Sade au cinéma

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UNIVERSITE PARIS IV-SORBONNE – UFR DE LITTERATURE FRANÇAISE ET COMPAREE

« Sade au cinéma » Mémoire de Master 2 Chloé Schwab 09/09/2015

Sade au cinéma Table des matières Remerciements ........................................................................................................................... 3 Introduction ................................................................................................................................ 4 I – Le théâtre et la théâtralité dans les films ............................................................................. 10 A/ Les pièces de théâtre dans les films ................................................................................. 12 1)

La pièce de Sade dans le film de Benoît Jacquot ...................................................... 12

2)

« The Crimes of Love » dans Quills .......................................................................... 17

B/ Organisation de l’orgie romanesque et déplacement de la théâtralité dans les films ...... 20 1)

Écriture de l’orgie et théâtralité ................................................................................. 20

2) Déplacement de la théâtralité dans les films............................................................... 24 II – Mise en scène du marquis de Sade et représentation de l’écrivain.................................... 36 A/ Un homme précédé par sa réputation .............................................................................. 38 1)

La réputation du marquis, ressort dramatique ........................................................... 38

2)

Les films justifient-ils cette réputation sulfureuse ? .................................................. 42

3)

La question de la fidélité ........................................................................................... 44

B/ Sade et la subversion........................................................................................................ 49 1)

La représentation du sexe, du sang et de la merde dans les films ............................. 49

2)

Sexualité moderne et nouveau fascisme .................................................................... 53

3)

Présenté comme un excentrique, un provocateur non sans humour .......................... 56

C/ Un écrivain érigé en symbole de la liberté ...................................................................... 59 1)

Figure de l’artiste opprimé ........................................................................................ 59

2)

Associé à des valeurs libérales positives ................................................................... 61 1

III – Présence du texte et rapport à l’écriture ........................................................................... 65 A/ La circulation du texte ..................................................................................................... 67 1)

La mise en scène de la circulation du texte ............................................................... 67

2)

Transmission du texte, contagion du lectorat ............................................................ 72

B/ La présence du texte sadien ............................................................................................. 78 1)

Les citations ............................................................................................................... 78

2)

Travail d’adaptation : le texte sadien et Salò ............................................................. 82

3) Redéfinir l’adaptation ................................................................................................ 85 Conclusion ................................................................................................................................ 89 Bibliographie ............................................................................................................................ 92 I – Corpus d’étude (dans l'ordre chronologique) .................................................................. 92 II – Usuels ............................................................................................................................. 92 III – Sources primaires ......................................................................................................... 93 Ouvrages ........................................................................................................................... 93 Film ................................................................................................................................... 93 IV – Sources critiques........................................................................................................... 93 Liens ..................................................................................................................................... 96 Annexes .................................................................................................................................... 97

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Remerciements

Je tiens à remercier mon directeur de recherche, Jean-Christophe Abramovici, pour m’avoir permis de mener à bien ce mémoire, et Maria Pinto pour sa disponibilité et sa gentillesse.

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Introduction

Dans un article qu’il consacre à Salò ou Les Cent Vingt Journées de Sodome de Pasolini, Christopher Roberts constate : « the new millennium has witnessed the mainstreaming of sadism »1 ; malgré tout, je pense que le choc que l’on ressent au visionnage de Salò, film pourtant sorti en France en 1976, reste intact. En 2013, L’Express donne d’ailleurs comme titre à l’un de ses articles « Salò ou les 120 journées de Sodome, le film le plus trash de l'histoire du cinéma »2. En ce qui concerne l’œuvre du marquis à proprement parler, Jean-Jacques Pauvert, son célèbre éditeur, admet lui-même devoir faire des pauses lorsqu’il lit ses romans3. Malgré une apparente banalisation du sadisme, de la représentation du sexe et de la violence en littérature comme au cinéma, l’œuvre du marquis de Sade, ainsi que son personnage, continuent de choquer et d’intriguer. Cela explique pourquoi un si grand nombre de films ont porté Sade au cinéma. C’est une figure mystérieuse, à la vie romanesque qui intrigue surtout au regard de son œuvre, ainsi que le signale Alain Fleischer :

Si la vie du marquis semble pouvoir donner lieu à une œuvre cinématographique, c’est sans doute parce qu’elle est suffisamment pittoresque, riche en situations et en évènements, dignes d’un film d’aventures et de mœurs, mais surtout parce que, étant celle d’un écrivain qui a imaginé les fictions les plus extrêmes, les plus irreprésentables, cette existence, elle, reste susceptible d’être mise en scène, à la fois comme celle d’un aventurier presque ordinaire, et comme antichambre de 4 l’extraordinaire le plus irréductible, le plus réfractaire à la représentation.

1 Christopher ROBERTS, “The Theatrical Satanism of Self-Awareness itself”, Angelaki, Vol. 15, No. 1, 2010, p. 30. Je traduis : « Le nouveau millénaire a assisté à la banalisation du sadisme. » 2 Thomas BAUREZ, « Salò ou les 120 journées de Sodome, le film le plus trash de l'histoire du cinéma », L’Express [en ligne], 17/10/2013 [consulté le 07/01/2015]. Disponible sur : http://www.lexpress.fr/culture/cinema/pourquoi-salo-est-le-film-le-plus-trash-de-l-histoire-ducinema_1287398.html#YdzZZx0cEgyFqtdh.99 3 Maria PINTO, Un sauvage honnête homme [DVD], France : Antoine Martin production, 2012. 4 Alain FLEISCHER, Sade, scénario, Paris, Cherche-midi, « Styles », 2013, p.87. 4

La question de Sade au cinéma pose en effet de nombreux problèmes dont notamment l’introduction d’éléments « [réfractaires] à la représentation »5. C’est à travers un corpus très hétéroclite que nous allons voir comment le marquis de Sade et son œuvre sont représentés au cinéma, comment le personnage du marquis lui-même est mis en scène, en image, en fiction, comment enfin on adapte un roman comme Les Cent-vingt Journées de Sodome. « To film such madness certainly courts the danger of misunderstanding »6 dit Christopher Roberts à propos de Pasolini et de Salò, son film ; une assertion qui pourrait tout à fait convenir à Sade et son œuvre. Napoléon aurait dit à propos de Justine ou les Malheurs de la vertu que c’était « le livre le plus abominable qu’ait enfanté l’imagination la plus dépravée »7. On aurait pu penser, avant que Pier Paolo Pasolini le fasse, qu’il était impossible d’adapter Les Cent Vingt Journées au cinéma. Son film, Salò ou Les Cent Vingt Journées de Sodome, est une adaptation qui transpose l’action de la fin du règne de Louis XIV à la République de Salò en 1944-1945 où Mussolini s’était retranché à partir de 1943. Au début du film, quatre notables font enlever neuf jeunes hommes et neuf jeunes femmes et les font amener par des miliciens dans une grande villa. Ils font partie d’un scénario imaginé à l’avance par les quatre « scélérats » ; ils deviennent, selon un emploi du temps et un règlement très précis, les esclaves de tous leurs fantasmes. Ils devront obéir aux moindres ordres de leurs nouveaux maîtres, sous peine d’être torturés ou tués, et se prêter aux orgies organisées quotidiennement. La structure du film est inspirée de celle de L’Enfer de Dante, elle fonctionne en quatre tableaux, avec d’abord l’antinferno « le vestibule de l’enfer », le cercle des passions, le cercle de la merde et enfin le cercle du sang. La fin du cercle du sang transforme la cour extérieure de la villa en arène de cirque, où les tortures diverses et les meurtres se multiplient. Des cinq films auxquels je vais m’intéresser, Salò est la seule adaptation, qui partage toutefois un point important avec les autres films : le thème de l’enfermement. En effet, comme le souligne Jacques Zimmer dans Sade et le cinéma « La plupart des films directement biographiques seront consacrés – ou feront largement allusion –

5 Ibid. 6 Christopher ROBERTS, “The Theatrical Satanism of Self-Awareness itself”, op. cit., p. 30. Je traduis : « Filmer tant de folie fait certainement courir le risque de rencontrer l’incompréhension. » 7 Emmanuel de LAS CASES, Mémorial de Sainte-Hélène, t. II, Paris, Gallimard, « Pléiade », 1948, p. 540. 5

à cette situation d’enfermement »8 qui correspond à la fois à une grande partie de la vie du marquis mais révèle également une certaine fascination pour cet état particulier. Deux d’entre eux sont des fictions biographiques qui nous donnent à voir un Sade enfermé à l’asile : Sade de Benoît Jacquot s’intéresse aux quelques mois que le marquis a passé au couvent de Picpus pendant la Terreur, et Quills de Philip Kaufman au séjour à l’asile de Charenton. Au début du Sade de Jacquot, le marquis est transféré de la prison Saint-Lazare à l’asile au couvent de Picpus ; c’est en chemin qu’il rencontre le vicomte de Lancry et sa fille Émilie. Il se lie d’amitié avec cette dernière et se met en tête de l’initier à la sensualité, à la sexualité. D’autre part, son amie et maîtresse Marie-Constance Duquesnet, une comédienne surnommée « Sensible », vit avec Fournier, un révolutionnaire qui se trouve être dans l’entourage de Robespierre ; cette relation permet à celle-ci d’obtenir quelques privilèges pour le prisonnier Sade. Au bout du compte c’est Fourier qui sauve Sade de l’échafaud alors que lui-même est exécuté après la chute de Robespierre. Sade quitte peu après le couvent de Picpus en compagnie de Sensible et leur fils, en ayant pu sauver ses écrits. Dans ce couvent, transformé en asile, Sade n’est pas entouré de fous, mais plutôt de prisonniers de la Terreur. Le film tend à montrer que malgré le nouvel ordre et les idéaux portés par la Révolution, un régime comme celui de la Terreur est aussi peu favorable aux esprits libres que le régime précédent et Sade en fait d’ailleurs les frais. Derrière le cadre qui évoque l’aliénation mentale se cache l’aliénation sociale et politique. Benoît Jacquot nous « montre Sade sous l’apparence de Daniel Auteuil […], homme instruit, homme éclairé et libertin convaincu »9 ; ses compagnons d’infortune, sans être libertins comme lui, ressemblent à ce portrait du marquis par exemple par leur éducation car certains sont des nobles déchus, par leur activité artistique, car il y a des acteurs, etc. Même s’ils se méfient de Sade au premier abord, ils se lient finalement tous d’amitié avec cet homme sympathique et drôle, avec qui ils acceptent même de monter une pièce de théâtre, à un moment où l’on se met à installer une guillotine sous leurs fenêtres et où leur survie leur paraît de plus en plus incertaine. La deuxième fiction « biographique », Quills, la plume et le sang, se déroule quant à elle à Charenton où, cette fois, et contrairement à la situation du couvent de Picpus, le marquis est entouré de malades mentaux. Là-bas, il a le droit de posséder des livres, il se constitue une 8 Jacques ZIMMER, Sade et le cinéma, Paris, La Musardine, 2010, p. 20. 9 Jacques DOMENECH (dir.), Censure, autocensure et art d’écrire, Éditions Complexe, 2005, p. 354.

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grande bibliothèque, mais surtout on lui donne de l’encre et du papier et l’abbé de Coulmier l’encourage même à écrire pour se purger de toutes ses idées impures. Il écrit donc, et grâce à Madeleine, la lingère jouée par Kate Winslet, il fait passer ses manuscrits clandestinement hors de l’asile pour se faire publier. Il se lie d’amitié aussi bien avec cette dernière qu’avec l’Abbé de Coulmier qui est en charge de l’asile. Tout cet équilibre bascule au moment de l’arrivée du docteur Royer-Collard, envoyé à Charenton pour « soigner » le marquis ; il compte bien employer des techniques nettement plus radicales que celles de l’abbé pour arriver à ses fins. Il y a par exemple une scène qui s’approche de la scène de torture, où l’un de ses patients est attaché à une chaise qui bascule et lui plonge la tête dans l’eau de façon répétée. Commence alors une descente aux enfers pour le marquis, à qui l’on retire progressivement ses privilèges, l’encre et le papier, jusqu’à ce qu’il soit privé de tout et laissé nu dans un cachot. Madeleine est renvoyée, mais avant de partir, elle décide de l’aider à « écrire » une dernière histoire ; ils imaginent alors un système de « bouche à oreille », une chaîne qui part de la cellule du marquis qui narre son histoire oralement ; suivent plusieurs malades qui se répètent les phrases à travers des trous dans les murs ou les portes jusqu’à ce que l’information parvienne à Madeleine, qui écrit. Cela tourne mal quand un patient pyromane met le feu à son matelas ; dans la confusion de l’incendie un autre assassine Madeleine que l’abbé, amoureux, ne parvient pas à sauver. Le marquis finit par mourir au fond d’une cuve, dans laquelle il a écrit son dernier texte avec ses excréments. La fin du film, c’est une sorte de twist de l’intrigue ; on voit un homme au cachot, qu’après un temps on reconnaît comme Coulmier, joué par Joaquin Phoenix. De directeur d’asile, il se retrouve du côté des internés, il a l’apparence de la folie, de la souffrance, mais surtout, le spectateur l’identifie au défunt Sade, car il lui ressemble désormais. Ce retournement de situation est l’un des éléments caractéristiques d’un film hollywoodien, qui différencient Quills d’une production française telle que Sade. Dans la fantasmagorie qu’est Marquis de Roland Topor et Henri Xhonneux, les acteurs qui jouent les détenus et les geôliers de la Bastille portent des masques d’animaux anthropomorphes. Parmi les codétenus de Marquis le chien, il y a Justine, une vache, qui s’est fait violer par le roi et en attend un enfant ; pour étouffer l’affaire on prétend que c’est l’œuvre de Marquis. On observe leur captivité à la Bastille, leurs relations avec ceux qui y travaillent, les gardes, le directeur, qui, par exemple, entretient une relation sadomasochiste avec Juliette, une jument dominatrice. Cette relation du gouverneur de la Bastille, Gaëtan de 7

Préaubois, avec Juliette, une jument vêtue de cuir et munie d’un fouet, joue avec une sorte d’image d’Épinal, représentation mentale détournée, voire erronée, de ce que représente le marquis de Sade, son œuvre et son héritage. Comme dans Quills, on lui interdit d’écrire, mais en plus, ses geôliers lui volent ses manuscrits dans le but de les faire publier et de s’enrichir sur son dos. Tout au long du film, il dialogue avec son sexe, qui se prénomme Colin et possède une volonté indépendante de celle de Marquis. Ils sont en désaccord sur des questions sexuelles comme des questions de style dans les textes de Marquis. On se rend compte, au fur et à mesure, de la malhonnêteté de ceux qui sont du côté de l’autorité, qui ont plus de défauts et de vices les uns que les autres et qui sont pour certains de vrais criminels, à commencer par le roi. Finalement réduit au cachot, Marquis organise sa fuite avec deux autres détenus. Leur plan fonctionne grâce à Juliette, qui se pend après l’évasion mais est ressuscitée par l’intervention de Colin ; Justine, elle, meurt en couches. Avec la Révolution et la prise de la Bastille, Colin et Marquis, enfin libres, décident de poursuivre leur chemin chacun de leur côté. Le film de Xhonneux et Topor s’inspire, comme les précédents, d’une période de captivité dans la vie du marquis de Sade, mais s’oriente vers autre chose. Le choix de ces figures animales anthropomorphiques, du décor, l’invention de Colin, l’humour, le mélange délibéré d’éléments biographiques et romanesques font de Marquis un film tout à fait particulier. Enfin, dans Moi qui duperais le bon Dieu de Maria Pinto on trouve des scènes de lecture de lettres de Sade à Vincennes par des acteurs, aussi bien que des séances d’improvisation autour du texte sadien et des plans où l’on voit des visiteurs être guidés dans le donjon que le marquis a occupé à Vincennes. Là-bas, le marquis de Sade devint M. le 6, d’après le nom de sa cellule, qu’on visite encore aujourd’hui. À part la séquence de visite, c’est le château provençal de Sade, La Coste, qui sert principalement de décor au film qui nous montre des acteurs dirigés alors qu’ils travaillent leur diction. Le film s’intéresse ainsi au processus créatif et nous montre donc les répétitions, l’improvisation, les moments où les comédiens enfilent leurs costumes, tout cela dans un cadre très épuré, minimaliste. Ce n’est pas un récit que ce film propose mais bien plusieurs tableaux qui posent la question de ce qu’est pour nous Sade aujourd’hui et célèbre son art de la langue, le caractère toujours très vivant de ses lettres. Le thème de l’emprisonnement est lui aussi bien présent, avec le donjon, les remparts, mais surtout, les lettres lues sont des lettres de captivité, expriment les frustrations du marquis. Cet hommage démontre paradoxalement comment D. A. F. de Sade, 8

même enfermé, privé de liberté, parfois de promenades et de lectures, continue à se mettre en scène dans ses lettres et continue à exister quand ses mots raisonnent dans la bouche des acteurs. On sait par ailleurs qu’il écrit certaines de ses plus grandes œuvres en prison malgré la contrainte et l’enfermement. Comme je l’ai déjà remarqué, la liste des adaptations des œuvres de Sade et des films qui parlent du marquis est très longue ; je ne m’intéresse ici donc qu’à cinq d’entre eux mais leur diversité, du film hollywoodien à l’étrange film d’animation, de « marionnettes », donne une bonne idée des multiples facettes que peut prendre Sade au cinéma. Quels thèmes communs rencontre-t-on dans ces films ? Quelle image du marquis nous renvoient-ils ? Forment-ils un portrait cohérent ou révèlent-ils des facettes contradictoires ? Quels ethos de l’écrivain ces films construisent-ils ? Comment le sexe et la violence sont-ils représentés ? Comment Pier Paolo Pasolini s’y est-il pris pour adapter une œuvre dont on dit encore aujourd’hui qu’elle est impossible à adapter ? Un élément important et commun à tous les films me semble être le théâtre : certains films choisissent de montrer des pièces et leur préparation, mais les autres font preuve, par de nombreux éléments, d’une théâtralité évidente. D’autre part, les films bâtissent tous une certaine image du marquis, dont nous verrons si elle évolue selon les époques, si elle ajoute au mythe ou s’efforce de le déconstruire ; or, cette image ce n’est pas seulement le reflet d’une personnalité, elle est évidemment très liée à la représentation de l’écrivain. Finalement, je m’intéresserai au rapport au texte sadien, qui est partout, qui circule sous le manteau, qu’on lit, qu’on joue, qu’on vole, qu’on brûle ; l’écriture à tout prix, celle qui naît de l’enfermement et qui constitue l’ultime forme de liberté.

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I – Le théâtre et la théâtralité dans les films

La présence systématique du théâtre quand on rencontre Sade au cinéma a pour commencer des raisons historiques et biographiques. Le théâtre, comme le rappelle Roland Barthes dans Sade, Fourier, Loyola, tenait une place très importante dans la vie du marquis :

La passion du marquis de Sade, toute sa vie, ne fut nullement l'érotique (l'érotique est bien autre chose qu'une passion) ; ce fut le théâtre : liaisons de jeunesse avec plusieurs demoiselles de l'Opéra, engagement du comédien Bourdais pour jouer à La Coste pendant six mois ; et durant la tourmente, une seule idée : faire jouer ses pièces ; à peine sorti de prison (1790), adresses répétées 10 aux Comédiens français ; et pour finir, on le sait, le théâtre, à Charenton.

Barthes résume bien comme le théâtre a suivi D.A.F. pendant toutes les différentes étapes de sa vie. Il a écrit un grand nombre de pièces qui occupent trois volumes de ses Œuvres complètes publiées par Jean-Jacques Pauvert ; et, au vu des efforts qu’il déploya pour faire accepter ses pièces pendant les quelques années de liberté qu’il vécut au début de la Révolution, on ne peut que constater à quel point elles lui tenaient à cœur. De plus, sur les treize années que le marquis de Sade passa en asile d’aliénés, la majorité se déroula à Charenton, où, comme on le voit dans Quills, M. de Coulmier, qui croyait aux vertus thérapeutiques du théâtre, lui laissait monter des pièces avec les autres patients, qui ont connu un certain succès. Dans le film de Kaufman, la représentation d’une pièce, « The Crimes of Love », scelle le destin du marquis, car Royer-Collard prend très mal la provocation et entame sa vengeance. Cette obsession de faire du théâtre lui porterait-elle malheur ?

En août 1807, à Charenton, Sade note dans son journal : « Ce fut la nuit du 20 au 21 que je réfléchis que de tous les temps les comédies m’avaient été funestes. Celles d’Hesdin furent coupées par la mort d’une grand-mère que j’adorais et qui m’avait élevé. Celles projetées dans la famille du Maréchal de Ségur furent interrompues par l’affaire d’Arcueil. 10 Roland BARTHES, Sade, Fourier, Loyola, Paris, Éditions du Seuil, 1971, p.185.

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Celles de Mazan par celle d’Aix. Les deux que je donne éprouvent des désagréments. Celle que je joue à Versailles aussi dans un autre genre. Pendant le cours de celle de Charenton on vient faire une fouille terrible chez moi, etc… » Hasard ? Sûrement pas. Ces réflexions de Sade à la fin de sa vie donnent soudain à son activité théâtrale une gravité que bien peu lui ont accordé jusqu’à présent. Et pourtant il y a quelque chose de saisissant à voir Sade vieillissant découvrir une fatalité dans cette constante de sa vie. Comme si sa pratique même excessive du théâtre – qu’il soit acteur, auteur, metteur en scène… ne suffisait pas et devait toujours l’amener ailleurs, sur « l’autre scène » dont le monde ne veut pas regarder 11 les spectacles terribles.

Il semblerait que les réalisateurs qui nous intéressent soient tous d’accord avec cette analyse d’Annie Le Brun : le débordement presque systématique de la vie théâtrale du marquis dans l’autre vie, la réalité. Dans Sade, la pièce de théâtre montée par le marquis joué par Daniel Auteuil, semble tenir une place moins importante dans l’intrigue, notamment parce qu’elle est arrêtée à son préambule ; toutefois, sa préparation et son prologue donnent des clés de lecture sur le premier niveau de narration du film et son cadre, la Terreur. Enfin, le théâtre est lui aussi au cœur du film de Maria Pinto. On l’a dit, on y voit essentiellement des scènes de répétitions, d’improvisation, des acteurs jouant le rôle d’acteurs. Je vais tenter de déterminer le rôle de ces pièces et d’autres éléments théâtraux dans l’économie des films ainsi que leur valeur symbolique. Nous verrons ensuite que même dans Marquis et Salò, le théâtre est très présent également bien que ce soit sous d’autres formes. Nous allons essayer de savoir pourquoi, en dehors d’évidentes raisons biographiques, le genre théâtral est omniprésent lorsqu’on porte Sade au cinéma.

11 Annie LE BRUN, Jean BENOIT, (dir.), Petits et grands théâtres du marquis de Sade, Paris, Art Center, 1989, p. 28.

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A/ Les pièces de théâtre dans les films

1) La pièce de Sade dans le film de Benoît Jacquot

Grâce à son esprit et son humour, le Sade de Benoît Jacquot se fait quelques amis au couvent de Picpus : les Lancry, des comédiens, ainsi que d’autres jeunes gens. Il décide de monter avec eux une pièce, dans laquelle il souhaite voir Émilie de Lancry jouer le rôle d’Angélique. Alors qu’ils sont en train de construire la scène, le marquis se heurte à l’interdiction du citoyen Coignard, en charge de l’asile : « Il n’y aura pas de pièce chez moi ! »12 lance-t-il, avant d’expliciter ce refus. Il déclare qu’il n’est plus temps pour ces « enfantillages d’Ancien Régime »13 et ajoute : « Si on apprenait ça on critiquerait mon civisme »14. Quelques séquences plus tard, on voit les acteurs choisis par Sade en pleine préparation, ils se maquillent et finissent d’ajuster leurs costumes. On comprend que Coignard a finalement dû donner son accord. Sade tire le rideau rouge sur la scène, dévoilant les acteurs, statiques, composant un tableau tragique. Il s’agit en effet probablement d’une tragédie, dont l’action se déroule dans un harem ; d’un drame oriental, exotique, situé dans un lieu privilégié des récits érotiques.

Dans les profondeurs du harem nul homme ne peut pénétrer, sous peine de mort. Angélique a découvert le sombre plaisir d’être captive. Est-il prison plus voluptueuse ? Oublieux de ses devoirs, pour satisfaire une passion blâmée chez nous mais qui s’épanouit en Orient, le grand eunuque a introduit le jeune Astolphe, sous les voiles lourds de ces Ouris qui peuplent le paradis de Mahomet. Mais, pendant ce temps-là, la favorite dévorée par la jalousie aiguise son poignard, la furie va frapper, elle veut arracher le cœur d’Angélique, sous les yeux fous du grand Turc. Et 15 devant ce spectacle monstrueux, le débauché ne peut plus dissimuler une émotion bien naturelle.

12 Benoît JACQUOT, Sade, [DVD], France : Patrick Godeau, 2000. 0 : 45 : 10. 13 Idem, 0 : 44 : 54. 14 Idem, 0 : 44 : 56. 15 Idem, 0 : 53 : 47.

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Alors qu’il prononce ces phrases, une troupe de de révolutionnaires passe avec fracas la grille du couvent. L’enthousiasme avec lequel le marquis déclame le prologue diminue, la cadence est ralentie, jusqu’à ce qu’il se taise face à cette soudaine intrusion. La pièce est interrompue. La dernière phrase qu’il prononce « devant ce spectacle monstrueux, le débauché ne peut plus dissimuler une émotion bien naturelle »16, dans laquelle on entend sa voix s’éteindre peu à peu, peut ainsi être comprise au moins de deux façons : elle exprime à la fois l’horreur de l’un des personnages de la pièce qui constate que la favorite est sur le point de poignarder la jeune Angélique, et la peine, la peur même que ressent le marquis à l’arrivée de ces hommes qui viennent creuser des fosses pour y entasser des décapités. L’évènement théâtral et l’évènement historique sont mis en parallèle. Enfin, l’arrêt de la pièce à cause de cette arrivée morbide signe l’échec de ce que Sade tentait d’entreprendre. Celui-ci ne voit pas seulement le théâtre comme un loisir qui change les idées, il est pour lui une sorte de rempart contre la mort qui les entoure avec toutes ces exécutions. Il encourage Émilie : « Soyons comme des enfants, soyons fous, soyons bêtes ! Quand la vie menace de filer il faut la saisir au passage »17. Ils semblent pourtant rattrapés par la réalité. Cette idée est cohérente avec la manière dont Michel Delon présente le séjour à Picpus dans Les vies de Sade :

À coups de pots-de-vin et de corruption, il obtient surtout d’être transféré « pour cause de maladie » dans une prison dorée où quelques suspects fortunés se font oublier. La maison Belhomme à Picpus, au coin des actuels boulevard Diderot et rue de Picpus, bénéficiait d’un jardin et d’un cadre de vie moins sordide que les prisons officielles. […] Mais le calme précaire de Picpus est compromis par le déménagement de la guillotine qui s’installe place de la Nation, alors place du Trône-Renversé, et par l’annexion du parc de la maison Belhomme pour enterrer les condamnés. Sade peut se plaindre à son confident épistolaire, Gaufridy : « La place des exécutions s’est mise positivement sous nos fenêtres, et le cimetière des guillotinés dans le beau milieu de 18 notre jardin. »

Le film montre clairement ce basculement : cette prison dorée censée les protéger du tour sordide que prend la Terreur n’est bientôt plus un rempart contre la mort, et la guillotine arrive à leur porte comme un signe.

16 Idem, 0 : 54 : 29. 17 Idem, 0 : 59 : 29. 18 Michel DELON, « Sade en son temps », Les vies de Sade, Paris, Les éditions Textuel, 2007, p. 79.

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C’est cette réalité et ses amis de Picpus, qui semblent avoir inspiré cette pièce au marquis. Les rôles ont tous été inventés sur mesure pour ceux qui les jouent : le personnage d’Angélique est une version fantasmée d’Émilie, la jeune captive, la plus belle du harem, qui s’ouvre à la sensualité au milieu des eunuques et des voiles ; le grand eunuque d’autre part est une parodie de l’acteur qui le joue : « sa disgrâce physique le rend méchant et calculateur, mais son influence politique est immense »19. Le marquis écrit donc cette pièce pour réaliser ses fantasmes, parodier ses amis, rire et déjouer la mort.

L’idée de transformer la prison en théâtre illustre cet usage vital de la liberté. Pour la première fois dans un film de fiction de Benoît Jacquot (dont on connaît l’attachement au théâtre depuis Elvire Jouvet 40 ou plus récemment La Fausse Suivante), le théâtre en est le cœur : à la fois, le théâtre social avec ces aristocrates enfermés qui constituent une petite communauté isolée, mais aussi bien sûr le théâtre lui-même puisque Sade met en scène une pièce, dans le jardin de Picpus, qui sera d’ailleurs interrompue par la nécessité d’enterrer les victimes de la Terreur à deux pas de la scène. « Pour exercer sa liberté dans la contrainte la plus étroite, dit Benoît Jacquot, Sade met en scène. Et cet exercice de la liberté par la mise en scène est éventuellement producteur de liberté pour les 20 autres qu’il met en scène. »

Cette pièce constitue également un pendant ironique de la grande fête révolutionnaire qui se prépare. Voici comment l’un des révolutionnaires décrit la mise en place de la fête :

Il y aura ici cent fillettes comme celles-ci et autant de garçons et de vieillards, tous chanteront des hymnes. […] Un immense bonnet phrygien coiffera l’allée centrale du château, les ouvriers travaillent à bâtir l’amphithéâtre ; tu en descendras les marches, tu porteras un bouquet de bleuets, d’épis de bleuets et de coquelicots […] Un mannequin représentera l’athéisme, on te tendra une torche, tu y mettras le feu, en-dessous apparaîtra la statue de la sagesse. Puis, le cortège se dirigera 21 vers le Champs de Mars. Tu marcheras dix pas en avant, suivi par les députés

Cette description ressemble fort à celle de la mise en place d’un grand spectacle, et pourquoi pas d’une pièce de théâtre. Tout est minutieusement prévu jusqu’aux différentes fleurs qui garniront les bouquets que porteront tous les participants, aux couleurs de la Révolution. La statue de la sagesse censée apparaître sous le mannequin en feu, fait même songer au théâtre de machines. De plus, c’est bien un amphithéâtre que l’on construit pour servir de tribune au

19 Benoît JACQUOT, Sade [DVD], 0 : 42 : 40. 20 Xavier LARDOUX, Le cinéma de Benoît Jacquot, Paris, Éditions PC, 2006, p. 117. 21 Benoît JACQUOT, Sade [DVD], 0 : 45 : 48.

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discours de Robespierre22. Le film souligne un paradoxe en accumulant les éléments théâtraux concernant la fête révolutionnaire : on se souvient que Coignard à Picpus pense respecter la pensée révolutionnaire en traitant le théâtre d’ « [enfantillage] d’ancien régime », incompatible avec le « civisme ». Cette fête de l’Être Suprême devrait être à l’opposé de la futilité supposée du théâtre, et pourtant, le message qu’elle renvoie, ce mannequin qu’on brûle, jusqu’au nom même d’Être Suprême, semblent futiles voire ridicules au spectateur. C’est certainement que le film adopte le point de vue du marquis de Sade, dont l’athéisme est en opposition avec les convictions de Maximilien Robespierre en matière de religion.

Hélas pour lui, la République est prude qui persécute l’auteur (exécution de son éditeur, interdiction de son projet de pièce par Coignard) tandis que celui qui voudra l’envoyer à l’échafaud affiche, en matière de religion, une confusion qui tranche avec l’athéisme immédiat et résolu du citoyen Sade. Pénétré de principes monarchiques et de sentiments religieux, nourri du Contrat Social, Robespierre sera un adepte des grandes idées démocratiques qui se fourvoiera, par nécessité politique, dans les délires d’un « ordre révolutionnaire » avec son cortège d’arbitraires et 23 son idée folle de faire renaître la religion par le culte de l’Être Suprême.

Le dévoilement de la mise en scène de la fête, cette esthétique très codée et symbolique, comme poussée à l’extrême, cherche à nous convaincre que cette célébration politicomystique était bien une folie. Un des résidents de Picpus commente d’ailleurs avec colère : « C’était une mascarade, pour que Robespierre puisse se pavaner comme un grand prêtre »24. Ce n’est pas un hasard si on retrouve le nom « mascarade » quelques minutes plus tard dans la bouche d’un officier révolutionnaire, qui reproche à Coignard d’avoir laissé Sade et ses amis monter sa pièce : « Et toi citoyen tu autorises la mascarade ! »25 C’est cet officier qui interrompt la représentation, à la tête d’une troupe venue creuser des charniers dans le parc de Picpus, charniers où on entreposera les corps des guillotinés. Non seulement l’installation de la pièce orientale et celle de la guillotine sont mis en parallèle par le montage, mais ils se situent au même endroit. Il y a en fait plusieurs scènes de théâtre dans le Sade de Jacquot,

22 Idem, 0 : 45 : 00. 23 Jacques ZIMMER, Sade et le cinéma, op. cit., 2010, p. 70. 24 Benoît JACQUOT, Sade, [DVD], 0 : 48 : 26. 25 Idem, 0 : 55 : 51.

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celle improvisée par Sade à Picpus, celle de la fête révolutionnaire de l’Être Suprême, emmenée par Robespierre, et enfin la scène des exécutions et de la guillotine qui se joue sous les fenêtres des résidents de Picpus. La construction de cette fameuse guillotine est accompagnée de roulements de tambour martiaux, comme mise en valeur par la ronde des cavaliers qui patrouillent en cercle autour de l’échafaud en construction. Il est surélevé, comme une petite scène, et positionné de façon centrale, pour être vu de tous. L’officier qui dirige la création des fosses est, lui, comme un metteur en scène, un directeur de théâtre : « La fosse doit avoir huit mètres de long, cinq mètres de large et sept mètres de profondeur. Fichez les poteaux par terre à chaque extrémité. […] Les charrettes des guillotinés entreront par la porte que les terrassiers ouvrent là-bas. »26 Encore une fois, le film se plaît à expliciter l’ironie de la situation ; le chef des opérations fait remarquer à Coignard « Tes malades sont des fous pour se déguiser ainsi »27 alors que lui-même porte un costume d’officier rouge et noir assez chargé, assorti d’un chapeau imposant et qu’il se comporte comme le metteur en scène d’un spectacle macabre. Ces exécutions, instruments politiques de la Terreur, sont publiques, elles sont des représentations, dans le but de provoquer la peur, comme c’est le cas chez Mme de Lancry : « Dieu n’a pas voulu sauver le roi, pourquoi voulez-vous qu’ils nous sauvent »28. Car enfin, le théâtre n’est pas seulement au cœur du film de Jacquot, il est surtout au cœur de la Révolution française comme l’établit Jean-Jacques Pauvert au début de son texte « Les tréteaux de l’an deux », écrit pour Petits et grands théâtres du marquis de Sade.

Que la France, en 1789, se métamorphose en un vaste théâtre, c’est un point sur lequel s’accordent la plupart des observateurs de l’Histoire. Quand Michel Vovelle écrit « la Révolution est un drame », il l’entend dans ce sens. À partir des cahiers de doléances, chaque Français se sent gros d’un discours dramatique dont il brûle de délivrer le message à la face de ses compatriotes assemblés, juchés sur des planches plus ou moins improvisées. C’est au sens propre, aussi, que le théâtre s’empare de la France avec la Révolution. À la fin de 1790, les privilèges limitent encore le nombre de salles pour n’en autoriser que douze à Paris, plus cinq « de société ». Le décret du 13 janvier 1791 ayant levé les vannes « chaque jour de 1791 voit

26 Idem, 0 : 53 : 00. 27 Idem, 0 : 55 : 48. 28 Idem, 0 : 47 : 35.

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s’ouvrir un nouveau théâtre », écrivent les Goncourt. On en comptera trente-cinq en activité à la 29 fin de l’année.

Cette année, qui voit s’ouvrir tant de théâtres, correspond dans la vie de Sade aux années où il se bat pour faire jouer ses pièces.

2) « The Crimes of Love » dans Quills

Dans Quills, la plume et le sang, la rumeur se répand à Charenton que le docteur RoyerCollard s’est trouvé une épouse très jeune qu’il est allé retirer du couvent. Madeleine vient répéter l’information au marquis en ajoutant « He’s old enough to have fathered her twice over »30. On le voit ensuite travailler à un manuscrit intitulé « The Crimes of Love ». Dans la scène suivante, une grande foule afflue à Charenton pour voir une pièce que l’on annonce comme étant « The Happy Shoemaker ». Lorsque le public est en place, l’un des patients acteur s’avance sur scène et annonce un changement de programme : la pièce qu’ils s’apprêtent à leur montrer est une nouveauté, il s’agit de « The Crimes of Love », écrite par le marquis de Sade. Ce titre est emprunté à celui d’une œuvre de Sade, Les Crimes de l’amour donc ; parmi ces « crimes » on trouve notamment la passion incestueuse de M. de Farval pour sa fille, Eugénie. Le film offre une réinterprétation de cette histoire ; le marquis de Sade, joué par Geoffrey Rush, a vraisemblablement trouvé l’inspiration de cette pièce dans la rumeur qu’on lui a rapportée au sujet de Royer-Collard. C’est à la fois une provocation, et une façon pour l’écrivain captif de mettre à jour devant tout le monde l’hypocrisie de celui qui prétend « soigner » son immoralité, quand lui-même épouse contre son gré une enfant dont il pourrait être le grand-père. L’acteur qui joue M. de Farval/Royer-Collard fait une révérence appuyée au docteur et à sa jeune épouse lorsqu’il entre sur scène ; l’analogie entre les deux personnages est sans équivoque, d’autant que la pièce a été dédiée au docteur et à sa femme. 29 Jean-Jacques PAUVERT, « Les tréteaux de l’an deux », in Annie LE BRUN, Jean BENOIT (dir.), Petits et grands théâtres du marquis de Sade, op. cit., p. 183. 30 Philip KAUFMAN, Quills, la plume et le sang [DVD], Royaume-Uni, Allemagne, États-Unis : Fox Searchlight Pictures, 2000. 0 : 39 : 12. En version française : « Il est assez âgé pour être carrément son grand-père ! ».

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Le caractère grotesque de la représentation ne tient pas seulement à la santé mentale défaillante des acteurs, il tient aussi à la mise en scène et au choix de la musique, qui ont quelque chose de daté. L’orchestre joue une musique aux tonalités médiévales, et la pièce est versifiée, écrite en ancien Anglais :

Hurry Eugenie, For we must not tarry. I deliver you now to the man you shall marry. When you have rested at you leisure, He will coach you in the ways of pleasure.

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Telle est l’annonce que la religieuse fait à Eugénie. Le comique de cette réplique est contenu dans l’euphémisme de sa chute : « He will coach you in the ways of pleasure »32 qui fait référence à sa nuit de noce prochaine. Le public d’ailleurs ne s’y trompe pas ; les réactions en contrechamp, du public venu de l’extérieur ainsi que celui des aliénés, achèvent de construire l’atmosphère particulièrement grotesque et folle de la scène. Le docteur somme Simone de quitter les lieux quand commence sur scène le « dépucelage » : le mari renverse sa jeune épouse sur une table dans tous les sens, toutes les positions. Le marquis lance à Simone et l’homme qui l’escorte, qui quittent la salle avant la fin : « Of course, you’ve seen it all before »33. Un peu avant, dans le film, on assiste au viol de Simone par son vieux mari, le docteur Royer-Collard joué par Michael Caine. Le but de cette pièce est bien de tourner en dérision ce dernier, dont l’hypocrisie est confirmée et même aggravée par le fait qu’il est incapable d’en rire et va se venger sur le marquis ; sa jeune femme et victime est, au contraire, amusée par la pièce. De la même façon que la pièce dans Sade, celle-ci constitue un pendant ironique de la « réalité » ou d’évènements du premier niveau de narration. Elles sont ce que 31 Idem. 0 : 43 : 00. En version française : « Plus vite Eugénie, ne nous attardons pas, Car je dois te livrer à l’homme que tu épouseras Quand tu te seras reposée tout à loisir, Il t’enseignera les chemins du plaisir. » 32 Ibid. 33 Idem. 0 : 45 : 29. En version française : « Oh bien sûr, tout ça vous l’avez déjà vu. »

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Mieke Bal appelle dans Narratology: Introduction to the Theory of Narrative, des « mirroring fabulas »34, ces histoires dans l’histoire qui renvoient à une certaine lecture de la situation initiale.

34 Mieke BAL, « Levels of narration », Narratology: Introduction to the Theory of Narrative, Toronto: U of Toronto P, 2009, p.48-71.

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B/ Organisation de l’orgie romanesque et déplacement de la théâtralité dans les films

1) Écriture de l’orgie et théâtralité

Sade fut donc dramaturge, et la théâtralité est même un élément essentiel de son œuvre romanesque ; elle est, notamment, manifeste dans les scènes d’orgie. « La scène de l’orgie se définit comme la représentation d’une action collective centrée sur l’excès – sexuel, alimentaire, langagier – et la confusion : mêlée des corps, aliments hybrides, indistinction entre décor naturel et artificiel. »35 Les mots utilisés pour définir l’orgie, tels que « confusion » ou « mêlée »36 l’associent à la notion de désordre. Pourtant il semblerait que cette « représentation »37 de l’orgie chez Sade, soit affaire au contraire d’organisation et de mise en scène. « Le désir de maîtrise, inhérent au geste de l’écriture, domine la mise en scène orgiaque et lui imprime l’ordre le plus rigoureux »38 ; l’orgie chez Sade c’est comme une représentation de l’excès, paradoxalement très organisée, minutieusement orchestrée. La théâtralité des orgies est particulièrement frappante dans L’Histoire de Juliette et La Nouvelle Justine.

35 Lucienne FRAPPIER-MAZUR, Sade et l’écriture de l’orgie, Paris, Nathan, 1991, p. 6. 36 Ibid. 37 Ibid. 38 Idem, p. 29.

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a) Les décors et leur mécanique

Lucienne Frappier-Mazur, dans son ouvrage Sade et l’écriture de l’orgie s’intéresse particulièrement aux scènes orgiaques dans L’Histoire de Juliette ou les Prospérités du vice, suite des aventures de Juliette, sœur de Justine, dont elle cite le passage suivant :

Nous entrâmes ; sa chambre à coucher était fort grande, on y voyait de superbes fresques représentant dix groupes de libertinage, dont la composition peut bien passer pour le nec plus ultra de la luxure. Au fond de cette pièce était une vaste alcôve entourée de glaces et ornée de seize colonnes de marbre noir, à chacune desquelles était liée une jeune fille vue par derrière. Au moyen de deux cordons, placés comme des cordons de sonnette au chevet du lit de notre héros, il pouvait faire arriver, sur chacun des culs qui lui étaient présentés, un supplice toujours différent, lequel durait tout le temps qu'il ne retirait pas le cordon. Indépendamment de ces seize filles, il y en avait six autres et douze jeunes garçons, tant agents que patients, qui se tenaient dans deux cabinets 39 voisins, pour le service libertin de leur maître, pendant la nuit.

Elle étudie ce passage comme démonstration de l’usage obsessionnel des nombres que fait Sade, qui énumère les colonnes, qui sont au même nombre que les filles par exemple. Ce qui est également remarquable, c’est la manière de dépeindre le décor. L’alcôve évoque la cachette, l’intimité de la chambre à coucher ; l’idée d’intime tranche avec son caractère vaste, et avec le fait qu’elle est « entourée de glaces »40. Les miroirs sont des éléments très visuels ; instruments érotiques permettant aux actes orgiaques d’être reflétés sous tous les angles, on les imagine aussi bien en éléments de décor sur une scène de théâtre, pour créer par exemple un effet de démultiplication de l’action.

L’Occident a fait du miroir, dont il ne parle jamais qu’au singulier, le symbole même du narcissisme (du Moi, de l’Unité réfractée, du Corps rassemblé). Les miroirs (au pluriel), c’est un tout autre thème, soit que deux miroirs se disposent l’un en face de l’autre (image Zen) de façon à ne jamais refléter que le vide, soit que la multiplicité des miroirs juxtaposés entoure le sujet d’une image circulaire dont par là même le va-et-vient est aboli. C’est le cas des miroirs sadiens. Le

39 D. A. F. marquis de SADE, L’Histoire de Juliette [en ligne], Redire.net bibliothèque électronique [Consulté le 10/07/2015], p. 467. Disponible sur : http://www.redire.net/livres/histoire-de-juliette 40 Ibid.

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libertin aime à conduire son orgie au milieu des reflets, dans des niches revêtues de glaces ou dans 41 des groupes chargés de multiplier la même image

Les fresques sont intéressantes également, bien qu’elles ne soient pas décrites en détail : il est seulement précisé qu’elles représentent « dix groupes de libertinage » et que leur « composition peut bien passer pour le nec plus ultra de la luxure »42. La composition est laissée à l’imagination du lecteur, mais la mention de ces œuvres suggère et préfigure les orgies qui vont se dérouler dans cette chambre. Le système de cordes qui relie chaque fille à chaque colonne n’est pas sans rappeler le théâtre de machines. La participation active d’éléments du décor est un thème qu’on retrouve fréquemment, comme au château de Minski, où ce qu’on présente comme le mobilier, est en fait composé de femmes nues : « Les meubles que vous voyez ici, nous dit notre hôte, sont vivants : tous vont marcher au moindre signe. […] Cette mécanique est simple, dit le géant, en nous faisant observer de près la composition de ces meubles. »43 On retrouve l’idée de mécanique ; on se souvient que, selon Roland Barthes, il y a chez Sade une apologie de la machine44.

Le tapis roulant L’Éros sadien est évidemment stérile (diatribes contre la génération). Son modèle est pourtant le travail. L’orgie est organisée, distribuée, commandée, surveillée comme une séance d’atelier ; sa rentabilité est celle du travail à la chaîne (mais sans plus-value) : « Je n’ai vu de mes jours, dit Juliette chez Francaville sodomisé 300 fois en deux heures, un service aussi lestement fait que celui-là. Ces beaux membres, ainsi préparés, arrivaient de main en main jusque dans celles des enfants qui devaient les introduire ; ils disparaissaient dans le cul du patient ; ils en sortaient, ils étaient remplacés ; et tout cela avec une légèreté et une promptitude dont il est difficile de se faire une idée. » Ce qui est décrit ici est en fait une machine (la Machine est l’emblème sublimé du travail dans la mesure où elle l’accomplit et elle l’exonère en même temps) ; enfants, ganymèdes, préparateurs, tout le monde forme un immense et subtil rouage, une horlogerie fine, dont la fonction est de lier la jouissance, de produire un temps continu, d’amener le plaisir a sujet sur un 45 tapis roulant

41 Roland BARTHES, Sade, Fourier, Loyola, op. cit., p. 142. 42 D. A. F. marquis de SADE, L’Histoire de Juliette, op.cit., p. 467. 43 Idem, p. 463. 44 Lucienne FRAPPIER-MAZUR, Sade et l’écriture de l’orgie, op. cit., p. 37. 45 Roland BARTHES, Sade, Fourier, Loyola, op. cit., p. 129.

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On remarque une gradation, Barthes passe de la comparaison de l’orgie sadienne au travail à la chaîne, un travail rapide, efficace, rentable, à l’image de la Machine. Les corps sont réifiés, ils deviennent une partie d’un tout, un « rouage » : il file la métaphore. L’autre image utilisée par Barthes en rapport avec le concept de la Machine, est celle de l’horlogerie. Elle évoque à la fois la mécanique, la minutie, mais aussi l’idée de Dieu comme Grand Horloger, expression dans laquelle le monde est assimilé à une horloge et qui tend à exprimer un système subtile et parfait, qui met en œuvre une infinité de phénomènes simultanés. Barthes trace aussi en creux une comparaison entre la Machine de l’orgie et la société de consommation, avec la mention du « tapis roulant » qui est même le titre du passage et fait penser à la modernité et au petit univers qu’est le supermarché.

b) Les acteurs des orgies Il n’y a pas que les décors et leur mécanique qui participent à la théâtralité, il y a aussi la manière dont sont introduits, ordonnés, décrits, les participants à ces orgies. Dans Justine ou Les Malheurs de la vertu, la présentation des libertins avant la scène d’orgie à l’arrivée de Justine au couvent de Sainte-Marie-des-Bois est remarquable car elle consacre par exemple un paragraphe à chaque libertin : Dom Severino, Clément et « Antonin, le troisième acteur de ces détestables orgies »46. À la page suivante, on trouve une énumération semblable des sœurs, sauf qu’elles sont classées en fonction de leur âge : premier paragraphe, la « plus jeune des filles avait dix-huit ans »47, deuxième paragraphe « La seconde avait quinze ans »48 et ainsi de suite jusqu’à la septième. Cette structure répétitive ressemble beaucoup à la présentation des personnages au début d’une pièce de théâtre, ou didascalie initiale. On appelle les libertins des acteurs49, leur présentation se fait sous forme de liste et leurs déplacements sont chorégraphiés ; comme en témoigne le déroulement chorégraphique de la distribution des coups de fouets aux sœurs du couvent : « Les moines sont en haie ; toutes les

46 D. A. F. marquis de de SADE, Justine ou Les Malheurs de la vertu, Paris, Le Livre de Poche, 1979, p. 164. 47 Idem, p. 166. 48 Ibid. 49 Idem, p. 164.

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sœurs défilent devant eux, et reçoivent le fouet de chacun »50. Par ailleurs, Severino constate : « jamais je ne jouis d’une plus belle scène »51 ; ce qui implique que les libertins sont à la fois acteurs et spectateurs. L’orgie a également ce qu’on pourrait appeler un acte II, pour lequel on prévoit une progression de la violence, qui peut se lire comme une montée en intensité dramatique. « Reprenons-la, dit Clément, et pour lui apprendre à hurler de la sorte, que la coquine dans ce second assaut soit traitée plus cruellement. »52 Les décors, la présentation des libertins, l’extrême élaboration de la mise en scène, cette machine à produire du plaisir, « la répétition rhapsodique des situations »53 tout dans l’organisation des orgies sadiennes rappelle le théâtre. Or, les scènes que vous venons d’évoquer n’apparaissent pas dans les films, dans lesquels il semble qu’on assiste à un déplacement de la théâtralité des orgies, de leur petit théâtre à la théâtralité sous d’autres formes.

2) Déplacement de la théâtralité dans les films

Même un film comme Salò ne représente pas les orgies telles qu’elles sont décrites dans les romans de Sade, mais on y découvre une théâtralité omniprésente : dans le film de Pasolini, la mise en scène et la composition même de l’image peuvent être considérées comme théâtrales. Moi qui duperais le bon Dieu fait encore plus explicitement référence au théâtre en choisissant notamment de mettre en scène des répétitions, que l’on peut mettre en résonance avec l’usage de la répétition dans les romans de Sade, motif central de la représentation de l’orgie.

Non sans d’importantes différences, écriture et perversion sont deux activités créatrices. Avec la pratique, le travail textuel s’enrichit, par rapport aux Cent-Vingt Journées de Sodome, tout au long des deux mille pages de La Nouvelle Justine et de L’Histoire de Juliette. Ces romans accentuent la 50 Idem, p. 176. 51 Idem, p. 175. 52 Ibid. 53 « Pasolini / Sade : une leçon de choses » conférence de Jennifer Verraes – Toutes les rencontres – Forum des images [en ligne]. Forum des images, 2011, 0 : 19 : 40 [Consulté le 11/12/2014]. Disponible sur : http://www.forumdesimages.fr/les-rencontres/toutes-les-rencontres/pasolini-sade-une-lecon-de-choses

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polyvalence de la répétition et sa fonction de satisfaction pulsionnelle, et Sade en exploite de plus en plus les possibilités scripturales, y compris tous les modes de la parodie. L’orgie, qui met en scène la répétition de la performance sexuelle fait jouer le lien entre le corps textuel et le corps 54 érotique et constitue le noyau narratif du roman.

Non seulement la répétition a un rapport avec la « satisfaction » de pulsions, mais elle signifie aussi l’exploration systématique de toutes les possibilités, toutes les options imaginables, en modifiant quelques éléments, parfois en ajoutant certains autres. Lucienne Frappier-Mazur considère en tout cas qu’il s’agit du « noyau narratif du roman »55, c’est-à-dire une structure particulière, essentielle, autour de laquelle s’organise la narration. Enfin, de manière plus indirecte, on peut voir le petit monde animal de Marquis comme un théâtre de marionnettes, de par l’esthétique, les costumes, le caractère des personnages.

a) Le théâtre de Salò, une esthétique de la cérémonie

Au début du film, l’un des quatre « amis » lit le règlement des journées qui vont suivre aux jeunes gens qu’ils viennent tout juste de faire capturer. Un plan nous montre ces derniers de dos, écoutant le discours56 ; les amis et les narratrices se tiennent juste au-dessus de ce groupe, au balcon. Il est aisé de voir qu’ils se tiennent parfaitement au milieu de ce balcon grâce aux grandes colonnes qui le surplombent. On compte quatre colonnes à leur gauche et quatre à leur droite, sous lesquelles on trouve un groupe armé de chaque côté. La symétrie du plan est frappante, tout comme sa largeur qui peut faire penser au théâtre filmé, ce qui, comme le rappelle Jacques Zimmer, ne correspond pas à la tradition cinématographique italienne lyrique :

54 Lucienne FRAPPIER-MAZUR, Sade et l’écriture de l’orgie, op. cit., p. 87. 55 Ibid. 56 Annexe n°1, p. 97 de ce document.

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Homme de théâtre consommé, le romancier maniait volontiers le dialogue et faisait usage de toutes les possibilités de l’écrit pour « donner à voir », procédant par vastes compositions qu’on pourrait qualifier de « scéniques ». Disposant, lui, de l’image animée sonore, Pasolini procède de même, par longs plans fixes où les actions et les personnages s’étagent dans la profondeur du champ en rupture avec la tradition italienne lyrique et mélodramatique. Une véritable mise en scène « de théâtre » où les quatre narratrices font office de coryphée, soit pour accompagner des actions se déroulant en arrière-plan, soit pour les susciter.57

L’étagement des personnages et éléments dans la profondeur de champ est particulièrement visible dans les scènes où les narratrices racontent leurs expériences. L’entrée en scène de la première est soigneusement composée, à la fois chorégraphiée et symétrique 58. Alors que jeunes gens et libertins sont répartis également de part et d’autre de la pièce, la narratrice apparaît au centre du plan en haut d’un escalier qu’elle descend, lentement et avec grâce, portant une robe de tulle et une cape de fourrure qu’elle fait légèrement tournoyer avant de s’asseoir et de commencer son histoire. Elle est accompagnée par le piano, et quand elle se meut, on croirait qu’elle danse ; on a le sentiment que tous ses mouvements font partie d’une chorégraphie. En fait, ce qui paraît presque importer plus que ses paroles c’est la cérémonie, la descente des marches, la musique, le placement du public. Elle fait quelques pas de danse après avoir été interrompue par l’un des quatre scélérats qui critique son récit qui, selon lui, manque de détails car on ne connaît par exemple pas la taille du sexe de l’homme dont elle parle. Le fait qu’on puisse apparenter les narratrices à un coryphée, et cette critique qui tient de la critique de dialogues en vue d’apporter des modifications, nous fait penser que c’est une sorte de pièce qui se joue là. Dans ce théâtre mis en abyme, on trouve différents types de scènes comme des scènes d’éducation sexuelle ou de repas ; Mazabotto c’est un théâtre de la cérémonie, au cœur duquel se déroule notamment la célébration d’un pseudo-mariage. Pendant cette séquence, rien n’est laissé au hasard non plus, les faux mariés ont de magnifiques costumes, leur cortège est nu, chacun porte un petit bouquet, ce qui donne un ensemble épuré et harmonieux. On peut dire par ailleurs qu’une attention particulière est prêtée aux costumes dans le film, qui va au-delà de la représentation d’un naturel bourgeois, comme le précise cette note d’intention de Pasolini à propos de Salò.

57 Jacques ZIMMER, Sade et le cinéma, op. cit., p. 178-179. 58 Annexe n°2, p. 97 de ce document.

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Stylistic elements in the film

Accumulation of daily characteristics of wealthy bourgeois life, all very proper and correct (double-breasted suits, sequinned, deep cut gowns with dignified white fox furs, polished floors, sedately set tables, collections of paintings, in part those of 'degenerate' artists (some futuristic, some formalistic); ordinary speech, bureaucratic, precise to the point of self-caricature.59

Les costumes avaient également une grande importance dans Les Cent Vingt Journées de Sodome, comme en témoigne ici Roland Barthes :

ou bien le vêtement est réglé en fonction de sa théâtralité, on lui impose ces protocoles de spectacle qui font chez Sade – hors le « secret » dont on a parlé – toute l’ambiguïté de la « scène », orgie réglée et épisode culturel qui tient de la peinture mythologique, du final d'opéra et du tableau des Folies-Bergère ; la substance en est alors communément brillante et légère (gazes et taffetas), le rose y domine, du moins pour les jeunes sujets ; tels sont les costumes de caractère, dont sont revêtus chaque soir, à Silling, les quatrains (à l'asiatique, à l'espagnole, à la turque, à la grecque) et les vieilles (en sœurs grises, en fées, en magiciennes, en veuves).60

On a bien l’impression en ce qui concerne les costumes dans le roman d’un foisonnement, d’une recherche de théâtralité, de raffinement et d’exotisme. Dans la mise en scène érotique poussée à son paroxysme dans Les Cent Vingt Journées de Sodome, les « vieilles » comme les « quatrains » sont déguisés pour incarner toutes sortes de fantasmes ; on retrouve cette volonté d’explorer toutes les possibilités à travers le jeu de rôles. Même si Pasolini a réinventé ces costumes et les a actualisés et simplifiés, on retrouve les uniformes militaires, qui ne sont pas des costumes de fantaisie cette fois, étant donné que le cadre du film est une dictature. Les costumes des narratrices, eux, sont fantaisistes et un peu datés, et leur surcharge est pour le coup en décalage avec la simplicité des tenues des prisonniers, qui sont même souvent 59 Pier Paolo PASOLINI, « A Mad Dream » [en ligne]. Zakka.dk – Interview with European screenwriters [Consulté le 10/07/2015]. Disponible sur : http://zakka.dk/euroscreenwriters/interviews/pier_paolo_pasolini.htm Je traduis : « Éléments stylistiques du film Accumulation de détails caractéristiques d’une bourgeoisie aisée, le tout très correct et convenable (vestons croisés, robes très décolletées, pailletées, assorties de fourrures de renard emplies de dignité, sols lustrés, tables sagement arrangées, collections de tableaux, dont en partie ceux d’artistes "immoraux" (certains futuristes, d’autres formalistes) ; discours ordinaire, bureaucratique, précis au point de l’auto-caricature. » 60 Roland BARTHES, Sade, Fourier, Loyola, op. cit., p. 26.

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complètement nus. On notera enfin l’accompagnement au piano qui rythme les récits des vieilles prostituées, l’importance de la musique, qui, se conjuguant avec l’importance des costumes et avec celle du respect des règles, constituent un des éléments essentiels de toute cérémonie. Si en effet on voit à l’œuvre dans Salò une esthétique de la cérémonie, on peut se demander quelle est la nature, la fonction de ce cérémonial. Rappelons que le cadre choisi par le réalisateur n’a plus grand-chose à voir avec le décor de contes du roman.

Le modèle du lieu sadien est Silling, le château que Durcet possède au plus profond de la Forêt Noire et dans lequel les quatre libertins des 120 journées s'enferment pendant quatre mois avec leur sérail. Ce château est hermétiquement isolé du monde par une suite d'obstacles qui rappellent assez ceux que l'on trouve dans certains contes de fées : un hameau de charbonnierscontrebandiers (qui ne laisseront passer personne), une montage escarpée, un précipice vertigineux qu'on ne peut franchir que sur un pont (que les libertins font détruire, une fois enfermés), un mur de dix mètres de haut, une douve profonde, une porte, que l'on fait murer sitôt entrés, une quantité effroyable de neige enfin.61

Loin d’être évasif sur l’emplacement du château, Pasolini en fait même le titre de son film. L’endroit est un château italien, Marzabotto, à Salò. Par ailleurs, on l’a dit, Salò évoque un lieu mais aussi un moment précis de l’histoire italienne et de la dictature mussolinienne. C’est donc dans ce contexte particulier que se comprend l’esthétique du cérémonial dans le film. Dans « Sade / Pasolini, une leçon de choses », Jennifer Varraes compare le château des « amis » aux milieux d’enfermements ou sociétés disciplinaires décrites par Michel Foucault en 1973. « Les tâches quotidiennes sont rigoureusement organisées comme à l’école et comme à l’usine, elles sont foncièrement répétitives. À Silling comme à Marzabotto, il n’est pas question de transiger sur l’emploi du temps ou sur l’ordre dans lequel doivent s’accomplir les travaux. »62 Selon Barthes, le modèle de l’orgie chez Sade c’est le travail, voire la Machine ; dans sa présentation du film, Jennifer Varraes met en perspective l’organisation de la vie à Marzabotto grâce à des réflexions menées à l’époque de la création du film. C’est en 1973 que sort Surveiller et punir, le fameux ouvrage de Michel Foucault. Il y invente le 61 Idem, p. 21-22. 62 « Pasolini / Sade : une leçon de choses » conférence de Jennifer Verraes – Toutes les rencontres – Forum des images [en ligne]. Forum des images, 2011 [Consulté le 11/12/2014]. Disponible sur : http://www.forumdesimages.fr/les-rencontres/toutes-les-rencontres/pasolini-sade-une-lecon-de-choses

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concept de société disciplinaire qui est une société qui repose sur la surveillance permanente de chacun, sur le contrôle de chaque individu ; mécanismes tout droits sortis de l’univers carcéral, mais qui se répandent de façon insidieuse sous des formes plus souples dans le reste de la société. Cette lecture est intéressante car elle fait écho à des réflexions en cours dans les années soixante-dix, qui ont pu inspirer Pasolini. On voit bien comment le texte sadien peut s’adapter à différentes problématiques modernes, celle du tapis roulant et de la société mécanisée et de consommation, le développement masqué du modèle social disciplinaire, de contrôle et de surveillance.

b) Moi qui duperais le bon Dieu, répétition(s)

On pourrait croire que le film de Maria Pinto représente la préparation d’une pièce de théâtre. On ne peut pourtant pas considérer Moi qui duperais le bon Dieu comme un cas de mise en abyme au même titre que Sade et Quills même si le théâtre est au cœur du film comme on va le voir. Dans ce film qui donne l’impression d’être entre le documentaire et la fiction, on trouve des scènes de lecture, des acteurs qui s’entraînent assis autour d’une table ; on les voit tenter d’améliorer leur diction, être dirigés, se tromper, recommencer, ajuster ; en d’autres termes, ils répètent. Les textes qu’ils lisent ne sont pas issus d’une pièce mais de la correspondance du marquis, correspondance de laquelle Maria Pinto a également tiré son titre, plus précisément dans une lettre adressée à son avocat. Le travail à l’œuvre sur les lettres dans le film ainsi que d’autres éléments théâtraux essentiels comme les scènes d’improvisation, de costumes, redonnent à ces lettres tout leur caractère incisif et dramatique. Cette mise en valeur du texte sadien passe par le procédé qu’est la répétition. Les mots sont répétés comme lors de la préparation d’une pièce, aussi un peu comme une incantation, une litanie qui reste en mémoire, mais c’est surtout une caractéristique remarquable de l’écriture romanesque de Sade. « L’expressivité du roman sadien tient à la qualité de sa composition. La litanie, la répétition mécanique des situations, Barthes parle de roman rhapsodique. »63 C’est une répétition maîtrisée, voire virtuose, qui repose sur de subtiles variations.

63 « Pasolini / Sade : une leçon de choses » conférence de Jennifer Verraes – Toutes les rencontres – Forum des images [en ligne]. Forum des images, 2011, 0 : 19 : 40 [Consulté le 11/12/2014]. Disponible sur : http://www.forumdesimages.fr/les-rencontres/toutes-les-rencontres/pasolini-sade-une-lecon-de-choses

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Dans une optique narratologique, la séquence programme-scène fait ressortir chez Sade un grand art de conteur. De même que, pour un acteur jouant cent fois la même pièce, chaque représentation a une qualité unique, de même des différences s’introduisent dans la narration respective du programme et de la scène, si bien que le rapport spectaculaire qui continue à les unir se révèle à 64 l’examen comme un effet de lecture plus qu’une réalité.

Dans cet ouvrage, Fabienne Frappier-Mazur définit la séquence programme-scène, qui conjugue dans les romans de Sade les passages qui annoncent les orgies, où sont présentés les protagonistes et les évènements à venir, et la scène d’orgie qui s’ensuit. La scène vient donc s’inscrire comme une sorte de répétition du programme, mais elles ne sont pour autant jamais exactement semblables. L’adjectif « spectaculaire » on peut l’entendre au sens d’exceptionnel et de spectacle, un lien extrêmement fort entre programme et représentation. L’idée d’effet de lecture est intéressante, c’est une mise en abyme : la scène demeurant l’une des lectures possibles du programme. Sade était également quelqu’un pour qui les coïncidences n’existaient pas : on se souvient comme il mettait en rapport les évènements théâtraux de sa vie à des drames personnels. Il existe chez lui un certain « fétichisme numérique »65 s’appuyant parfois sur l’apparition récurrente de certains nombres qui prenaient du coup une certaine signification. Les répétitions dans le film de Maria Pinto font donc référence à l’œuvre du marquis, mais aussi indirectement, à l’homme qu’il était. Elles permettent aussi d’introduire le personnage de la répétitrice, maîtresse femme qui mène sa troupe à la baguette. Cette relation de domination, on peut la voir comme un clin d’œil au sadomasochisme ; ces acteurs sont un peu dirigés comme les participants à l’orgie ; leur corps est au cœur du film. Car même si Moi qui duperais le bon Dieu n’a pas de Sade-personnage, je pense que le film parvient à « incarner » Sade : les répétitions, improvisations et corps des acteurs, font exister Sade à travers ses propres mots. Cette démarche ressemble à celle qui semble avoir été celle du marquis pour la rédaction de sa correspondance en prison. Les lettres sont pour l’absent une tentative de se rendre présent. Absent du foyer, le marquis prisonnier écrit à sa femme ; absent

64 Lucienne FRAPPIER-MAZUR, Sade et l’écriture de l’orgie, op.cit., p. 97. 65 « Pasolini / Sade : une leçon de choses » conférence de Jennifer Verraes – Toutes les rencontres – Forum des images [en ligne]. Forum des images, 2011, 0 : 16 : 24 [Consulté le 11/12/2014]. Disponible sur : http://www.forumdesimages.fr/les-rencontres/toutes-les-rencontres/pasolini-sade-une-lecon-de-choses

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des affaires en général, il écrit à son avocat : dans l’extrait contenant le titre, il s’impatiente qu’on ne lui envoie par les mille livres qu’il réclame.

En vérité je suis bien las d’être pris pour une bête et de voir qu’un tas de gens que je jouerais sous jambe si je voulais m’en mêler, et qui à peine sont sortis de leur coquille et de leur village, veulent m’en imposer, m’aveugler, me faire croire ce qu’ils veulent, à moi, à moi qui duperais le bon Dieu 66 si je l’entreprenais !

On sent dans cette lettre une certaine frustration qui s’exprime. L’emploi du conditionnel « que je jouerais si je voulais m’en mêler » révèle un sentiment d’impuissance puisqu’il ne peut que réclamer et attendre. En effet, d’autres, comme son avocat ou sa belle-mère ont son sort entre leurs mains. Il est aussi absent de la scène littéraire et des planches. L’écriture et la rédaction de ses lettres, lui permettent de lutter contre l’absence mais aussi la mélancolie et l’absence de sens. Même si les courriers adressés à sa femme notamment sont dans le registre de l’intime, ces textes épistolaires paraissent être aussi des exercices de style. Ils nous font voir comme Sade a l’art de transformer une simple anecdote en véritable drame, saynète.

S’il y avait bonne justice à Paris, il faudrait pendre l’empoisonneur qui vous fournit vos liqueurs. À l’instant que je vous écris, je suis malade comme une bête pour avoir bu deux cuillérées de l’une de celle qu’il fait payer trois francs la demi-bouteille. Il entre là-dedans du poivre, de la litharge, de la mine de plomb, du souffre, et toutes les drogues dont on se servirait pour faire un breuvage à 67 Lucifer si on avait envie de le tuer.

Pour une vague histoire d’indigestion, de maladie, il fait un scandale, mais bien plus que cela en vérité. Le vendeur de liqueurs est appelé « empoisonneur » : élevé au rang de criminel de grands chemins, il acquiert un surnom de tueur en série. L’emphase, l’exagération dans lesquelles on compte « il faudrait qu’on pende », la liste des ingrédients supposés de la boisson tous plus farfelus les uns que les autres, ainsi que la fin « et toutes les drogues dont on se servirait pour faire un breuvage à Lucifer si on avait envie de le tuer » montrent à la fois une certaine exaspération et son art de conteur, et d’écrivain. Dans la dernière phrase que je viens de citer, il y a une allitération en « r » qui intensifie cette exaspération, et une rime 66 Jacques RAVENNE (choix de lettres établi par), Sade, Lettres d’une vie, Paris, 10/18, 2013, p. 22. 67 Maria PINTO, Moi qui duperais le bon Dieu [DVD], France : Antoine Martin production, 2014. 0 : 06 : 04.

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intérieure entre « faire » et « Lucifer ». Ce désir si prégnant de captiver son lecteur, ce besoin d’écrire et de raconter même de petits détails du quotidien m’évoque ce que Paul Ricœur dit de notre rapport à la narrativité.

Là où le narrateur aristotélicien apparaissait comme celui qui perçoit plus vivement l’inéluctable métamorphose de l’être et qui l’exacerbe encore par le récit, le narrateur devient chez Ricœur celui qui stabilise provisoirement le devenir et réplique à la mélancolie par l’intelligibilité d’une intrique et l’exhumation d’un sens sommeillant jusque-là dans les profondeurs de l’expérience.68

Se construire un rempart face à la mélancolie, c’est un peu ce que Sade fait dans ses lettres ; narrateur du roman de sa vie, il fixe l’instant et surtout tente de donner un sens à la situation difficile dans laquelle il se trouve. Dans ces textes, on trouve le roman de son quotidien, ou son petit théâtre ; Annie Le Brun parle de théâtre mental en ce qui concerne son imagination et la structure des Cent Vingt Journées de Sodome ; et puis il y a aussi les petites scènes, construites non pas seulement mentalement mais matériellement, à son château de La Coste ou à Charenton. Il sait aussi continuer d’exister et de créer. Les acteurs et le film intègrent ces lettres dans un spectacle « vivant » ; vivant aussi par la mise en valeur du corps de ces acteurs, qui se mêlent, se touchent, s’aident à enfiler leurs costumes, leurs « déguisements » de femmes. Elle révèle une autre façon d’utiliser le théâtre pour parler de Sade, elle restitue le rapport charnel aux mots et fait renaître les écrits du marquis dans cet espace clôt et épuré, semblable à la scène, que nous propose le film ; de la même façon que la riche et belle correspondance du marquis, ainsi que certaines de ses plus grandes œuvres sont nées dans la captivité. Même s’il s’agit de lecture de lettres et non pas d’un texte de théâtre, les répétitions font sens à la lumière du rapport à l’écriture de D. A. F. de Sade et de son perfectionnisme. Désolé quand il croit le manuscrit des Cent-vingt Journées perdu pour toujours, il s’inquiète surtout de sa nature inachevée, pleine d’erreurs. Je pense que la recherche obsessionnelle du mot juste, de la formule parfaite est traduite dans le film par la recherche de la lecture, de l’intonation parfaite. Moi qui duperais le bon Dieu met en scène costumes, répétitions, lectures, improvisations, il a donc un rapport direct au théâtre, tout comme Quills et Sade, qui, contrairement au film de Maria Pinto incluent au cœur de l’action une pièce proprement dite.

68 Jean-François HAMEL, Revenances de l’histoire, Paris, Les Editions de Minuits, 2006, p. 216.

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Nous allons voir ensuite que le théâtre est extrêmement présent, sous d’autres formes, dans les autres films auxquels nous nous intéressons, Salò ou Les Cent-Vingt Journées de Sodome de Pier Paolo Pasolini et Marquis de Roland Topor et Henri Xhonneux.

c) Marquis, un théâtre de marionnettes

Ce sont des acteurs qui jouent les rôles inventés par Xhonneux et Topor pour Marquis, pourtant, l’étrangeté des masques qu’ils portent, le mouvement dont ils s’animent quand les acteurs parlent, font penser à faire des marionnettes. On peut noter aussi le petit théâtre que Marquis construit pour Colin, son pénis69 qui ressemble à un théâtre de Guignol. Colin est tout costumé, porte même une perruque, et son mauvais jeu d’acteur achève de rendre cette scène comique. Cette scène peut également évoquer un passage des Crimes de l’amour, cité ici par Annie Le Brun dans Petits et grands théâtres du marquis de Sade :

Et s’attacherait-on à relever des exemples incontestables des innombrables emprunts de Sade au monde du théâtre, qu’on arriverait à chaque fois à constater une utilisation systématique de la technique théâtrale à des fins érotiques, mais de sorte à ce que le dispositif scénique puisse servir autant de machine à plaisir que d’instrument de connaissance. Car le but de Sade n’est pas de mettre simplement tel ou tel fantasme, même s’il n’est aucun de ses personnages qui ne commence par se donner le plaisir enfantin, inquiétant et parfois bouleversant de telles fêtes. On pense bien sûr ici à « l’espèce de petit théâtre » que l’on fait tourner avec un cordon de soie et sur lequel Monsieur de Franval présente à un ami sa toute jeune fille Eugénie « nue sur un piédestal » […]. Le fait est que constamment Sade détourne, au sens le plus moderne du terme, l’instrument théâtral pour voir et faire voir ce qui s’agite au fond de l’homme. 70

Il n’y a pas que le petit théâtre intime de Marquis et Colin, il y a aussi les pièces jouées par Pigonou et Loupinou dans le cachot, qui se prennent pour les héros des La Philosophie dans le boudoir du marquis de Sade. Pigonou se plaint : « J’en ai assez d’interpréter les Liaisons

69 Annexe n°3, p. 98 de ce document. 70 Annie LE BRUN, Jean BENOIT (dir.), Petits et grands théâtres du marquis de Sade, op. cit., p. 23.

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dangereuses ! J’aimerais être un bijou indiscret… »71 Ils éclatent de rire. Comme avec Colin, Marquis tient le rôle de metteur en scène ; il interrompt ses acteurs au bout d’un moment car il trouve leur jeu mauvais : « Non pas comme ça ! On dirait que vous voulez l’égorger […] Loupino vous êtes trop mauvais, quel amalgame ! Même à Charenton vous n’auriez que les seconds rôles »72 ; c’était tout de même censé être une scène d’amour. Marquis se détourne de ses codétenus pour s’adresser à Colin, mais Pigonou et Loupino ont alors l’impression qu’il parle tout seul, Loupino ironise alors : « Oh, il s’imagine qu’il a une troupe de comédiens dans la culotte »73. Encore une fois, à la manière de M. de Franval et comme à Charenton, le Marquis dispose ses codétenus sur un petit théâtre. Lorsqu’ils jouent, l’humour est potache et parodique, ils plaisantent sur Les Liaisons dangereuses et La Philosophie dans le boudoir. Or, le théâtre de marionnettes, genre populaire venant de la foire, représente beaucoup de parodies d’opéra à partir du

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XVII

siècle. Cela inscrit selon moi le film de Xhonneux et Topor dans un

registre parodique vis-à-vis de films tels que Sade ou Quills, bien qu’ils soient postérieurs à Marquis. Ils prennent en tout cas à rebours le concept de fiction biographique et s’inscrivent dans un registre moins sérieux. D’autre part, la particularité du film est que, bien qu’ayant autrement toutes les caractéristiques d’êtres humains, les personnages sont des animaux. Un peu à la façon des animaux doués de parole des Fables de La Fontaine, les caractéristiques animales et les traits de caractère appuyés des protagonistes permettent de façonner des rôles aisément identifiables. On associe plus facilement les personnages à des types, à certains traits de caractère. Le coq est le chef de la basse-cour, à laquelle on compare automatiquement la Bastille ; le spectateur voit en Justine la demoiselle en détresse, en Dom Pompero le scélérat hypocrite et en Ambert le bouffon. Cela donne à l’atmosphère générale du film des airs de farce de Guignol. Le jeu des acteurs est très appuyé, et parfois leurs phrases sont ponctuées par des bruits d’animaux ; Pigonou le cochon, grouine, par exemple. Le spectateur a dès lors un rapport plutôt simple à ces personnages : on sait qui on plaint, qui on déteste et qui on moque. On l’a dit, le type d’humour est également fidèle à la tradition du spectacle, de marionnettes, jeux de mots, humour grivois, pour un rire facile, sans prétention. C’est aussi

71 Henri XHONNEUX, Marquis [DVD], 01 : 05 : 40. 72 Ibid. 73 Ibid.

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une manière de prendre de la distance, de refuser la reconstitution biographique et de tendre davantage vers une rêverie sur Sade et son œuvre, même si pour cela Henri Xhonneux et Roland Topor ont choisi un cadre historique précis : le marquis à la Bastille à la veille de la Révolution.

Des orgies des célèbres romans sadiens tels que Justine ou Les Malheurs de la vertu, L’Histoire de Juliette ou Les Cent Vingt journées de Sodome qui constituent de petites représentations théâtrales disposées au cœur de la narration, l’on passe à l’esthétique que la cérémonie et de la machine chez Pasolini, à la répétition rhapsodique du texte et des scènes d’improvisation chez Maria Pinto, ou encore au théâtre de marionnettes chez Henri Xhonneux et Roland Topor. Tout porte à croire, en dehors évidemment de l’ambition de créer une œuvre originale, que représenter le marquis de Sade à l’écran est problématique, et qu’il s’agit de contourner l’irreprésentable. Il ne s’agit pas de représenter les orgies telles qu’elles sont décrites dans les romans pour faire un film fidèle à l’esprit de Sade. Mais au fond, sait-on vraiment ce qui est fidèle à son esprit ? Nous allons constater que dans les films une attention particulière est portée à la mise en scène, à l’élaboration du personnage Sade et de la représentation de l’écrivain.

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II – Mise en scène du marquis de Sade et représentation de l’écrivain

Les fictions telles que Sade, Marquis, ou Quills font du marquis de Sade leur personnage principal, et ces différents films développent différentes facettes de la figure « Sade » comme l’indique Jacques Zimmer : « Chaque scénariste s’en approprie une parcelle, chaque réalisateur en tire un croquis : […] doux et contemplatif pour Xhonneux et Topor (Marquis), […] littérateur apaisé et sarcastique pour Benoît Jacquot (Sade), provocateur forcené pour Philip Kaufman (Quills) »74. Dans trois films sur les cinq qui composent notre corpus, on a un Sade personnage : Marquis, le Sade joué par Daniel Auteuil chez Jacquot et par Geoffrey Rush chez Kaufman. Quelles sont leurs caractéristiques ? Ces différentes facettes que l’on nous montre forment-elles un portrait cohérent ? Une similitude importante est que ces trois personnages sont tous des individus précédés par leur réputation. Nous verrons précisément comment ces fictions jouent avec des éléments biographiques et avec la notion de mauvaise réputation, s’ils la justifient ou la contredisent. Pour Thomas Wynn, c’est cette réputation même qui explique l’existence cinématographique du marquis : De son vivant Sade a été un personnage dont la vie se transforme en anecdote, fiction et image. En 1775, il écrivait à son avocat : « Il ne se fouettera plus un chat dans la province sans qu’on se dise : "C’est le marquis de S". Vous l’avez vu par toutes les histoires absurdes qui se firent à Apt cet hiver, oui, vous l’avez vu, vous l’avez senti… ». Il n’est donc pas surprenant que, à la suite de ses vies posthumes littéraires, dramatiques et artistiques, il ait eu une existence cinématographique 75

Dans la lettre citée ci-dessus, Sade exprime l’idée que cette réputation fait de lui le coupable idéal de n'importe quel crime, tant les gens sont prévenus contre lui. Imaginons que l’un des films prenne le parti de donner du crédit à cette réputation sulfureuse, comment traiterait-il la subversion à l’écran ? Ces problématiques reflètent selon moi les questions que tout lecteur

74 Jacques ZIMMER, Sade au cinéma, op.cit., p. 9-10. 75 Thomas WYNN, « Sade et la théâtralité dans Quills », in Régine JOMAND-BAUDRY, Martine NUEL, Images cinématographiques du siècle des Lumières, Paris, Éditions Kimé, 2012, p. 125.

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novice se pose lorsqu’il lit le marquis de Sade pour la première fois : y a-t-il une quelconque promiscuité entre narrateur et auteur ? Sade a-t-il torturé, violé, tué, comme les quatre scélérats de Marzabotto ? D’où peut bien lui venir l’inspiration pour tous ces raffinements de cruauté ? Car on est finalement un peu décontenancé par une œuvre aussi noire que Les Cent Vingt Journées de Sodome, on voudrait comprendre, l'expliquer. Comment les cinéastes des e

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siècles envisagent-ils ces problématiques ? Le réalisateur qui exploite le plus l’aspect

subversif de l’univers sadien parmi ceux de notre corpus est bien entendu Pasolini, qui réalise l’unique adaptation romanesque parmi les cinq films. Il touche ici à ce qui semble à première vue irreprésentable, inadaptable dans l’œuvre de Sade : le sexe, la merde, le sang. Nous verrons comment ces éléments sont mis en scène à l’écran dans Salò mais aussi dans les autres films où ils sont présents mais de façon plus diffuse.

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A/ Un homme précédé par sa réputation

1) La réputation du marquis, ressort dramatique

Dans Quills, la première fois que le spectateur aperçoit le marquis de Sade joué par Geoffrey Rush, c’est à travers l’ouverture qui se trouve sur la porte de sa cellule. Il ne s’agit que d’un aperçu rapide, d'autant plus que l’acteur tourne le dos à la caméra76, avant de dévoiler son œil par le judas. Le spectateur n’a, dès lors, qu’une vision partielle du personnage, qu’il attend de compléter. Ce n’est qu’après quinze minutes de film qu’on lui dévoile véritablement la physionomie du personnage, cette apparition est préparée en amont, surtout par les répliques d'autres personnages. En effet, l’absence de Geoffrey Rush à l’écran lors de ces premières minutes est loin d’être une absence totale ; au contraire, l’idée du personnage Sade est omniprésente. On s’échange ses textes, on les lit, on parle de lui et on débat des rumeurs qui courent à son sujet. Les amis et collègues de Madeleine s’interrogent sur la raison de la détention du marquis à Charenton et l’un d’eux déclare : « He writes books so wicked, so black with evil, that one man killed his wife after reading him » ; un autre ajoute « And two mothers miscarried their babies, I’d say that’s murder enough »77. La femme, quant à elle, dit : « I hear he’s got a whetstone and a chisel and he uses them to sharpen his teeth »78. L’emploi de l’expression « I hear » prouve qu’elle relaie des on-dit, qui font ni plus ni moins du marquis un ogre de conte de fées qui aiguise ses dents avant de dévorer ses victimes. Les deux garçons mettent la présence du marquis à l’asile sur le compte de ses œuvres, dont la lecture aurait eu des conséquences funestes, meurtrières ; la femme, le soupçonne lui-même de comportements anormaux, comme peut-être du cannibalisme. L’avis de Madeleine vient nuancer le portrait assez noir dressé par ces remarques, car celle-ci prend 76 Annexe n°4, p. 98 de ce document. 77 Philip KAUFMAN, Quills, la plume et le sang [DVD], 0 : 13 : 52. En version française : « Il écrit des livres tellement pervers, tellement pleins de noirceur, qu’un homme a tué sa femme après les avoir lus ! » « Et que deux femmes enceintes ont fait une fausse couche. Pour moi ça équivaut au moins à un meurtre ! ». 78 Idem, 0 : 13 : 33. En version française : « On m’a dit qu’il a une pierre à affûter et un ciseau dont il se sert pour aiguiser ses dents. »

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la défense de l’écrivain : « He’s a writer, not a mad man! »79 Cette discussion, avec celle à la cour de Napoléon, préparent progressivement l’entrée en scène de Sade. Il y a une montée en intensité qui va jusqu’à l’effet de suspense dans la scène où Madeleine pénètre finalement dans la cellule du fameux marquis. Une fois la porte ouverte, il a disparu, on la voit le chercher sur la pointe des pieds80 ; et bien qu’on l’ait vue tenter de contredire les rumeurs au sujet du marquis, elle a tout de même l’air d’avoir peur. Il apparaît là où elle ne l’attendait pas, elle sursaute. Le Sade joué par Daniel Auteuil est tout à fait conscient que sa réputation le précède, on le comprend bien lorsqu’il se présente aux Lancry dans la voiture au début du film : il se contente de dire « Sade » sans décliner son nom complet ; il ne ment pas sur son identité mais ne la met pas non plus en avant, comme s’il craignait la réaction des autres. À la sortie de voiture, on constate que ses craintes sont justifiées lorsque Madame de Lancry glisse à sa fille « Ne parlez pas à cet homme »81. Cette invitation à ignorer un personnage peu recommandable fait écho au « Ne lui parlez pas ! »82, lancé par un codétenu de Saint-Lazare au tout début du film. Sa réputation provoque donc de la méfiance chez les autres personnages, mais elle s’avère lui conférer à la fois paradoxalement un pouvoir de séduction. On peut dire d’Émilie de Lancry dans le film de Jacquot que cohabitent chez elle répulsion et attirance vis-à-vis du marquis, et c'est bien la fascination qui prend le dessus. Le scénariste du film, Jacques Fleschi, voulait en faire un personnage d’amoureuse : « Ce qu’elle va proposer à Sade, et ce qui est touchant, c’est au fond de devenir sa femme, rôle qu’il ne peut bien sûr lui proposer ! »83 Un autre personnage est complètement sous le charme du personnage du marquis de Sade dans Marquis de Topor et Xhonneux : Ambert, le rat geôlier de la Bastille. Marquis constitue son fantasme absolu et il cherche par tous les moyens, en passant par le chantage, à coucher avec lui. Cette obsession est probablement fondée sur la réputation sulfureuse du marquis. « Tu me rends fou ! Je ne dors plus… Depuis que je t’ai vu retirer ta chemine […] Ah, j’aime ton corps souple et dur à la fois… »84 Quel que soit le film, on voit que le personnage du marquis est loin de laisser indifférent et l’on assiste à tous types de 79 Idem, 0 : 13 : 37. En version française : « C’est un écrivain, pas un malade mental ! » 80 Idem, 0 : 16 : 00. 81 Benoît JACQUOT, Sade, [DVD], 0 : 07 : 20. 82

Idem, 0 : 02 : 01.

83 Xavier LARDOUX, Le cinéma de Benoît Jacquot, Paris, Éditions PC, 2006, p. 122. 84 Henri XHONNEUX, Marquis, [DVD], 00 : 03 : 10.

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réactions face à sa réputation, à ses méfaits supposés, à son œuvre. Dans Marquis, Sade et Quills on n’a en effet pas de narrateur, de voix-off pour nous expliquer ce problème de la mauvais réputation, leitmotiv dont la représentation repose avant tout sur la manière dont les autres protagonistes réagissent au contact du marquis, un peu comme un procédé de contrechamp. La réputation du marquis de Sade est un enjeu important dans les fictions qui mettent en scène le personnage du marquis de Sade, au point qu'elle devient même un ressort de l’intrigue, car les autres personnages ne font pas que donner leur avis sur Sade, ils agissent. Dans Marquis, Juliette révèle son lourd secret au confesseur de la Bastille, le chameau Dom Pompero :

J’avais retiré mes vêtements, un par un, pour prendre un bain dans la rivière. Tandis que les trois autres me maintenaient au sol, un quatrième gentilhomme dissimulé par un masque, abusait de moi de toutes les façons possibles. […] c’était le roi ! […] quand son masque a glissé, je l’ai immédiatement reconnu85

À ces mots, le confesseur s’insurge, traite Justine, qui clame être victime d’un viol, de menteuse et ce qui est peut-être encore pire, de prétentieuse. Le prêtre la réprimande et la défend de répandre de tels mensonges. Un peu plus tard, ce même chameau ecclésiaste dit, en rapportant cette conversation au gouverneur de la Bastille « J’ai toutes les raisons de la croire »86. Sa réaction outrée était feinte, il s’agissait de l’intimider pour la réduire au silence. Il va même plus loin : pour mettre le roi hors de cause il suffirait de faire en sorte que Marquis « viole » Justine, on répandrait le bruit de ce crime dans le monde, et ainsi, à la naissance de l’enfant, tout le monde croirait qu’il s’agit de l’œuvre de Marquis. On est d'ailleurs témoin de l'efficacité de cette ruse lorsqu'on entend cette fausse information répétée sous forme d'annonce générale dans un café : « Vous connaissez la nouvelle ? […] Marquis, l'aristocrate dégénéré, a encore frappé. […] À l'intérieur même de la Bastille, il a réussi à violer une pauvre prisonnière. »87 Le gouverneur et le prêtre comptent sur les pulsions sexuelles de Marquis pour l’incriminer, et lui faire commettre le crime qu'ils ont choisi pour lui, mais rien ne se passe comme prévu. Plus qu'un fardeau socialement parlant, cette réputation constitue 85 Idem, 00 : 07 : 17. 86 Idem, 00 : 17 : 13. 87

Henri XHONNEUX, Marquis [DVD], 0 : 36 : 22.

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un danger potentiel pour le personnage du marquis, elle le rend vulnérable. Au début de Sade, lors d’un interrogatoire, il nie avoir écrit Justine : à la question « Connais-tu ce livre ? », il répond « Non ».

– Le tribunal a fait justice de son imprimeur, il a été guillotiné. Le sais-tu ? – Non. – […] Une rumeur insistante veut que tu en sois l’auteur. – Allons citoyen, j’en appelle à ton bon sens, crois-tu vraisemblable qu’un même homme ait pu faire l’apologie de la vertu dans ces grands hommes et celle du vice dans un roman ! Nul ne peut ainsi se diviser sans sombrer dans la folie.88

Cet interrogatoire se solde par l'arrestation immédiate de Sade juste après la fin de cette réplique. Ce n'est pas quelqu'un que l'on croit sur parole, bien au contraire. Dans la scène que je viens de citer on le voit choisir de renier son œuvre plutôt que se dénoncer. L'officier ne s'appuie que sur une rumeur, ce qui donne à l'arrestation un caractère fondamentalement arbitraire. Petits et grands théâtre du marquis de Sade établit en outre une chronologie de la vie de D. A. F. de Sade où on peut lire :

1800 – […] Le 22 octobre, Villeterque dans le Journal des arts, à propos des Crimes de l’amour, dénonce Sade comme l’auteur de Justine. 1801 – Le 6 mars, Sade est arrêté chez son éditeur Massé, la grande édition en dix volumes de Justine suivie de L’Histoire de Juliette sa sœur est saisie. Les interrogatoires se succèdent jusqu’en avril 1801 où Sade est incarcéré à Sainte Pélagie. 89

Sade publia ses œuvres les plus transgressives anonymement, les accusations pesant sur lui devaient donc reposer sur la rumeur ou, dans ce cas précis, la dénonciation. On voit aussi dans Quills les conseillers de Napoléon lui dire que compte tenu du style de ce roman intitulé Justine, il y a des chances pour qu’il ait été écrit par le marquis : « The novel's lewd subject matter and its overripe style reveal it to be the work of the Marquis de Sade. »90 C'est cet

88 Benoît JACQUOT, Sade, [DVD], 0 : 04 : 08. 89 Annie LE BRUN, Jean BENOIT, Petits et grands théâtres du marquis de Sade, op.cit., p. 85. 90

Philip KAUFMAN, Quills, la plume et le sang [DVD], 0 : 08 : 56. En version française : « Le contenu obscène de ce prétendu roman et son style trop recherché révèlent qu'il s'agit d'une œuvre du marquis de Sade. »

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enchaînement d'évènements qui le conduit pour finir à Charenton en 1802. Dans la fiction comme dans la réalité, le marquis de Sade semble tributaire de sa réputation.

2) Les films justifient-ils cette réputation sulfureuse ?

Les films ont tendance à mettre en avant la réputation sulfureuse du personnage Sade, mais comme pour mieux l'affranchir de cette représentation. Une réplique de Daniel Auteuil est en ce sens révélatrice, si bien qu’on peut quasiment l'entendre comme une remarque métafilmique. Émilie refuse de jouer dans la pièce du marquis, il lui dit alors : « Si je prétendais vous forcer je serais trop semblable à l’image qu’on fait de moi »91. Ce personnage qui ne veut pas honorer sa réputation manifeste avant tout une volonté de la part du réalisateur et du scénariste de s’écarter d’un certain nombre d’idées reçues sur le marquis de Sade. Il ne force pas Émilie à jouer dans sa pièce, pas plus qu’il ne la force à coucher avec lui. Le jeu de séduction suit son cours, et aboutit finalement à une initiation au plaisir sensuel et sexuel avec le concours d’un autre jeune homme. Sade passe ici pour un homme calme, raisonné, doux, comme le personnage de Marquis, l’homme chien. Dans la solitude de la réclusion, Colin, le sexe de ce dernier, insiste pour avoir un rapport sexuel avec une fente dans le mur qui lui rappelle la forme d'un sexe féminin ; Marquis cède et Colin se blesse. Juste après, et selon le plan de Préaubois et de Dom Pompero pour étouffer l'affaire de viol royal, la pauvre Justine est offerte à Marquis en cadeau. Alors que Marquis se laisserait bien tenter, Colin refuse de le satisfaire. Dans le film le désir est bien présent chez le personnage et mis en valeur par le personnage de Colin et sa capacité à s’exprimer ; toutefois il n’y a pas de réel passage à l’acte. L'épisode de la fente dans le mur empêche qu'il ne se passe quoi que ce soit avec Justine, et si le Marquis accepte de céder aux avances d'Ambert pour la bonne cause, il utilise comme intermédiaire une langouste en fait et lieu de son sexe, pour ne pas avoir à toucher le rat. Si l'on en croit certaines informations biographiques au sujet du marquis de Sade, la dernière aventure qu'il aurait eue à la fin de sa vie aurait été à Charenton avec une jeune femme nommée Madeleine. Dans Quills, Madeleine, parce qu’elle lui rend visite, est soupçonnée d’avoir une relation avec l'écrivain. Ce n'est pourtant pas le cas. La fiction est sur ce point 91

Benoît JACQUOT, Sade [DVD], 0 : 42 : 56.

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plus sage que la réalité. Bien sûr il accumule avec elle les sous-entendus, et il lui réclame à un moment un baiser par page de son manuscrit ; elle l’embrasse sur la joue à chaque page, lui finit par réussir à l’embrasser sur la bouche, en la mordant peut-être un petit peu. Quand elle estime qu’il va trop loin, elle lui fait savoir en lui donnant une claque et il ne se passe jamais plus rien par la suite. C’est ainsi que les films s’emploient à déjouer les a priori forgés sur Sade : on le pense sadique, il est tout sauf cruel, tout sauf violent, il n’est pas non plus un détraqué sexuel ni un violeur. En résumé, on nous présente des images, de manière assez surprenante, des images inoffensives de Sade. Le personnage du monstre, ou du moins du sadique, est souvent pris en charge par un ou plusieurs autre(s) personnage(s). Les films choisissent un postulat ironique qui veut que le sadique ne soit pas celui que l’on croit. Dans Marquis, le violeur de Justine n’est autre que le roi et c’est Ambert qui la torture pour se venger. C'est le prêtre confesseur de la Bastille qui propose de réparer les conséquences fâcheuses de ce viol par un autre viol ; il organise aussi le vol des manuscrits de Marquis ; et alors que l'écrivain prisonnier vit de fantasmes, c'est le gouverneur de la Bastille en personne qui est enrôlé dans une relation sadomasochiste avec Juliette. De la même façon, un autre que le Sade détient le rôle du sadique dans Quills : le docteur Royer-Collard joué par Michael Caine. On a déjà souligné l’hypocrisie de ce personnage, envoyé pour « soigner » le marquis, de son immoralité principalement. C’est néanmoins lui qui se révèle être un individu cruel, qui force une adolescente à l’épouser et la viole au cours de la nuit de noces. Comme c’est le cas pour tous les méchants personnages qui entourent Marquis, le docteur Royer-Collard est du côté des puissants, de l’autorité car il a été envoyé par Napoléon. Dans Sade, il y a une scène où Fournier, le compagnon de Sensible, la frappe dans un accès de colère. Lorsqu’elle vient ensuite rendre visite à Sade à Picpus, celuici remarque l’hématome sur sa bouche et lui dit « Ce n’est pas ton petit Jacobin au moins… Je le brise ! »92 Non seulement ce n’est pas Sade, des deux, qui la bat, mais il paraît également révolté à cette idée. Bien qu’il ne soit en accord avec les idées portées par la Révolution, il se situe aussi à l’opposé de ce déploiement de violence que sont les exécutions publiques de la Terreur. En fin de compte, les réalisateurs semblent tous avoir pris le parti de la formule de Madeleine « Some things belong on paper, others in life! »93 ; la violence et même la sexualité 92 Benoît JACQUOT, Sade, [DVD], 0 : 44 : 15. 93 Philip KAUFMAN, Quills [DVD], 0 : 20 : 35. En version française : « Certaines choses peuvent exister sur le papier, certaines autres dans la vie ! »

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appartiennent à ses écrits, pas à sa vie ; peut-être est-ce en raison de son emprisonnement, qu'il n'a pas d'autre choix. Un personnage comme Marquis vit plutôt dans l’imagination, le rêve ; le Sade de Jacquot éduque, met en scène le désir et la sensualité, mais du coup il est comme extérieur à ce qui se joue ; le marquis de Quills fait quelques tentatives envers Madeleine, peut-être est-il même le plus « pervers » des trois, mais on dirait que c’est plus comme un jeu. C'est davantage la lecture de sa prose par d'autres qui donne lieu à des scènes de sexe, notamment quand Madeleine lit et que la caméra nous montre le bourreau Bouchon qui se masturbe derrière la porte. Jacques Zimmer classe ainsi :

Ces œuvres restituant le véritable Sade (l’homme, le politique, l’auteur, le libertin, l’athée, la victime de l’arbitraire) se divisent grosso modo en versions « people », où les dérives sexuelles prennent le pas sur le travail de l’écrivain, et versions documentées qui, cependant, n’omettent jamais de pimenter la plus honnête représentation d’au moins une scène de sexe vécue. Fusse-t-elle inappropriée et superfétatoire.94

Nos films peuvent être classés parmi les versions documentées, et ils ne tombent pas forcément dans le travers de la scène sexuelle gratuite, non-nécessaire, dans la mesure où ces scènes ne concernent jamais principalement le personnage du marquis. Choisir de montrer des « dérives sexuelles »95 pour représenter le marquis de Sade c’est un peu confondre la vie de l’homme, l’auteur et le narrateur.

3) La question de la fidélité

On l'a dit, les scènes de sexe sont présentes dans les films, mais pas nombreuses et surtout elles ne concernent pas le marquis directement : ou il est absent, comme dans Quills ; ou il fait l’intermédiaire entre deux jeunes gens, comme dans Sade ; ou il utilise une langouste pour éviter de s’impliquer, comme dans Marquis. Ce qu’il se passe avec Émilie de Lancry n’est d’ailleurs pas improbable et fait songer à ce que Barthes appelle « La Philosophie dans le Couloir : enfermé à Sainte-Pélagie (il a soixante-trois ans), Sade, dit-on, employa "tous les 94 Jacques ZIMMER, Sade et le cinéma, op. cit., p. 9. 95 Ibid.

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moyens que lui suggéra son imagination... pour séduire et corrompre les jeunes gens (assouvir sa lubricité sur de jeunes étourdis) que de malheureuses circonstances faisaient enfermer à Sainte-Pélagie et que le hasard faisait placer dans le même corridor que lui." »96 Pour autant, cette Émilie est une invention, contrairement à Mlle Quesnet, « Sensible », ou à Madeleine, dernière relation du marquis avant sa mort à Charenton. On peut d’ailleurs voir Émilie de Lancry comme une jeune amoureuse qui annonce et préfigure la dernière, Madeleine. Quant aux prisons, si le marquis de Sade a bien séjourné à la Bastille, à Saint-Lazare, à Picpus et à Charenton, il a une évolution significative de la représentation des prisons occupées par Sade au cinéma.

Une grande majorité d’entre eux reprenant l’imagerie traditionnelle des geôles de l’ancien régime (De Sade [Endfield], Marquis de Sade [Gibby], Justine [Franco], Marquis [Xhonneux]). Il faudra attendre les films les plus récents pour une remise en perspective plus rigoureuse, en particulier sur la dernière partie de sa vie – Quills (Kaufman) ou Sade (Jacquot).97

Du côté de l’imagerie traditionnelle, nous avons donc Marquis de Xhonneux et Topor : dans la cellule de ce dernier et des autres, grosses pierres, humidité, anneaux et chaînes, petites meurtrières à barreaux98. Jacques Zimmer oppose cette représentation à celle des films plus récents de Jacquot et de Kaufman. Même si la décoration est succincte et les meubles peu nombreux, c’est tout de même une grande chambre qu’occupe le Sade – Daniel Auteuil99. Au fur et à mesure, on se rend d'ailleurs compte que les résidents de Picpus louent leur chambre ; il s’agit en fait d’une prison pour personnes riches, avec tout le confort que cela implique. À l'arrivée du marquis à Picpus, une accumulation de remarques nous fait même entendre que cet arrangement est loin d'être bon marché. D'abord, le citoyen Coignard qui gère l'endroit, dit à la famille Lancry : « Je me suis permis de prélever déjà le montant de votre pension, ai-je bien fait ?... Bien, on va vous montrer vos appartements. Je crois que vous les trouverez assez spacieux, ils donnent sur le parc… »100, à leur air, on comprend qu'en raison du danger, ils se 96 Roland BARTHES, Sade, Fourier, Loyola, op. cit., p. 186. 97 Jacques ZIMMER, Sade et le cinéma, op. cit., p. 20. 98 Annexe n°5, p. 99 de ce document. 99 Annexe n°6, p. 99 de ce document. 100 Benoît JACQUOT, Sade [DVD], 0 : 07 : 50.

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ruinent pour se cacher dans cet établissement, comme leurs autres amis nobles. Coignard prévient également Sade, pour prendre ses repas dans la chambre le soir : « Il faut payer le traiteur »101 et quand l’actrice jouée par Jeanne Balibar vient lui demander une faveur il lui rétorque : « Le gîte et le couvert ne sont pas gratuits. »102 La chambre de Sade – Geoffrey Rush ressemble encore moins à une cellule, elle a tout le confort possible103. Il a un bureau, une bibliothèque pleine de livres, un grand lit à baldaquin et toutes sortes de bibelots que Madeleine explore quand elle rentre dans sa chambre.104 Un plan continu sur Madeleine nous permet de percevoir à quel point la chambre est grande, au moment où elle s’appuie sur une grosse colonne, la caméra pivote et l'on découvre derrière cette colonne, l’autre partie de la pièce où se trouve le lit. En outre, le marquis est en mesure de proposer du vin à l’abbé quand il lui rend visite.105 Sade avait bel et bien certains privilèges de cette sorte en prison : à Charenton « Le détenu dispose d’une chambre et d’une bibliothèque, il peut se promener librement dans le parc, recevoir, travailler. Il a fait venir les tableaux de famille et ses livres »106 ; l’une des tortures infligées par Royer-Collard dans le film consiste d’ailleurs à le priver peu à peu de ses livres, de son encre, de son papier, enfin de tout son confort progressivement jusqu’à ce que l’opulence de sa chambre laisse place au cachot sordide dans lequel il meurt à la fin. Ce choix de montrer les cellules comme des chambres est en effet probablement proche de la réalité ; le marquis de Sade a certes passé une grande partie de sa vie emprisonné, mais il n’a pas forcément été toujours en prison dans le sens où on l’entend communément car il était un prisonnier riche et protégé par une famille influente qui n’a eu de cesse de veiller sur lui et son sort. Quant à la ressemblance physique entre le marquis de Sade et l’acteur qui joue son rôle, il semblerait qu'elle n'ait pas été la priorité des cinéastes. Il est en effet difficile de se faire une idée de ce à quoi ressemblait réellement D. A. F. de Sade, sachant qu’il n’existe pas de

101 Idem, 0 : 09 : 28. 102 Idem, 0 : 10 : 11. 103 Annexe n°7, p. 100 de ce document. 104 Philip KAUFMAN, Quills [DVD], 0 : 16 : 27. 105 Idem, 00 : 21 : 02. 106 Michel DELON, Les Vies de Sade, op. cit., p. 95.

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portraits de lui, à part un portrait présumé de van Loo, un dessin, et quelques descriptions connues.

Il avait une assez belle tête, un peu longue, le nez aquilin, les narines ouvertes, la bouche étroite, et la lèvre inférieure saillante. Les coins de sa bouche retombaient avec un sourire dédaigneux. Ses yeux petits, mais brillants, étaient dissimulés sous une forte arcade qu’ombrageaient d’épais sourcils ; ses paupières plissées recouvraient les coins de l’œil, comme ceux d’un chat ; son front découvert s’élevait en ovale, il était coiffé de ses cheveux relevés en toupet à la Louis XV, ses faces étaient légèrement bouclés, le tout était parfaitement poudré, et cette chevelure lui appartenait, quoi qu’il fût alors âgé de soixante-quatorze ans. Sa taille étai droite et élevée, son port noble était celui de la haute société. 107

Un autre visiteur de Charenton, « Un jeune prisonnier est frappé par l’obésité du sexagénaire »108, obésité qui selon les dires du marquis fut le résultat du manque de promenades ; or aucune incarnation ne fait état de cette prise de poids. Difficile de dire si la différence entre réalité et fiction est aussi importante pour le marquis dans les films qu’entre le jeune Joaquin Phoenix et ces description de l’abbé de Coulmier émanant de deux témoignages différents : « Quelle fut ma surprise ! Cet homme, qu'à l'aspect de sa grosse tête et de son large buste j'avais cru très grand, était monté sur un siège fort élevé, et lorsqu'il fut à terre, c'était un nain de quatre pieds de haut, dont les jambes courtes et cagneuses supportaient l’énorme torse »109 ; « La première personne que je vis en arrivant fut un petit individu aux jamais torses, type parfait du Qasimodo de Notre-Dame de Paris ; j'avais une violente envie de rire, mon chef de division me dit de le respecter car c'était le directeur de la maison de Charenton »110. On l'a compris, la réalité historique ne prévaut pas. Andrew Stein, dans la critique qu'il écrit sur Quills signale même d'une volonté de la part de son réalisateur.

107 Annie LE BRUN, Jean BENOIT (dir.), Petits et grands théâtres du marquis de Sade, op. cit., p. 89. 108 Ibid. 109 Idem, p. 90. 110

Idem, p. 88.

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If one wants historical accuracy […] Quills is not the place to begin. Some elements of the film are loosely based in historical truths. In May 6, 1813, authorities ordered Abbe Coulmier to suspend all theatrical performances at Charenton after a performance of Sade's play. In 1813-1814, Sade had an affair with a seventeen-year-old asylum worker named Magdeleine Leclerc, although Sade's diaries suggest the relationship was more sexual than the film implies. By and large, however, the film's producer warns that Quills forsakes "the actual boring biopic approach" and with it any commitment to historical accuracy. The official website for the film (http://www.quillsmovie.com/index_release.html) elaborates: "Be forewarned. This is the imagined story of the final days of the Marquis de Sade, the writer, rebel, and sensualist."111

Les approximations historiques ne semblent pas poser problème, la priorité est de divertir. Les fictions qui choisissent de montrer Sade au cinéma font toutes preuves de représentations plus ou moins fidèles, la seule tendance qui se dégage semble être que :

l’image de Sade auprès du grand public s’est transformée. Un film plus récent (Sade, 2000) de Benoît Jacquot montre Sade sous l’apparence de Daniel Auteuil, emprisonné pendant la Terreur, homme instruit, homme éclairé et libertin convaincu. Il a le beau rôle, alors que le conventionnel amant de sa maîtresse (l’actrice Marianne Denicourt) la maltraite, joue le rôle du « sadique » primaire. Tout attaché à initier une jeune fille, Sade est davantage le personnage de l’aristocrate qui lit d’Holbach dans Les Dieux ont soif d’Anatole France. Aurons-nous bientôt la représentation d’un Sade en pantoufles ? Le mythe paraît définitivement écorné. Faut-il le regretter ? Faut-il exalter le temps où il fut célébré comme un « soleil noir » ou un « bloc d’abîme » peut-être parce qu’il était difficile de le lire ?112

Cela voudrait-il dire qu'il est aujourd'hui facile de le lire ? Rien n'est moins sûr pourtant. Nous allons voir par ailleurs que si l’image de Sade auprès du grand public a changé, qu'elle s'est assagie, sa représentation dans les films est presque toujours associée à la subversion. 111

Andrew STEIN, « Quills by Julia Chassman; Peter Kaufman; Nick Webster; Philip Kaufmann; Doug Wright », The American Historical Review, Vol. 106, No. 5 [en ligne], 2001, p. 1915 [consulté le : 8/01/2015]. Disponible sur : http://www.jstor.org/stable/2692930.

Je traduis : « Si vous êtes à la recherche de vérité historique […] Quills risque de ne pas répondre à vos attentes. Certains éléments du film sont librement inspirés de vérités historiques. Le 6 mai 1813, les autorités ont ordonné à l'abbé de Coulmier de suspendre toutes les représentations théâtrales à Charenton après la représentation de l'une des pièces de Sade. En 1813-1814, Sade eut une aventure avec une employée de l'asile âgée de dix-sept ans appelée Madeleine Leclerc, quoique le journal de Sade suggère que cette relation était plus sexuelle que ce qui est montré dans le film. Dans l'ensemble, toutefois, le producteur du film prévient que Quills délaisse l' "approche actuelle ennuyeuse du biopic" et avec tout souci de vérité historique. Le site internet officiel du film précise : "Soyez prévenus, voici l'histoire imaginée des derniers jours du marquis de Sade, l'écrivain, rebelle et sensualiste." » 112 Jacques DOMENECH (dir.), Censure, autocensure et art d’écrire, op. cit., p. 354.

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B/ Sade et la subversion

1) La représentation du sexe, du sang et de la merde dans les films

Même si les représentations actuelles du marquis de Sade sont apparemment modérées, les films récents n’omettent pourtant pas d’associer Sade à une certaine idée de la subversion. C’est un élément central de la construction du personnage de fiction, qui forme, avec sa réputation, les caractères distinctifs de la figure sadienne à l’écran. Ce dernier, on l’a dit, était ce qu’on peut appeler un « personnage » et l’on comprend que sa vie ait inspiré des scénarios. Elle est à la fois romanesque, ponctuée de quelques affaires troubles, et ses écrits ont choqué de nombreuses générations de lecteurs. Cette subversion c’est donc un riche matériau scénaristique, une source d’inspiration, mais aussi un grand défi. Alain Fleischer dans Sade scénario, expose le projet de film qu’il avait formé et fait part de ses réflexions quant à la difficulté de porter la vie de Sade à l’écran. L’enjeu principal réside pour lui dans la réussite à recréer chez le spectateur le trouble que l’on ressent quand on découvre Sade, qu’on le lit.

La difficulté serait celle-là, bien plus que celle de mettre en scène un grand-guignol sanguinolent, un musée des horreurs, comme ont pu le faire de médiocres films d’épouvante anglo-saxons, prétendument inspirés par les romans du Marquis de Sade, à grand renfort d’effets spéciaux, de cire hyperréalistes et d’hémoglobine. C’est donc aussi en considérant tout cela – cette inadaptation fondamentale des fictions sadiennes au cinéma – qu’il faut appréhender la vie du Marquis […]. Faire scénario de la vie de Sade, donc, trouver la forme cinématographique de ce destin, à la fois sans jamais s’aventurer à vouloir représenter les fictions imaginées, et sans jamais ignorer que cette existence constitue le dispositif spatial d’une telle imagination. 113

Il développe l’idée répandue selon laquelle Sade est l’auteur « le plus réfractaire à la représentation »114 ; l’une des obstacles majeurs concernant évidemment la représentation du sexe et de la violence. Alain Fleischer critique certains films ayant choisi le sensationnel, le genre de l’horreur, et abusant d’hémoglobine. Traiter la question de la représentation de la 113 Alain FLEISCHER, Sade scénario, Paris, Cherche-Midi, « Styles », p. 89-90. 114 Idem, p. 87.

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violence paraît pourtant essentiel quand il s’agit de faire un film sur Sade. On l’a dit, les scènes de torture ou d’orgie ne sont pas semblables à celles des romans, d’abord parce que certaines seraient techniquement impossibles à reproduire ; de plus les films dont nous parlons s’adressent à un public relativement large et ne relèvent pas du registre pornographique. À noter que certains faits des orgies sadiennes dépassent également le cadre du schéma narratif pornographique classique, si l’on pense aux passions criminelles telles que l’inceste ou la nécrophilie. D’ailleurs, même si Pasolini garde l’idée des quatre scélérats qui s’échangent leurs filles en mariage, il laisse globalement de côté le thème de l’inceste dans Salò, plus présent dans le roman. Salò est néanmoins bien, de tous nos films, celui qui montre le plus. D’abord, avec ses trois cercles, il explore les trois grands domaines des passions que sont le sexe, le sang et la merde. Pasolini est le seul à exposer à l’écran des corps nus de façon prolongée, laissant le sexe des acteurs apparent ; par exemple dans la scène parodique de la cérémonie catholique du mariage, suivie du dépucelage forcé en public, où ce couple sélectionné arbitrairement évoque une version détournée du premier homme et de la première femme, Adam et Ève. La nudité n’a plus néanmoins cette valeur d’innocence et de pureté, elle est avilie et s’impose à notre regard. C’est aussi le film où les scènes de sexe se veulent le plus réalistes possible. Les scènes de coprophagie, les parties du corps arrachées, rien ne nous est épargné. Alors si ce film reste dans l’histoire du cinéma l’un des films les plus « trash » et difficiles à regarder, qu’est-ce qui le rend tout de même supportable, visible ?

Pour donner à voir le cauchemar des passions meurtrières, le film de 1976 réécrit le champ des visions (jumelles que se passent les libertins) et fragmente le temps, en une suite de plans fugaces qui à la fois déréalisent et intensifient l’horrible. Face aux limites de l’image, les illustrateurs se rabattent aussi sur le symbolique en reviennent à du texte, du dicible : mise au premier plan dans les gravures originales des éléments sacrilèges (crucifix, habits sacerdotaux jouxtant fesses et sexes bandés) ; surimposition chez Pasolini d’un decorum fasciste complexifiant le propos du cinéaste comme le sens de l’œuvre originale. Le passage des mots aux images est d’autant plus complexe dans le cas de Sade que l’écrivain n’a de cesse dans ses romans d’inviter lecteurs ou personnages à se représenter tel ou tel scène ou détail, à se servir de leur imagination pour suppléer une parole défaillante, ou créer de l’inouï, de l’irreprésenté.115

Le travail du regard, la fragmentation, l’ellipse, le passage rapide sur un plan particulièrement dur, choquant, sont des procédés qui rendent le visionnage possible. Les lacunes de la représentation visuelle doivent être complétées par l’imagination du spectateur. Ces procédés sont largement utilisés par les autres films, quand certains ne font pas totalement l’impasse sur 115 Jean-Christophe ABRAMOVICI, Encre de sang : Sade écrivain, Paris, Classiques Garnier, 2013, p.137.

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la représentation de la violence. Je pense à Sade, où la violence est évoquée souvent, mais jamais représentée directement. Il en est de même pour les relations sexuelles, dont on nous fait comprendre qu’elles vont avoir lieu, entre Sade et Sensible ou entre Sade, Émilie et le jeune homme, mais se passent en fait hors champ. On ne nous montre rien. La violence et le sexe sont des motifs davantage présents dans Quills ; déjà parce que le film de Kaufman commence avec une exécution. Dans les tous premiers plans, on nous montre Mlle Renard la tête penchée dans une pose lascive, un sourire aux lèvres116. Plus la narration en voix-off avance plus son expression change, jusqu’à la terreur ; des mains saisissent sa tête puis son cou, jusqu’à ce que l’on découvre la présence de cet homme pervers dont on nous parle, son bourreau. Le retournement de situation montre le possible surgissement soudain de la violence. Peut-être aussi est-ce la prose du marquis qui transfigure pour un temps la réalité, comme un effet de lecture, mais transposé au cinéma, comme lorsqu’on commence un roman, qu’on s’imagine en quelques mots l’atmosphère et que la fin de la phrase nous contredit.

Dear Reader: I`ve a naughty little tale to tell, plucked from the pages of history. Tarted up, true. But guaranteed to stimulate the senses. The story of Mademoiselle Renard, a ravishing young aristocrat, whose sexual proclivities ran the gamut from winsome to bestial. Who doesn’t dream of indulging every spasm of lus, feeding each depraved hunger? Owing to her noble birth, Mademoiselle Renard was granted full immunity to do just that. Inflicting pain and pleasure with equal zest, until one day, Mademoiselle found herself at the mercy of a man, every bit as perverse as she. A man whose skill in the art of pain exceeded her own. How easily, dear Reader, one changes from predator to prey. And how swiftly pleasure is taken from some, and given to others.117

Ce qui commence comme un roman érotique où la libertine convaincue tombe sur un libertin plus expérimenté qu’elle, est en fait une relation bourreau – condamné à mort. Immédiatement

116 Annexe n°8, p. 100 de ce document. 117 Philip KAUFMAN, Quills, la plume et le sang [DVD], 00 : 00 : 39. En version française : « Cher lecteur, j'ai à vous raconter une anecdote osée, cueillie dans les pages de l'Histoire. Elle est choquante, c'est vrai, mais je gage qu'elle stimulera vos sens. C'est l'histoire de Mlle Renard, une ravissante jeune aristocrate, dont les penchants sexuels allaient du raffinement à la bestialité. Qui ne rêve de s'adonner à tous les spasmes de la luxure ? D'assouvir ses désirs les plus dépravés ? De par sa noble naissance, Mlle Renard pouvait en toute impunité faire précisément cela : infliger douleur et plaisir avec le même entrain. Jusqu'au jour où elle tomba à la merci d'un homme en tous points aussi pervers qu'elle-même. Un homme dont le talent dans l'art de la douleur surpassait le sien. Avec quelle facilité le prédateur peut soudain se changer en proie ! Avec quelle rapidité le plaisir est repris à certains et donné à d'autres ! »

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après le titre apparaît dans un giclement de sang. On est alors amené à se demander si, comme l’a formulé Alain Fleischer, entre la scène de décapitation et le titre sanglant, on ne tombe pas dans la caricature et le « musée des horreurs »118. En réalité, le début est trompeur car la tonalité globale du film est toute autre, malgré quelques épisodes comme le viol de Simone, la scène où Madeleine est battue en public et le fait que deux des personnages principaux finissent la langue coupée. Lors de la scène de viol, ce que l’on voit surtout c’est la réaction de la victime, le plan s’élargit en gros plan sur le visage tendu de Simone, puis il y a une ellipse. Comme la scène précédente, celle où Madeleine est fouettée a d’abord recours au gros plan sur la victime, on entend les coups de fouet et on voit l’expression de la douleur sur le visage de l’actrice Kate Winslet. Le plan s’élargit, on voit l’homme qui lui fouette le dos, l’audience qui les observe. On ne voit alors Madeleine que de face. L’entrée en scène de Joaquin Phoenix est l’occasion de découvrir les blessures de la jeune femme. On nous dévoile, par un effet de contre-champ, ce point de vue qu’a Royer-Collard à l’arrière-plan depuis le début119. Certes, on voit les blessures sanglantes de Madeleine à la fin de cette scène qui la pose en martyr, mais on ne peut pas non plus dire qu’il y ait là une surenchère d’hémoglobine. Quant aux épisodes de langue coupée, ils sont elliptiques. Le plus frappant en ce qui concerne Madeleine, c’est qu’on le devine uniquement, grâce à des indices disséminés, les traces de sang, la feuille du manuscrit, la désignation d’avance du coupable… Contrairement à ce que veut Pasolini dans Salò, Quills cherche semble-t-il à désamorcer les quelques actes de violence qu’il représente. La première langue coupée l’est sous l’impulsion meurtrière de Bouchon, la seconde est davantage présentée sous la forme d’une opération chirurgicale : on attache le marquis à une table, on lui insère des instruments dans la bouche ; on qui lui tient ouverte, un qui saisit la langue et un couteau 120. Au moment où le couteau pénètre dans la chair on entend un bruit humide, la caméra est détournée vers Coulmier et on entend un hurlement en continu. Le fait qu’on ait l’impression de voir dans Salò le couteau commencer à sectionner la langue121, procède d’un postulat radicalement différent, car ce qu’on aurait laissé en temps normal à imaginer au spectateur, on le montre, ne serait-ce que quelques secondes. 118 Alain FLEISCHER, Sade scénario, op. cit., p. 89. 119 Annexe n°9, p. 101 de ce document. 120 Annexe n°10, p. 102 de ce document. 121 Annexe n°11, p. 102 de ce document.

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Enfin, c’est surtout le rythme frénétique et la tonalité grotesque qui font qu’on prend du recul vis-à-vis de ce qui nous est montré. Comme le remarque Jacques Zimmer dans Sade et le cinéma, « le bourreau est de carnaval (un hercule de foire torse nu portant un masque de cuir), la foule est sordide et ricanante, le panier plein de têtes, une main anonyme dépouille de sa bague un cadavre décapité… Le ton est donné d’une représentation historique aussi exubérante que kitsch. »122 Dans Marquis on a plutôt un traitement comique de du thème sexuel : que ce soit dans la scène de la langouste entre Marquis et Ambert, ou dans celles entre Juliette et Gaëtan de Préaubois qui mettent à profit tous les clichés de la relation sadomasochiste : « Vous avez mouillé le tapis ! » lui reproche-t-elle ; ce à quoi il répond « Oui, je sais, punissez-moi ! »123 en se frottant les mains. On peut voir une autre déclinaison parodique de ce type de relations dans Moi qui duperais le bon Dieu avec la répétitrices qui dirige les séances et semble terroriser le groupe d’acteurs qui se mettent en compétition pour bien faire. Enfin, il y a l’idée étrange et originale de faire un personnage à part entière du sexe de Marquis, qui met la forme phallique au centre de bien des plans et lui donne la parole. Le cinéma est bel et bien l’art de la suggestion, il ne s’agit pas de tout montrer, plus encore quand il s’agit de violence ou de sexualité ; ce qui est intéressant c’est ce que l’on a choisi de nous montrer et plus encore, de nous cacher.

2) Sexualité moderne et nouveau fascisme

Même si l’on n’a jamais vraiment nié à Salò son statut de grand film, on a souvent reproché à Pasolini d’y avoir fait une analogie entre le fascisme et l’œuvre sadienne : « l'auteur de Sade, Fourier, Loyola pointait une « grossière analogie (le fascisme, le sadisme). En somme, Pasolini a fait deux fois ce qu'il ne fallait pas faire : tout ce qui irréalise le fascisme est mauvais, tout ce qui réalise Sade est mauvais »124. Peut-être que comme on l’a fait pour Sade, dont on peut penser qu’on l’a parfois trop pris au sérieux, qu’on a prêté, 122 Jacques ZIMMER, Sade et le cinéma, op. cit., p. 79. 123 Henri XHONNEUX, Marquis [DVD], 0 : 15 : 10. 124 Philippe AZOURY, « Le brûlot, Salò », Libération [en ligne]. Consulté le 01/09/2015. Disponible sur : http://next.liberation.fr/cinema/2002/07/10/le-brulot-salo_409769

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Barthes y compris, à Pasolini des intentions qu’il n’avait pas. Pour commencer, les quatre scélérats du film sont loin de symboliser le fascisme dans toute sa gloire.

Il est plus simple d’y voir le compte-rendu réaliste de ce qu’a pu être, de ce que pourrait être, dans un contexte comparable (le fascisme italien) et un décor semblable (Salo), l’ultime tentative pour des maîtres en perdition de jouir de leur pouvoir. On a un peu trop omis de dire que la République de Salo (septembre 1943-janvier 1944) n’est, dans vingt ans de fascisme italien, que le dernier acte grotesque, la répétition en grand guignol, le cadre « à quelques petites lâchetés en retard ». Salo, ce n’est pas le fascisme triomphant, celui qui se soutient de l’adhésion des masses, d’une idéologie de la conquête et de la norme : c’est plutôt, sous la protection des mitraillettes, le lieu (en cela sadien) d’un excès, excès (ridicule) de légifération et de réglementation, folie de mise en scène. 125

Ces hommes sont décadents, ils n’incarnent rien de plus qu’une sorte de dérive du fascisme. On a prêté à Pasolini l’intention d’expliquer le fascisme, de le mettre sur le même niveau que l’univers sadien et ses libertins, il semble pourtant que cela n’ait pas été son but, ou du moins que l’on se soit trompé de fascisme en faisant cette lecture. L’analyse de Jennifer Varraes est éclairante en ce sens : ce que l’on a reproché au cinéaste, c’est de s’être trompé sur un fascisme qu’elle appelle historique, alors qu’en fait Pasolini a beaucoup parlé de ce qu’il appelait le fascisme moderne. Pasolini lui-même, juste avant de réaliser Salo, a réalisé une incroyable trilogie, la trilogie de la vie, trois films, Le Décameron, Les Contes de Canterbury et Les Mille et Une Nuits, qui sont une sorte d’art érotique, projeté aux dimensions d’une fresque, un hymne à la sexualité libérée. Or dans un texte célèbre, Pasolini a, après coup donc, abjuré la trilogie de la vie, à l’été 1975 alors qu’il termine Salo. Comme si vraiment entre la fin des années 1960 et le milieu des années 1970 quelque chose avait brutalement basculé. [...] « J’abjure la trilogie de la vie, bien que je ne regrette pas de l’avoir faite car je ne veux pas nier la sincérité et la nécessité qui m’ont poussé à représenter les corps et leur symbole principal : le sexe. Cette sincérité et cette nécessité ont diverses justifications historiques et idéologiques. Tout d’abord, elles s’insèrent dans la lutte pour la démocratisation du droit d’expression et pour la libération sexuelle, qui ont été des moments fondamentaux de la tension progressiste des années 1960. [...] Maintenant, tout est inversé : premièrement, la lutte progressiste pour la démocratisation de l’expression et pour la libération sexuelle a été brutalement dépassée et rendue vaine par la décision du pouvoir consumériste d’accorder une tolérance aussi large que fausse. Deuxièmement, la réalité des corps innocents a été elle-même violée, manipulée, dénaturée par le pouvoir consumériste. Bien plus, cette violence sur les corps est devenue la donnée la plus macroscopique de la nouvelle époque humaine. Troisièmement, les vies sexuelles privées, comme la mienne, ont subi le traumatisme aussi bien de la fausse tolérance que de la dégradation corporelle, et ce qui, dans les fantasmes sexuels était douleur et joie, est devenu déception suicidaire, inertie informe. »126

125 Serge DANEY, « Notes sur Salo », Les Cahiers du cinéma, Paris, Cahiers du cinéma, n° 268-269, p. 102. 126 « Pasolini / Sade : une leçon de choses » conférence de Jennifer Verraes – Toutes les rencontres – Forum des images [en ligne]. Forum des images, 2011, 0 : 36 : 33 [Consulté le 11/12/2014]. Disponible sur : http://www.forumdesimages.fr/les-rencontres/toutes-les-rencontres/pasolini-sade-une-lecon-de-choses

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Il me paraît en effet logique que le cinéaste ait été inspiré pour son film par des problématiques contemporaines, plutôt que par le projet de faire une fresque historique où il s’essaierait à expliquer le fascisme, quand bien même on nous annonce que l’action se passe dans la République de Salò en 1944-1945. Pasolini a toujours été intéressé par des problématiques sexuelles, comme en attestent son film sur les Italiens et la sexualité, ou cette trilogie. Au milieu des années 1970, au moment où il fait Salò, il voyait désormais les conséquences de la libération sexuelle comme l’un des nombreux symptômes de la société libérale qui s’est installée, qui fait insidieusement croire à ses membres qu’ils sont libres alors qu’à l’ère de la société de consommation, cette prétendue libération répand l’idée d’une sexualité normale ou normée, que l’on affiche. Le public, illusionné par cette liberté nouvelle et fausse, ne comprend pas le film qui exprime le point de vue selon lequel « l’hédonisme prescrit par la société de consommation, une forme de dressage normatif des imaginaires et des comportements sexuels ».127 Le film sonne comme une dystopie, un avertissement, il montre le sexe tel qu’il le voit aujourd’hui, sans joie, même une « déception suicidaire »128 que nous fait bien ressentir l’ambiance de Salò où on voit bien ce que l’affichage et la mise en scène de la sexualité peuvent avoir de monstrueux.

127 Ibid. 128 Ibid.

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3) Présenté comme un excentrique, un provocateur non sans humour

Si Pier Paolo Pasolini fait avec Salò un constat d’une certaine gravité concernant l’époque dans laquelle il vit et vise à travailler ce qu’il y a de plus dur, de plus angoissant chez Sade, d’autres cinéastes, comme Xhonneux, Jacquot et Kaufman, exploitent le thème de la subversion mais laissent de côté l’aspect inquiétant du personnage pour montrer certes, un provocateur, un excentrique, mais un homme sympathique, plein d’humour, sachant se faire aimer de ceux qui le fréquentent. Le meilleur exemple en est peut-être son improbable amitié avec le directeur de son asile à Charenton, l’abbé de Coulmier. Dans Quills, ce dernier va jusqu’à l’appeler son « ami » devant le docteur Royer-Collard lors de son arrivée : « He’s more than a patient doctor, the marquis is my friend »129. Cette amitié n’est pourtant pas une invention, elle est inspirée de la réalité comme en atteste Michel Gourevitch dans son texte « Le théâtre des fous : avec Sade, sans sadisme » : Ces onze dernières années ne compteront pas parmi les plus malheureuses de la vie de l’éternel prisonnier, parce que Charenton, pour être une maison de santé fermée, n’est pas une prison, et parce que son directeur, d’abord irrité par l’insubordination de son vieux pensionnaire, ne tardera pas à être conquis par son talent d’homme de lettres et à le protéger généreusement 130

Bien sûr, on construit pour le Sade joué par Geoffrey Rush un personnage d’excentrique : on voit Madeleine parcourir ses bibelots aux formes qui rappellent toutes le sexe, l’illustrent, on le voit aussi passer ses commandes spéciales à sa femme, certaines sortes de pâtisseries et aussi un godemiché en bois. « I’ve done just as you bade me, I’ve paid a visit to the craftsman. He laughed and called me a whore but took my money just the same. »131132. Cet épisode me rappelle une des lettres lues dans le film de Maria Pinto : « À l’égard de l’étui, je ne conçois pas tous vos rabachages sur ceux-là. Tous les marchands font des étuis comme on 129 Philip KAUFMAN, Quills, la plume et le sang [DVD], 0 : 32 : 28. En version française : « C’est plus qu’un patient docteur, le marquis est mon ami. » 130 Michel GOUREVITCH, « Le théâtre des fous : avec Sade, sans sadisme », in Annie LE BRUN, Jean BENOIT, Petits et grands théâtres du marquis de Sade, op. cit., p. 95. 131 Philip Kaufman, Quills, la plume et le sang [DVD], 0 : 51 : 05. En version française : « J’ai fait exactement ce que vous m’avez demandé. Je suis allée voir cet artisan spécialisé, il a ri et il m’a traitée de putain ; ça ne l’a pas empêché de prendre mon argent. » 132 Annexe n°12, p. 103 de ce document.

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leur demande. Il faut dire à votre marchand que c’est un outil pour mettre des culs… de lampe. […] Envoyez-le je vous en prie parce qu’à son défaut je suis obligé d’employer autre chose qui gâte, déchire et froisse mes culs… de lampe ! »133 On le voit tenter de profiter de Madeleine, sans toutefois trop insister : au début du film, la scène « une page contre un baiser » a la tonalité d’une farce où la montée en intensité des gesticulations se solde par une gifle administrée au milieu d’une punch line : « Some things belong on paper, others in life ». Le tour malheureux que prend le destin du Sade de Geoffrey Rush nous fait envisager son personnage sous un angle plus tragique, même si tout le reste du temps il est un véritable personnage de farce. Le Sade de Benoît Jacquot fait bien rire ses amis de Picpus, dont Émilie, notamment avec ses remarques un peu osées comme « Vous préférez la vigueur d’Augustin, il doit l’avoir comme un cheval ! […] Quoi ? Qu’est-ce que j’ai encore dit ? Rien que d’aimable… »134. Il fait lui aussi des commandes de vivres et de plumes à « Sensible », et il compte : on connait l’obsession du marquis pour les chiffres. - Quatre plumes, tu m’as apporté quatre livres et nous sommes le quatre du mois : resterai-je ici quatre jours ou quatre années ? - Toujours cette manie des nombres… […] - J’ai dressé là une liste de ce qui m’est nécessaire : petits pots à la vanille, nougats, fruits confits, eau de vie de Mayence, c’est la meilleure ; des côtelettes de veau fondantes, des draps d’alpaga épais… »135

Ces excentricités sont mises en valeur grâce à leur accumulation mais aussi par l’emploi du mot « nécessaire », emploi paradoxal quand il s’agit surtout de sucreries et donc de superflu. Dans Marquis, le duo Marquis et Colin est encore plus évidemment comique, cette association à elle seule crée des situations cocasses. On peut établir une différence de traitement de la merde dans ce film et dans Salò : pour Pasolini, selon la structure de son film « la merda » est comme le deuxième giron de l’enfer, tandis que dans Marquis, elle n’apparaît que dans un épisode qui concerne un « conchiage » de crucifix dont Marquis est accusé. Celui-ci demande au gouverneur quels sont les réelles raisons de son enfermement à la Bastille et Gaëtan de Préaubois lui répond : - Vous ne vous souvenez pas avoir fait là où vous ne deviez pas faire ? 133 Maria PINTO, Moi qui duperais le bon Dieu [DVD], 0 : 34 : 37. 134 Benoît JACQUOT, Sade [DVD], 0 : 43 : 34. 135 Idem, 0 : 16 : 53.

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- Non […] - La pièce à conviction numéro un136 : à vue de nez, il y en a pour trente ans là-dedans ! - Ce n’est pas la mienne, il s’agit d’une erreur judiciaire !137

Dans ce dialogue, l’usage du verbe « faire » sans complément reprend la formulation qu’un utilise à l’oral pour parler des besoins des animaux domestiques, et renvoie donc de manière humoristique à la nature canine de Marquis. Le deuxième trait d’humour porte sur le sens olfactif : dans la boîte qu’a rapportée le gouverneur, il y a un crucifix et une crotte ; le gouverneur dit « à vue de nez », renifle, et déclare qu’il y en a pour trente ans de détention, comme si l’odeur pouvait déterminer la peine. On reste dans un registre léger, l’objectif étant de faire rire. Les films que je viens de citer placent le Sade personnage du côté d’une subversion relative, pas trop scandaleuse, dans la mesure où si elle choque certains personnages de la fiction, ce n’est pas forcément le cas du spectateur. Ce dernier ressent plutôt de la sympathie, voire de l’empathie à l’égard de l’éternel prisonnier, à aucun moment un sentiment dérangeant. Les cinéastes ne veulent pas diaboliser Sade, et font donc tout le contraire. Il est frappant de voir à quel point les films qui créent un Sade personnage refusent qu’il soit « trop semblable à l’image qu’on se fait de [lui] »138 comme l’exprime le Sade de Benoît Jacquot ; il promet également à Émilie qu’il n’est pas un meurtrier et cela passe pour une caution suffisante pour qu’on le croie. L’idée selon laquelle il pourrait être un criminel est relayée uniquement par ses détracteurs les plus farouches comme Royer-Collard : « I understand he practices the crimes he preaches in his fictions. »139 Cette question est traitée comme un préjugé du passé. Après que Barthes a déclaré « la mort de l’auteur » comment peut-on en effet ainsi confondre un auteur et son œuvre ? Toujours est-il que ces représentations paraissent bien sages, surtout quand on les compare à un film comme Salò.

136 Annexe n°13, p. 103 de ce document. 137 Henri XHONNEUX, Marquis [DVD], 0 : 11 : 35. 138 Benoît JACQUOT, Sade [DVD], 0 : 42 : 56. 139 Philip KAUFMAN, Quills, la plume et le sang [DVD], 0 : 25 : 10. En version française : « Je crois savoir qu’il pratique lui-même les crimes qu’il encourage dans ses romans. »

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C/ Un écrivain érigé en symbole de la liberté

1) Figure de l’artiste opprimé

Tandis que pour Pasolini Les Cent-vingt Journées et Salò constituent l’antithèse de la liberté, le personnage Sade est toujours représenté comme le porte-étendard absolu de la liberté sous toutes ses formes. Les fictions cherchent avant tout, à travers leur interprétation du marquis de Sade, à créer un personnage cohérent, leur but étant souvent tout autre que de faire une « étude » sur Sade. Dans nos films, on peut dire que Sade est un excentrique aux opinions dissidentes qui fut enfermé par tous les régimes politiques : sous la royauté comme on le voit dans Marquis, sous la Terreur comme dans Sade puis sous l’Empire dans Quills. Cet état d’ « éternel prisonnier » comme l’appelle Michel Gourevitch140, qui passe vingt-sept années de sa vie en captivité, fait que le marquis est, dans les films qui le mettent en scène, d’abord érigé en symbole de la liberté d’expression. Les films s’engagent tant dans cette voie qu’ils passent sous silence certains autres faits d’inculpation du marquis comme les affaires Rose Keller ou celle des chocolats. Défendre Sade c’est quasiment impossible et en même temps, ça a été fait […] Pendant la vie du marquis de Sade. Il s’en est sorti à chaque fois avec l’intervention de la famille, notamment après l’affaire des pastilles de chocolat […] aromatisées à la cantharide, qui ont empoisonné et fait quelques victimes, quelques morts. Il a d’ailleurs été condamné à mort mais la peine n’a pas été exécutée.141

Le marquis a été déclaré coupable et condamné, mais ces faits ne sont pas évoqués par les films. Ce qui intéresse davantage les réalisateurs c’est la figure de l’auteur subversif face à la censure, plus en tout cas que la vérité historique et biographique ou qu’un intérêt particulier pour l’œuvre romanesque en elle-même. Selon Thomas Wynn dans son article « Sade et la théâtralité dans Quills », « La réalité historique est tellement escamotée [dans le film] que » :

140 Michel GOUREVITCH, « Le théâtre des fous : avec Sade, sans sadisme », in Annie LE BRUN, Jean BENOIT, Petits et grands théâtres du marquis de Sade, op. cit., p. 95. 141 « Le feu dans la Bible, chez Sade et Catherine Corsini » – Arts & spectacles – France culture [en ligne]. 0 : 25 : 33 [Consulté le : 01/09/15]. Disponible sur : http://www.franceculture.fr/emission-la-grande-table-d-etele-feu-dans-la-bible-chez-sade-et-catherine-corsini-2015-08-17

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Quills ne se présente pas comme analyse de l’écriture ou de la philosophie sadiennes, ni comme portrait psychologique de l’individu historique. C’est une fiction qui utilise ce personnage pour créer « une histoire qui s’adresse à notre monde actuel », c’est-à-dire un monde où persiste un conflit entre expression artistique et répression politique. 142

Thomas Wynn remarque également que « les œuvres de Sade ne figurent pas parmi [les] influences avouées [de Philip Kaufman] »143. Ce qu’il cite comme inspirations en revanche c’est l’affaire Jesse Helms contre Robert Mapplethorpe. Un site internet classe le photographe neuvième de son top 10 des « persecuted artists »144 du fait de l’interdiction d’une rétrospective posthume appelée « The Perfect Moment ». L’existence d’un tel classement montre la fascination qu’exercent ces figures sur nous aujourd’hui, figures en proie à la censure, aux interdictions morales et politiques. Un article du New York Times de 1989 nous rappelle que le sénateur républicain Jesse Helms organisa une mobilisation pour faire interdire l’exposition en question et fit voter un amendement : « adopted by voice vote, [the amendment] would prevent Federal funds from being used to “promote, disseminate or produce obscene or indecent materials […] or material which denigrates the objects or beliefs of the adherents of a particular religion or nonreligion.” »145 Cet homme politique américain a probablement servi d’inspiration au Royer-Collard de Philip Kaufman dans la mesure où ils représentent tous deux à la fois l’autorité morale et politique. L’analogie entre l’opposition Jesse Helms / Mapplethorpe et Royer-Collard / Sade dans le film de Kaufman est assez évidente. Le sénateur républicain tente d’empêcher la diffusion de l’œuvre du 142 Thomas WYNN, « Sade et la théâtralité dans Quills », in JOMAND-BAUDRY, Régine, NUEL Martine (dir.), Images cinématographiques du siècle des Lumière, Paris, Éditions Kimé, 2012, p. 126. 143 Ibid. 144 Robert Mapplethorpe – Top 10 persecuted artists – TIME [en ligne]. Consulté le : 24/08/2015. Disponible sur : http://content.time.com/time/specials/packages/article/0,28804,2063218_2063273_2063220,00.html 145 Thom WICKER, « In the nation: Art and indecency », New York Times [en ligne]. Published July 28 1989, consulté le 24/08/2015, disponible sur : http://www.nytimes.com/1989/07/28/opinion/in-the-nation-art-andindecency.html. Je traduis : « adopté par un vote à voix haute, l’amendement ferait en sorte que des fonds fédéraux ne soient pas utilisés pour "promouvoir, diffuser ou produire du contenu obscène ou indécent […] ou du contenu dénigrant les objets ou croyances d’adhérents à telle ou telle religion ou non religion." »

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photographe en s’attaquant à ce qui permet matériellement de réaliser une exposition : le financement. De la même façon que Helms cherche à retirer les subventions du National Endowment for the Arts pour un photographe dont il considère l’œuvre immorale, le docteur du film fait en sorte de retirer à l’écrivain tous les moyens matériels de l’écriture : plume, encre, papier, vêtements… Il est aussi vrai que le prétexte pour une censure si radicale est l’immoralité de l’œuvre dans les deux cas ; on tente de museler les artistes par des ressorts politiques, financiers, matériels. Sade et ses adaptations, ses lectures ultérieurs en tant que personnage de fiction, s’inscrivent dans la lignée des grands artistes persécutés pour leur art, selon des motifs moraux et religieux surtout, mode de représentation qui a beaucoup à voir avec le poète maudit.

2) Associé à des valeurs libérales positives

Dans les films qui nous intéressent, la représentation du personnage Sade n’est toutefois pas limitée à celle de l’artiste opprimé. Étant celui qui chercha toute sa vie à conquérir sa liberté d’expression et qui ne cessa jamais d’écrire ce qui n’a fait que le jeter en prison, il devient plus généralement le symbole de la liberté et est associé à un ensemble de valeurs libérales montrées de manière positive par les films. Comme le souligne Andrew Stein dans sa critique de Quills, il existe dans ce film un amalgame certain entre liberté et libertinage :

Here, libertinism and liberty are on the same side of the barricade, and Sade is portrayed as the exemplary victim of the enemies of the revolution (and this includes the revolutionaries themselves, who balked at a revolution that would internally and externally liberate people from the shackles of authority). Here, Sade is the revolution pushed to its ultimate conclusion, the reverse image of the Terror […]. Here, liberty implies shattering the limits and transgressing the moral, political, and artistic barriers by saying and doing what one likes. Here, one finds the individual in extremis as the final, unrestrained point of the revolution, where the lines between liberty and license, cruelty and love, autonomy and madness, vice and virtue, art and life, self and other disappear in a perverse intermingling. While the film draws on this discursive tradition, it carefully hems it into a second, and more fully articulated, narrative: a liberal interpretation that sees Sade waging a struggle against censorship, hypocrisy, and the cruelty of moral bigots. The official synopsis of the films, for example, says that Quills is a "metaphor about freedom of expression and civil liberties." The

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marquis thus symbolizes artists everywhere who speak truth to power, who write with their blood and pay the price.146

Comme le remarque Andrew Stein, la figure sadienne est très chargée symboliquement dans ce film, il est plus révolutionnaire que la Révolution elle-même, il est un martyr absolu de la liberté d’expression. Cette « liberal interpretation that sees Sade waging a struggle against censorship, hypocrisy, and the cruelty of moral bigots »147 correspond en quelque sorte aux combats qu’a pu mener le marquis dans sa vie, mais dans la formulation, qui est fidèle à l’esprit du film, on a l’impression qu’on nous présente une sorte de superhéros. Évidemment le rapport du spectateur au personnage n’est pas une relation d’admiration pure et simple, elle est plus complexe, en raison notamment de l’excentricité du personnage. En ce sens, quoique peut-être moins héroïquement, le Sade de Jacquot correspond lui à cette interprétation libérale du film de Kaufman. « Ce que montre néanmoins le film, ajoute d’ailleurs Philippe Sollers, c’est que Sade (qui milite pourtant en 1792 pour la Section des Piques aux côtés de Robespierre), fut condamné par le Révolution et plus précisément par la Terreur. Quand Robespierre instaure le culte de l’Être Suprême, c’est Sade qu’il vise personnellement, car Sade incarne au plus haut point l’aristocratie et l’athéisme. L’œuvre de Sade dit que le discours jacobin reprend ni plus ni moins le discours religieux classique à travers la célébration de la vertu. En dénonçant les préjugés de la vertu, Sade formule à la limite une revendication démocratique : c’est lui le véritable révolutionnaire ! »148

146 Andrew STEIN, “Quills by Julia Chassman; Peter Kaufman; Nick Webster; Philip Kaufmann; Doug Wright”, The American Historical Review, Vol. 106, No. 5, p. 1915 [en ligne], 2001 [consulté le : 8/01/2015]. Disponible sur : http://www.jstor.org/stable/2692930. Je traduis : Sade est représenté comme la victime exemplaire des ennemis de la Révolution (ce qui inclut les révolutionnaires eux-mêmes, qui ont rechigné à faire une révolution qui libèrerait de l’intérieur et extérieurement le people des chaînes de l’autorité). Ici, Sade est la révolution poussée à l’extrême, l’image inverse de la Terreur […]. Ici, la liberté implique de faire voler en éclats les limites et de transgresser les barrières morales et artistique, pour faire et dire ce que l’on veut. Ici, l’individu se trouve in extremis au moment du final, point non contenu de la révolution, où les lignes entre liberté et licence, vice et vertu, art et vie, soi et autrui disparaissent dans un entremêlement pervers. Alors que le film s’inscrit dans cette tradition discursive, il l’englobe dans une seconde narration plus pleinement articulée : une interprétation libérale qui voit Sade mener un combat contre la censure, l’hypocrisie et les bigots. Le synopsis officiel du film, par exemple, présente Quills comme une « métaphore qui interroge la liberté d’expression et les droits civils ». Le marquis symbolise ainsi les artistes du monde entier qui osent critique le pouvoir en place, qui écrivent avec le sang et en paient le prix. 147 Ibid. 148 Xavier LARDOUX, Le cinéma de Benoît Jacquot, op. cit., p. 115.

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Dénonciateur des préjugés de la vertu, pourfendeur de l’hypocrisie. Bien que noble, on l’entend dire à Émilie qu’il croit en la Révolution : « parce que je vois dans la Révolution la revanche du faible sur le fort, il faut bien que chacun ait son tour »149 ; ce qui montre qu’il est à la fois philosophe et altruiste. Pour lui, chacun devrait s’amuser, faire ce qu’il veut, comme on le constate dans les encouragements qu’il donne à Émilie et à la façon dont il justifie le montage de sa pièce de théâtre à Picpus. Finalement, on a tout de même l’impression que dans les portraits de Sade que j’ai cités, il existe une confusion profonde qui réduit la philosophie sadienne à une forme d’hédonisme, ce « système philosophique qui fait du plaisir le but de la vie »150.

Le cinéma est par définition un médium grand public et l’analyse de la représentation de Sade et de ses œuvres dans les films est révélatrice en ce qui concerne l’évolution de l’image du marquis de Sade dans l’imaginaire collectif aujourd’hui. Si on nous parle de sa réputation c’est pour nous démontrer qu’elle est usurpée, « Il y a ce qu’on dit, ce qu’on fait et ce qu’on écrit »151 dit le Sade de Benoît Jacquot à la jeune Émilie. L’idée que la subversion chez Sade tient davantage à sa littérature qu’à la manière dont il menait sa vie est ressassée, elle traverse les trois films. Il s’agit de ne pas confondre l’écrivain en tant qu’homme, et son œuvre, et de ne pas le diaboliser comme on a pu le faire auparavant. Jacques Fleschi, scénariste de Sade, commente : « Cela ne m’intéressait pas de faire de lui un personnage terrifiant ; gothique, emphatique. Ce n’est certes pas un saint, mis je ne voulais pas pour autant le confondre avec les ordonnateurs des 120 journées de Sodome ! Et puis, du fait de son âge, la cinquantaine, il y a chez lui une certaine fatigue, et un sourire devant cette fatigue qui vraisemblablement l’humanisent. »152 Sans en faire un personnage terrifiant, on pourrait penser qu’on ferait une part à ce qui le rend inquiétant ; cette image assagie, peut-être existe-t-elle par besoin d’apprivoiser Sade, d’occulter ce qui nous dérange toujours chez lui. En effet :

149 Benoît JACQUOT, Sade [DVD], 0 : 37 : 31. 150 Définition : hédonisme – Dictionnaire de français Larousse [en ligne]. Consulté le 07/09/15. Disponible sur : http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/h%C3%A9donisme/39320?q=h%C3%A9donisme#39240 151 Benoît JACQUOT, Sade [DVD], 00 : 29 : 13. 152 Xavier LARDOUX, Le cinéma de Benoît Jacquot, op. cit., p. 122.

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Que les surréalistes aient cherché à tout prix à relativiser les crimes commis par Sade, que les penseurs de la Modernité se soient désintéressés de sa biographie, ce sont des faits indéniables. Il est certain aussi que le marquis de Sade, viola, blessa, peut-être même tua : n’est en effet ni convaincante, ni rassurante, la « grande lettre » écrite à sa femme en février 1781 pour prouver qu’il est « un libertin » mais pas « un criminel ni un meurtrier ».153

Que l’on prenne Sade trop au sérieux, qu’on cherche à l’excuser ou qu’on ignore certains faits de sa vie, ces attitudes prouvent une forme de malaise à son contact ; et ce, jusqu’à vouloir nous le présenter comme un individu normal invitant le spectateur à s’identifier à lui facilement. Benoît Jacquot brosse le portrait d’un homme qui n’est ni un monstre, ni un saint, mais qui est, comme le dit justement Jean Collet (Études, octobre 2000), « le premier homme de la modernité : l’individu. » « Sans Dieu ni maître, il est libre, c’est-à-dire seul devant ses démons. Effrayant d’être libre ! Alors déniaisé, il tente de rendre un peu moins niais ceux qui le peuvent. Comment survivre sans être bourreau ni victime ? Comment être Sade quand le monde se révèle sadique ? » Voilà la question vertigineuse et radicale que pose ce film, dont le classicisme et l’amabilité ne sont qu’apparents.154

Instrumentalisée, détournée, transformée, l’image du marquis est reprise à tout propos, et par exemple comme porte-étendard d’une certaine tradition libertaire. Les fictions construisent une certaine image du marquis de Sade, ils donnent chacun leur interprétation du personnage, dépeignent ses habitudes, son caractère, sa vie sexuelle ; et tout cela dessine en creux une posture d’écrivain.

153 Jean-Christophe ABRAMOVICI, Encre de sang: Sade écrivain, Paris, Classiques Garnier, 2013, p. 9. 154 Xavier LARDOUX, Le cinéma de Benoît Jacquot, op. cit., p. 117.

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III – Présence du texte et rapport à l’écriture

Ce qui demeure une caractéristique essentielle du personnage Sade, c’est évidemment qu’il est écrivain. Nous allons tenter de voir comment on met en scène un écrivain du

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XVIII

dans Marquis, Sade et Quills, la plume et le sang dans un premier temps ; comment on met en image le texte et l’écriture et dans quelle mesure les textes originaux ont pu inspirer ces films. Salò ou Les Cent Vingt Journées de Sodome, en tant qu’adaptation inspirée de l’un des romans sadiens les plus connus et Moi qui duperais le bon Dieu, qui s’intéresse à la correspondance du marquis à Vincennes, sont sans nul doute les films qui entretiennent la relation la plus étroite avec le texte source. Par ailleurs, s’ils n'ont pas choisi de créer un rôle dans lequel on reconnaîtrait le marquis, ces films très différents traitent tous deux la problématique de l’enfermement, qui fut un fait important dans la vie de ce D. A. F. de Sade. Toute détention est un système ; une lutte acharnée s'établit donc à l'intérieur de ce système, non pour s'en libérer (ceci échappait au pouvoir de Sade) mais pour en entamer les contraintes. Prisonnier quelques vingt-cinq années de sa vie, Sade eut à l'intérieur de sa prison deux fixations : la promenade et l’écriture, que gouverneurs et ministres ne cessèrent de lui concéder et de lui retirer comme un hochet à un enfant.155

L'idée qu'exprime ici Roland Barthes est que si l'évasion n'est pas une option, le prisonnier cherche à conquérir sa liberté dans d'autres domaines. Sont alors devenues extrêmement importantes pour lui les deux activités de la marche et de l'écriture, qu'il considérait comme vitales. Ce qui est frappant pour autant c'est que ces « privilèges » lui étaient parfois ôtés de façon relativement arbitraire comme l’indique Barthes. Cet enfermement, cette contrainte extrême posent la question de la censure et de la liberté littéraire et artistique. Comment la supporter ? Comment la contourner ? Reste-t-on un auteur en prison, sans lecteurs ? Malgré les condamnations et les coups durs comme la perte du manuscrit des Cent Vingt Journées de Sodome à la Bastille, il n'arrêta jamais d'écrire, alors même qu'il a conscience d'avoir perdu son grand chef-d'œuvre à jamais. Comment les films mettent-ils en scène cet acharnement, digne d'un héros romanesque ? D'ailleurs l'acharnement est si impressionnant que les films

155 Roland BARTHES, Sade, Fourier, Loyola, op. cit., p. 186.

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donnent leur interprétation de ce rapport si extrême à l'écriture. C'est à se demander s'il peut vivre sans écrire. A-t-il besoin d'écrire pour se purger, comme le suggère le personnage de l’abbé de Coulmier dans Quills ? Y voit-il lui-même une façon de faire sortir ces « phantômes » qui le hantent comme une lettre citée dans le film de Maria Pinto156 ? Est-il poussé par une sensation de manque face à une sexualité perdue en même temps que sa liberté, comme dans Marquis ? Peut-on dire de cette pratique de l'écriture qu'elle est thérapeutique ? Faire de l'écrit un élément cinématographique n'est pas évident, même s'il y a plusieurs possibilités : on peut montrer l'écrivain à sa table de travail, faire un gros plan sur ce qu'il écrit, citer certaines œuvres en voix-off, montrer des piles de livres, des plumes… Le texte est bien présent sous une multitude de formes, il est même en mouvement ; on peut parler dans les films de circulation du texte, qui structure l’intrigue dans le cas des fictions, mais est également un élément structurant dans Moi qui duperais le bon Dieu, et une source d'inspiration dans Salò ou Les Cent Vingt Journées de Sodome. La conjugaison de la prison, de l'interdit et de l’écriture sont des matériaux scénaristiques inspirants. Enfin, puisqu’il y a circulation du texte, c’est que malgré la censure, le texte sadien ne reste pas un texte sans lecteur, au contraire ; il intéresse tout le monde, y compris les détracteurs et les bourreaux de Sade. Ainsi, les films explorent une réception possible, expérimentent les conséquences éventuelles d’une telle lecture. La détermination de ces rapports au texte, qu'ils soient matériels, immatériels nous permettra de redéfinir, à la lumière du panel éclectique que constitue notre corpus, ce qu'est qu'une adaptation.

156

Maria PINTO, Moi qui duperais le bon Dieu [DVD], 0 :10 : 57.

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A/ La circulation du texte

1) La mise en scène de la circulation du texte

Comment représenter le texte à l’écran ? C’est une question primordiale lorsqu’on souhaite mettre en scène un écrivain, ou même un roman sous forme de lettre ; je pense pour ce cas précis à deux adaptations de La Religieuse de Diderot, celles de Jacques Rivette et de Guillaume Nicloux : la lettre-témoignage de Suzanne est écrite clandestinement, elle passe de mains en mains jusqu’à sortir du couvent et à arriver entre les mains de son avocat. La vie du texte repose sur un modèle semblable dans Marquis et Quills surtout. On voit plusieurs fois le marquis de Philip Kaufman en train d’écrire : c'est d’ailleurs la première image qu'a le spectateur du personnage, celle qu'il va retenir et dans ce choix de plan il y a la volonté de le présenter avant tout comme un écrivain. Première vision qui vient compléter et éclairer le titre du film « Quills » qui signifie « plume ». Peu après, se joue sous nos yeux le meilleur exemple de circulation matérielle du texte : le manuscrit de ce que l’on reconnaîtra un peu plus tard comme étant celui de Justine, passe de la cellule du marquis au panier de linge sale de Madeleine, dans lequel il traverse l’asile de Charenton ; à la grille du parc, un cavalier attend Madeleine pour le récupérer et le transmettre au monde extérieur. Le texte traverse les portes et les grilles. Il y a ensuite une ellipse concernant tout le travail éditorial qui a dû être effectué, et l’on retrouve plusieurs exemplaires du livre relié, sur lesquels, à la place du nom de l'auteur on trouve la mention « anonyme ». Un vendeur de rue les a cachés sous une pile d'autres livres157. Ces exemplaires à la couverture blanche et sobre ont voyagé dans un coffre, recouverts par d’autres livres aux couvertures colorées et élimées dont on n’identifie pas les titres. Finalement le texte circule tellement qu'il se retrouve à la cour de l'empereur, Napoléon. Ce fait est amené grâce à un procédé qui participe en quelque sorte de la transmission orale du texte. En effet, la suite de la scène de rue se poursuit avec un homme qui, venant d'acquérir Justine, juché sur un promontoire, fait la lecture à une audience pendue à ses lèvres. « Our story concerns a nymph named Justine, as pretty a maid as ever entered a nunnery, with a body so firm and ripe, it seemed a shame to commit it to God. One morning, the bishop 157

Annexe n° 14 p. 104 de ce document.

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placed his hand upon her thigh… »158 ; alors que le lecteur prononce le mot « bishop », il y a une transition vers un autre plan, qui, partant d'une fresque au plafond d'un palais, descend le long des murs tout ornés d'autres grandes fresques jusqu'à Napoléon, au milieu, entouré de part et d'autre d'un sculpteur et d'un peintre qui réalisent des portraits de lui. Si le plan a changé, c'est la suite du même texte que l'on entend :

"Holy Father!" cried she. "I've come to confess my sins, not to commit a new!" Heedless, the old priest turned her over on his knee, and lifted her skirts high above her hips, exposing the pink flesh of her backside. There, between the orbs of her dimpled ass, lay a blushing rosebud begging to be plucked. Before Justine could wrestle from his grasp, this most ungodly man took a communion wafer, the body of our Lord Jesus Christ, and placed it on the girl's twitching orifice… [Must I, Your Majesty?] As he loosened his manhood from beneath his robes, the bishop muttered a Latin prayer. And then, with a mighty trust, drove it into her very entrails.159

Si la lecture se poursuit où on l’avait laissée, mais dans un palais, c'est que l'un des humbles serviteurs de l'empereur tient dans sa main un petit livre blanc, qu'il lui lit devant tout le monde. Au bout d'un moment, il interrompt sa lecture, c'est la phrase que j'ai mise entre crochets. Il demande s'il doit continuer à lire car la scène devient de plus en plus pornographique. Napoléon ne lui dit rien, il comprend qu'il doit continuer et achève de lire ce passage ; après un temps, l'empereur s'énerve, ordonne de saisir tous les exemplaires et jette celui qui est en sa position au feu. C'est cet épisode qui amène Royer-Collard à Charenton, ce qui va considérablement bouleverser la vie de l'asile. Le docteur prévient l'abbé de Coulmier de l'existence du roman, et donc de la diffusion clandestine des écrits de son pensionnaire 158

Philip KAUFMAN, Quills, la plume et le sang [DVD], 00 : 07 : 30. En version française : « Il est question de l'histoire d'une nymphe nommée Justine, la plus jolie jeune fille qui put jamais entrer dans un couvent. Elle avait une poitrine et un corps si ferme et si souple, qu'il semblait fort dommage de les consacrer à Dieu. Si bien qu'un matin, le supérieur des moines posa la main sur sa cuisse…

159

»

Idem, 00 : 07 : 48. En version française : « "Mon révérend", cria-t-elle, "je suis venue confesser mes péchés et non pour en commettre de nouveaux !" Ignorant ses paroles, le vieux moine l'installa à plat ventre sur ses genoux et retroussa ses jupes bien haut sur ses hanches, exposant la chair toute rose de son postérieur. Là au milieu des deux orbes de ses fesses rebondies et gracieuses, émergeait un ravissant bouton de rose qui attendait qui attendait qu'on veuille bien le prendre. Avant même que Justine n'ait pu tenter d'échapper à son étreinte, cet homme fort impie prit une Ostie consacrée, le corps de notre seigneur Jésus Christ, et la plaça au milieu de l'orifice béant de la fille. [Majesté, dois-je réellement poursuivre ?]… Tandis qu'il extrayait son membre de dessous sa bure, le supérieur marmonna en latin, une prière, et en ensuite d'une poussée brutale il enfonça l'objet jusqu'au fond de ses entrailles. »

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Sade ; il s'en va mettre sous les yeux de ce dernier la preuve ses ces agissements interdits. Alors le texte a véritablement opéré une boucle, parti des mains du marquis depuis l'asile, il y revient après avoir beaucoup voyagé. Pour donner encore une meilleure idée du rôle clé qu'entretiennent les textes, on peut rappeler que l'un des seuls moments dans le film où l'on trouve l'écrivain au travail, il est affairé à écrire « The Crimes of Love, A Farce », titre que l'on découvre grâce à un gros plan160, sous lequel on lit même la didascalie suivante : « Enter a Mother Superior on horse back. »161 L'existence de ce texte et sa représentation, forme de transmission orale, sont l'élément déclencheur d'un ressort majeur de l’intrigue puisqu'elles vont provoquer les foudres du docteur et sceller le destin du marquis. On constate que malgré les contraintes, le texte se propage, il est en mouvement et ce ne sont pas les autorités qui tentent de l'interdire qui l'éradiquent, bien au contraire. Le prêtre dans Marquis, Dom Pompero, au lieu de réprimander l’écrivain comme le fait l’abbé de Coulmier, est guidé par l’appât du gain et se fait paradoxalement le vecteur de la publication de ces œuvres « immorales ». Celles-ci sont d’ailleurs lues dans le salon bourgeois dans lequel se tient une sorte d’orgie où les participants portent des masques ; on y retrouve le prêtre ainsi que le poisson, éditeur hollandais Willem van Madarine qui va publier Marquis, sous le nom de Sade, qui dans l'histoire est le pseudo que s'est trouvé le prêtre. Au moment de signer le contrat éditorial, ce dernier déclare : « Vous comprendrez que, vu ma position sacerdotale, j'ai une nécessité de réserve. Je vais être obligé d'utiliser un pseudonyme. […] Je préfèrerais quelque chose de moins compromettant : Sade. Oui, S-A-D-E. Sans Adresse De l'Expéditeur. »162 Henri Xhonneux et Roland Topor font du nom Sade un acronyme, une sorte de symbole. On voit bien comment la circulation du texte structure la fiction. Dans le cas du film américain, Justine commence par décider le pouvoir impérial de tenter de se débarrasser de Sade, et The Crimes of Love signe le début des mesures radicales que le docteur envoyé par Napoléon prendra contre le marquis et qui le perdront. D'autre part dans Marquis, l'accusation de viol que l'on fait porter sur le héros est crédible pour l'opinion publique du fait de ses œuvres, et le succès d'une lecture au cours d'une orgie amène le prêtre à se faire passer pour cet excellent écrivain pour tirer profit de la situation. Il est vrai finalement on va le voir, que si 160

Annexe n° 15 p. 104 de ce document.

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Philip KAUFMAN, Quills, la plume et le sang [DVD], 00 : 39 : 23. En version française : « Entre une Mère supérieure à cheval ».

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Henri XHONNEUX, Marquis [DVD], 00 : 55 : 02.

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les autres personnages des films ne peuvent s'empêcher de le lire, quant à lui, il est un écrivain qui a un rapport extrême à son activité, qu'il considère comme un besoin vital. Bien qu'on nous montre un petit Napoléon en colère dans Quills, la plume et le sang, on note qu'il n'interrompt pas la lecture quand on le lui propose, et qu'il attend en quelque sorte la conclusion de la scène de sexe. C'est une réaction de l'ordre de l'irrépressible, un peu à la manière de la pulsion créatrice et littéraire de Sade. L’une des menaces les plus graves qui pèsent sur prisonnier c’est d'ailleurs l’interdiction d’écrire. Or, la menace est mise à exécution dans Marquis et Quills, la plume et le sang, ce qui pousse l’écrivain et ses alliés à être inventifs. Il y a la circulation souterraine du texte qui entre en jeu évidemment, mais il y a aussi tous les moyens extraordinaires mis en œuvre pour remplacer l’encre et le papier quand ils viennent à manquer. Il y a quelque chose dans cette posture d’écrivain qui se dessine de l’ordre de l’écriture à tout prix, à tel point que cela en devient parfois caricatural.

Sade écrivant : le masque et le cliché La représentation cinématographique de Sade au travail fait l’objet d’un lyrisme échevelé, le plus souvent hors de propos. C’est l’imagerie romantique d’un auteur déjà maudit avant d’avoir publié une seule ligne, créant dans les fers et privé de tout, y compris de l’essentiel : une plume, de l’encre, du papier. Le masque ? Celui baudelairien de Klaus Kinski chez Franco, révolté, illuminé, transporté. Le cliché ? Celui de Sade calligraphiant, faute de mieux, avec son sang : on l’a vu chez Gibby, en forme d’esquisse fantaisiste, mais surtout chez Topor, puis Kaufman en portraits fantasmagoriques. Double métaphore religieuse et sexuelle : à force de lacérer ses paumes, « Marquis » acquiert des stigmates en forme de vulve ! Pour le suivant, la légende est cette fois portée à l’incandescence, mais totalement assumée dans le contexte d’un conte où (rappelons-le) D.A.F. compose frénétiquement avec ses fluides naturels sur sa peau, ses vêtements, puis, enfermé nu, sur les murs avec ses propres excréments. Finalement, il dicte ses textes à travers les murs, par relai successif des pensionnaires de l’asile jusqu’à la jeune femme qui les retranscrit. Une situation volontairement poussée jusqu’à l’absurde (on lui arrache la langue pour le faire taire définitivement) d’autant plus farfelue historiquement qu’elle se déroule à Charenton, là où les fonctionnaires d’Empire lui fichaient une paix quasi royale.163

Ce rapport obsessionnel physique, cette écriture du corps, font partie du fantasme qui s’est créé autour de la figure de Sade écrivain. Les films cherchent à montrer un rapport à l'écriture spectaculaire, exagération qui se comprend aussi bien si l'on prend le parti, comme le fait Jacques Zimmer, de considérer ces films comme des contes. Ces clichés ont aussi des origines réelles : « qui a eu la chance de se pencher sur un manuscrit de Sade sait combien écrire était chez lui une activité épuisante, fatiguant à tel point ses yeux qu'un médecin put lui conseiller un jour de "tricoter" pour mieux résister à sa manie d'écrire, sa "tentation de [s']occuper". 163

Jacques ZIMMER, Sade et le cinéma, op. cit., p. 104.

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Avec l'assimilation de l'encre au sang, Sade joua dans plusieurs de ses lettres : pour sa "grande lettre", confession qu'il "voulu[t] signer de son sang" »164. Il se rend donc malade, et se vante de signer l'un de ses textes avec son sang. Cela donne dans Marquis, les mains de marquis traversées de stigmates165 « en forme de vulve »166. Kaufman et son scénariste, Doug Wright, qui a écrit la pièce qui a inspiré le film, ont choisi de réaliser la métaphore physique et de la pousser à un degré plus extrême en faisant tout simplement couper la langue, organe de la parole, à leur personnage. Cette ultime tentative de le réduire au silence, participe à renforcer une mythologie probablement loin de la réalité. Finalement, ce que l’on retient c’est à la fois le rapport douloureux à l'écriture, la frénésie créatrice qui anime l'auteur ainsi que le fait qu'il ne semblait jamais se résigner, malgré la perspective de passer tout le reste de sa vie en prison. C’est en tout cas ce que nous dit Michel Delon dans Les Vies de Sade :

Solitude de la prison C’est un homme de trente-huit ans qui voit se fermer sur lui les portes d’une prison qu’il peut craindre, cette fois, définitive. Un libertin habitué aux complaisances et soudain condamné à de piètres satisfactions solitaires, un homme du monde et un amateur de théâtre contraint au silence et au monologue. Il ne renonce pas à donner de la voix, injurie les gardiens, soumet ses proches, le gouverneur de la prison, les autorités, à une avalanche de récriminations. Il exige plus de lumière et plus d’air, du respect pour ses horaires et ses promenades nécessaires à sa santé. Mme de Sade elle-même s’occupe de ses vêtements, des bougies et coussins, du matériel de toilette, du papier et des plumes qu’il ne cesse de réclamer, lettre après lettre. C’est elle qui paie afin que « Monsieur le 6 », comme il se nomme lui-même d’après son numéro de cellule, bénéficie d’un menu spécial. Elle complète ses repas par les gâteries qu’elle envoie.167

Au lieu de sombrer dans le désespoir, il s'organise et se concentre sur l'obtention de certains privilèges, que cela concerne le matériel d'écriture ou de lecture, ou encore son alimentation. Il n'hésite pas à faire connaître son mécontentement. Ces faits du quotidien ne sont certes pas aussi héroïques ou romanesques que ceux des films mais ils montrent une claire détermination de continuer à exister et à créer. L'expression « donner de la voix » me fait penser que si on parvint à l'enfermer on ne le fit jamais tout à fait taire, contrairement à la fin imaginée pour Quills.

164

Jean-Christophe ABRAMOVICI, Encre de sang, op. cit., 12.

165

Annexe n°16 p. 105 de ce document.

166

Jacques ZIMMER, Sade et le cinéma, op. cit., p. 104.

167 Michel DELON, « Sade en son temps », Les Vies de Sade, op. cit., p. 50.

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2) Transmission du texte, contagion du lectorat

Le système de publication souterraine pour détourner la censure grâce à la transmission des manuscrits vers l’extérieur ainsi que les faveurs que l’écrivain tente d’obtenir pour continuer à écrire permettent la circulation et la vie du texte dans les films malgré les contraintes. Contrairement donc à ce que l’on pourrait penser, les textes écrits par les Sade personnages dans les fictions ne sont pas des textes sans lecteurs. Puisqu’il y a transmission du texte, il y a lectorat et donc réception. Pour Thomas Wynn, Quills, la plume et le sang « montre les effets des textes sadiens sur les lecteurs : la jeune lingère Madeleine et sa mère aveugle se délectent à ces grivoiseries, Justine incite l’épouse adolescente du sexagénaire Royer-Collard à s’enfuir avec un bel architecte, et le même roman provoque des désirs charnels chez un trio de domestiques. »168 On peut dès lors distinguer des effets de lecture différents chez les protagonistes des films. Concernant Madeleine, sa mère et le trio de domestiques on peut dire que leur ressenti en tant que lecteur est le plaisir, que cela se manifeste par des gloussements ou par du désir sexuel. Ce dont Thomas Wynn ne parle pas, c’est d’un autre effet chez Madeleine, qui est peut-être l’aspect le plus mis en avant dans les films : celui d’une lecture libératrice. Madeleine, qui est une lingère sans éducation particulière, prend des cours de lecture auprès de Coulmier, mais c’est le soir, avec les textes du marquis qu’elle s’exerce et se perfectionne. À la fin du film, on se rappelle qu’elle dit à l’abbé : « Reading is my salvation. […] It’s a hard day’s wage slaving away for mad men. With all I’ve seen in life, it takes a lot to have my interest. I put myself in his stories, I play the parts. Each strumpet, each murderess… If I wasn’t such a bad one on the page, I wouldn’t be such a good woman in life. »169 Il est aisé de voir autre chose dans ce discours prêté à Madeleine. La vision de la littérature que nous offre le film c’est qu’elle libère. La lecture de 168 Thomas WYNN, « Sade et la théâtralité dans Quills, la plume et le sang (2001) », in Régine JOMANDBAUDRY, Martine NUEL (dir.), Images cinématographiques du siècle des Lumière, Paris, Éditions Kimé, 2012, p. 126. 169 Philip KAUFMAN, Quills, la plume et le sang [DVD], 1 :17 :12. En version française : « La lecture est ma planche de salut. […] C’est le salaire auquel j’ai droit après avoir trimé avec des malades mentaux toute la journée. Ce que j’ai vu jusqu’ici de la vie n’est guère fait pour retenir mon intérêt. Je m’imagine moi-même dans ses histoires, j’interprète les personnages, je suis tantôt une putain, tantôt une meurtrière… Si je n’étais pas une aussi mauvaise femme dans ces pages que je lis, je ne serais sans doute pas une femme aussi honnête dans la vie.

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Justine permet à Simone de s’évader de son mariage forcé, d’abord mentalement, lorsqu’elle préfère rester lire dans le salon plutôt que de passer du temps avec son mari, et puis effectivement lorsqu’elle s’enfuit avec son amant. Lire les textes de son ami le marquis de Sade aide Madeleine à oublier sa condition et son travail difficile à l’asile. Enfin lorsque l’abbé lui demande s’il est vraiment nécessaire pour cela de lire de la pornographie elle répond qu’à vivre avec des fous, il n’y a plus grand-chose qui l’impressionne, à part justement la prose du marquis. Une autre jeune femme qui lit Sade pour s’échapper mentalement de sa prison, c’est Justine la vache, dans Marquis : « Les œuvres de Marquis sont d’une autre facture. Un créateur puissant, à l’imagination fertile, qui met le doigt sur l’essentiel ; et quelle langue subtile et voluptueuse ! Les quelques pages qu’il m’a lues m’ont remuée en profondeur. […] Il y confesse tous les tourments de l’âme humaine »170. Quand on l’empêche de le lire, elle commence une grève de la faim : « Il n’y a que la littérature de Marquis qui puisse me rendre l’appétit, et le goût de vivre. »171 La lecture des œuvres du marquis représentent le salut des personnages féminins tels que Justine, Madeleine ou Simone. Cette dernière est une Agnès de L’École des femmes, elle est elle aussi la pupille de celui qui projette de l’épouser ; elle sort du couvent adolescente, elle ne connaît rien de la vie et RoyerCollard compte bien l’enfermer pour que cela continue ainsi. Dans la pièce de Molière le plan de mariage d’Arnolphe est finalement déjoué et Agnès se marie finalement avec Horace, l’homme qu’elle aime. Simone elle, mariée un temps avec Royer-Collard, finit par s’enfuir avec son amant et, dans la lettre d’adieux qu’ils écrivent tous deux au docteur, elle s’imagine en héroïne tragique : « Tell him I am no foul. A prison’s still a prison even with Chinese silk and chandeliers. […] Tell him if he discovers our whereabouts you’ll slit your throat with a rasor and I’ll plunge a hatpin into my heart. »172 Un autre personnage de vierge ingénue refuse de lire le marquis : Émilie ; mais comme elle joue finalement dans la pièce avec plaisir après avoir refusé et qu’elle finit par accorder sa confiance au marquis au point de mettre son éducation sexuelle entre ses mains, on peut l’imaginer en future lectrice de Sade, après le temps de l’action du film. 170 Henri XHONNEUX, Marquis [DVD], 00 : 51 : 02. 171 Idem, 00 : 58 : 32. 172 Philip KAUFMAN, Quills, la plume et le sang [DVD], 1 : 23 : 06. En version française : « Dis-lui que je ne suis pas une pauvre idiote, une prison reste une prison, même avec de la soie de Chine et des lustres étincelants. […] Dis-lui que si par hasard il découvre où nous nous sommes installés, tu te trancheras les veines avec un rasoir et je me planterai une épingle à chapeau dans le cœur. »

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Toutefois, si la lecture des œuvres sadiennes se révèlent avoir bon nombre de vertus sur certains personnages des films, Quills nous en montre certaines conséquences funestes. À l’époque où Sade est à Charenton, sous l’Empire :

Nous somme à l’époque même de la naissance de la psychiatrie en tant que discipline médicale se consacrant, dans les murs d’une maison spécialisée, au traitement de l’ « aliénation mentale » considérée comme une maladie en dehors de toute préoccupation morale ou religieuse. À Paris, jusqu’en 1793, la folie, en dehors de ses accents aigus, avait été regardée comme une infirmité définitive, et l’on entretenait aux moindres frais ceux qui en étaient atteints, sans prétendre les soigner173

En ce qui concerne les spectacles de Charenton, donc « ces représentations théâtrales n’avaient rien d’un caprice fortuit : Coulmier, qui en était l’initiateur, faisait de ces « moyens moraux » qui allaient échapper, en se médicalisant, à son autorité de directeur : "j’avais même imaginé des plaisirs innocens tels que les spectacles, les bals et la musique, afin de réveiller les esprits des infortunés" »174. L’abbé de Coulmier soigna un grand nombre de patients, pourtant Royer-Collard voit d’un mauvais œil le théâtre de Charenton dont il dit qu’il a de « funestes effets » sur les patients, « mais sans le décrire non plus »175 remarque Michel Gourevitch. Pendant la représentation de The Crime of Love, Bouchon agresse Madeleine et tente de la violer dans les coulisses. Elle parvient à le blesser à la tête en s’emparant d’un fer brûlant. C’est également la lecture à voix haute de l’ultime œuvre du marquis dans Quills qui déclenche la catastrophe finale. On entend Bouchon répéter obsessionnellement les derniers mots de la dictée « her naked skin, her naked, naked skin »176 tout en regardant intensément Madeleine par un trou dans le mur. Il y a une accélération du rythme de cette scène de dictée collective et l’on voit que les esprits s’échauffent. « He took a poker from the fire »177 : cette phrase est le déclencheur du drame final, elle retient l’attention du pyromane qui s’empare avec un regard fou, de l’une des bougies placées dans le mur, « from the fire, from the

173 Michel GOUREVITCH, « Le théâtre des fous : avec Sade, sans sadisme » in Annie LE BRUN, Jean BENOIT (dir.), Petits et grands théâtres du marquis de Sade, op. cit., p. 95. 174 Idem, p. 96. 175 Ibid. 176 Philip KAUFMAN, Quills, la plume et le sang [DVD], 01 : 31 : 00. 177 Idem, 01 : 32 : 18.

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fire »178. On sait alors que cette dernière tentative d’écriture va mal finir. Il met le feu à son matelas, l’alarme est donnée, les malades, hors de leurs cellules, courent en tous sens. Un peu plus tard, derrière une porte entrouverte par Royer-Collard, on voit Bouchon qui se saisit d’une paire de ciseaux et les brandit dangereusement en direction de la bouche de la lingère179. Le spectateur apprendra en même temps que le jeune abbé ce qui est arrivé à Madeleine, grâce à la note ensanglantée qu’elle a écrite de sa main, et qui contient les mots du marquis : « She screamed so he felt he ought to tear out her tongue »180. De la même manière que l’acte du pyromane est clairement déclenché par l’évocation d’un tisonnier qu’on sort du feu, on avait vu Bouchon se délecter du passage où la prostituée se fait arracher la langue par son premier client. Il semblerait que Philip Kaufman ait voulut illustrer ce que les détracteurs de Sade et du théâtre de Charenton leur reprochaient.

Royer-Collard n’est pas le seul contemporain à critiquer le théâtre de Sade. Dans sa Notice sur l’établissement consacré au traitement de l’aliénation mentale écrit en juin 1812, Hyppolite de Colins décrivit le théâtre qu’il y avait trouvé […]. À l’hospice, Colins observe que les représentations organisées par l’innommable Sade ont un effet néfaste sur les esprits délicats et dérangés des patients […] Acteurs, musique, intrigue, action ; tous les éléments de la représentation des passions ne peuvent que provoquer des sentiments illicites et dangereux chez le spectateur. La situation est sans doute inhabituelle puisque nos spectateurs sont malades et particulièrement « susceptibles » […] Quills prend ce rapport entre représentation, passion et spectateur comme problème essentiel afin d’en montrer les éventualités tragiques. Tandis que Les Crimes de l’amour ne provoquent que des éclats de rires chez le public faussement scandalisé, l’effet sur Bouchon est d’un autre ordre puisque, comme nous avons déjà noté, il essaye de violer Madeleine (qu’il finira par tuer). Cet effet néfaste de l’art s’explique par le fait que cet ancien bourreau soit prédisposé à la violence sexuelle, et en effet le film commence en le montrant caresser le cou d’une aristocrate sur l’échafaud. Ainsi le film semble-t-il écarter le danger de l’œuvre sadienne en se servant de ce personnage susceptible, Kaufman lui-même explique que Bouchon n’a pas besoin de la pornographie pour tuer quelqu’un, qu’il était violent avant que l’histoire ait commencé. Il semblerait donc que nous, spectateurs sains, n’ayons rien à craindre de Sade, croque-mitaine inoffensif.181

Cela pose la question de la réception – contagion : quels sont les effets de cette lecture, quels en sont les risques ? Kaufman nous montre de funestes effets, même s’il est vrai que les victimes sont des individus à l’esprit gravement atteint ; ce qui, comme l’indique très 178 Ibid. 179 Idem, 01 : 35 : 26. 180 Idem, 01 : 36 : 53. 181 Thomas WYNN, « Sade et la théâtralité dans Quills la plume et le sang (2001) », in Régine JOMANDBAUDRY, Martine NUEL (dir.), Images cinématographiques du siècle des Lumières, op. cit., p. 131-133.

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justement Thomas Wynn dans son article, est une manière d’éluder la question. Maria Pinto quant à elle, traite cette question mais d’une manière radicalement différente.

Je crois donc qu’il n’est pas intéressant d’incarner Sade ni d’adapter son œuvre au cinéma, du moins de manière romancée ou littérale. […] Je suis plus sensible, comme je l’ai dit, au cinéma de Buñuel, qui n’a pas le projet de représenter Sade, ni sa pensée, mais qui cherche à donner forme à un rêve singulier ; ce qui ne l’empêche pas de suivre à la lettre l’injonction du marquis : « Tout le bonheur de l’homme est dans son imagination ». Je pense que l’approche incidente est plus féconde. Peut-être en va-t-il de Sade comme de certains phénomènes astronomiques, comme les trous noirs par exemple, qu’on ne peut observer directement, mais seulement à travers leurs conséquences. Dans cette perspective, la démarche artistique du cinéaste belge, Olivier Smolders, me paraît passionnante.182

Ce qu’elle admire chez Buñuel ou Olivier Smolders est assez proche de l’esprit de son propre film. Elle s’intéresse à la contagion, à la « "corruption" du regard »183 du spectateur. Dans cet entretien, Moi qui duperais le bon Dieu n’est encore qu’à l’état de projet :

Je pensais à quelque chose comme « Annie le Brun vue par le prisme de la correspondance », en dyptique avec le portrait de Jean-Jacques Pauvert éditeur de Sade. L’enjeu était, là encore, de privilégier les effets sur les causes en montrant comment la lecture de de Sade agit sur une personne qui est capable de le lire. Plusieurs raisons m’ont conduite à modifier mon projet et j’envisage désormais de me concentrer sur le défi de représenter, avec des images et des sons, des extraits de la correspondance de Sade.184

Ce film c’est finalement une ou des lecture(s), il met en scène le processus de la lecture. On y voit les acteurs tantôt attablés et au travail, tantôt pris par une sorte de délire dans les scènes d’improvisation185 : l’air illuminé, nus, à se passer des corsets, des perruques, se couper les cheveux… Ce sont des scènes de délire, comme les plans où un prisonnier « inconnu », ou du moins dont on ne voit pas le visage en entier et qui n’est pas nommé, nous montre différentes parties de son corps par un trou dans la porte. La langue en lèche les rebords, l’œil écarquillé tente de voir autant qu’il le peut ce qui se passe à l’extérieur186, auquel il n’a pas accès. Toutes 182 Entretien « Sade et les femmes réalisatrices : le regard de Maria Pinto », réalisé par Stéphanie Genand (Université de Rouen, IUF), à Rouen, le 7 mai 2013 [en ligne], p. 183. Consulté le 01/09/2015. Disponible sur : http://www.editions-harmattan.fr/index.asp?navig=catalogue&obj=article&no=27880 183 Idem, p. 183. 184 Idem, p. 183-184. 185 Annexe n°17, p. 105 de ce document. 186 Annexe n°18, p. 106 de ce document.

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ces scènes troublantes sont traversées par la lecture des lettres du marquis de Sade à Vincennes ; on peut dès lors se demander si cette folie c’est celle de l’enfermement, ou une conséquence de la lecture. Puisque le texte est lu et répété, et qu’on nous montre même l’exemplaire original manuscrit à l’écran, le spectateur se fait automatiquement lecteur, et plus encore que dans tous les autres films. Le texte sadien est le matériau essentiel de Moi qui duperais le bon Dieu, et même si ce n’est pas tout à fait le cas pour les quatre autres films, il est tout de même présent, comme nous allons le voir.

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B/ La présence du texte sadien

1) Les citations

Pour saisir sous quelles formes variées peut transparaître le texte, nous allons d’abord considérer ici plusieurs genres de citation. Il y a en premier lieu les citations explicites, celles qui reprennent Sade mot pour mot. En 2013, alors que son film Moi qui duperais le bon Dieu n'était encore qu'un projet, Maria Pinto savait qu'elle voulait faire un film sur la correspondance du marquis durant son séjour à Vincennes. La correspondance du marquis a donné lieu à de nombreuses éditions et publications. Dans le film de Maria Pinto, il y a des plans récurrents sur les exemplaires originaux et donc manuscrits de quelques-unes de ces lettres187. L’une des citations que l'on retiendra est « ce n’est pas ma façon de penser qui a fait mon malheur, c’est celle des autres »188, parce que cette phrase est également la conclusion de Marquis189 et qu'elle peut en même temps résumer le parti pris des autres films.

Ma façon de penser, dites-vous, ne peut être approuvée. Et que m'importe ? Bien fou est celui qui adopte une façon de penser pour les autres ! Ma façon de penser est le fruit de mes réflexions ; elle tient à mon existence, à mon organisation. Je ne suis pas le maître de la changer ; je le serais, que je ne le ferais pas. Cette façon de penser que vous blâmez fait l'unique consolation de ma vie ; elle allège toutes mes peines en prison, elle compose tous mes plaisirs dans le monde et j'y tiens plus qu'à la vie. Ce n'est point ma façon de penser qui a fait mon malheur, c'est celle des autres.190

En dépit de sa noble naissance, le marquis fait figure non seulement d'original, mais d'éternel paria, en raison de sa façon de penser et de ses œuvres licencieuses. Dans cette lettre, écrite en novembre 1783 alors qu'il est reclus à Vincennes, il réaffirme à sa femme son refus de compromission. Les répétitions que nous avons évoquées dans la partie sur la théâtralité sont tout autant de citations. Elles forment un florilège, avec lequel le film joue. À l'inverse, les 187 Annexe n°19 p. 107 de ce document. 188 Maria PINTO, Moi qui duperais le bon Dieu [DVD], 0 : 50 : 20. 189 Henri XHONNEUX, Marquis [DVD], 01 : 16 : 47. 190

Jacques RAVENNE (choix de lettre établi par) Sade, lettres d'une vie, op. cit., p. 34.

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autres fictions semblent vouloir, en disposant des indices et en mettant en scène, diriger l'opinion et le ressenti du spectateur. Évidemment, dans Moi qui duperais le bon Dieu, le les lettres et les passages ont dû être minutieusement sélectionnés, mais l'interprétation reste tout de même libre. Il n'y a pas cette combinaison de signes dans l'image ou les scènes, que l'on reconnaît comme les signes distinctifs de l'excentricité par exemple. Dans la lettre où le marquis passe ses commandes spéciales, on peut choisir de le trouver étrange ou tout simplement drôle ; la lecture nous guide. « Commission – Un pot de pommade de moelle de bœuf faite à l’huile de noisette, un de framboise et un d’abricot ; une livre de poudre excitante »191. On trouve également ce que j'appellerais des effets de citation. Je pense au rôle de Daniel Auteuil dans Sade, qui s'excuse auprès d'Émilie « Mais je vous parle comme un vieux philosophe »192, affirmation qui se vérifie à travers des répliques telles que : « la liberté est un mot que j'ai longtemps chéri […] J'y crois peut-être, mais pour moi ou pour les autres je n'en sais rien »193, à laquelle nous nous sommes déjà intéressés, ou encore « Il n'y a pas d'idée sans corps et de corps sans idée »194. Cet homme qui philosophe tout en faisant la conversation, qui parle aussi bien qu'il écrit, procède de la représentation de l'intellectuel brillant du

e

XVIII

siècle, et ce procédé sert aussi à le désigner explicitement et

fondamentalement comme un écrivain. On peut également faire entrer dans la catégorie des citations la reprise dans les films de personnages romanesques sadiens emblématiques, et je pense en particulier au fameux duo de sœurs Justine et Juliette, présent dans Marquis. Justine, c’est la vertu et la candeur, quant à Juliette, ce qui la caractérise c'est la cruauté et le cynisme.

Mme de Lorsange qui se nommait pour lors Juliette et dont le caractère et l'esprit étaient, à peu de choses près, aussi formés qu'à trente ans, âge qu'elle atteignait lors de l'histoire que nous allons raconter, ne parut sensible qu'au plaisir d'être libre, sans réfléchir un instant aux cruels revers qui brisaient ses chaînes. Pour Justine, âgée comme nous l'avons dit, de douze ans, elle était d'un caractère sombre et mélancolique, qui lui fit bien mieux sentir toute l'horreur de sa situation. Douée d'une tendresse, d'une sensibilité surprenante, au lieu de l'art et de la finesse de sa sœur, elle n'avait qu'une ingénuité, une candeur qui devaient la faire tomber dans bien des pièges. Cette jeune fille à tant de qualités joignait une physionomie douce, absolument différente de celle dont la

191 Maria PINTO, Moi qui duperais le bon Dieu [DVD], 0 : 22 : 58. 192

Benoît JACQUOT, Sade [DVD], 0 : 38 : 45.

193

Idem, 0 : 38 : 24.

194

Idem, 0 : 17 : 23.

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nature avait embelli Juliette ; autant on voyait d'artifice, de manège, de coquetterie dans les traits de l'une, autant on admirait de pudeur, de décence et de timidité dans l'autre ; un air de Vierge, de grands yeux bleus, pleins d'âme et d'intérêt, une peau éblouissante, une taille souple et flexible, un organe touchant, des dents d'ivoire et les plus beaux cheveux blonds, voilà l'esquisse de cette cadette charmante, dont les grâces naïves et les traits délicats sont au-dessus de nos pinceaux.195

La locution « au lieu de », la combinaison adjectif, adverbe, « absolument différente », le parallélisme réalisé avec « autant … autant » sont autant de procédés qui mettent en valeur l'idée que les deux sœurs sont les exacts opposés. Si le film d'Henri Xhonneux et Xavier Topor fait de Justine une vache, qui n'a peut-être pas la douce physionomie décrite dans le roman, elle a néanmoins les traits de caractère essentiels de l'héroïne. Non seulement elle est candide, mais en plus, on retrouve sa nature virginale. On se souvient du sous-titre du roman consacré à la première, Justine : « Les Malheurs de la vertu » ; le film lui fait suivre le même genre de destin tragique. Elle est d'abord en effet attaquée puis violée alors qu’elle était en train de se baigner. Cet épisode me fait songer à Diane, déesse chasseresse, à qui on a accordé la virginité éternelle, et qui dans la mythologie est elle aussi surprise alors qu'elle est en train de se baigner nue dans la forêt. Dans le roman, c’est après s’être enfuie de la Conciergerie, qu’elle est violée dans le bois de Bondy. Le personnage du film est donc bien semblable à son modèle romanesque sur de nombreux points. Le sous-titre de L’Histoire de Juliette est, d'autre part, « Les Prospérités du vice ». Dans Marquis elle est une dominatrice toute de latex vêtue196, mais contrairement à la Juliette de Sade, elle conduit cette relation sadomasochiste uniquement pour être auprès du gouverneur de la Bastille et donc du pouvoir, afin de participer activement à la Révolution. Le fait qu'elle s'engage dans ce combat fait d'elle, comme c'est le cas pour Marquis, à qui elle permet d'ailleurs finalement de s'enfuir, un personnage altruiste, positif. Ces deux personnages sont directement inspirés des héroïnes des deux fameux romans de Sade, mais il existe aussi d’autres types d’emprunts à son œuvre. Dans une certaine mesure, le prêtre, Dom Pompero, et le garde, Ambert, de Marquis sont des personnages romanesques types d’œuvres de Sade. Le garde est voyeur obsédé, frustré, et l'homme d'église un libertin avide. Ces personnages d'autorité corrompus, sadiques, rappellent par exemple les prêtres du couvent de Sainte-Marie-des-bois, Dom Severino, Clément, Antonin dans Justine ; mais aussi les gardes dans Les Cent Vingt journées ou Salò. Dans Sade, Émilie est facilement assimilable à l'Eugénie de La Philosophie dans le boudoir, dans le 195

D. A. F. marquis de SADE, Justine ou Les Malheurs de la vertu, Paris, Le Livre de Poche, 1973, p. 10-11.

196

Annexe n°20 p. 107 de ce document.

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rôle de la vierge innocente que l'on s'apprête à éduquer, ou à corrompre, selon le point de vue, d'ailleurs leurs prénoms sont si proches qu’on peut les confondre. Mme de saint-Ange dans le roman, annonce au chevalier « mon cher amour, pour te récompenser aujourd'hui de ta délicate complaisance, je vais livrer à tes ardeurs une jeune fille vierge, et plus belle que l'Amour »197 ; « son teint est d'une blancheur éblouissante, son nez un peu aquilin […]. Une de ses beautés est la manière élégante dont sa belle tête est attachée sur ses épaules l'air de noblesse qu'elle a quand elle se tourne… Eugénie est grande pour son âge ; on lui donnerait dix-sept ans ; sa taille est un modèle d'élégance et de finesse »198. On s'imagine aisément que pour le rôle d'Isild le Besco en Émilie, Benoît Jacquot et son scénariste aient pu s'inspirer de ce genre de description de jeune proie innocente, à la fois la plus belle et la plus noble. Dans Marquis, même si on ne peut tout de même pas le comparer à un roman à clés, de nombreuses références se croisent, souvent dans un but humoristique, pour faire rire le spectateur qui a compris la référence. Une qui n’est pas la plus difficile à discerner, mais qui est malgré tout amusante c’est le personnage de Jacquot, dont l’expression favorite, le tic verbal, est « Fatalement », on pense alors tout de suite à Jacques le Fataliste de Diderot. Dans un café, celui-ci est attablé avec le duc d'Orléans et Willem van Mandarine, l'envoyé spécial de « La Gazette des Pays-Bas », qui lui demande si c'est Marquis qui a écrit « La Fausse Religieuse de la rue du Bac », il s'exclame alors : « Fatal ! Comme le scandale des parties fines avec animaux domestiques, j'ai toujours refusé de le défendre… Je me présente, Jacquot le Fataliste, avocat du Perchoir de Paris »199. Le personnage serait-il une caricature de Diderot lui-même ? Cette effet de citation de contemporains, de références littéraires ou historiques donne le charme de Marquis, non seulement il provoque un effet comique, mais il inscrit cette rêverie dans un contexte particulier, et donne un sentiment de plaisir du texte, avec des jeux de mot, etc. Pier Paolo Pasolini, quant à lui, cite dans Salò ou Les Cent Vingt Journées de Sodome une œuvre du marquis de Sade en particulier, et signe le seul film de notre corpus à être une adaptation au sens classique.

197

D. A. F. marquis de SADE, La Philosophie dans le boudoir, Paris, 10/18, 1972, p. 20.

198

Idem, p. 23.

199

Henri Xhonneux, Marquis [DVD], 0 : 36 : 53.

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2) Travail d’adaptation : le texte sadien et Salò

En termes de citations et de rapport au texte, on peut d’ores et déjà évoquer la bibliographie introduite par Pasolini au début de son film200. On remarque même qu’il précise que sont cités des passages de Sade, Fourier, Loyola de Barthes ainsi que de Sade, mon prochain, Le philosophe scélérat de Pierre Klossowski. C’est un fait original, surtout dans un générique de début, comme en en-tête, qui révèle à la fois une des méthodes de travail employées par ce réalisateur qui se lance dans une adaptation, mais aussi une façon de s’inscrire dans une certaine tradition littéraire et intellectuelle de réflexion sur Sade. Peut-être aussi que cette bibliographie est placée en exergue comme pour légitimer ou excuser d’avance le contenu cru voire cruel qui va suivre. Si les quatre scélérats trouvent leur jouissance dans la violence gratuite, la référence à une autorité littéraire vient tenter de désamorcer la critique qui est celle de la violence gratuite comme motivation pour le film. Par rapport au roman, l'un des changements majeurs concerne la structure. Comme je l’ai dit déjà dans l’introduction notamment, le film se découpe en trois « cercles », « Girone delle manie » ou des passions, Girone della merda », de la merde, « Girone del sangue », du sang. Il en est autrement dans le roman, où l'organisation repose sur une gradation des « passions » contées par les narratrices :

Et, comme on s’était appliqué à les choisir douées d’une certaine éloquence et d’une tournure d’esprit propre à ce qu’on en exigeait, après s’être entendues et recordées, toutes quatre furent en état de placer, chacune dans les aventures de leurs vie, tous les écarts les plus extraordinaires de la débauche, et cela dans un tel ordre que la première, par exemple, placerait dans le récit des événements de sa vie les cent cinquante passions les plus simples et les écarts les moins recherchés ou les plus ordinaires, la seconde, dans un même cadre, un égal nombre de passions plus singulières et d’un ou plusieurs hommes avec plusieurs femmes ; la troisième également dans son histoire devait introduire cent cinquante manies des plus criminelles et des plus outrageantes, aux lois, à la nature et à la religion ; et comme tous ces excès mènent au meurtre et que ces meurtres commis par libertinage se varient à l’infini et autant de fois que l’imagination enflammée du libertin adopte de différents supplices, la quatrième devait joindre aux évènements de sa vie le récit détaillé de ces différentes tortures.201

200 Annexe n°21 p. 108 de ce document. 201 D. A. F. marquis DE SADE, Les Cent Vingt Journées de Sodome, Paris, 10/18, « Domaine français », 1998, p. 42.

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Il s'agit d'aller, on l'a compris, du simple écart libertin, au crime ; en quatre fois cent cinquante manies. Au contraire, Pasolini choisit de faire référence au grand poète italien, Dante, en reprenant l'idée de cercles comme dans L'Enfer. Le vocabulaire dans le roman sadien est celui de la philosophie libertine, employé dans une sorte de démarche encyclopédique, alors que le fait de renvoyer à L'Enfer donne d'emblée une clé de lecture toute autre ; une recommandation pour le lecteur de voir cette évolution vers le pire comme la représentation de l'enfer absolu, ce qui ne correspond pas tout à fait à la présentation que fait le narrateur des Cent Vingt Journées de Sodome dans le roman. Le rôle des narratrices est également important dans les deux œuvres, même s'il faut noter qu'elles ne sont pas dans le film, aussi monstrueuses que dans les descriptions de Sade202 : « Pour la Desgranges, c’étaient le vice et la luxure personnifiées : grande, mince, âgée de cinquante-six ans, l’air livide et décharné, les yeux éteints, les lèvres mortes […] ce n’était plus qu’un squelette qui ne pouvait inspirer que du dégoût. […] Pour comble d’agréments, cette généreuse athlète de Cythère, blessée dans plusieurs combats, avait un téton de moins et trois doigts coupés ; elle boitait, et il lui manquait six dents et un œil. »203 C’est un véritable monstre, un personnage d’épouvante. Pasolini a également choisi l’angle de l’actualisation et du déplacement géographique en plaçant l'action de son film dans la République de Salò. Dans l'incipit des Cent Vingt Journée de Sodome, le récit est situé dans le royaume de France, au XVIIIe siècle vers la fin du règne du Roi Soleil : « Les guerres considérables que Louis XIV eut à soutenir pendant le cours de son règne, en épuisant les finances de l’État et les facultés du peuple, trouvèrent pourtant le secret d'enrichir une énorme quantité de ces sangsues toujours à l'affût des calamités publiques qu'elles font naître au lieu d'apaiser, et cela pour être à même d'en profiter avec plus d'avantages. La fin de ce règne, si sublime d'ailleurs, est peut-être une des époques de l'empire français où l'on vit le plus de ces fortunes obscures qui n'éclatent que par un luxe et des débauches aussi sourdes qu'elles. C'était vers la fin de ce règne et peu avant que le Régent eût essayé, par ce fameux tribunal connu sous le nom de Chambre de justice, de faire rendre gorge à cette multitude de traitants, que quatre d'entre eux imaginèrent la singulière

202

Annexe n°22 p. 108 de ce document.

203

D. A. F. marquis DE SADE, Les Cent Vingt Journées de Sodome, op. cit., p. 49.

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partie de débauche dont nous allons rendre compte. »204 Selon cette introduction, les quatre scélérats sont le fruit d'un contexte politique et économique particulier, mais à la lecture du roman, on se rend bien compte que le propos du marquis de Sade n'est pas une analyse, un avis porté sur son époque, ni une satire politique ou historique.

Alors que l’œuvre de Sade peut apparaître comme une sorte de réquisitoire hautement provocateur contre les règles et les lois de la morale chrétienne, une affirmation de la puissance illimitée du désir, une forme d’expression totalement libérée de l’imaginaire sexuel, une sorte de recherche obsessionnelle et compulsive de la transgression maximale confrontant le lecteur à son propre imaginaire, le film de Pasolini, de par la transposition de l’intrigue dans un contexte historique spécifique, de par l’accent mis sur les dispositifs narratifs, spectaculaires, visuels, de par le style de la mise en scène, volontiers lente, hiératique, sombre, théâtralisée, traversée d’éclairs de violence, se présente comme un objet profondément ambigu, élaborant tout à la fois un tableau violemment critique du pouvoir exercé par les quatre libertins – et conséquemment par des dirigeants fascistes – et une sorte de mise en cause du spectateur lui-même dans son accointance avec les désirs pervers desdits libertins.205

La remise en contexte opérée dans Salò modifie le propos du texte source. Dans son roman, Sade explore les limites, fait le projet d'établir presque exhaustivement, scientifiquement en tout cas, les actes qui peuvent être commis au nom du libertinage ; là où Pasolini tente de mettre à jour le nouveau fascisme qui caractérise selon lui l'Italie des années 1970, et de montrer à son spectateur que cette forme extrême de violence et d'oppression n'appartient pas au passé. Pour faire en sorte que le spectateur s'interroge, il le prend à parti, ce qui constitue un autre point commun avec le roman sadien. La place du spectateur est très importante dans Salò : est-il un témoin impuissant ou un complice consentant ? Francis Vanoye précise qu'il est au moins en tout cas « mis en cause »206, on pourrait dire compromis. On peut se poser le même genre de questions en ce qui concerne un lecteur de Sade, dont la curiosité est attisée par ce type de formule : « En bon metteur en scène qu'il est, après qu'il a planté le décor et présenté les personnages, Sade adresse au futur spectateur cet avis : "C'est maintenant ami lecteur qu'il faut disposer ton cœur et ton esprit au récit le plus impur qui ait jamais été fait depuis que le monde existe" »207. Le lecteur adhère-t-il pour autant à tout ce qu'il lit ? Dans Salò, on est apparemment mêlé au public des victimes, mais on rit aussi parfois avec les 204

D. A. F. marquis de SADE, Les Cent Vingt Journées de Sodome, op. cit., p. 15.

205

Francis VANOYE, L'adaptation littéraire au cinéma, Paris, Armand Collin, 2011, p. 103.

206

Ibid.

207

Idem, p. 172.

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quatre amis, ne serait-ce tout simplement que parce qu'ils font de l'humour, ce qui crée un décalage absurde avec l'horreur de la situation. Parce qu'eux-mêmes prennent du plaisir à torturer, ou alors ils ne se rendent pas compte, un peu comme le spectateur. Cette situation absurde provoque le rire. Il y a aussi la curiosité qui est piquée : on constate une montée en intensité des sévices, une aggravation qui conduit le spectateur à se poser la question des limites : jusqu'où cela va-t-il aller ? L'œuvre nous pousse à prendre conscience de l'étendue de notre propre curiosité, morbide parfois (pulsion scopique ?), de ce plaisir coupable, que ce soit en ce qui concerne le film ou le roman.

De même les images finales (les plus terribles) vues à la jumelle renvoient, par leurs bords arrondis, à l'esthétique fantasmatique tout en impliquant douloureusement le spectateur comme voyeur participant. Une sorte de plongée déconcertante dans l'univers du cinéma muet : le classique cache sphéroïde, l'absence de son, les pas de danse burlesque improvisés par les bourreaux… Parabole ambiguë qui peut renvoyer à une certaine forme d'humour cinématographique comme équivalent des hommages aux formes populaires dont Sade parsème ses romans mais qui, par le réalisme extrême des mutilations effectuées, peuvent également justifier le double reproche fondamental que fit Barthes : « Tout ce qui irréalise le fascisme est mauvais ; et tout ce qui réalise Sade est mauvais. »208

L’adaptation de Pier Paolo Pasolini est très fidèle en ce qui concerne l’histoire, l’esprit du roman, il parvient à recréer l’angoisse, l’effroi que peut provoquer la lecture de l’œuvre.

3) Redéfinir l’adaptation

La diversité de notre corpus nous pousse à tenter de redéfinir ce que c'est que l'adaptation. Francis Vanoye, dans l'introduction de son ouvrage L'adaptation littéraire au cinéma, lie fondamentalement la notion de l'adaptation cinématographique à celle du travail :

le mot travail fait aussi songer au travail du rêve, selon Freud, ou bien celui auquel se livre l’imaginaire du joueur selon Winnicott. Le texte source est alors un tremplin à la rêverie des cinéastes. Ils s’en emparent, le choient, le détruisent, le refont encore et encore (Chabrol, Cocteau, Bertolucci, Duvivier, Pasolini). Enfin le mot travail évoque le travail du bois, celui de toute matière soumise au temps, à l’environnement, à l’action des hommes. Or l’adaptation travaille les formes. Ainsi des formes 208

Jacques ZIMMER, Sade et le cinéma, op. cit., p. 178.

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cinématographiques, travaillées par les formes littéraires dont elles procèdent (exemple : les « tombeaux »). De plus, les adaptations invitent à une relecture des textes qu’on croyait connaître (Maupassant), des écrivains sont à leur tour saisis par la forme cinématographiques qui traversent leur écriture (Tanguy Viel, Blaise Cendrars, Philippe Soupault)209

À première vue, cette définition paraît surtout valable pour un film comme Salò, si l’on considère le rapport au texte établi par Francis Vanoye. J’ajouterais qu’en ce qui concerne ce film de Pasolini, il serait plus approprié de parler de cauchemar que de rêve, même si cela est justement dû au texte source, Les Cent Vingt Journées de Sodome. Comment placer les autres films vis-à-vis de cette définition ? D’abord, si le texte source n’est pas forcément un roman sadien en particulier, l’inspiration vient souvent d’un ou plusieurs textes. Quand on l'interroge sur Sade, Patrick Godeau, le producteur du film, parle de sa rencontre avec Benoît Jacquot : « On s'est retrouvés beaucoup plus tard au Mexique pour un festival de films français où il m'avoua […] qu'il accepterait volontiers de moi une commande ! J'avais justement, quelques années auparavant, lu une biographie de Sade et je m'étais intéressé à deux pages en particulier qui avaient trait à son séjour à Picpus. On savait juste que c'était une sorte de centre de thalassothérapie où, moyennant finances, les nobles obtenaient un certificat médical truqué qui leur permettait d'éviter la guillotine. Je trouvais alors intéressant de jeter Sade, connu pour ses excès, dans le précipice des excès mêmes de la Terreur ! J'ai alors donné le livre à Benoît, qui partagea très vite mon enthousiasme. »210 Cette biographie a donné l’idée d’un projet de film au producteur, puis le réalisateur l’a lue pour se faire une idée, se documenter. Dans une certaine mesure, on peut affirmer que le travail de recherche en amont sur des films comme Sade, Marquis et Quills, la plume et le sang s’est fait à l’aide de textes biographiques. Cela peut être considéré comme un exercice dérivé de celui que l’on déploie dans l’adaptation au sens classique. D’autres part, il y a aussi un film qui cherche à s’affranchir de ce modèle de l’adaptation, c’est Moi qui duperais le bon Dieu de Maria Pinto :

Je crois […] qu’il n’est pas intéressant d’incarner Sade ni d’adapter son œuvre au cinéma, du moins de manière romancée ou littérale. Le film de Benoît Jacquot, par exemple, dans lequel Daniel Auteuil joue le rôle du marquis lors de sa détention à Picpus, contient de nombreuses approximations historiques et sa version d’un Sade pédagogue et sympathique s’éloigne 209

Francis VANOYE, L'adaptation littéraire au cinéma, op. cit., p. 9.

210

Xavier LARDOUX, Le cinéma de Benoît Jacquot, op. cit., p. 121.

86

considérablement de l’écrivain et de ses textes. Je suis plus sensible, comme je l’ai dit, au cinéma de Buñuel, qui n’a pas le projet de représenter Sade, ni sa pensée, mais qui cherche à donner forme à un rêve singulier ; ce qui ne l’empêche pas de suivre à la lettre l’injonction du marquis : « Tout le bonheur de l’homme est dans son imagination ». Je pense que l’approche incidente est plus féconde. Peut-être en va-t-il de Sade comme de certains phénomènes astronomiques, comme les trous noirs par exemple, qu’on ne peut observer directement, mais seulement à travers leurs conséquences.211

En ce qui concerne Sade, matériau cinématographique passionnant et exigeant, Maria Pinto trouve que la démarche de l’adaptation est réductrice. Elle est à la recherche d'une autre approche, qu'elle appelle « incidente », moins directe, « Qui a lieu d'une manière accessoire, qui rompt le cours normal de quelque chose »212, dissidente peut-être, originale en tout cas. La voie d'adaptation qu'elle a choisie n'est ni « romancée » ni « littérale » ; c’est ce qui, à l’inverse, caractérise Sade de Benoît Jacquot selon la réalisatrice. Dans Le cinéma de Benoît Jacquot, cette présentation du film illustre bien selon moi la critique formulée par Maria Pinto : « Ainsi, Sade de Benoît Jacquot est davantage un film politique que littéraire et ressemble alors à la tentative réussie du portrait, non pas d’un écrivain subversif ou obscène, mais d’un homme avant tout épris de liberté ! »213 Ce que l’on comprend, c’est qu’il s’agit en fait d’un portrait partiel, qui fait le choix de faire l’impasse sur tout le pan « subversif ou obscène »214 du personnage. Ainsi, humanise, « normaliser » la figure sadienne s’inscrit dans le même mouvement réducteur que la diabolisation. Avec son travail sur les lettres de Sade à Vincennes, Maria Pinto réinvente l’adaptation littéraire. Si l’on en croit la définition de L’adaptation littéraire au cinéma, « les adaptations invitent à une relecture des textes »215. Or, c’est ce que mettent en pratique les acteurs de Moi qui duperais le bon Dieu, qui apparaît en ce sens comme un métafilm, qui opère un retour sur ce que devrait être l’adaptation. Enfin, le dernier élément important dans l’adaptation, c’est le rêve.

211

Entretien « Sade et les femmes réalisatrices : le regard de Maria Pinto », réalisé par Stéphanie Genand (Université de Rouen, IUF), à Rouen, le 7 mai 2013 [en ligne], p. 183. Consulté le 01/09/2015. Disponible sur : http://www.editions-harmattan.fr/index.asp?navig=catalogue&obj=article&no=27880

212

Définitions : incident, incidente - Dictionnaire de français Larousse. http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/incident/42244?q=incident#42152

213

Xavier LARDOUX, Le cinéma de Benoît Jacquot, op. cit., p. 115.

214

Ibid.

215

Francis VANOYE, L'adaptation littéraire au cinéma, op. cit., p. 9.

87

Les grands films de Buñuel sont pour moi ceux qui révèlent le mieux les effets de la lecture de Sade. […] C’est ainsi que Buñuel décrit sa façon de faire du cinéma, en misant sur la matière de ses rêves et en n’acceptant pour l’écriture du scénario aucune image qui pût donner lieu à une explication rationnelle, psychologique ou culturelle. […] Dans cette perspective, la démarche artistique du cinéaste belge, Olivier Smolders, me paraît passionnante. Je pense plus précisément à une série intitulée Exercices spirituels. Dans l’un de ces courts-métrages, il met en rapport des fragments de dialogues de La Philosophie dans le boudoir avec des extraits des Confessions de Thérèse d’Avila – ce qu’il appelle des « textes limites ». Nous sommes ici très loin de l’adaptation, l’image et le texte entretenant des liens qui a priori nous échappent.216

Ces rapports qui nous échappent a priori, n’est-ce pas ce qui définit l’inconscient, et par là, l’imagination ? Cela me fait penser à une belle scène dans Marquis où Colin affirme pouvoir prendre le contrôle des sens de celui-ci et le rendre fou. Sous l’influence de Colin, ce que Marquis reconnaît d’abord comme étant une araignée se transforme peu à peu : les pattes de l’animal sont en fait des jambes de femme, qui revêtent des bas noirs et se mettent à danser le cancan.217 L’aspect onirique est ce qui fait que des films comme Marquis ou même Moi qui duperais le bon Dieu, même s’ils sont bien différents d’un film comme Salò et du travail d’adaptation réalisé autour, entrent dans une nouvelle vision, une nouvelle définition de l’adaptation, où le rapport au texte est libre et où la rêverie prime.

216

Entretien « Sade et les femmes réalisatrices : le regard de Maria Pinto », réalisé par Stéphanie Genand (Université de Rouen, IUF), à Rouen, le 7 mai 2013 [en ligne], p. 182-184. Consulté le 01/09/2015. Disponible sur : http://www.editions-harmattan.fr/index.asp?navig=catalogue&obj=article&no=27880

217

Annexe n°23 p. 109.

88

Conclusion

Ce que l'on peut retenir avant tout de Sade au cinéma, c'est qu'il s'agit d'un sujet mouvant, qui a donné lieu à une multitude de films différents : du théâtre filmé avec Marat/Sade, au film d'horreur, en passant par le blockbuster hollywoodien… Quills, la plume et le sang, qui compte au casting Michael Caine, Geoffrey Rush, Kate Winslet, Joaquin Phoenix, entre dans la dernière catégorie, ce qui le place d’emblée comme un film radicalement différent de Salò ou Les Cent Vingt Journées de Sodome, film italien du milieu des années 1970 et grand classique du cinéma ; mais aussi de Marquis, film franco-belge de marionnettes un peu expérimental ; d’un film français avec Daniel Auteuil tel que Sade ; ainsi qu’un film qui date de l’an dernier, œuvre hybride entre documentaire et fiction. En dépit de ces différences, ces films ont des problématiques communes comme l’exploitation de la forme théâtrale ou encore le thème de l’enfermement. Il paraît d’abord évident qu’à l’origine de ce choix se trouve la conscience de l'importance du théâtre dans la vie du marquis de Sade. Cet angle permet aussi de réfléchir à ce que le cinéma doit au théâtre, d’explorer les limites de la théâtralité au cinéma. Ces films mettent tous en scène d’une façon ou d’une autre Sade, et peut-être également que les cinéastes dont nous avons parlé voient dans cette forme dramatique le spectaculaire avant tout ; c’est à la fois une représentation qui correspond à Sade, ce personnage si haut en couleurs, mais aussi une volonté de rendre cette figure d’écrivain du XVIIIe siècle la plus vivante et intéressante possible pour le public contemporain. Toute œuvre, qu’elle soit cinématographique, littéraire, s’adresse à son époque ; Sade au cinéma s’impose donc comme un défi. C’est cette conscience qui pousse les films à investir le personnage Sade d’autres enjeux que celui donner une lecture de Sade et de son œuvre. Le rôle de Sade dans le film de Jacquot, c’est l’individu moderne, si libre qu’il est perdu, on l’a pensé « sans dieu ni maître », comme une sorte de père de l’anarchisme ; le marquis de Quills, c’est un poète maudit, un artiste opprimé comme Robert Mapplethorpe et tant d’autres à travers le monde ; Salò, c’est la démonstration pour Pasolini de l’existence du fascisme moderne. Dans son livre Pourquoi le

e

XX

siècle a-t-il pris Sade au sérieux ?, Éric Marty se

demande « comment Sade, romancier excentrique, corrosif philosophe des Lumières, sorte d'anti-Rousseau et auteur prolifique d'ouvrages "à ne lire que d'une main", a fini par devenir, aux yeux de nombreux intellectuels français, une icône de la modernité libertaire. Par quel 89

mécanisme une constellation a-t-elle pu prendre Sade "au sérieux" jusqu'à oublier son humour ? […] C'est qu'elle l'a adapté pour en faire le père spirituel de ses propres obsessions : la mort de l'homme, la critique des normes, la conscience tragique, le refus de penser l'éthique, le freudisme, la radicalité, etc. »218 L’adaptation est-ce pour les réalisateurs, adapter et modeler un sujet pour servir leur propos ? Choisir d'adapter, de commenter un auteur parce que son œuvre semble proche de ses propres préoccupations, qu'elles soient philosophiques ou artistiques, paraît tout à fait logique. Seulement, cela peut mener à une dérive, celle de prendre Sade pour le « père spirituel de ses propres obsessions »219, démarche qui ressemble fort à de l'instrumentalisation. L’adaptation, le travail du texte est manipulation : pour contourner le problème de l’ « irreprésentabilité » de Sade mais aussi pour orienter le regard. Les films qui sont les plus fidèles aux problématiques sadiennes sont celles qui interrogent le rôle du spectateur. Dans les dernières minutes de Salò, au point culminant de l’horreur, survient le procédé visuel des lunettes, à travers lesquelles on observe les pires tortures, comme celle de la langue coupée220. L’ajout de ce cadre dans le plan renvoie le spectateur à la position de voyeur qu’il occupe depuis le début, et lui fait sentir que s’il se pensait profondément révolté par ce qu’il voyait à l’écran, il est toujours en train de regarder. Cette position inconfortable, ambiguë du lecteur ou spectateur est symboliquement renforcée par deux scènes similaires dans Marquis et Quills. Ces films comprennent tous deux des scènes de masturbation derrière la porte, ce qui renvoie à la tradition de ces livres « à ne lire que d’une main »221, et donc au lecteur ; mais surtout, ce que l’on remarque, c’est que ces actions sont réalisées respectivement par Ambert et Bouchon, qui sont des sadiques et des violeurs ; il n’est donc pas agréable pour le spectateur – lecteur de se sentir assimilé à ces figures. Maria Pinto est la cinéaste la plus libre sur cette question, la posture du spectateur est mouvante et non sujette à jugement. Tantôt il se fait lecteur et écoute avec délectation les lettres du marquis, tantôt il se laisse guider par des 218

Nicolas WEILL, « Pourquoi le XXe siècle a-t-il pris Sade au sérieux ?, d'Éric Marty : quand Sade régnait en maître », Le Monde des Livres [en ligne], 28/04/2011. Consulté le 04/09/2015. Disponible sur : http://www.lemonde.fr/livres/article/2011/04/28/pourquoi-le-xxe-siecle-a-t-il-pris-sade-au-serieux-d-ericmarty_1513841_3260.html

219

Ibid.

220

Annexe n°11 p. 102.

221

Nicolas WEILL, « Pourquoi le XXe siècle a-t-il pris Sade au sérieux ?, d'Éric Marty : quand Sade régnait en maître », art. cit.

90

scènes d’improvisation où se mêlent humour, douleur, délire, sensualité… Le film refuse de se limiter à un seul effet de la lecture ; car cette lecture inquiète, interpelle mais elle fait aussi rire parfois, et la description d’un corps peut également mener à une rêverie plus sensuelle. Je ne suis pas d’accord avec Jacques Domenech qui affirme qu’il « était difficile de lire [Sade] »222, car je pense qu’il est toujours difficile de le lire. Dans l’entretien cité précédemment Maria Pinto déclare que si elle admire Jean-Jacques Pauvert et Annie Le Brun c’est que pour elle, ils sont les seuls à avoir vraiment lu Sade. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, ce n’est pas si évident. Pour répondre à la question que je me posais en introduction, si la violence au cinéma ou la culture « SM » se démocratisent, je ne crois pas qu’il en aille du même phénomène pour l’œuvre sadienne. C’est le paradoxe Sade, qu’on définit comme irreprésentable mais dont on ne compte plus les films qui lui sont consacrés ; dont les romans sont disponibles dans toutes les librairies sans limite d’âges, ce qui n’inquiète personne car il est au fond, difficile à lire, voire, pour certains, illisible… La lecture de Sade et sa représentation constituent encore aujourd’hui un enjeu, car loin de l’avoir apprivoisé, il reste encore un mystère pour nous, nous fait faire l’expérience des limites, de la création, de la représentation, de la moralité.

222

Jacques DOMENECH (dir.), Censure, autocensure et art d’écrire, op. cit., p. 354.

91

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96

Annexes

Annexe n°1 : Salò, lecture du règlement et de l’emploi du temps à Marzabotto

Annexe n°2 : Salò, entrée en scène de la première narratrice

97

Annexe n°3 : Marquis, un petit théâtre pour Colin

Annexe n°4 : Quills, la chambre à Charenton

98

Annexe n°5 : Marquis, cellule de Marquis et Colin

Annexe n°6 : Sade, la chambre à Picpus

99

Annexe n°7 : Quills, le confort de la cellule de Charenton

Annexe n°8 : Quills, Mlle Renard, premières images du films

100

Annexe n°9 : Quills, Madeleine est fouettée, Royer-Collard est à l'arrière-plan

101

Annexe n°10 : Quills, on fait couper la langue du marquis

Annexe n°11 : Salò, cercle du sang, un jeune homme se fait couper la langue

102

Annexe n°12 : Quills, la marquis de Sade avec une commande du marquis

Annexe n°13 : Marquis, pièce à conviction numéro un

103

Annexe n°14 : Quills, les exemplaires de Justine cachés sous d'autres livres

Annexe n°15 : Quills, le manuscrit de la pièce « The Crimes of Love »

104

Annexe n°16 : Marquis, les stigmates de l'écrivain

Annexe n°17 : Moi qui duperais le bon Dieu, improvisation

105

Annexe n°18 : Moi qui duperais le bon Dieu, la langue, l’œil

106

Annexe 19 : Moi qui duperais le bon Dieu, exemplaire original d'une lettre

Annexe n°20 : Marquis, Juliette en dominatrice

107

Annexe n°21 : Salò, la bibliographie

Annexe n°22 : Salò, les historiennes

108

Annexe n°23 : Marquis, transformation de l'araignée

109

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