur-marquage qu’elles impriment sur leurs marchandises religieuses. Il est important de porter attention à la « composition des objets culturels» et à leurs marques religieuses en identifiant trois stratégies différenciées. Le marquage standard correspond à une stratégie de composition combinant de manière équilibrée des marques fortes et des marques faibles. Les marques fortes, au sens où nous utilisons cette expression, proposent une identité restreinte des objets, c’est-à-dire une définition spécifique construite sur la base d’exclusions et de différences irrévocables. Ce type de marques est dominant dans des domaines ponctuels de la production culturelle, tels que les aides pastorales, le ministère, la croissance de l’église, l’éducation sexuelle, les études sur l’Ancien testament, la théologie et la doctrine. Ce sont des domaines en rapport avec l’orientation « spirituelle » décrits ci-dessus. De leur côté, les marques faibles font appel à une identité certainement plus large, même générique, dans laquelle l’idée d’un bien culturel incorporant des signifiants flottants de différents univers symboliques, tels que l’aide de soi, la psychologie, la biomédecine, la littérature, etc., sont renforcés. « La situation de flottement » constitue un aspect central du processus d’invention et d’affirmation identitaire (Michel, 2013, p. 78-89). N’oublions pas que le sens ou la valeur d’un signifiant dépend de la manière dont il fixe rétro-activement sa position à l’intérieur de l’articulation totale d’une chaîne. Tel que le pose Ernesto Laclau, le processus de construction d’un sujet collectif – par exemple, politique – demande, en partie, la transformation « des demandes en exigences », des demandes mobilisantes qui contribuent à créer l’identité du groupe dans la mesure où elles parviennent à définir un ennemi commun et à établir une frontière antagonique dans laquelle le groupe se reconnaît. Dans ce sens spécifique « le nom devient le fondement de la 151

chose », si l’on tient compte de la façon dont les signifiants s´émancipent des signifiés et que l’acte de nomination occupe une place valorisée dans la construction de l’identité (Laclau, 2005, p. 131-150 ; 2008, p. 13-67). Les marques faibles sont dominantes dans les aires de la spiritualité et de la motivation, toutes les deux en rapport avec les orientations « commerciales ». Dans le marquage standard, les références fortes et faibles se présentent de manière équilibrée dans la composition du produit. C’est le cas, par exemple, des matériaux que les pasteurs des méga-églises développent pour la communauté évangélique. Ces matériaux tentent de s’adresser autant aux pasteurs et aux fidèles qu’aux croyants éloignés. Voyons quelques exemples de la méga-église du Roi des Rois4 : Fig. 1 : Musique pour enfants, Roi des Rois Kids

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Fig. 2 : Trésor dans un vase de terre du pasteur Freidzon

Fig. 3 : Conférence des femmes par la pasteure Betty Freidzon

La musique, les conférences, les livres, chaque objet culturel porte une combinaison équilibrée de marques subrepticement évangéliques : le logo de la couronne, symbole distinctif de l’église du Roi des Rois, la présence des noms connus dans le secteur, tels que Carlos Annacondia ou Claudio Freidzon, mentionnés sans le titre de Pasteur ou d’évangélique, la participation des musiciens chrétiens – Darlene Zschech et le groupe Hillsong – méconnus par le public séculier et la mention 153

générique de l’église et la rencontre avec Dieu. Pour les connaisseurs, ces marques fortes s’articulent à leur tour avec d’autres marquages faibles, en rapport avec une esthétique mondaine, c’est-à-dire non religieuse des productions, des événements et des conférences. Le marquage standard est une stratégie de composition des marchandises religieuses qui s’adresse principalement à la large gamme des croyants situés, toujours de manière négociée et surtout volatile, aux limites intérieures des communautés évangéliques. Qu’arrive-t-il avec les limites extérieures ? C’est ici qu’apparaissent deux types de stratégies que nous appelons démarquage et surmarquage. Le démarquage est une stratégie de composition qui cherche à rendre invisibles les marques fortes du groupe religieux et à proposer des objets culturels thématisant différents aspects de la vie quotidienne : les biographies, les témoignages, les romans, le monde économique sous la forme du leadership et les affaires, les questions de la jeunesse, les fiançailles, la famille, le langage de la médecine, la psychologie, la santé en général, la spiritualité dans un sens large ou restreint. La stratégie de démarquage a à voir avec la prédominance des marques faibles. Cela suppose un type de produit culturel dont la spécificité est de donner un nouveau point de vue sur la vie quotidienne. Il ne s’agit pas d’une lecture doctrinale, religieusement fondée, mais d’un regard qui se démarque des définitions fortes de l’« Évangile » pour parler en termes larges de « valeurs ». C’est une approche qui met en avant les bons principes de nature chrétienne appliqués à l’idée courante du bonheur, aux usages de l’argent, aux risques et aux dettes, ou aux paroles des chansons d’un groupe de rock jouant dans le circuit séculier. Comme nous pouvons le voir dans les exemples ci-dessous, il n’existe pas d’allusion, au niveau des marques externes, même subtile, à l’origine évangélique de ces biens culturels. La couverture, le design, le titre, l’image, rien ne révèle – à différence du marquage standard – l’identité religieuse sous-jacente aux marchandises. Elle émerge au fur et à mesure que l’on parcourt les pages, ou lors de l’écoute attentive des paroles des chansons. Il s’agit d’un produit créé pour la périphérie, ou directement pour ceux se trouvant aux marges des communautés évangéliques, c’est-à-dire pour un profil de croyant en puissance qui se trouve éloigné ou qui rencontre l’Évangile pour la première fois.

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Fig. 4 : La livraison de Bonheur

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Fig. 5 : Des ailes pour votre économie

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Fig. 6 : Le groupe de musique Rescate

« La livraison de Bonheur » du Pasteur et conférencier argentin Omar Olier, « Des ailes pour votre économie » du pasteur guatemaltèque Jorge H. López, et le cd « En cherchant l’embrouillage » du groupe de rock chrétien Rescate sont des exemples de produits culturels démarqués. Ils sont diffusés par de nombreuses maisons d’édition évangéliques dans le but d’interpeller, en quelque sorte, les croyants se trouvant aux limites externes de leur communauté. Quand il s’agit de profils de consommateurs tout à fait étrangers à l’univers évangélique, on mène une stratégie de marquage différente de la culture matérielle. Le sur-maquage correspond à une stratégie de composition qui tend à surétiqueter les biens culturels sur la base de références multiples. Il ne s’agit pas, ici, de rendre invisibles les marques fortes, mais de saturer la matérialité des marchandises de toute sorte de marques, dont quelques unes spirituelles et d’autres génériques. Il en résulte une production d’objets à la frontière d’un territoire hybride de la production culturelle. C’est un territoire caractérisé par l’intersection entre des formations discursives distinctes. Ces objets culturels sur-marqués réunissent, par exemple, des éléments de la tradition judéo-chrétienne, l’aide de soi, les religions aux racines orientales, la psychologie, la littérature et la biomédecine parmi d’autres références. Cela oblige à les étiqueter de plusieurs manières – à sur-étiqueter –sur la base de marquages très vastes. L’identité religieuse, dans toute sa particularité et sa différence, y est sémantiquement subsumée sous le signifiant vide de la « spiritualité » à travers lequel on nomme la version probablement la plus large du christianisme élevé au rang universel de forme légitime du sacré. Prenons l’exemple d’un best-seller argentin des dernières années : Intoxicados por la fe [Intoxiqués par la foi] du Pasteur baptiste Bernardo Stamateas. Dans son texte, toute sorte de références cohabitent, parmi lesquelles se trouvent des citations de Victor Hugo, de Coelho, de Confucius, d’Aristote, de Beethoven, de Stuart-Mill, de San Martín, de Michael Jordan, de Goethe, d’Isaac Asimov, de José Ingenieros, de Calderón de la Barca, de Chesterton, de Gandhi, de Lutero, d’Ortega y Gasset et de la Bible. Les marques faibles surdéterminent la composition du produit, sur la base 157

d’une stratégie de démarquage et de sur-étiquetage. L’intention sous-jacente vise l’allégement des définitions strictes, en rendant floues les frontières et les manières d’aborder le livre. Fig. 7 : Intoxiqués par la foi. Comment se libérer d’une religion toxique et vivre une spiritualité heureuse

Cet exemple est intéressant parce qu’il montre les contradictions de B. Stamateas avec son institution d’appartenance. Son rôle de pasteur de la méga-église « Présence de Dieu » n’est pas toujours en accord avec ses best-sellers et ses présentations dans les médias. Cette facette médiatique du pasteur est vue par quelques-uns de nos interviewés évangéliques comme un « Evangile light » qui délave trop le discours religieux. En revanche, pour d’autres, il s’agit d’atteindre plus de gens avec son message évangélisateur. Dans tout les cas, le territoire hybride de ce type de biens culturels subit la tension entre les identités restreintes et élargies du monde religieux.

La culture matérielle et le processus de mondanisation Nous sommes parvenus, à grands traits, à voir que le travail social de production et de reproduction de la culture matérielle évangélique est le résultat de, au moins, deux orientations économiques que les maisons d’édition – en tant que principales unités productives du marché religieux – expriment et synthétisent : l’orientation « spirituelle » et l’orientation « commerciale ». En matière de marquage, nous avons identifié trois stratégies dominantes : 1) le marquage standard, qui combine des marques fortes et des marques faibles ; 2) le démarquage, qui met en avant les marques faibles et rend invisibles les marques fortes ; et 3) le sur-marquage, qui sature de références génériques l’objet. Le marquage soulève le problème de l’identité, que nous aimerions introduire. Les maisons d’édition contribuent, en tant qu’organisations professionnalisées dans l’art de sélectionner et de consacrer un ensemble de thèmes, de questions et d’auteurs, à la stabilisation d’un univers de références symboliques. Voilà pourquoi les éditeurs sont des médiateurs culturels, situés, dans plusieurs cas, à la frontière

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entre les symboles et le monde séculier. Les groupes sociaux s’y reconnaissent euxmêmes à l’intérieur d’une tradition sélective et des cadres d’une mémoire les interpellant depuis différents points de vue. Ce sont des processus de communication sociale en mouvement mettant à la disposition des acteurs, à travers le matériel symbolique de la parole, mais aussi des images et de la musique, un monde ordonné donnant accès à l’expérience religieuse. Les descriptions des livres apprennent à voir, à percevoir le monde environnant et la vie intérieure des croyances (Williams, 2003, p. 58-62). En disant comment est le monde, les objets culturels offrent un ordre ou plutôt un processus d’organisation des sens, dans lequel des thèmes sont omis alors que d’autres sont amplifiés, par une mise en paroles et en action des définitions légitimes du sacré. En ce sens, la culture matérielle reconstruit les définitions identitaires de ce que signifie être évangélique à une époque quelconque sur la base d’objets marqués. Des critères internes sont établis, des dialogues avec d’autres savoirs et des discours religieux sont entamés, des limites strictes et des exclusions sont produites. À titre d’hypothèse, il est intéressant de penser qu’en Argentine, et peut-être, dans toute l’Amérique latine, la culture matérielle évangélique accompagne un processus d’ouverture, de « mondanisation » des sens religieux. Cela s’exprime dans le démarquage et dans le sur-étiquetage de ses marchandises. Il y a trente ans la production culturelle des maisons d’édition évangéliques était régie par une orientation « spirituelle » voisine du protestantisme historique. Une culture matérielle aux marques fortes, définies, était produite et le « monde » y était perçu comme un espace menaçant. Un modèle d’église comme refuge face à un environnement hostile régnait à ce moment-là. C’est pour cela que la politique éditoriale des maisons d’édition, c’est-à-dire la production de biens spirituellement marqués, faisait la distinction entre ce qui est pur et ce qui est impur, afin d’éviter la contamination qu’ils représentaient, non seulement concernant les significations du monde, mais aussi les interprétations données par d’autres obédiences protestantes. Le néo-pentecôtisme et sa vocation prosélyte ont provoqué un changement de la valorisation du « monde ». Il s’agit, tel que le montre Jesús García-Ruiz (2006), d’une réinterprétation de la vision du monde et du destin du croyant dans ce monde. Tandis que pour les pentecôtistes le monde des hommes était un lieu de transit, de pèlerinage, fondamentalement marqué par l’hostilité et le danger de contamination, pour le néo-pentecôtisme, en revanche, le monde est conçu « comme un lieu pour l’exercice du pouvoir » (García-Ruiz, 2006, p. 179). Ceci implique une réélaboration de l’eschatologie millénariste, liée à la deuxième venue du Christ, qui pousse les chrétiens à travailler activement pour l’instauration du royaume de Dieu sur terre5. En un mot, le néo-pentecôtisme produit en termes pratiques et discursifs la nécessité de porter la religion dans tous les aspects de la vie sociale, de se superposer à la culture, aux médias, à l’économie, à la politique, à la famille, à la sexualité, à la santé ; enfin, de se mêler au monde en adoptant son langage et en spiritualisant des domaines en principe étrangers à la matrice pentecôtiste. C’est ainsi qu’il a réussi à coloniser le signifiant « Évangélique ». En adhérant à ce mot portant son histoire, à travers les signifiés et les formes de vie d’un pentecôtisme renouvelé, il redéfinit son rapport avec les formations culturelles de son temps. Un processus de renégociation des frontières religieuses démarre. Le fait d’avoir commencé à s’intéresser l’espace public s’est accompagné d’une domination de l’orientation commerciale, c’est-à-dire de la production de marchandises faiblement marquées ou sur-marquées. Dans les deux cas, l’identité évangélique entame un cycle d’ouverture, un processus 159

d’hybridation ou de syncrétisme lequel va retrouver l’un de ses principaux canaux d’expansion dans la culture matérielle. Celle-ci devient un support privilégié dans la difficile tâche de mise en compatibilité de l’individu (García-Ruiz et Michel, 2012, p. 38-41) avec ses contextes d’action toujours changeants.

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les résultats ont été publiés récemment en espagnol dans l’ouvrage La industria del creer. Sociología de las mercancías religiosas [L’industrie du croire. Sociologie des marchandises religieuses], Buenos Aires, Biblos, 2013. 2 Le leader est la figure intermédiaire entre le pasteur et les croyants plus ou moins périphériques qui s’occupent

du culte. La position du premier incarne la contradiction structurelle entre l’exercice des tâches pastorales à l’intérieur de sa cellule ou de son groupe de cellules et l’absence de reconnaissance matérielle et symbolique, comparable à celle des membres du noyau dur de l’institution religieuse. Il y a, bien entendu, des voies de promotion, mais aussi de tensions et de conflits. Nous soulignons seulement que les cadres moyens occupent une place structurellement ambiguë parce qu’ils peuvent apparaître comme un lien indispensable dans l’intégration des réseaux d’appartenance de la communauté, en reproduisant les sens et les discours du noyau dur ou en introduisant des innovations grâce à leur proximité avec leur groupe et ses besoins, et en fonction de leur désir de promotion au sein des structures institutionnelles, voire au-delà de celles-ci. Pour un développement majeur des atteintes et des implications de ce modèle institutionnel à l’intérieur du pentecôtisme voir (Algranti, 2012). Pour une étude comparée avec Jabad Lubavitch voir (Algranti et Setton, 2010). 3 Cette disposition, qu’on peut caractériser comme un trait plus ou moins invariant du néo-pentecôtisme dans les

différentes cultures, adopte une signification particulière en accord avec la singularité historique de chaque pays. Par exemple, l’étude comparée qu’a mené Paul Freston (2001, p. 2283-284) sur la présence politique des évangéliques dans vingt-sept pays d’Asie, d’Afrique et d’Amérique Latine, conclut en avertissant du danger d’appliquer des conclusions obtenues d’un champ à un autre, en faisant des cas particuliers des « essences » ou des modèles de développement pour différentes régions. Cette approche vise à maintenir une réserve critique – critical reserve – sur deux types de théories : la théorie de la conspiration et la théorie du potentiel culturel. Ces deux théories reconvertissent les expériences historiques en abstractions généralisables dans des contextes différents. Dans le cas particulier de l’Argentine, les circuits formels du néo-pentecôtisme confortent, pour l’instant, leur stratégie politique en produisant des discours sur l’unité du mouvement évangélique et à travers la figure montante du leader, en tant qu’acteur du changement social. 4

Le Ministère de Rey de Reyes a été fondé en 1986 par le Pasteur Claudio Freidzon, et il compte actuellement plus de 22 000 membres. Il est situé au nord de la capitale fédérale dans le quartier de Belgrano. Sa localisation marque une borne importante dans la géographie pentecôtiste dans la mesure où il témoigne de l’effort historique pour accéder aux secteurs les plus favorisés, marquant le passage de la périphérie au centre de la ville de Buenos Aires. L’église s’étend à travers un réseau de librairies, de commerces, de trois temples, d’une fondation, d’émissions de radio (FM Gospel 101.9), de programmes de télévision, le journal Enfoque, le Cristo Bar et sa propre école, la Buenos Aires Christian School. La composition sociale des participants s’inscrit, en majorité, dans le cadre des styles culturels (Douglas, 1998, p. 13-18) propres à la classe moyenne, plus ou moins aisée, avec une prédominance générale des femmes et une forte proportion de jeunes. Les membres sont organisés en cellules. Ces dernières constituent un système de croissance qui permet d’ordonner une multitude de membres dispersés qui viennent au temple dans le cadre d’un réseau de groupes différenciés agissant de concert. Pour un développement majeur des atteintes et des implications de ce modèle à l’intérieur du pentecôtisme, voir (Algranti, 2012). Pour une étude comparée avec Jabad Lubavitch voir (Algranti et Setton, 2010). 5

Il s’agit d’une eschatologie de la victoire qui fait des croyants authentiques les héritiers du pouvoir, de l’autorité et du droit divin à conquérir les nations au nom de l’« Évangile ». Le slogan communément diffusé, à savoir, l’Argentine pour le Christ est l’expression particulière d’une formule générale qui se réplique dans différents pays, en condensant, bien entendu, des significations différentes, selon le cadre culturel de chaque nation.

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Transnationalisation néo-pentecôtiste brésilienne vers l’Europe, partenariats et conflits Ari Pedro Oro Professeur, Directeur de Recherche, Université Féderale du Rio Grande do Sul, Porto Alegre, Brésil, [email protected]

e texte porte sur un aspect du néo-pentecôtisme1 brésilien, à savoir sa transnationalisation vers les pays européens, poussée par l’imaginaire de la « reconquête spirituelle de l’Europe », ce continent étant, dans ce cas, conçu comme unique en termes globaux. Ce sujet s’inscrit, on le voit, dans la thématique de la « mission inversée » (Freston, 2004, 2010), ou de l’ « évangélisation de retour » (Trombetta, 2013), ou de l’ « évangélisation à l’envers » (Mary, 2008 ; Fancello, 2008), présente aussi dans le milieu pentecôtiste latino-américain et africain2. Il y aurait alors d’un côté et l’autre de l’Atlantique la convergence d’un imaginaire qui prend le continent européen comme un territoire à être ré-évangélisé, « tout en renversant ainsi la direction de la missionarisation en place depuis au moins le début du XVIe siècle » (Velho, 2009, p. 39-40).

C

Le terme transnationalisation est ici utilisé, comme le suggère U. Hannerz (1996), pour mettre en évidence la circulation des individus et des groupes sociaux dans l’arène globale et pas seulement des entreprises commerciales. Tandis que ces dernières mettent en avant la globalisation ou la « transnationalisation par le haut », les flux religieux transnationaux effectuent une « transnationalisation par le bas3 ». Il s’agit, dans ce dernier cas, selon M.P. Smith et L.E. Guarnizo (1998, p. 5), des « engagements conscients et réussis de gens ordinaires pour échapper au contrôle et au domaine ’d’en haut’ de la part du capital et de l’État ». Il y aurait alors, selon S. Capone et A. Mary (2012, p. 30) une dimension politique dans la transnationalisation « par le bas » ; elle serait un « espace politique contrehégémonique » qui déplace le jeu des discriminations imposées d’en haut, tout en devenant un complément ou le revers de la mondialisation économique et technologique4. La transnationalisation « par le bas » possède deux caractéristiques majeures. Tout d’abord, comme on vient de voir, elle maintient un faible rapport avec l’État5, bien que ceci soit relatif à la situation légale et conjoncturelle de chaque pays et, deuxièmement, elle est mise en place en réseaux et en partenariats (Capone, 2010 ; Alves, 2011). Par « mission inversée » on entend « ceux qui un jour ont été l’objet de mission, catéchisés dans les colonies, changent le flux historique, tout en envoyant des missionnaires vers les métropoles, ayant pour but la conversion de leurs citoyens » (Carranza et Mariz, 2013, p. 29). Paul Freston attire l’attention sur le fait que la « mission inversée » ne fait pas référence uniquement à une inversion géographique. Elle est aussi sociale et politique parce qu’elle vient « d’en bas », tout en renversant les positions sur la carte mondiale, semblable à l’expansion du Christianisme des premiers temps (Freston, 2010, p. 155). Ce serait, comme le relèvent J. Garcia-Ruiz et P. Michel (2012, p. 135), « une forme de revanche historique du colonisé sur le colonisateur ».

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Mais, avant de rentrer dans le vif du sujet, et pour mieux encadrer les églises brésiliennes qui mettent en place la politique de la mission inversée, on propose ici une typologie de la transnationalisation existant aujourd’hui dans la mouvance pentecôtiste brésilienne.

Une typologie de la transnationalisation du pentecôtisme brésilien Un regard sur l’ensemble du pentecôtisme brésilien permet la proposition idéaltypique de trois modèles de transnationalisation dans ce milieu religieux. Le premier modèle est formé par les églises néo-pentecôtistes transnationales fermées. Elles se caractérisent par leur exclusivité, unidirectionalisme et centralité. Ce modèle concerne les mégaéglises néo-pentecôtistes brésiliennes qui s’exportent à l’extérieur telles que Universelle du Royaume de Dieu, Mondial du Pouvoir de Dieu, International de la Grâce, Renaître en Christ, Dieu est Amour, Source de la Vie et d’autres encore. Ce sont des églises fermées sur elles-mêmes, qui ne participent d’aucun réseau évangélique et d’aucune pratique œcuménique dans les pays où elles s’installent. Ce sont des églises exclusivistes, qui font carrière solo. Dans ces églises la transnationalisation devient une initiative à une seule voie : elle part du Brésil vers chaque pays où elles s’installent. Ici la relation est hierarchisée. Les églises locales n’ont qu’une autonomie relative étant donné qu’elles doivent impérativement suivre les consignes et les ordres venus des sièges mondiaux, localisés au Brésil : à Rio de Janeiro pour les églises Universelle et Internationale, à São Paulo pour Dieu est Amour et Renaître en Christ, à Goiania pour Source de la Vie. Le but de l’internationalisation de ces mégaéglises néo-pentecôtistes est de conquérir des fidèles dans le marché religieux des pays où elles s’installent. Pour y arriver, elles mettent tout d’abord en place une étude de la clientèle potentielle et une fois les « succursales » installées, elles reproduisent à l’extérieur, dans la mesure du possible, la même dynamique mise en place au Brésil, à savoir l’usage des médias et d’autres stratégies de marketing pour diffuser leurs services et pour attirer de nouveaux consommateurs religieux6. Le deuxième modèle est formé par les églises pentecôtistes transnationales ouvertes. Leurs caractéristiques principales sont l’œcuménisme, le partenariat et le pluridirectionnalisme. Ce sont des églises qui à l’extérieur établissent un certain échange avec les églises sœurs et avec d’autres églises évangéliques. S’inscrivent dans ce modèle surtout les églises Assemblées de Dieu, l’Église de l’Évangélique Quadrangulaire et les églises Baptistes renouvelées. Contrairement au modèle précédent, dont l’entreprenariat transnational demeure une initiative brésilienne exclusive et unilatérale, dans ce deuxième modèle la transnationalisation est mise en place en ayant recours aux partenariats entre les institutions qui s’organisent en réseaux semi-formalisés d’églises qui maintiennent entre elles un rapport interinstitutionnel où prévaut la logique associative qui s’appuie sur des alliances nourries par les affinités interpersonnelles des agents religieux qui agissent au nom de leurs institutions7. Dans ce cas on assiste à une circulation internationale de missionnaires et d’agents religieux dans plusieurs directions sans prééminence autoritaire des églises situées au Brésil vis-à-vis des missionnaires et des églises sœurs établies à l’extérieur. Le troisième modèle est formé par les églises ou ministères transnationaux qui opèrent en réseaux personnalisés. Il s’agit d’un processus de transnationalisation où la circulation internationale des agents religieux (pasteurs, prédicateurs, prophètes, 164

missionnaires, apôtres) relève des accords et des partenariats affichés entre les individus plutôt qu’entre les institutions. Ce sont généralement des leaders religieux porteurs de charisme personnel qui établissent des partenariats internationaux entre eux et qui se déplacent pour intervenir en tant que prédicateurs ou conférenciers, dans des croisades, campagnes, congrès, séminaires, rencontres de foi etc. Quelques « entrepreneurs charismatiques » latino-américains renommés tels que les Argentins Carlos Annacondia et Omar Cabrera Junior, les Colombiens Cesar Castellanos et Ricardo Rodrigues, le Hondurien Jaime Chavez, ainsi que les Brésiliens Josué Dilermando et Elias Figueiró, de Porto Alegre, dont on parlera plus tard, peuvent être considérés comme des acteurs globaux inscrits dans ce modèle de pratique transnationale. Derrière chacun d’eux il y a une institution mais leur charisme personnel se superpose, sans le remplacer, au charisme institutionnel. Comme nous l’avons déjà remarqué ailleurs (Oro et Mottier, 2012, p. 195), les sujets qui s’engagent dans cette logique de pratique transnationale personnalisée partagent la perspective théologique de la New Apostolic Reformation, formulée par le théologien évangélique nord-américain Peter Wagner, lequel propose aux prophètes et aux apôtres de s’organiser en réseaux pour dépasser les frontières des États, des fédérations, des unions d’églises, des dénominations et préparer le retour du Christ8. On note donc que dans le premier modèle l’investissement transnational devient une activité plutôt institutionnelle tandis que dans le troisième modèle il s’agit d’un investissement plutôt personnel. Dans le deuxième il y aurait un certain équilibre entre l’action des sujets et des institutions. Ainsi, dans le premier modèle ressort la prééminence du charisme institutionnel tandis que dans le troisième, c’est le charisme personnel qui est prééminent. Le deuxième modèle se situant entre les deux, ayant une sorte de complémentarité entre charisme institutionnel et charisme personnel. Ces dernières années on voit se répandre dans certaines églises du deuxième modèle de Porto Alegre, entre autres mais pas seulement, telles que l’Église Baptiste Brasa et l’Assemblée de Dieu, ainsi qu’auprès de certains entrepreneurs charismatiques du troisième modèle, dont Josué Dilermando, fondateur et pasteurpropriétaire du Ministère (Église) Maanaim, et Isaias Figueiró, pasteur-propriétaire du Ministère Rencontres de Foi, l’idée selon laquelle il faut « re-christianiser l’Europe ». Et ils se mobilisent pour y arriver. On verra alors maintenant comment ces églises et leurs agents religieux mettent en place la mission en Europe et quels sont les sens attribués à cette initiative. On verra que la stratégie privilegiée pour démarrer la transnationalistion est celle d’établir un partenariat et que par-dessus le discours de la reconquête spirituelle de l’Europe il y a d’autres sens dont celui de se bénéficier de la montée en prestige face à la concurrence « locale ».

Églises et leaders religieux brésiliens en Europe L’Église Baptiste Brasa, fondée à Porto Alegre, en 1986, a initié son travail de missionnaire en Europe à la fin des années 90, en Angleterre. Marcelo Guimarães fut le premier missionnaire de cette église envoyé dans ce pays et il y demeure toujours. Jusqu`à présent la plupart des presque 60 missionnaires envoyés vers l’Europe s’établirent dans le Royaume Uni. Aujourd’hui à Porto Alegre Luiz Bazerque est le responsable du secteur missionnaire de l’Église.

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L’Assemblée de Dieu de Porto Alegre a envoyé autour de 65 missionnaires à l’extérieur dont environ 30 vers l’Europe, surtout en Angleterre, Espagne et Portugal. Le Pasteur Joel Lucas est de nos jours le secrétaire des missions de l’Église à Porto Alegre Le pasteur Josué Dilermando a fondé le Ministère Maanaim à Porto Alegre en l’an 2000 et rassemble aujourd’hui autour de 500 membres. Il a déjà fait trois voyages missionnaires en Europe : en 2009 en Ecosse ; en 2012 à Rome et en septembre 2013 à Rome et à Bucarest. En 2011, le couple Edilson et Ana Avila, pasteurs appartenant à ce ministère, sont partis à Rome avec leurs trois enfants et ils y sont encore. Le pasteur Isaias Figueiró a fondé le Ministère Rencontres de Foi en 1988 et rassemble de nos jours autour de 20 000 personnes. Il s’est rendu au Portugal en 2008, à Naples en 2009, en Suède à plusieurs reprises et en Allemagne en 2011. Ces églises et ces pasteurs possèdent un élément en commun. Leur stratégie privilégiée pour arriver en Europe est de mettre en place un partenariat avec des églises ou des agents religieux européens. Les partenariats assurent la transnationalisation. L’un des précurseurs de ce modèle de partenariat et des réseaux qui s’ensuivent est l’argentin Carlos Annacondia. Selon lui : « Auparavant tout était centralisé dans les institutions. Maintenant l’accent est mis sur les réseaux. Il faut bien regarder les réseaux. L’Église du Saint Esprit est de nos jours composée d’individus qui s’associent en réseaux9 ». Mais, comment démarre t-on les partenariats ?

Invitations et partenariats Selon Luiz Bazerque (Brasa) : « Il nous est arrivé une demande de l’Angleterre et du Portugal ; une invitation, parce que là-bas les églises étaient en train de fermer les portes ». D’après Joël Lucas (Assemblée) : « Tout d’abord il nous est arrivé une invitation. On ne va jamais là-bas faire un travail autonome ; on y va pour travailler ensemble avec les églises locales ». Josué Dilemando (Maanaim) va dans le même sens : « Invitations. Voici la formule de notre travail missionnaire en Europe : on ne va pas là-bas pour ouvrir des temples ; on ne veut pas faire un empire comme le font les autres églises ». Enfin, Elias Figueiró (Rencontres de Foi) souligne : « toujours des contacts, des invitations, des échanges ». Le coup d’envoie des partenariats et des réseaux, on le voit, relève des invitations reçues par les églises et les leaders religieux locaux.

Le soutien financier des missionnaires en Europe Qui assure le soutien financier des missionnaires brésiliens en Europe ? Voici ce qui dit Luiz Bazerque (Brasa) : « au début les églises [du Royaume Uni] assuraient le salaire des pasteurs mais depuis quelques années elles ne le font plus. C’est alors à nous de les soutenir financièrement ». C’est aussi l’idée de Joël Lucas (Assemblée) : « Auparavant les missionnaires étaient soutenus là-bas. Aujourd’hui les églises d’ici s’associent pour soutenir les pasteurs en mission ». De même Josué (Maanaim) affirme : « le voyage d’Edilson et sa famille à Rome, ainsi que mes propres voyages en Europe, tous ces frais sont assurés par l’église locale ». Selon Asaph Borba (musicien gospel renommé de Porto Alegre) : « Qui envoie des missionnaires vers l’Europe les soutient d’ici, avec l’argent brésilien... ». 166

Ces témoignages révèlent que par le passé le soutien des missionnaires brésiliens était assuré par les églises européennes. Mais de nos jours ceci est devenue une tâche des églises brésiliennes. Les interviewés affirment évidement qu’il y a un rapport entre le changement de conduite des églises européennes par rapport aux missionnaires brésiliens et la crise économique survenue en Europe ces dernières années. Mais, comme on verra plus tard, il y aurait aussi d’autres raisons associées à ce changement des églises européennes.

Les partenariats et l’internet Selon Alejandro Frigerio (2013, p. 47) : « c’est un truisme de dire que l’internet offre une arène privilégiée pour l’organisation des réseaux transnationaux ». En effet, la plupart des églises pentecôtistes possèdent une belle page web et exploitent toutes les possibilités d’utilisation offertes par internet pour communiquer aussi bien avec leurs partenaires qu’avec leurs missionnaires globaux. Ainsi, les églises Brasa et Assemblée de Dieu suivent via internet presque tous les jours les travaux de leurs missionnaires à l’extérieur. Dans ce sens Josué (Maanaim) affirme : « L’on doit être connecté ; je dois soutenir tous les jours avec des mots d’appui ceux qui sont dans le champ de bataille... ». L’internet constitue donc un outil important pour assurer les rapports entre les églises locales et leurs missionnaires à l’étranger de même qu’entre les églises locales et les églises étrangères. Autrement dit, l’internet devient importante pour la constitution d’un « champ social transnational » (Capone, 2010).

Rapports avec les institutions de l’État De façon cohérente avec une des caractéristiques de la « transnationalisation par le bas », le rapport des trois églises avec l’État se limite aux exigences légales concernant l’entrée et le séjour des missionnaires dans les pays européens, c’est-àdire le passeport et le visa, au cas où ils pensent rester au-delà de la période prévue pour les touristes. Mais, comme l’explique Asaph Borba, « difficilement les missionnaires se rendent en Europe en tant que religieux. La plupart d’entre eux y débarquent en tant que touristes ». Au début l’Église Brasa utilisait l’atout de l’étude de l’anglais pour maintenir leurs missionnaires pendant une année en Angleterre. Mais de nos jours la législation interdit cette possibilité. Aussi Adilson et Ana sont partis en 2011 en Italie en tant que touristes. Ils essaient en ce moment d’avoir une carte de séjour temporaire. Il faut signaler que l’éloignement stratégique des églises brésiliennes transnationales par rapport à l’État ne signifie pas pour autant qu’elles entretiennent un éloignement des références nationales ou bien qu’elles méprisent les identités nationales. Au contraire, l’idée de nation et l’attestation de la nationalité font partie des flux transnationaux, l’explicitation symbolique la plus importante étant l’ostentation des drapeaux brésiliens et des pays concernés dans tous les temples où les églises brésiliennes s’installent. Ainsi, le recours aux drapeaux révèle l’articulation entre le « national » et le « transnational » soutenue par les églises pentecôtistes et néo-pentecôtistes brésiliennes transnationales (Oro, 2010). Le but des partenariats des églises et des leaders religieux mentionnés, on l’a dit, est celui de « re-christianiser l’Europe ».

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La reconquête spirituelle de l’Europe En effet, les leaders religieux et les porte-voix des églises soutiennent la notion selon laquelle les pays européens, envisagés génériquement, se sont détournés de la « vraie » foi en Jésus. Leurs habitants seraient de nos jours spirituellement « froids », trop attachés au matérialisme et à l’hédonisme, de même qu’à l’individualisme et au sécularisme. Ainsi, dit Isaias : « Le problème de l’Europe est la modernité, la sécularisation, le rationalisme et l’individualisme ». Selon Joël Lucas : « la flamme s’est éteinte en Europe ; aujourd’hui il ne reste que les cendres des réveils d’autrefois10 ». Selon Josue, « les idéologies politiques ont occupé la place de la foi chrétienne en Europe ». Les pasteurs interviewés considèrent que le conformisme et la résignation ne peuvent pas être leur attitude face à la déchristianisation de l’Europe. Au contraire, comme soutient Isaias, « étant donné que l’Europe a besoin d’un nouveau réveil, cela nous concerne d’apporter ce réveil ». D’après Josue : « on doit faire un effort pour arracher l’Europe à l’aveuglement spirituel dans lequel elle est plongée ». Cette notion est tellement profonde que Josue ose affirmer ceci : « Aujourd’hui mon souci n’est pas celui d’évangéliser le Brésil ; aujourd’hui mon souci est celui d’évangéliser l’Europe ». Luiz Bazerque ajoute : « l’heure est arrivée pour nous, les enfants, de retourner au foyer des parents, aider les parents, les fortifier... Il s’agit d’une mission qui part des confins du monde. Nous vivons aujourd’hui Les Actes des Apôtres 1,811. Les confins de la terre retournent vers l’Europe... ». Paulo Locatelli (AD) soutient que « la mission inversée est le retour de ce qu’ils nous ont donné parce qu’aujourd’hui ils [les Européens] vivent ce que nous avons vécu ici dans le passé. Nous sommes donc en train de payer la dette ». Mais sachant que la plupart des auditeurs et des fidèles des missionnaires brésiliens en Europe ne sont pas Européens mais Brésiliens, ou Latinos, voir Africains12, et que ces missionnaires ont du mal à annoncer la conversion d’Européens13, on peut supposer l’existence d’un certain sentiment de frustration ou du moins d’une certaine tension entre la mission inversée qui se propose de réévangéliser l’Europe et la mission inversée qui devient « diasporique14 ». Or, il n’en est rien et cette ambigüité apparente ne décourage ni les églises brésiliennes d’envoyer des missionnaires en Europe, ni les prédicateurs brésiliens de se rendre dans les villes européennes. On peut alors envisager dans la mission inversée vers l’Europe d’autres significations, au-delà du strict discours de la « réévangélisation de l’Europe ». On ne peut, en effet, mépriser par exemple l’intérêt économique de certaines églises et de certains prédicateurs et missionnaires à se rendre en Europe, ce qui ne n’est pas incompatible avec le travail missionnaire, inscrit dans la logique de la fluidité entre le religieux et l’économique. Voici dans ce sens l’aveu du pasteur Valdeci, de l’Assemblée de Dieu, de Porto Alegre : « elles [les églises européennes] paient très bien ceux qui s’y rendent pour prêcher la parole de Dieu. Ça vaut la peine ». Il se peut alors que le soutien financier des missionnaires en Europe accompli par les églises brésiliennes constitue un investissement de ces églises dû au retour financier qu’elles peuvent en avoir. Une autre signification liée à la mission inversée vers l’Europe concerne la possibilité ouverte à un certain nombre d’acteurs sociaux brésiliens et latinoaméricains (des prédicateurs, des pasteurs, des missionnaires, des fidèles qui 168

nourrissent le sentiment d’être appelés à devenir missionnaires), beaucoup d’entre eux appartenant aux couches basses ou moyennes, de prendre des contacts internationaux et de se sentir citoyens du monde, attachés à certains pays très développés comme les européens. Ainsi, et de même qu’historiquement le pentecôtisme a permis à un certain nombre de personnes l’accès à la lecture, à la politique, aux médias, il ouvre de nos jours les horizons de l’Europe et du monde. Le pentecôtisme serait ainsi, comme le soulignent J. Garcia-Ruiz et P. Michel (2012, p. 15) : « l’un des espaces privilégiés de production du global ». Mais il y a encore une autre signification inscrite dans l’imaginaire de la « mission inversée » vers l’Europe conduite par les églises brésiliennes, à savoir son déploiement en tant que recours symbolique de légitimation dans un contexte religieux concurrentiel « local ». En effet, aujourd’hui au Brésil on compte des églises pentecôtistes et néopentecôtistes par milliers, les rapports entre elles étant de concurrence, indépendamment de leur taille15. La compétition a lieu aussi entre les églises de la mouvance pentecôtiste et les autres qui composent le pluralisme religieux national. Or, dans le milieu pentecôtiste, les leaders religieux et les églises, surtout celles de taille moyenne mais aussi celles plus petites, qui réussissent à maintenir des rapports avec des partenaires européens, acquièrent un surplus de légitimité, dû à l’image positive construite sur l’Europe : elle est synonyme de modernité, le berceau du christianisme, l’origine de plusieurs réveils religieux. Ainsi, les églises qui reçoivent des invitations pour envoyer des missionnaires en Europe, les pasteurs et les missionnaires qui se déplacent vers l’Europe, tous nourrissent un sentiment d’empowerment. Ils l’expriment publiquement lors des cultes ainsi que dans les médias quand ils annoncent avec fierté leurs actions et leurs contacts internationaux. Ce faisant ils sont persuadés de gagner des points dans les disputes symboliques et politiques menées contre d’autres agents religieux et d’autres églises locales qui ne sont pas en mesure de participer à des réseaux internationaux. Dès lors l’action missionnaire affichée en Europe devient aussi un investissement pour améliorer la visibilité sociale des églises et par conséquent pour attirer davantage d’adeptes et surtout d’adeptes venant des couches sociales moyennes ou alors des couches basses en quête d’ascension sociale. On peut même estimer que cette prétention est en train de se réaliser étant donné que les quatre églises/ministères mentionnés ici sont toujours en train d’augmenter leur nombre de fidèles, leur ouverture internationale jouant pour cela16. En tout état de cause, on voit que les églises pentecôtistes brésiliennes s’ouvrent au « global » pour se renforcer et pour gagner des points dans l’ambiance concurrentielle « locale ». Outre l’articulation entre le « local » et le « global », on peut suggérer qu’il existe ici une certaine « instrumentalisation » du « global » par le « local ». Jusqu’à un certain point cette perspective vient à l’encontre de la pensée de J. Garcia-Ruiz et p. Michel (2012, p. 15), selon lesquels le « local » devient « l’un des espaces privilégiés de production du « global ». Si cette analyse est correcte on peut alors traduire l’expression native « conquérir spirituellement l’Europe » par « conquérir une légitimité locale ». Il faut signaler qu’une logique semblable a lieu aussi auprès des méga-églises néopentecôtistes brésiliennes du premier modèle de transnationalisation. En effet, elles aussi mettent en avant l’imaginaire de la globalisation en tant que stratégie symbolique de production d’un surplus de légitimité « locale », dont le but est celui d’élever leur prestige et d’attirer toujours davantage d’adeptes dans le pays. Mais, 169

tandis que les églises du premier modèle actionnent la globalisation, largement mentionnée, tout en annonçant par exemple le nombre des pays où elles s’installent, les églises dont on s’occupe ici mettent en relief la transnationalisation vers l’Europe, due à leur représentation sur ce continent, comme nous l’avons signalé. Il est clair donc que la mission inversée vers l’Europe promue par les églises brésiliennes utilise les partenariats comme stratégie pour déclencher la transnationalisation et que celle-ci prend une multiplicité de sens, parmi lesquels l’un annoncé – celui de re-christianiser l’Europe – et d’autres non-dits, peut-être sous-entendus, tels que l’intérêt économique, l’ouverture vers le global et la montée en prestige face à la concurrence « locale ». Comme dans toutes les situations semblables, c’est probablement ces derniers aspects qui assurent l’énergie de la transnationalisation vers l’Europe. Un autre aspect associé à la mission à l’envers concerne les tensions vécues par les missionnaires brésiliens en Europe. En effet, à maintes reprises ils ont mis en relief les difficultés d’intégration dues, d’après eux, aux différences culturelles, surtout à la place donnée à l’émotion dans le champ religieux, très prégnant dans le pentecôtisme brésilien et moins acceptée dans le milieu évangélique européen17.

Tensions et conflits Les missionnaires brésiliens parlent de tensions voire de conflits avec les Européens, en raison des chocs dus aux différences culturelles qui se répercutent dans la pratique religieuse. Ils se plaignent tout d’abord du formalisme et du rigorisme existant en Europe, aussi dans le champ religieux. Par exemple : la rigidité des horaires des cultes et la place réduite donnée à l’argent dans la pratique rituelle. Ces deux aspects sont aussi relevés par un pasteur italien de l’Assemblée de Dieu, interviewé à Rome en octobre 2012, profond connaisseur de la pratique missionnaire brésilienne en Europe, comme étant très problématiques du point de vue des Italiens, étant donné que, d’après lui : « les Italiens sont très organisés. Ils vont dormir tôt, ils se lèvent tôt. Il s’agit d’une mentalité propre aux Européens. Alors, pendant la semaine on ne peut pas faire de cultes qui prennent du temps [...]. Le rythme de la vie ici est différent de là-bas [Brésil]. C’est pourquoi il faut avoir une adaptation ». De même, poursuit le pasteur : « les Italiens ne sont pas disponibles à donner de l’argent. Si l’on dit : “offrez, offrez, donnez, donnez, cela effraye les Italiens” ». On voit ici un aspect central du néo-pentecôtisme brésilien et latino-américain qui trouve des résistances en Europe. En effet, la Théologie de la Prospérité a rapproché le religieux et l’économique, sacralisant, d’une certaine manière, le marché et les biens matériels, surtout l’argent. Cette perspective a du mal à être acceptée là où prévaut la mentalité qui envisage une autonomie des champs religieux et économique ou religieux et politique. Mais c’est la présence de l’émotion dans la pratique rituelle et liturgique qui pose le plus de problème, devenant la source la plus importante de tensions entre les agents religieux brésiliens et européens. Il se trouve, d’après les missionnaires brésiliens, que l’émotion n’est pas bien acceptée dans les églises européennes. Voici en ce sens quelques témoignages de pasteurs brésiliens. Selon Bazerque : « là-bas [Angleterre] il n’existe pas de pentecôtisme de bruit, tel qu’ici, au Brésil. Dans les églises anglaises il n’y a pas de bruit... Ici au Brésil les gens s’embrassent, échangent des bises dans les églises ; les anglais au contraire maintiennent le bras étendu pour que tu ne t’approches pas trop d’eux » ; Isaias : « là-bàs [en Europe] on 170

ne voit pas des gens qui pleurent, qui frappent les mains, qui s’embrassent comme ici au Brésil. Les Européens sont trop froids » ; Joël Lucas : « l’accent mis sur l’émotion par nos missionnaires n’est pas bien accepté en Europe, auprès des églises traditionnelles ». De son côté, le pasteur italien de l’Assemblée de Dieu reconnait aussi l’importance de l’émotion dans le pentecôtisme brésilien et sa restriction chez les Italiens. Il dit : « l’émotion est très importante dans le pentecôtisme brésilien. Mais, l’adoration ne plaît pas trop aux Italiens. Ils se fatiguent de cela. Les Italiens rejettent la présence de l’émotion dans les églises. L’émotionnalité est une manipulation de notre esprit. Il y a des gens, des vendeurs à la télé qui manipulent l’émotion. Le salut n’est pas une chose émotionnelle. Le salut est quelque chose de l’intérieur. Il devient de la foi ». Comment expliquer la difficulté européenne d’accepter le pentecôtisme émotionnel ? Selon le sociologue italien Giuseppe Trombetta (2013, p. 23) il y a deux aspects à considérer. En première lieu, la longue hégémonie des églises historiques a produit « un habitus qui suit en grande mesure la manière dont la religion fut définie par les élites religieuses. Celles-ci ont doté les personnes des catégories cognitives censées leur permettre de faire la distinction entre ce qui est “religieux” et ce qui est “falsification”. Dans cette perspective il devient très difficile d’accepter certaines associations présentes dans la façon d’être religieux pentecôtiste, telles que raisonémotion, religion-santé, foi et exaltation psychique, liturgie et spectacle, etc. En deuxième lieu, il manque à l’Europe l’effort de « s’approprier sa propre histoire », celui-ci étant l’une des matrices du succès pentecôtiste des pays ex-coloniaux (ibid.). C’est-à-dire le désir de récupérer, via la religion, les traces culturelles que les colonisateurs ont subordonnées ou condamnées. En Europe il y a eu tout au long de l’histoire une domestication de ces traces par les églises établies, contribuant de la sorte au maintien d’un « préjugé ethnocentrique » qui s’observe dans ce continent par rapport à la ré-évangélisation proposée par les églises pentecôtistes des immigrants. Alors, que faire face aux différences culturelles et religieuses constatées entre la pratique pentecôtiste mise en place par les Brésiliens et par les Européens ? Le pasteur italien souligne la nécessité des missionnaires brésiliens de respecter la culture locale et de ne pas imposer leur culture : « ils ne peuvent pas venir en Italie ou dans d’autres pays européens, très anciens du point de vue historique, et dire : “nous au Brésil nous faisons de cette manière et vous devez faire de même”. Il faut savoir que chacun a sa propre mentalité, sa propre organisation, sa propre culture ». De son côté le missionnaire brésilien Locatelli (AD) souligne le besoin d’avoir une adaptation culturelle mutuelle entre Brésiliens et Européens : « le missionnaire brésilien doit apprendre avec la culture du Nord à respecter les horaires, à maintenir la distance entre les personnes, à mettre de l’ordre dans les choses. Les Européens, de leur côté, doivent apprendre avec les Brésiliens la chaleur humaine, la réceptivité, s’intéresser aux autres. Cela n’existe pas là-bas où chacun vit pour soi. C’est une culture trop individualiste ». On voit là, d’une part, que les interlocuteurs d’un côté et de l’autre de l’Atlantique reproduisent une vision essentialisée des cultures nationales, qui doit évidemment être relativisée, les Brésiliens étant conçus comme porteurs plutôt d’enthousiasme, de gaîté, d’émotion, tandis que les Européens seraient plutôt formels, impersonnels,

171

contrôlés et rationnels. Mais, d’autre part, on s’aperçoit que la transnationalisation religieuse implique aussi des flux et reflux, c’est-à-dire une rétro-alimentation mutuelle, qu’il faut encore rechercher.

Conclusion On l’a vu, les églises et les ministères des deuxième et troisième modèles de transnationalisation pentecôtiste brésilienne utilisent les partenariats en tant qu’« alliances stratégiques » (Castels, 2000) pour mettre en place une politique de ré-évangélisation de l’Europe. Cependant, l’efficacité de cette initiative est réduite, ce qui laisse supposer que derrière ce discours se cachent d’autres sens justificatifs de la mission inversée vers l’Europe, dont l’intérêt économique, l’ouverture vers le global et la montée en prestige dans un contexte socio-religieux « local ». Dans ce cas, on met en relief l’imaginaire du « global », et plus particulièrement la grandiosité de l’évangélisation de l’Europe, pour se fortifier dans le « local ». On a vu également que les partenariats peuvent être secoués et parfois ils peuvent même succomber aux tensions dues aux différences de codes symboliques, généralement essentialisés, existant entre ladite « culture brésilienne » et la « culture européenne », ce qui se répercute sur le champ religieux. Quoi qu’il en soit, deux enjeux surtout demeurent très problématiques dans le rapport entre le néo-pentecôtisme brésilien (latino-américain) et celui européen. Tout d’abord, la notion d’interaction des différents domaines, qui fait partie de la mentalité néo-pentecôtiste du sous-continent américain mais qui est envisagée autrement dans le milieu pentecôtiste européen où prévaut plutôt la notion d’autonomie des champs ; ensuite, la question de l’émotion, laquelle devient une sorte de « nœud gordien » que la mouvance pentecôtiste d’un côté et de l’autre de l’Atlantique doit encore dénouer, étant donné son importance dans le pentecôtiste latino-américain et sa résistance en Europe.

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172

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polémique, on peut suggérer qu’il désigne des Églises individuelles post-millénaristes, qui mènent une « guerre spirituelle » contre le diable, qui développent une « Théologie de la Prospérité », qui soutiennent l’insertion du croyant dans l’espace public et qui sont ouvertes vers le global. Par ailleurs, le néo-pentecôtisme reprend aussi la plus grande partie des postulats pentecôtistes. Au Brésil, selon le dernier recensement de 2010, les pentecôtistes atteindraient autour de 17 % de la population totale, l’ensemble des évangéliques arrivant à 22 % de la population, soit environ 45 millions de personnes. Les catholiques seraient 64,6 %. Les églises pentecôtistes qui attirent le plus de fidèles sont les Assemblées de Dieu, avec 12 300 000 personnes, la Congrégation Chrétienne, avec 2 200 000 et l’Église Universelle du Royaume de Dieu, avec 2 millions de personnes. 2 En effet, selon A. Mary (2008, p. 15), « Ce schème de l’inversion est aussi depuis longtemps une des matrices

des christianismes africains ». De même, selon O. Velho (2007, p. 39-40), « avec la sécularisation de l’Europe, la tendance est celle de la montée d’une chrétienté enthousiaste, associée plus particulièrement au surnaturel avec les prophéties, les visions et les guérisons : le “christianisme du sud ”, de l’Asie, de l’Afrique et surtout de l’Amérique Latine ». 3 Selon A. Frigerio (2013, p. 19), la globalisation ou la « transnationalisation par le haut […] décrit les efforts des

corporations transnationales, des médias et des autres puissantes élites sociales pour établir une domination politique, économique et sociale du monde ». 4 Encore selon A. Frigerio (2013, p. 17), la « transnationalisation par le bas » peut avoir lieu de deux manières

principales : en tant que « circulation ou flux de personnes et/ou des biens d’un pays à l’autre, ou bien comme l’établissement d’un champ social formé par une variété de connexions qui transcendent les frontières nationales ». 5 En effet, selon U. Hannerz (1996), la transnationalisation n’est pas envisagée « à l’intérieur d’un État... », ou

alors, comme le soulignent B. Badie et M.-C. Smouths (1995, p. 70), elle maintient une faible ou même aucun rapport avec les appareils d’État. En effet, selon ces auteurs, la transnationalisation concerne « toute relation qui, par volonté délibérée ou par destination, se construit dans l’espace mondial au-delà du cadre étatique national et qui se réalise en échappant au moins partiellement au contrôle ou à l’action médiatrice des États ». Plus amplement, on souligne que les études sur les rapports entre globalisation et État relèvent les tensions et controverses attachées à se sujet. On soutient tout de même que la globalisation met en évidence « la volonté d’en finir avec une certaine forme d’État, historiquement construite, non dans la perspective de l’abolir, mais d’en transformer profondément la nature [...]. La globalisation constitue une rhétorique visant à déposséder les États [...] de leurs prérogatives classiques, et notamment du rôle auquel ils prétendaient en matière de production d’une “identitéˮ et de contrôle de celle-ci » (Garcia-Ruiz et Michel, 2012, p. 142).

173

6 Selon le site de l’Église Universelle (http://iurdenderecos.wordpress.com/about/) celle-ci est présente dans

119 pays du monde (Afrique, 40 ; Europe, 28 ; Amérique Centrale, 22 ; Amérique du Sud, 13 ; Asie, 10 ; Amérique du Nord, 3 ; Océanie, 3). Selon le site de l’Église Mondiale du Pouvoir de Dieu (http://www.impd.org.br/portal/index.php?link=igrejasnomundo) elle est présente dans 22 pays (Amérique du Sud, 10 ; Afrique, 4 ; Amérique du Nord, 3 ; Asie, 2 ; Europe, 3). Selon le site de l’Église Internationale de la Grâce (http ://www.ongrace.com.br) cette église est présente dans 10 pays (Amérique du Sud, 4 ; Amérique du Nord, 2 ; Europe, 2 ; Asie, 2). Selon le site de l’Église Renaitre en Christ (http://www.igospel.org.br/br/igrejas.php) elle est présente dans 7 pays (Amérique du Nord, 2 ; Amérique du Sud, 1 ; Afrique, 1 ; Europe, 1 ; Asie, 2). Selon le site de l’Église Dieu est Amour (http://www.ipda.org.br/) cette église est présente dans 80 pays (Amérique du Nord, 4 ; Amérique Centrale, 14 ; Amérique du Sud, 13 ; Europe, 19 ; Afrique, 25 ; Asie, 4 ; Oceanie, 1. L’Église Source de la Vie est présente dans 14 pays. Tous ces sites ont été visités le 12 janvier 2014. 7

On peut envisager une certaine récurrence en Amérique latine de la remarque faite par J. Noret à propos des églises africaines quand il dit : « À la limite [...] la logique associative peut fonctionner [...] de façon contractuelle, entre institutions, et en particulier entre Églises nationales (autonomes) d’une même dénomination. Une telle possibilité n’exclut évidemment pas que des réseaux reposant sur l’interconnaissance et les affinités personnelles entre pasteurs existent également dans ce type d’Églises, tant au plan national que transnational » (Noret, 2005, p. 432). 8 Outre « remettre au gout du jour les ministères des prophètes et des apôtres », cette innovation doctrinale

propose aussi « un changement de perspective important qui se caractérise par le passage d’un modèle dénominationnnel, marqué par le rôle central de l’institution, à un modèle transdénominationnel, fondé sur la mise en réseau des acteurs charismatiques » (Oro et Mottier, 2012, p. 194-195). 9 Selon un interview accordée à D. Alves en 2010. 10 Chez les églises africaines, selon S. Fancello (2013, p. 78), on parle moins du fait que les Européens se sont

éloignés de l’Evangile que du fait que les églises européennes se trouvent dans un « sommeil spirituel ». 11 Les Actes des Apôtres 1,8 dit : « Mais vous allez recevoir une force, celle de l’Esprit Saint qui descendra sur

vous. Vous serez alors mes témoins à Jérusalem, dans toute la Judée et la Samarie, et jusqu’aux confins de la terre ». 12 D’autres études concernant ce sujet menées dans d’autres contextes signalent l’importance de la langue utilisée

dans les églises soit pour faciliter l’approche des gens appartenant à des pays différents soit pour attirer ceux qui maitrisent la même langue. Cependant, les identités nationales et les compositions ethniques ne peuvent pas être négligées non plus en tant que critères de regroupement et d’éloignement social. Par exemple, E. Pace et A. Butticci (2010, p. 92) mettent en relief la barrière linguistique et l’ethnocentrisme, voire le racisme italien par rapport aux églises africaines en Italie, comme étant des éléments qui « créent un éloignement social considérable ». C’est pourquoi, poursuivent les auteurs « ce sont encore très peu les exemples d’églises [africaines] qui ont réussi à attirer des fidèles italiens ». 13 L’observation ethnographique révèle l’importance des rapports affectifs (amitié, amour, mariage) pour attirer

des européens vers des églises pentecôtistes, quand le ou la brésilienne en fait déjà partie. 14 L. Fourchard et al. (2005) ont mis en relief la tension touchant les églises africaines qui visent, d’un côté, à

évangéliser l’Europe et le monde, et de l’autre, à être des « refuges identitaires » pour les migrants. On relève d’ailleurs le rôle important joué par le pentecôtisme transnationalisé. En effet, comme le soulignent E. Pace et A. Butticci (2010), un processus migratoire, qui n’est pas un processus diasporique, peut en devenir un, dans la mesure où il suppose une redéfinition des confins identitaire et de communauté. C’est là que le pentecôtisme joue son rôle dans la production du sujet en diaspora tout en contribuant à sa reconfiguration identitaire dans un contexte migratoire : « in un contesto sociale di forte isolamento, marginalità economica e razzismo, tali Chiese forniscono una valida opportunità per ricomporre e riscrivere l’identità coletiva in nuove comunità definite dai confini del cristianesimo » (ibid., p 104). 15

Une compétition importante entre les églises a lieu, outre celle concernant les fidèles, autour des chanteurs, musiciens et bons danseurs dénommés « lévites ». 16

Ceci va à l’encontre de l’idée de J. Garcia-Ruiz et P. Michel (2012, p. 93) : « Le choix d’une Église ne résulte pas de sa proximité, mais de sa visibilité sociale, du prestige du pasteur, du type de message développé, voire des moyens qu’elle est susceptible de mobiliser ». 17

Cette même remarque a été déjà faite par P. Freston (2010, p. 171). Par ailleurs, si les églises et les agents religieux brésiliens souhaitent leur intégration en Europe tel ne semble pas être le cas auprès des églises africaines en Europe. En effet, d’après S. Fancello (2013, p. 88) : « le Chiese africane [...] non sono inpegnate in una strategia di integrazione nelle società europee nelle quali si emergono ma, al contrario, dedicano a una missione di rigenerazione morale che passa attraverso l’affermazione dei valori tradizionali e la resistenza ai valori liberali delle società europee ».

FIN

174

175

Table des Matières Néo-pentecôtismes

1

Jesús García Ruiz & Patrick Michel

1

Introduction I. Individuation et néo-communautarisation L’implantation de l’Église Universelle du Royaume de Dieu au Sénégal Fabienne Samson

3 10 11 11

L’universalité affirmée de l’Universelle au Sénégal, ou la question de la déterritorialisation

13

Une universalité reterritorialisée

15

Une pratique pragmatique et non communautaire

18

L’incompréhensible Universelle au Sénégal

21

Bibliographie

22

Le charisme comme entreprise

25

La construction du leadership dans les églises néo-pentecôtistes en Afrique sub-saharienne (Niger et Ghana) et dans la diaspora en Italie Enzo Pace

25 25

Premier type : le leadership pentecôtiste

27

Deuxième type : le leadership charismatique

28

Troisième type : l’entrepreneur du charisme

29

L’exemple des nouveaux christianismes au Niger et au Ghana

32

Un processus de décolonisation du schéma cognitif religieux

33

Le recours aux nouveaux médias

34

Le paradoxe des nouveaux entrepreneurs du charisme

35

Bibliographie

36

Le pentecôtisme africain dans l’Italie contemporaine Pratique des négociations de l’espace et du genre dans la vie quotidienne Annalisa Butticci

38 38 38

Le champ religieux en Italie

39

Pratiques pentecôtistes africaines et créativité des femmes

42

Conclusion

49

Bibliographie

50

Résumé

38

Mots-clés

38

II. Passage au politique ? La théologie du « combat spirituel »

53 54

Globalisation, autochtonie et politique en milieu pentecôtiste/charismatique Yannick Fer

54 54

Généalogie du mouvement : du fondamentalisme aux « esprits tutélaires » 176

55

Combat spirituel et reterritorialisation

57

Combat spirituel et autochtonie

61

Combat spirituel et engagement politique

62

Conclusion

65

Bibliographie

65

Protestantisme conservateur et transformations des sociétés - Les néopentecôtismes en Argentine et au Chili Jesus Garcia-Ruiz et Patrick Michel

68 68

Les influences évangéliques sur la politique étrangère américaine Joëlle Rabner

92 92

La constitution d’une force politique et la collaboration avec le Congrès américain

92

La constitution d’un lobby politique

92

Les partenariats politiques des Protestants évangéliques au Congrès

94

Les élections de 2008 et 2012 et l’impact de la religion sur la politique lors de la campagne présidentielle de 2012

95

L’élection de 2008 et le vote religieux

95

Les élections présidentielles 2012 et les caucus

96

Les résultats des élections de 2012

97

L’impact du religieux dans la campagne présidentielle 2012

98

Les objectifs des protestants évangéliques en matière de politique étrangère

101

La politique étrangère des présidents américains et le lobby évangélique en la matière 101 La politique étrangère de Barack Obama Conclusion

103 104

Le mouvement pentecôtiste en Russie : acteur d’une dé-sécularisation paradoxale ? Barbara Giudice

109 109

Le périmètre de l’enquête

110

Les trois stratégies d’insertion

110

Le partenariat social

110

Le partenariat politique

112

La mise en réseau globalisée

114

Conclusion

115

Bibliographie

116

A. La religion en Russie et en URSS

116

B. La sociologie de la religion, la sécularisation et la dé-sécularisation

117

C. Le protestantisme évangéliste et la globalisation

117

D. Des études sociologiques et politiques sur l’URSS, sur la Russie contemporaine et 118 sur la société contemporaine

III. Néo-pentecôtisme, réseaux et globalisation 122 Le lien entre circulation néo-pentecôtiste et réseaux entrepreneuriaux (Corée du 123 Sud et Haïti) 177

Nathalie Luca

123

Qu’est-ce qu’un nouveau mouvement religieux ?

123

Le capitalisme de la compassion

126

Du rôle du pentecôtisme dans l’essor puis la remise en cause du multi-niveau en Corée du Sud

128

De l’importation du multi-niveau en Haïti : l’histoire d’un échec

131

Conclusion

134

Bibliographie

134

Un « transnationalisme du national » : la construction d’un « néo-pentecôtisme coréen » Hui-yeon Kim

136 136

Un pentecôtisme classique à l’étranger au service d’un « néo-pentecôtiste » national

138

Le néo-pentecôtisme coréen à l’international

142

Bibliographie

144

La « culture matérielle » des groupes religieux et le marché évangélique en Argentine Joaquín Algranti

146 146

Deux orientations productives du monde éditorial

147

L’importance de la « Parole »

148

L’expérience du sacré

149

Stratégies de marquage

151

La culture matérielle et le processus de mondanisation

158

Bibliographie

160

Résumé

146

Mots-clés

146

Transnationalisation néo-pentecôtiste brésilienne vers l’Europe, partenariats et conflits Ari Pedro Oro

163 163

Une typologie de la transnationalisation du pentecôtisme brésilien

164

Églises et leaders religieux brésiliens en Europe

165

Invitations et partenariats

166

Le soutien financier des missionnaires en Europe

166

Les partenariats et l’internet

167

Rapports avec les institutions de l’État

167

La reconquête spirituelle de l’Europe

168

Tensions et conflits

170

Conclusion

172

Bibliographie

172

FIN

174

178

179

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